Skip to main content

Full text of "Revue critique de législation et de jurisprudence"

See other formats


This is a reproduction of a library book that was digitized 
by Google as part of an ongoing effort to preserve the 
information in books and make it universally accessible. 


Google books 


https://books.google.com 


Google 


À propos de ce livre 


Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec 
précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en 
ligne. 


Ce livre étant relativement ancien, 1l n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 
“appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 
expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont 
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 
trop souvent difficilement accessibles au public. 


Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 
du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 


Consignes d’utilisation 


Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 


Nous vous demandons également de: 


+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 


+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. S1 vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 


+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 


+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère. 


À propos du service Google Recherche de Livres 


En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frangais, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 


des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http : //books.gqoogle.com 


ri 
w ro OT Pate T 
qu. fe a ; LS prie SPC TT 
2h za ie cad £ Ë e : L - i 
LEO - Ds 24 RENE HAS AS PE Art qu LUE L , € gs te ME EE 
TR ere re PME ee CT 


_ * M = pi e 


; = loire Re Eee er 
LA 


4 fete <a 


bisitéd Google 


| £ an L T'SRE es d | à | | “ ES Se 
; CRITIQUE “""""" 
D x WT y Æ ! | j; DA : 3 
Cu LA Hode . : c ÿ d “4 LEA" | 


LUS LE 


À JURISPRUDENCE | a. 


BE . Cs “TRoPLONS | . 5 L. WOLOWSKI 6 PAUL PONT 
EL - HE ! 3 De d L pa 
FE = æ Lirmnts Cour de cassation, . Membre de l'Institut Docteur en iroit, Conseiller à la Cour impériale 
ON : EN lan, | | AGE de Paris. 
: 7 et ÉTAGE : 
_ 1 2f, Læ AT de 7: pe > - 
- 1 _. v ANCIENS DIRECTEURS DE LA REVUE CRITIQUE ET DE LA REVUE DE LÉGISLATION ; 


_ FAUSTIN HÉLIE te NICIAS GAILLARD | 
«Maire de list, Couseiller à la Cour de cassation. Président de chambre à la Cour de cassation. 
RCE VALROGER & COIN - DELISLE BERTAULD 
ù ir de l'histoire du droit à la Faculté Arocat Professeur à la Faculté de droit de Caen, 
g Et on ® à la Cour impériale de Paris. @ 226. bâtonu. de l'Ordre des atog, à la Cour imp. 
F4 Se  __  AVEG LA COLLABORATION DE MM. 
ia  RÉLANGLE | ® DE ROYER dE | ROULAND 
qe | Ministre de la Justice. | Vice-président du Sénat, Ministre de l'instruction publique 
te: cop CH. GIRAUD 
4 ge # Membre de l'institut et Professeur à la Faculté RIRE 
_ au ataié “ “rot de Caen. de droit de Paris. Professeur de législation pénale comparée 
LU. £ Cr. men. MOLINIER à la Faculté de droit de Paris. 
_ Ame vue à là Cour de cassation | Professeur à la Faculté de droit de Toulouse, | 
Ds, et du een de l'intérieur E. LABOULAYE 


G. DUFOUR Membre de l'Institut, Professenr au collége 


LR Président de l'Ordre des avocats de France. 
11 fire oi ré ere de l'Institut. ot Conseil d'Btat et à la Cour de cassation, Docteur en droit ? 
Fi LASES POUR LA PARTIE ÉTRANGÈRE 


. Es PCR ne M. BERGSON 


Tout ce LA concerne la Révacrion doit être osé FRANCO à M. Pau Ponr, 
sn D PAST aux bureaux de la Revue. 


LE TRNÉSTES TOME XXI. — 1° LIVRAISON. 
LS a ù sera rendu compte de tont ouvrage dont deux Se auront êté déposés à l'Administration, 


de. BUREAUX À PARIS 
Th |COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D'ÉTAT, 


6, rue Saint-Hyacinthe (au coin de la rüe Soufllot ). 


: 


Ps A as 7 ( iT 
Digiized by CT Ty Se 


$ n | [* | y: 


SOMMAIRE DE LA LIVRAISON DE JUILLET 1862. 


Pages. 
EXAMEN DOCTRINAL de la jurisprudence civile et criminelle dans ses rapports 
avec la liberté de la vie privée; par M. BERTAULD. . . . . . . . .. . . . . 1 
DE LA SÉPARATION DES PATRIMOINES ; par M. DOLLINGER. , . , .. . .. . .. 10 
LE SoncE pu VERGIER. Recherches sur l’auteur de cet ouvrage célèbre; par 
M. L. MARCEL. ... esse ss osseuse s.. 34 
DES CONCILES D'ORLÉANS ; par M. E. BIMBENET. .. .. . ........... 63 
Discours sur l’enseignement du droit; par M. BATBIE. . . . . . . . . . . . . 80 
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE Chez les Romains, réponse à M. Jorpao par 
M. Ad. BREULIER. . . . .. ds SNS à Sd D LS ee .. 85 
BIBLIOGRAPHIE. — Examen du régime de la propriété mobilière en France, 
par M. Rivière; compte rendu par M. LÉVÊQUE. . . . . . . ....,., .. 92 


TOUS LES OUVRAGES ANHONCÉS SE TROUVENT CHEZ M. COTILLON, ÉDITEUR 


N° 6, rue Saint-Hyacinthe-Saint-Miehel, au coin de la rue Souffot, n° 23. 


DU MANDAT DE LA COMMISSION 


ET Ù 


DE LA GESTION D'AFFAIRES 


(Commentaire du titre XIIL du livre III du Code Napoléon, des articles 1372 
à 1376, et 1783 à 1786 du même Code, du titre VI du Code de commerce, et 
des articles 111, 115 et 332 du même Code, contenant la théorie et la juris- 


_ prudence); 


PAR M. DOMENGET, 


docteur en droit, juge au tribunal de première instance de Bergerac, 
‘ auteur du Traité élémentaire des actions en droit romain, 
Pun des auteurs du Répertoire du Journal du Palais, 
ancien collaborateur du Répertoire de jurisprudence générale, etc., etc. 


1862, 2 vol. in-8°. — Prix : 12 fr. 


S. M. l'Empereur vient de faire prendre une souscription à l'ouvrage de 
M. DoxenGer, pour toutes ses bibliothèques. | 


- REVUE CRITIQUE 


LÉGISLATION 


JURISPRUDENCE. 


PARIS. — IMPRIME PAR E. THUNOT ET C°, RUE, RACINE, 26. 


REVUE CRITIQUE 


LÉGISLATION 


ET DE 
PAR MM. 
TROPLONG ® L. WOLOWSK! Ô PAUL PONT 
Promier président de Is Cour de cassation, | Hombre de l'institut [es en droit, Conseiller à La Cour impériale 
Hombre de l'institut. o de Paris. 
ANCIENS DIRECTEURS DE LA REVUE CRITIQUE ET DE LA REVUE DE LÉGISLATION ; 
FAUSTIN HÉLIE î NICIAS GAILLARD 
Membre de l'institat, Conseiller à la Cour de cassation. to Président de chambre à la Cour de cassation. 
DE VALROGER COIN - DELISLE ô BERTAULD 
Professeur de l'histoire du droit à La Faculté Avocat Professeur à la Faculté de droit de Caen. 
de Paris. d à la Cour impériale de Paris. @ 226. bâtonn. de l'Ordre des avec, à la Cour imp. 


AVEC LA COLLABORATION DE MM. 


BELANGLE 9 DE ROYER ROULAND 
Hinistro de la Justice. Vice-président du Sénat. Ministre de l'Instraction publique 
DBEMOLOMBE CH. GIRAUD 
Doyen Hombre de l'Institut et Professeur à La Faculté "Pre 
de La Faculté de droit de Con. de droit de Paris. . Professor de législation pénale comparée 


FL. MINMERRL MOLINIER à la Faculté de droit de Paris. 
Atecat au Censeil d’État, à la Cour de cassation | Professeur à la Faculté de droit de Toulouse. 


ot du Ministère de l'intérieur. KE. LABOULAYE 


G. DUFOUR Hembre de l'Institut, Professeur ae collége 
KŒNIGSWARTER Président de l'érêre des avocats de France. 
Hombre correspeudant do l'institet. au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. @ Doctear on droit 


POUR LA PARTIE ÉTRANGÈRE 


M. BERGSON 
Docteur on droit, Correspondant do l’Académie de législation de Toulouse, ancien Co-Directeur de la Revue de droit français ot étranger. 


TOME XXI. — 12" ANNÉE. 


PARIS. 
COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D'ÉTAT, 


6, rue Saint-Hyacinthe (au coin de ia rue Soufflot). 
1862 


| REVUE CRITIQUE, 
DE LÉGISLATION 


ET DE JURISPRUDENCE. 


EXAMEN DOCTRINAL 


De la Jurisprudence civile et criminelle 
dans ses rapports avec la liberté de la vie privée. 


PROCÈS EN INDEMNITÉ POUR CAUSE DE SÉDUCTION. 
DEMANDES EN PENSION ALIMENTAIRE PAR LES FILLES - MÈRES. 
COMPLICITÉ D'EXCITATION À LA DÉBAUCHE. 


Par M. A. BERTAULD, 
avocat à la Cour impériale et professeur à la Faculté de droit de Caen. 


SOMMAIRE. 


1. De la tendance à convertir certaines obligations naturelles en obligations 
civiles. 

2. Grande réserve de nos lois pour tout ce qui touche à la vie privée. 

3. Inconvénients de la jurisprudence qui tend à convertir les obligations 
naturelles en obligations civiles. 

. Caractère général de quelques solutions. 

. Opinion des rédacteurs du Code. 

. Raisons de principe. 

. Portée des articles 334 et 335 du Code pénal. 

. De la complicité du proxénétisme. 


© 1 oO Or à 


1. Dans la vie privée, la liberté individuelle a plus de droits 
que l’autorité ; dans la vie publique, l’autorité doit avoir la pré- 
pondérance. 

La jurisprudence de nos tribunaux tient sans doute grand 
compte de cette idée. Mais y a-t-elle toujours été assez fidèle ? 
N’offre-t-elle pas quelques traces, quelques témoignages d’une 
dangereuse tendance à envahir un domaine qui n’est pas celui 
de la loi, pour faire elle-même des lois sur des intérêts 
étrangers à la souveraineté sociale? Ne soulève-t-elle pas trop 
facilement le voile qui protége le foyer domestique? Par un 

XXI. 1 


9 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


excès de sollicitude pour des sityations que la société réprouve, 
ne se livre-t-elle: jamais avec trop de complaisance à des 
recherches qui sqnt, pour la conscience publique, une grave 
cause d'inquiétude et de trouble? N’est-il pas à craindre que, 
_sous l’empire d’inspirations très-pures, le pouvoir judiciaire, 
dans l’ardeur de son dévouement à la loi morale, ne devienne 
un dangereux ami et ne compromette la cause qu’il veut servir? 

Gardienne de la loi sociale, qui doit laisser une grande partie 
de la loi morale à la discrétion du libre arbitre, la magistrature 
ne veut assurément pas s’arroger des droits quin’appartiendraient 
pas au législateur lui-même; mais elle se fait peut-être quelques 
illusions sur l’étendue de sa compétence et le vrai caractère 
de sa mission, Prolondément affligée et alarmée de certains 
maux, He croit avoir à sa disposition des remèdes, et elle est 
tentée de les appliquer dans des cas où l’abstention conviendrait 
mieux à ses attributions et serait d’ailleurs plus salutaire. Il y 
a des plaies, des infirmités qu’on ne guérit pas, qu’on aggrave 
plutôt en les montrant. Pourquoi, par exemple, autoriser la 
révélation de désordres, d’immoralités que la pénalité sociale 
n’atteiat pas et qui relèvent d’une autre justiee? Pourquoi vou- 
loir attacher des conséquences juridiques à des faits, à des re- 
lations illicites? La société ne les réprime pas sans doute, mais. 
ils n’ont droit à aucune des garanties de la loi, parce que, si la 
loi est impuissante pour les prévenir et les châtier,. elle est as- 
treinte au moins à ne pas venir à leur secours, et que c’est, en 
réalité, leur accorder une sorte de sanction que de les régle- 
menter. 

2. Nos Codes témoignent d’un grand respect pour la pudeur 
publique et pour l’inviolabilité des secrets de la vie privée. 
À quelles conditions difficiles ne subordonnent-ils pas le désa- 
veu du mari qui repousse de son foyer des enfants que l’in- 
conduite de sa femme y a introduits! Il s’agit pourtant d’em- 
pêcher une odieuse usurpation, et c'est ce droit sacré de la 
famille qui est en cause! Pourquoi la femme ne peüt-elle se 
plaindre de l’adultère que dans le cas où le mari a souillé la 
maison conjugale en y entretenant sa concubine? Pourquoi le 
mari ne peut-il atteindre le complice de l’adulière dont il est 
victime qu’autant qu’il le saisit en flagrant délit ou FARpOrte la 
preuve écrite de sa culpabilité? 

La tolérance de nos lois n’est pas de | ‘indifférence. Elles to- 


EXAMEN DOCFRINAL. | | 3 


lèrent ou platôt elles refusent de voir des maux particuliers 
dont la constatation produirait un mal général. 

Pourquoi la recherche de la paternité est-elle interdite? 
L'enfant, irresponsable de la faute à laquelle il doit le jour, est 
digne de sympathie. Oni; mais il n’a pas un droit opposable à 
la soeiïété, parce qu’il est né au mépris de ses prescriptions, 
malgré elles. Si la société intervenait, elle ferait un acte offensif 
‘ pour le vrai droit, le droit de la famille; elle s’abstient, et 
autorise seulement la reconnaissance volontaire. Si elle permet 
la recherche de la maternité, c’est qu’elle est intéressée à no 
pas laisser Penfant absolument dénué d’appui; et encore, celte 
recherche, elle l’assujettit à des conditions rigoureuses. P’ail- 
leurs le mère est presque toujours connue, et le caractère officiel 
dels constatation n’ajoute d'ordinaire que peu de chose au scan- 
dale. La recherche de Ja paternité offrirait plus d’incertitudes 
et de périls. Enfia la eontinence, qui est un devoir pour tous 
Jes sexes, a plus d'importance sociale pour la femme que pour 
l’homme. 

Pourquoi nos Codes ne prohibent-ïls plus les Hbéralïités entre 
concebins ? L'anpulation de ces libéralités appelleraïit des in- 
vestigations dangereuses. En sanvegardant Ice patrimoine des 
familles, elle exposerait et sacrifierait leur honneur ; elle irmtro- 
duirait la justice soeiale sous le toit domestique et autoriserait 
des imguisitions antipathiques à la liberté dé la vie privée. Si 
l’homme, par certains eôtés, appartient à la société, est-ce qu’il 
ne s’appartient pas aussi à lui-même? Le pouvoir social sur- 
veille ke vie extérieure, il r’épie point l'intimité. | 

Pourquoi excitation à la débauche n’est-elle pas an délit, 
lorsque l’agent n’a obéi qu’à l'intérêt de ses passions person- 
nelles? Pourquoi eette immunité an profit de la débauche? 
Poerquoi cette lâche complaisance, nous dirions presque cette 
hontense complicité? Parce que la société n’est pas astreinte à 
refréner tous les mauvais instincts; parce qu’elle n’a pas, dans 
un sens abolu, charge d’êmes: parce qu’elle n'a pas qualité 
pour imposer Pobservation de Pa partie de la loi morale sans 
laquelle elle peut vivre et se développer ; parce qu’elle ne doit 
pas garrotter la liberté individuelle, sous prétexte de la mieux 
assurer en l’#pemolant. 

3. Cependant, dans la conviction dé “ils sont appelés à venir 
au secours de la loi morale, quelques tribunaux, dans ces der- 


4 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


niers temps, se sont montrés fort enclins à imposer l’accom- 
plissement de prétendues obligations naturelles que la société 
a jugé convenable de ne pas convertir en obligations civiles et 
dont son intérêt est d'empêcher la constatation. Or le législa-. 
teur, non le pouvoir judiciaire, détermine, en dernier ressort, 
la partie de la loi morale qui doit revêtir le caractère de loi 
sociale, et la partie de la loi morale que la loi sociale ne s’appro- 
prie pas n’a d’autre sanction que la conscience individuelle. 
L’obligé, et seulement l’obligé, a qualité pour reconnaître soit 
l'étendue, soit même l'existence de l’obligation naturelle. La 
société s’accuse, quand, de vive force, elle substitue, par l’or- 
gane du pouvoir judiciaire, son appréciation à l’appréciation 
de la conscience individuelle : car la conscience sociale, si elle 
est éclairée, doit se traduire dans la loi, et non dans des déci- 
sions qui ne sont légitimes qu’à la condition qu’elles appliquent, 
mais ne-corrigent pas les dispositions législatives. 

Le pouvoir judiciaire, si dignes que soient les mains dans 
lesquelies il est en dépôt, est bien trop réparti et présente trop 
peu de garanties d’unité pour qu’on l’investisse du droit de 
faire des lois supplémentaires. A quelle incohérence, à quelle 
confusion, à quel chaos n’aboutiraient pas des inspirations sans 
règle, fatalement contradictoires et pas toujours suffisamment 
élevées! La liberté civile est sans cesse menacée, quand le . 
magistrat veut frapper un fait que le silence de la loi absout, 
puisque la lot-jugement est nécessairement rétroactive. 

4. Je ne ‘puis ni ne veux citer tous les exemples de la ten- 
_ dance que je signale avec d’autant plus de liberté que les esprits . 
qui la subissent n’ont pas conscience de l’empiétement qu’ils 
favorisent et des dangers qui peuvent en résulter. Des hommes 
de bien ont pour eux leur bonne intention, ils croient défendre 
la société, et, à mon sens, ils compromettent quelques-uns de 
ses plus chers intérêts. Je dois toutefois emprunter quelques 
témoignages à la jurisprudence. 

Des femmes qui n’ont pas seulement perdu leur innocence, 
mais leur pudeur, réclament des dommages-intérêts contre ceux 
qu’elles appellent leurs séducteurs. Tantôt elles parlent de pro- 
messes de mariage, tantôt, et pour cause, puisqu'elles imputent 
leur chute à des hommes mariés, elles ne parlent que de piéges 
dans lesquels leur faiblesse aurait succombé. Elies se disent 
victimes de séductions, tandis qu’alles ne sont victimes que de 


EXAMEN DOCTRINAL. 3 


leurs mauvais instincts et de leurs convoitises. Elles se pré- 
valent de la perte d’une vertu dont l’existence, même dans le 
passé, est fort incertaine, et elles espèrent faire oublier leur 
corruption présente, qui n’a rien de problématique. Elles 
comptent leurs grossesses, leurs enfants, et pour elles l’adul- 
térinité des relations n’est qu’une raison de plus de leur ac- 
corder, avec des sympathies auxquelles elles ne tiennent guère, 
de l’argent auquel elles tiennent beaucoup. Elles veulent faire 
nourrir, pensionner, doter leur postérité par des ‘hommes 
qu’elles n’appellent pas pêres, mais auteurs de dommages. Dans 
us.langage de convention qui ne trompe personne, ces femmes 
rejettent sur les hommes qu’elles choisissent la responsabilité 
et les charges de leur maternité ; elles ne recherchent pas, 
disent-elles, la paternité; elles en déduisent les conséquences 
en sous-entendant la cause. 

À ceux qui ont hérité des idées de Montesquieu, de Beccaria, 
de Filangieri, de Servan, à ceux dont les pères ont fait écrire 
ces idées dans nos lois, il est difficile de faire admettre que les 
procès de séduction peuvent revivre, lorsqu'il n’y a ni enlève- 
ment, ni détournement, ni déplacement de mineure au-dessous 
de seize ans, lorsqu'il n’y a d’ailleurs ni violence ni fraude 
caractérisée. 

Cependant la jurisprudence, qui a d’abord, avec beaucoup 
de réserve et timidement, ouvert la porte aux actions pour 
préjudice matériel et moral résultant de la violation d’une pro- 
messe de mariage, quand cette promesse ne pouvait être con- 
testée 1, sert aujourd’hui de point de départ à une théorie 
aussi contraire aux intérêts de la société qu'aux textes de nos 
lois : les filles-mères abordent sans voile la justice. 

Il n'entre pas dans ma pensée de citer des espèces particu- 
lières. J'essaye de juger une doctrine, et non des applications 
que des circonstances de fait ont plus ou moins encouragées *. 


1 Voir : arrêt de Bordeaux, du 23 novembre 1852 ; arrêt d'Aix, du 14 juillet 
1853; arrêt de Douai, du 3 décembre 1853 (Journal du Palais, 1854, t. II, 
p- 368). 

3? Voir pourtant un arrêt de la Cour de Paris, du 24 novembre 1860, avec 
les très-remarquables conclusions qui l’ont précédé (Devill. et Car:, 1861, 
2,7). Le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la chambre civile le 
21 mai 1862. On pourrait rapprocher de ces deux décisions un arrêt de Ja 
Cour de Caen, du 10 juin 1862. 


6 REVUE D& LA JURISPRUDENCE. 


Sans doute, la Cour de cassation a jusqu'ici donné de nombreux 
témoignages de sa résistance à l’idée que nous ne voudrions 
pas voir s’accréditer *. 

b, « La manifestation d’un désordre caché n’èst jamais, pour 
« J’intérêt social, compensée par la réparation d’ua dommage 
« individuel, » disait avec une grande profondeur” le tribun 
Duveyrier devant le Corps législatif, sur le titre de la Paternité 

et de la filiation, 

= L'orateur du gouvernement, M. Bigot-Préameneu, n’élait pas 
moins explicite : « Depuis longtemps, dans l’ancien régime, un 
« cri général s’était élevé contre les recherches de la paternité. 
« Elles exposaient les tribunaux aux débats les plus scanda- 
« Jeux, aux jugements les plus arbitraires, à la jurisprudence 
«“ Ja plus variable, L'homme dont la conduite était la plus pure, 
« celui même dont les cheveux avaient blanchi dans l’exercice 
« de toutes les vertus, n’était point à l’abri de l’atiaque d’une 
« femme impudente ou d’enfants qui lui étaient étrangers. Ge 
« genre de calomnie laissait toujours des traces affligeantes, 
« En un mot, les recherches de la paternité étaient regardées 
« comme le fléau de la société. » 

Devant le tribunat, le tribun Leharry, en signalant la naiss 
sance d’un enfant, fruit de l’inceste ou de l’adultère, comme 
une vraie calamité pour les mœurs, déclarait que, bien loin 
de conserver la trace d’une pareille origine, il était à désirer 
qu’on pût en éteindre jusqu’au souvenir. 

Sur l’impossibilité de distinguer la séduction de l’abaudon 
volontaire, les rédacteurs de nos Codes n’ont pas été moins 
précis : « Gomment, » a-t-on dit avec Une originalité qui n’est 
peut-être pas exempte d’afféterie, « reconaitre l’agresseur 
« daus un combat où le vainqueur et le vaincu sont moins en- 
« nemis que complices? » | 

La tradition de ces idées, grâce à Dieu, n’est pas interrompue. 
M. Troplong écrivait récemment encore qu'il y a des cas où la 
réparation du mal est plus dangereuse que le mal lui-même. 
« La vie privée ne doit pas être livrée à une intolérable inqui« 
« sition. » « Le scandale des poursuites bouleverserait les 

1 Voir notamment un arrét de la chambre des requêtes, du 2 février 1853, 
Labau et Rougé c. Massia (Dalloz, 1853, 1, 57), et un arrêt dé rejet, du 


1 janvier 1862, Sehauer c, Fortman (Dalloz, 1862, 1, 188). Voir aussl uñ 
arrêt de Besançon, du 19 mars 1862 (Dalloz, 1862, 2, b8). 


Le 


ŒXAMEN DOCTRINAL. 7 


« familles, » ont dit aussi des jurisconsultés philosophes. 

6. Je m’alarme d’une tendance qui introduirait lé juge dans 
une sphère où le législateur Mi-même n’aaraît p#s le droit de 
pénétrer. Je me préoccupe surtout d’une tentative d’usurpätion 
sur la liberté individuelk. 

L’individu à une part de souveraineté sut luismêmé. Tant pis 
pour lui s’il en abusei tent pis aussi pour lès persontiés qui, 
dans les limites de la souveraineté qu’elles ont sur elles, s’as- 
socient à des abus dont elles se prétendent ensuite victimes. 
La société doit se tenir à l’écart, v’il #’y à pès d’atteitite à 1h 
pudeur publiques elle doit surtout 86 garder d'encourager de 
périlleuses révélations, Elle ferme l'oreille au récit de faits qui 
ont dû 56 dérober à ses yeux. La liberté des aëcusations hon- 
teuses n’impliquerait-elle pas la libetté de la défense? La honte 
que l’on répudierait pour soi, n’essayeruait-on pas fatèlement de 
la reporter ailleurs ? Et, pour se soustraire à une svuilluré; ne 
s’épuiserait-oh pas en efforts pour l’imptirter à des personnes 
étrangères, qu’on soutiendrait coupables de torts dont bn face 
cepterait pas le fardeau? 

Dans l'intérêt de qui la société, vablieusé de sés droits. ét 
de ses devoirs, ouvrirait-elle nne arèné au scandale? Dans 
l'intérêt de femmes qui souvent ne savent plus rougir, puisz 
qu’elles affrontént la publicité, de femmes qui 6nit peut-êlre 
dès ie principe spéculé sur leur chute. Ellés s6 plaighent d’un 
abändon qu’elles ont dû prévoir} elles voudraient la continua 
tion d’un mode d'existence qui leur a proturé des ressources ct 
des jouissances dont la précarité diminue la teñitation. La société 
doit-elle intervenir pour garantir, par la sanction de dommages 
intérêts, l’indissolubilité du concubinage? 

7, Chacun doit être libre de faire le mal qui n6 füit qu’à 
lui-même. Mais ce mal, que l’agent auräit là liberté de faire s’il 
obéissait à son iéspiration personnelle, peut-il revêtir le carüc- 
tèré d’une violation d’un devoir Büéial dé la pañt d'un äutre 
agent qui l’a conseillé? 

John Stuart Mill a examiné, äYee beaucoup de Bôin et de Sa- 
gacité, la question, Il réconnaît bieit qué le fait de conseiller 
un certain acte n’est pas, à strictement patler, un fait dé coti: 
duite personnelle; c’est une action qui touche à auttui et qué, 
partant, la société semble avoir qualité pout contrôler. Si l’on 
doit permettre aux géns, pour ce qui ne concerhé qu'eux: 


8 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


mêmes, de faire, à leurs risques et périls, ce qui leur convient, 
comment leur refuser la liberté de se consulter, d'échanger 
leurs opinions, d’user de réciproques suggestions, sur des in- 
térêts qu’ils jugent communs et qui, dans tous les cas, ne sont 
pas les intérêts d’autrui? On doit, dit John Stuart Mill, pouvoir 
conseiller tout ce que la société laisse faire. Il apporte une 
restriction, cependant, pour le cas où l’instigateur tire parti de 
son conseil. 

Ces idées paraissent avoir été celles de notre Code pénal. 
Les articles 334 et 335 punissent l’industrie qui corrompt la 
jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de vingt et un ans. 
L'industrie, ce n’est pas le vice ou la passion qui profite de la 
corruption de mineurs de vingt et un ans. Le vice ou la passion 
tombe sous la réprobation de la loi morale; mais la passion, 
mais le vice même, qui corrompent ou font corrompre, n’en- 
courent pas la pénalité sociale, Ce que la pénalité menace et 
veut atteindre, c’est la spéculation, c’est le trafic, qui offre et 
livre, qui met dans le commerce ce qui ne saurait y entrer 
qu’au mépris de toutes les lois naturelles, nous ne disons pas 
de toutes les lois divines, parce que les lois divines n’ont 
pas de sanction en ce monde. Ce que la pénalité menace et veut 
atteindre, c’est l’habitude, moyennant argent, de la complicité 
allant au-devant des vices et des passions d’autrui; c’est la 
vente et le louage de l’innocence, sinon vraie, au moins pré- 
sumée. Ce que la pénalité menace et veut atteindre, c’est 
l'effort continu, incessant, et à titre de méfier, pour préparer 
et façonner à la débauche de jeunes agents, qui, sans ces in- 
fluences perverses, seraient peut-être restés purs. Ce que la 
loi frappe, c’est l'intermédiaire qui, sans autre passion que celle 
du lucre, recrute par tous moyens, à l’aide de tous les artifices 
et de tous les piéges, une proie sans défense, tout à fait dés- 
armée, et que la passion et le vice n’ont même pas la peine 
de conquérir. Ce qu’elle frappe, en un mot, c’est la complicité 
disponible, c’est la complicité habituelle, dans laquelle elle 
trouve les caractères d’une infraction spéciale et sui generis. 
La loi ne voit pas ou ne veut pas voir l’agent qui achète ou 
qui loue, même d’un entremetteur, un instrument de plaisir. 
Que l’opinion le condamne! que la morale lui réserve des 
expiations! La loi pénale n’empièle pas sur ce qui n’est pas 
de son domaine; elle laisse faire ce qu’elle n'aurait pas le 


EXAMEN DOCTRINAL. 9 


moyen d'empêcher sans compromettre les intérêts sociaux et 
Ja moralité publique, qu’il ne faut pas sacrifier à des intérêts 
prétendus de moralité privée, insusceptibles de toute garantie 
efficace. 

8. Sous l’empire d’une exagération de sentiments honnêtes, 
quelques arrêts nous semblent s'être imprudemment écartés des 
sages principes dont nos lois sont l’expression. Tout en tenant 
pour légalement innocent, pour légalement irréprochable, le 
corrupteur qui n’a agi que dans l’intérêt de son plaisir, parce 
qu’il a l’immunité de sa passion ou de son vice, on a essayé 
de le punir comme complice du proxénèle auquel il s’est 
adressé. Mais si la corruption directe au profit individuel du 
corrupteur est et doit rester impunie, comment la participation 
à des actes de corruption qui sont l'œuvre d’étrangers n’échap- 
perait-elle pas à toute peine, quand elle a la même excuse, 
l'intérêt d’une satisfaction personnelle? Si l’on dérobe à tout 
châtiment l’auteur de la corruption, comment en punir le fau- 
teur, le provocateur, l’auxiliaire, lorsque, dans l’un ou l’autre 
cas il n’a agi ou fait agir que pour son propre compte ? 

Je le reconnais bien, la corruption indirecte, médiate, peut 
offrir et offre presque toujours des caractères qui inspirent 
encore plus d’aversion et de dégoût que la corruption directe et 
sans auxiliaire. Mais la loi n’obéit pas à des impressions; elle 
ne sévit point contre tout ce qui l’indigne; elle laisse et 
doit laisser beaucoup à faire à la police morale, à la justice de 
l'opinion, aux sévérités de la conscience publique; elle ap- 
plaudit souvent à des châtiments qui ne viennent pas d’elle et 
qu'elle se juge incompétente pour infliger.. Ce n’est pas une 
raison pour voir sans alarme ses ministres, soùs l’empire de 
sentiments excessifs, substituer, à titre d'équité ou d’honnêteté, 
leurs jugements à ses jugements. A. BERTAULD. 


1 Voir les arrêts de la Cour de cassation, du 5 août 1841 et du 29 avril 
1842, et les judicieux tempéraments de M. Faustin Hélie, Revue critique, 
t. XVII, p. 296. 


10 DROIT CIVIL. 


DÉ LA SÉPARATION DES PATRIMOIRES, 


Par M. DoLuinGer, juge suppléant au tribunal de première instance 
de Muihoute. 


(Sutte !.) 


CHAPITRE II. 
Des causés qui etipéchent l’exertice de la séparation, 


72. Les causes qui font obstacle à la séparation peuvent être 
résumées dans les quatre suivantes : 

1° La renonciation expresse ou lacite de a part du créan- 
cier ; 

9° La confusion ou l'impossibilité matérielle de distinguer 
les biens de la succession de ceux de l'héritier ; 

3° L’aliénation faite par l'héritier des biens du défunt; 
enfin, 

4 La prescription du droit. 

Leur explication fera l’objet des numéros suivants, 


S 1. — De id renontiation el de là novattôn. 


73. Îlest hors de doute que la renonciation expresse que fe- 
rait un créancier du droit de se prévaloir de la séparation des 
patrimoines, le lierait parfaitement au regard des créanciers 
de l'héritier : on rentre ici dans les règles générales en matière 
de renonciation. il faut donc dire qu’elle ne serait irrévocable 
que si elle avait été acceptée par les créanciers intéressés, ét 
seulement après l'ouverture de la succession *. 

74, Mais en outre le créancier peut renoncer virtuellement à 
l’exercice de la séparation au moyen de certains actes qui fe- 
ront présumer son intention de se contenter de la personne de 
l'héritier comme débiteur. Voici comment s'exprime l’arti- 
cle 879 à cet égard : 

« Ce droit ne peut cependant plus être exercé, lorsqu'il y a 
« novation dans Ja créance contre le défunt, par l’acceptation de 
«a l’héritier pour débiteur. » 


1 V.t. XII, p. 140, et le tome XX, p. 31 et 499. 
2 C. N., art. 191 et 1130. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES, 11 


Cet article est le plus difficile dé toute la matière, et celui pour 
lequel il est peut-être chimérique d’espérer qu’on s’entende à 
jamais d’une façon bien satisfaisante. Tâchons au moins de 
bien préciser d’abord la nature des difficultés qu'il soulève. 

On est assez généralement d’accord que la novation dont il 
eat ici question n’est pas ce mode ordinaire d’extinction des 
obligations dont parlent les articles 1971 et suivants; car le lé- 
gislateur a lui-même caractérisé, par les expressions finales de 
notre article, le genre de novation auquel il accorde cet effet 
de déchéance. La véritable novation emporterait évidemment 
aussi cette déchéante, parcé qu’elle constituerait un abandon 
des titres conférés par le défunt‘; maïs l’article ne dit pas cela : 
car, ainsi que l’observe très-judicièusement M. Duranton ?, « si 
« l’on entend exiget une novation proprement dite, il suffisait 
« de dire que le droit de séparation serait éteint par la nova- 
« fon de la créance, bu par la novation opérée avec le débiteur, 
« et il ne fallait pas dire lorequ’il y a novation dans lu créante 
« du défunt par l’accepiation de l'héritier pour débiteur, te qui 
« certes n'est pas la même chose. » Une nouvelle preuve que 
l’article ne fait nullement allusion à la novation ordinaire, c’est 
que celle-ci ne présente ni substitution d’une dette nouvelle à 
une dette ancienne, ni substitution de créancier, ni même chan- 
gement de débiteur ; tout au plus pourrait-on dire dans ce sens, 
avec M. Marcadé ?, que ai le créancier, qui peut reBler cféan- 
cier du défunt et créancier de la succession, consent à devenir 
celui de l’héritier, en l’acceptant comme propriétaire unique 
des deux patrimoines confondus, il y a là une véritable nova- 
tion par chaagerment de débiteur, Mais cette idée est trop sub- 
tile pour être juste, et nous trouverons dans l’histoire elle-même 
des éléments suffisants pour expliquer cette énigme législative. 


1 Remarquons ici cette particularité, que si le eréancier, en reconnaissant 
l'héritier pour débiteur, sans avoir fait novation dans le sens de l’article 1275 
du Code Napoléon, perd son droit à la séparatioti, le légataire par contre, 
qui agit de même, ne perd pas son droit à l’hypothèque légale de l’ar- 
ticle 1017, et ne le perdrait que par suite d’un acte constituant la véritable 
novation, aux termes de l'articie 1278, et faute d’avoir fait réserve expresse 
de cette hypothèque. Le légataire est donc mieux traité que le créancier ; et 
c’est là une différence de plus à ajouter à celles que nous signalions au 
chap. 19 (n° 68 bis) entre ces deux ayants droit, 

2 Op. ctt., VIL, 497, 

$ Expl. du C. Nap., sur les articles 818 à 880, h° HI, note. 


49 DROIT CIVIL. 


75. On se rappelle que le $ 10 de la loi 1 D, De separat. qui 
traite précisément de la matière dont nous nous occupons ici, 
renferme un vice de rédaction qui tient aux anciennes idées 
abandonnées depuis la constitution de Justinien (n° 24). D’a- 
près le dernier état de la législation romaine, la novation n’était 
donc pas nécessaire pour constituer une acceptation de la per- 
sonne de l'héritier, et n’était plus liée à la mens eligendi, dans 
le mécanisme des actes constitutifs d'obligations. Ces distinc- 
tions n’avaient point échappé aux anciens jurisconsultes fran- 
çais : ni Doneau ‘ ni Domat * ne les avaient méconnues ; et quand 
Lebrun * disait que « la séparation doit être demandée rebus 
« integris, tellement que si dans le dessein de faire une nova- 
« tion, les créanciers du défunt avaient stipulé leur dû de son 
« héritier, ils ne seraient plus recevables à demander la sépa- 
« ration..…, » il était encore resté fidèle aux anciennes traditions. 
Mais nous ne pourrions en dire autant de Pothier. Déjà égaré 
dans la fameuse controverse de Paul et de Papinien, il n’est pas 
. plus heureux dans la paraphrase qu’il présente de la loi 1 $ 10, 
en ces termes : 

« Cette séparation ne peut être demandée par les créanciers 
« du défunt, lorsqu'ils ont fait novation de la créance qu'ils 
« avaient contre le défunt, en une créance contre son héritier, 
« en le prenant pour leur propre débiteur à la place du défunts 
_ «car par là ils cessent d’être créanciers du défunt, et devien- 
« nent plutôt créanciers de l’héritier *.» 

Il n’a donc pas saisi cette distinction si rationnelle entre 
l’animus novandi et la mens eligendi ; et n’osant rejeter ni l’un 
ni l’autre, il les cumule et appelle la mens eligendi une nova- 
tion, sans doute parce qu’il espère ainsi, sous le voile de cette 


1 Comm. de jure civ., liv. XXII, ch, 16, n° 10. 

% Lois civiles, sect. II, n° 22. 

3 Op. cit., n° 25. 

+ Des successions, ch. V, art. 1v. 

11 est aisé de voir combien ce passage, identique en apparence avec celui 
de Lebrun, en est pourtant dissemblable, si l’on veut rechercher le fond de 
la pensée. Lebrun parlait d’une véritable novation de celle qui se produit, 
lorsque, dans l'intention de nover, on stipule de l’héritier la créance qu’on 
avait contre le défunt. Pothier, lui, dit toute autre chose : car il qualifie 
novation l’acceptation pure et simple de l’héritier comme débiteur à la place 
du défunt, sans s'inquiéter s’il y a eu, dans cet acte, intention de nover ou 
non de la part des contractants. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 43 


dénomination impropre, lui donner droit de cité dans son sys- 
tème de la séparation réduite à un droit de préférence, sys- 
tème où elle est complétement déplacée. 

Les rédacteurs du Code ont copié Pothier dans cet article, 
comme en tant d’autres où leur idée est si souvent obscure : la 
fameuse théorie de l'indivisibilité des obligations n’a pas 
d'autre origine. 

76. Il s’agit maintenant de donner, aux termes de la loi, une 
interprétation qui puisse concorder avec le caractère général 
que nous avons reconnu à la séparation Nous ne ferons pas 
comme M. Hureaux ‘ qui paraphrase ainsi notre article 879 : 
« Ce droit ne peut plus être exercé, lorsqu'il y a novation dans 
« la créance du défunt, par l'acceptation de l’héritier pour dé- 
«biteur, dans un contrat passé avec ce dernier ANIMO Novanpi ; » 
cela serait à coup sûr très-rationnel, mais nous ne pouvons que 
répéter ce que nous avons déjà proclamé à satiété : nous inter- 
prétons et ne faisons pas la loi, et il ne faut pas changer un 
texte qui est susceptible d’être compris dans la teneur où le 
législateur l’a rédigé. Nous conviendrons bien, avec notre au- 
teur et M. Vazeille?, qu’il y a quelque chose d’inconséquent 
dans le système du Code qui, d’une part, rend l’héritier débi- 
teur personnel dés créanciers du défunt et, d’autre part, lors- 
qu'ils acceptent le premier en cette qualité, fait déchoir ces 
créanciers du bénéfice de la séparation ; et cette inconséquence, 
beaucoup d’auteurs, M. Vazeille tout le premier , l’ont encore 
aggravée, selon nous, en autorisant sur les biens de l'héritier 
le concours au marc le franc, entre les créanciers de ce dernier 
et ceux du défunt. Aussi, forcé que nous sommes par les textes 
d'admettre la déchéance telle que-la prononce l’article 879, re- 
pousserons-nous énergiquement cette dernière proposition 
(n° 135), qui n’a plus de précédent historique à invoquer pour 
sa défense. 

La loi est également trop formelle pour nous autoriser à ad- 
mettre la modification proposée par M. Hureaux à l’article 879 : 


1 Op. cite, n° 345. 

2 Des success., sur l’article 879, n° 1. 

3 Vazeille, Op. cit., sur l’article 878, n° 7; Poujol, Des success., sur les 
articles 878 à 881, n°* 7 et 9; — Chabot, sur l’article 878, n° 13, et sur l’ar- 
ticle 879, n° 2; Aubry et Rau, Op. et loc. cit., texte et notes 6 et 52; Du- 
fresne, n°* 26 et 110. 


14 DROIT CIVIL. 


l’acceptation de l’héritier pour débiteur y est qualifiée de no- 
vation et se trouve être un obstacle à l’exercice de la séparation 
des patrimoines; le texte est clair, et l’on ne peut lui faire dire 
autre chose. Aussi l’auteur que nous combattons, en voulant 
aller plus loin, est arrivé à des conséquences que l’on accep- 
terait difficilement sous l’empire de notre législation ‘. 

77. La simple reconnaissance de l’héritier emportera donc 
déchéance de bénéfice de la séparation, et cela précisément 
parce que les créanciers de ce dernier sont préférés sur scs 
” biens propres aux créanciers du défunt, et qu’il fallait donner 
aux premiers lo temps et les moyens d'appréhender les biens 
de leur débiteur, en défendant jusque-là aux créanciers de à 
suacession da les saisir et de les accepter en gage de leurs 
créances. 

Mais encore faut-il que cette reconnaissance, cette aceepla- 
tion pour débiteur ressorte clairement des actes du créancier, 
qui dait marquer so intention d'abandonner ses anciens droits, 
pour se contenter de l’obligation particulière de l'héritier, sans 
toutefois’ que sa volonté ait besoin d’être formellersent ex- 
primée à cet égard : il suffit en effet qu’il ait suivi qualiéer 
qualiter la foi de l'héritier *. On sent bien ici que la matière est 
élastique et les principes incertains; les tribunaux restent sou- 
verains appréciateurs de [a valeur des actes du créancier et de 
la portée des expressions dont il s’est servi; les circonstances 
devront surtout guider leurs décisions, qui ne doivent jamais 
laisser présumer trop facilemezt l'intention de nover *. 

Ea conséquence le créancier qui poursuit l'héritier, qui lui 
fait signifier des titres exécutoaires ou le fait assigner en eon- 
daranation personselle pour aa part et portion et hypothécai- 
rement pour le tout, qui en reçoit des à-compte, des intérêts 
ou une promesse de payement, wopère pas novation dans le 
sens de l’article 879 * ; car l’héritier a pu toucher les sommes 
sans vouloir profiter de La confusion; il ne fait que remetire 
au eréancier ca qui à passé per ses mains, On a même jugé en 


1 V. n° 349 de son ouvrage. 
3 L.1, $15, D., De sep. 
3 Cass., 19 juin 1832 (S., 1832, L, 859); Cass,, 22 juin 1841 (S., 1844, L, 
127), etc. | 

+ Paris, 14 floréal an XI (Six, Coll. nouv., 4, 4, 135) et 1°" njvôse an XII 
(Sir., 2, 11, 12}. 


SÉPARATION DES PATBIMOINES. | 45 


faveur du créancier qui avait produit son titre à la faillite de 
l'héritier ‘. 

Toutes ces décisions ne sont que des oo du prin- 
cipe énoncé dans la loi 7, D., De separat. (n° 24, in fine), en 
vertu duquel la demande ea justice dirigée contre Fhéritier ne 
prive pas le créancier du bénéfice de la séparation; car tout 
acte d'exécution, même sur les biens de la succession, doit 
être précédé d’une sommation de payer, et cette sommation ne 
peut être faite que contre som représentant légal, l'héritier : 
admettre le contraire, ce serait rendre illusoire l’exercice de la 
séparation, puisqu'on n’y 8 recours en général que lorsque 
l'héritier ne satisfait paint à son obligation de payer les dettes 
de la succession. Nous irons même plus loin, et nous dirons 
que celui qui est à la fois créancier du défunt et créancier de 
son héritier, après avoir dirigé contre ce dernier, pour lune 
eo l’autre dettes, des poursuites isfructueuses, peut encore m- 
voquer la séparation pour sa créance héréditaire, sans avoir à 
craindre d'être repoussé, sous prétexte qu’il aurait suivi le foi 
de l'héritier, Enfin il nous paraît ratiognel et conséquent avec 
notre précédente exposition de principes, de ne pas considérer 
comme novatiou la simple adjonction où suppression d’un terme 
et d’une condition, circonstances où le débiteur est censé avoir 
agi pour le défunt et dans l’intérêt de la succession qwi pro- 
lange sa personnalité juridique. 

__ 78. Mais enrevanche,si la simple acceptation delPhéritier pour 

débiteur emporte privation du droit à La séperatian, & fertiors 
l'acceptation de la part des créanciers du défunt d’us liers qui 
oblige à payer aux lieu et place du débiteur, devre avoir cet 
effet; et cela, lors même qu’ils auraient expressément fait leurs 
réserves quant à leurs droits contre le débiteur (cas où la loi 
dit formellement * qu’il n’y a pas véritable novation). On peut 
en dire autant de l'acceptation d’une caution, d’un gage où d’une 
hypothèque ; car l'héritier, en présentant un délégué, une eau- 
tion, en offrant un gage, une kypothèque, ne peut plus agir 
qu'en son norm propre, sans pouvoir substituer ses. nouveaux 
ayants cause à la personne du défunt; et le créameier, en les 
acceplant, fait plus qu’il n’a besoin pour obtenir le ‘payement 


1 Paris, 23 mars 1824 (Sir., Coll. nouv., 7, II, 331). 
2 C.N., art. 1275. 


46 DROIT CIVIL. 


de sa créance : il exige des sûretés particulières, et prouve 
donc par là qu’il ne se contente plus de la qualité du titre tel 
qu’il le tenait du défunt !. 

Enfin il faudra adopter la mêmedécision à l’égard du créancier 
qui a poursuivi l’expropriation des biens de l’héritier, à l'égard 
du créancier qui a produit dans un ordre ouvert contre ce der- 

nier, ou même de celui qui a pris inscription sur ses biens ?. 
Car s’il avait voulu recourir à l’exécution réelle, il devait at- 
laquer au préalable les biens de la succession : puisque, d’après 
une théorie que nous développerons plus loin (n° 136), il ne peut 
venir sur les biens de l’héritier qu’après les créanciers person- 
nels de ce dernier; s’il les discute sans respecter cette préfé- 
rence, il agit comme eux-mêmes auraient pu agir, et en invo- 
quant leurs prérogatives, il doit donc aussi partager leur con- 
dition dans ce qu’elle a de désavantageux. 

79. Telles sont à peu près les principales solutions à donner 
dans cette matière délicate, qui est et restera toujours le siége 
de grandes controverses, tant qu’on ne voudra pas en revenir 
législativement aux principes si simples et si clairs de la loi 
romaine. 

Mais on est parfaitement d'accord sur cette idée, que, la sépa- 
ration restant tout à fait individuelle activement et passive- 
ment, la déchéance de l’article 879 doit l’être aussi; les créan- 
ciers qui n’ont pas fait les actes de novation que nous avons 
définis, conserveront le droit d’invoquer le bénéfice en question, 
quia nemo, ex alterius facto, deteriorem conditionem pat debet ; 
‘et réciproquement aussi, l’héritier, même lorsqu’il n’a pas con- 
couru à ces actes, ne pourra les opposer aux créanciers qui ne 
se sont pas adressés à lui (n° 110). 


| $ 2. — De la confusion. 


80. On peut définir la confusion, dans cette matière, lemélange 
matériel des biens du défunt avec ceux de l'héritier, de manière 
à en rendre à l'avenir la distinction impossible ;: et c’est cette 
impossibilité qui fait obstacle à la séparation, à laquelle manque 
désormais une base propre à asseoir le droit de préférence 
qu'elle implique. 


1 V. Cass., 3 février 1857 (S., 1857, Ï, 321). 
2 Liége, 13 mars 1811 (Sir., 3, Il, 444). 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 47 


Il résulte de cela qu’il faut éviter soigneusement de tomber 
dans une erreur ici assez naturelle, touchant la nature de la 
confusion dont il s’agit, et qui n’est point ce mode d’extinction 
des obligations par la réunion sur une même tête de deux 
qualités incompatibles. Nous avons déjà donné, aux n° 48 et 
suivants, des explications sur ce genre de confusion dans ses 
rapports avec le droit de séparation, et nous n’avous plus à y 
revenir. C’était là une sorte de confusion fictive, œuvre de la 
loi seule, et que nous pourrions appeler à cause de cela confu- 
sion de droit ; ici, au contraire, se produit une véritable confu- 
sion de fait, non pas entre deux qualités juridiques, mais entre 
deux choses corporelles. 

81. C’est pour avoir méconnu cette distinction, cependant 
bien simple et bien logique, que M. Vazeille en est arrivé à nier 
l'influence de la confusion sur l’exercice du droit de séparation; 
en effet, voici ce que nous lisons dans son commentaire sur 
l’article 880 ! : «.... Où est la loi vivante qui fait de la con- 
« fusion prolongée jusqu’à la vente une cause de refus pour 
u la séparation? L’on ne sépare que ce qui est mêlé, et la loi 
« n’accorde le privilége de la séparation que pour faire cesser 
« la confusion, laquelle est ainsi une cause et non pas un empé- 
« chement de division. » 

Nous regrettons de ne pouvoir partager la manière de voir 
d’un jurisconsulte pour les opinions duquel nous avons la plus 
grande déférence ; mais il nous semble ici être tombé dans la 
même erreur que ces praticiens dont se moquait si spirituelle- 
ment le président Favre, dans le passage auquel nous faisions 
déjà allusion au ne 53 : J’idi ego, disait le facétieux magistrat, 
et nudis dentibus risi aliquando ex pragmaticis plerosque abu- 
lentes in contrariam sententiam eo quod scriptum est in L. 1, 
+ 6 12, postquam bona hæreditaria bonis hæredis muixla sunt, 
non posse impetrari separationem, ideo quod confusis el unitis 
bonis separato fiers nequeat, quasi vero tractet Ulpianus eo 
loco de confusione quæ fit sola juris potestate, per aditionem hœ- 
redatis, ac non potius de vera et reali mixtione corporum in hæ- 
reditate repertorum, cum corporibus bonorum hæredis...…, etc. 
— N’en pourrait-on pas dire autant aujourd’hui? et ces prati- 
ciens, tout en arrivant à des conséquences que M. Vazeille 


1 Sur l’article 880, n° 5. | | 
XXI. 2. 


18 DROIT GIVIL. 


désavouerait certainement, n'étaient-ils pas partis du même 
principe vicieux ?.., 

En vain nous opposera-t-il le silence de la loi} car dans une 
législation imparfaitement élaborée par ses rédacteurs, il faut 
toujours recourir aux sources où ils Ont puisés; C’est un genre 
d'interprétation qu'on est souvent forcé d'adopter en pareil cas : 
témoin l’article 4167, pour l’application duquel on fait bien des 
distinctions qui ñne sont plus écrites aujourd’hui dans son texte 
même ; el jamais il n’est venu à l’idée de personne de contester 
le légitimité de ces procédés, qui seuls donnent éncore actuel« 
lement de l'importance aux études historiques. 

82. Il est assez difficile de comprendre comment les {mmeu- 
bles et les droits incorporels du défunt pourront être confondus 
avet ceux de l'héritier : léur nature même s’oppose à la con: 
fusion, à moins que les possessions ne soient tellement unies 
qu'elles ne puissent plus être discernées, chose qu’Ulpien déjà 
cofBtatait comme devant atriver très-rarement {, 

Le vente simultanée et en bloé même d’un ou de plusieurs 
immeubles de la suctession avec des immeubles de l'héritier, 
h’opérerait confusion du prix, que si la ventilation en restait 
impraticable | 

83. Mais si la confusion n’atteint que rarement lès immeubles, 
il eh est tout antremment des meubles, et t'est même cher eux 
le ces le plus ordinaire, en raison de leur transformation facile 
et de leur détérioration rapide. L’inventaire, qui ent le moyen 
le plus efficace de prévenir cette confusion, en conservant les 
indices propres à faire reconnaître l'identité des objets, n’est 
pas cependantun remède infaillible, &t nous verrons plus tard 
qu'il ne donne jamais, à lui seul, aux créanciers le droit 
d'exiger la valeur du mobilier qu’on ne peut leur représenter 
eù hature {n° 107). 

A l'inverse, fl n’est pas non plus requis à peine de déchéance, 
comme pour le bénéfice d'inventaire *, et la séparation ponrra 
toujours être invoquée, si l’origine des meubles est susceptible 
d’être établie d'autre manière. Enfin la confusion d’une partie 
du mobilier n’empêthe pas Ja Séparation, quant à la portion 
nôn confondue : individuel au point de vue des perstnnes 


1 L. 1, $ 12, D., De separ. 
3 C. N., art. 794. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 19 


entre lesquelles il s’exerce, ce bénéfice l’est aussi à l’égard des 
objets auxquels il s’applique. 

84. Les moyens ouverts aux créanciers pour prévenir la 
confusion seront expliqués au chapitre [V (n° 107 et suiv.). 


$ 3. — De l'aliénation. 


85. La séparation étant dirigée contre les créanciers de 
l'héritier et non contre l'héritier lui-même (n° 106), il s'ensuit 
qu’elle ne détruit point les effets de la saisine, en vertu de la- 
quelle l'héritier se trouvait investi de plein droit et par la seule 
puissance de Ja loi, dès l’ouverture de la succession, de tous les 
droits actifs et passifs du défunt; il s’ensuit encore qu’elle ne 
détruit point les droits attachés au titre indélébile de proprié: 
taire, et qui permettent à cet héritier d’aliéner tous les biens 
de la succession, sans qu’il risque de voir cette prérogative 
circonscrite par les créanciers de la succession, obligés d’ac- 
cepter les aliénations comme si elles procédaient du défunt 
lui-même; sauf bien entendu Île cas de fraude, contre lequel 
l'application de l’article 1167 ne saurait être écartée. 

C'est à ce droit de l'héritier que fait allusion l’article 880 
dans son deuxième alinéa, lorsqu'il dispose que la séparation 
« à l'égard des immeubles... peut être exercée tant qu'ils 
« existeñt dans la main de l’héritier, » La loi, il est vrai, ne sta- 
tue expressément que pour les immeubles, mais il faut a fortiori 
appliquer sa décision aux meubles; et la distinction qu’elle fait 
daas Îles deux alinéas de cet article entre les meubles et les im- 
reubles n’a trait, comme il est facile de s’en convaincre par 
une lecture uitentive, qu’à la prescription du bénéfice de sépa- 
ration, et ne saurait raisonnablement être étendue à l’aliénation; 
elle doit d’ailleurs s’effacer ici avec d'autant plus de raison, que 
les meubles en général ne sont pas soumis au droit de suite, 
pas plus au profit du propriétaire ? qu’au profit du créancier 
hypothétaire *, et il serait singulier que les créanciers du dé- 
funt pussent prétendre à un droit plus étendu que les créanciers 
hypothécaires par exemple, dont l’hypothèque s’étendrait ao-. 
cessoirement sur les meubles réputés immeubles par destina- 
tion, et qui ne peuvent plus les poursuivre, lorsqu'ils ont élé 


1 C. N., art, 878. 
# Art. 2279, al. 4, 
3 CG N,, art. 2119. 


20 DROIT CIVIL. 


détachés de bonne foi, par le tiers détenteur de l’immeuble 
hypothéqué. 

86. D'un autre côté, en subordonnant l’exercice de la sépa- 
ration à cette condition que les biens ne soient pas encore 
sortis du patrimoine du défunt devenu jusqu’à un certain point 
patrimoine de héritier, la loi n’a point entendu, par cela seul 
et dans tous les cas, refuser aux créanciers de la succession la 
faculté d’user de la séparation : si l’acte d’aliénation, tout en 
diminuant ce patrimoine de quelques valeurs, y en a fait entrer 
d’autres qui, par la fiction d’une subrogation réelle, puissent 
prendre les lieu et place de celles qui en sont sorties; ou si 
encore cet acte d’aliénation n’a affecté qu'une portion du droit 
de propriété qu’il n’a fait que démembrer, en conservant à 
l’héritier les droits principaux qui sont l’apanage exclusif du 
propriétaire. Nous avons traité, au chapitre II (n° 69 et 70), 
des diverses hypothèses où la séparation est transportée, pour 
ainsi dire, des choses de la succession sur celles qui leur sont 
substituées : nous y renvoyons le lecteur, et il ne sera question 
dans celui-ci que des aliénations, en tant qu’elles font perdre 
le droit de séparation sur la chose même qui en a été l’objet. 

87. La faculté d’aliéner librement les biens de la succession 
n’est pas reconnue par tous les auteurs. En effet, argumentant 
de la disposition finale par laquelle l’article 2111 prive l'héritier 
du droit de grever les immeubles d’hypothèques au préjudice 
des créanciers et légataires du défunt (ce qui n’est rien autre 
chose qu’une aliénation partielle de la propriété), M. Blon- 
deau ‘ pense qu’il doit, à plus forte raison, être interdit à l’hé- 
ritier de faire une aliénation complète de la propriété pleine et 
entière des immeubles successoraux. Ce rapprochement, qui 
paraît un trait de lumière à M. Hureaux *, dénonce une ano- 
malie plus spécieuse que véritable. | 

Pour en détruire la valeur, nous n’invoquerons pas le Droit 
romain qui consacrait la même singularité (n° 2%)°; nous 


1 Op. cit., p. 480, texte et note 1°°. 

3 Op. cit., n° 389. | 

3 Un autre exemple, que l’on peut choisir dans le Code et qui est parfai- 
tement approprié à cette matière, prouve encore bien péremptoirement que 
celui qui ne peut pas le moins, peut quelquefois le plus, et détruit ainsi de 
fond en comble l’argument-a fortiori de M. Blondeau. D’après les articles 
859 et 865, le donataire d’un immeuble sujet à rapport peut valablement ct 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 91 


renoncerons aussi à nous prévaloir de l’autorité de Domat, 
quand il dit si énergiquement ! : « A l’égard des immeubles 
« aliénés par l'héritier, les créanciers du défunt qui n’avaient 
« pas d’hypothèque y ont perdu leur droit, et il ne leur reste 
« que l’action personnelle contre l’héritier..…. car ils n’avaient 
« pas acquis un droit de propriété par la mort du défunt. » On 
nous répondrait, sans doute, que les nouvelles bases sur les- 
quelles a été édifié notre régime hypothécaire actuel, ne per- 
mettent pas d’appliquer une disposition qui se comprendrait 
tout au plus dans un système de clandestinité, trop nuisible au : 
crédit public pour prendre faveur aujourd’hui. Nous ne nous 
armerons pas non plus de la disposition de l’article 834 du Code 
de procédure, d’ailleurs abrogée aujourd’hui ; on nous réplique- 
rait encore que ce n’est qu'une misérable argutie qui sacrifie 
l'esprit de la loi à sa lettre*®. 

Mais nous croirons avoir évité toutes ces critiques en affirmant 
que l’esprit du législateur, plus encore que son langage, tend 
certainement à permettre les aliénations * pour défendre lhy- 
pothèque * .….. Et pourquoi non? sera-ce pour cela une incon- 

séquence, une anomalie? — Pas le moins du monde : il était 
parfaitement possible de maintenir l’hypothèque, avec des ef- 
fets restreints contre les créanciers chirographaires de la suc- 
cession qui auraient inscrit leurs priviléges après les délais 
fixés et postérieurement en date, ou contre tous les autres 
créanciers chirographaires de l’héritier, mais non pas contre 
ceux de la succession qui se trouvent en règle; tandis qu’il eût 
été difficile et dangereux de maintenir l’aliénation, par exem- 
ple, à l'égard des premiers, et de l’annuler à l’égard des der- 
niers. Cette division de position n'aurait fait qu’engendrer des 
procès funestes pour la sécurité de l’acquéreur et le crédit de 
l'héritier. | | 

Le législateur n’a prohibé les constitutions d’hypothèques 
que dans une certaine mesure; en tant qu’il jugeait nécessaire 
de maintenir les droits dont il investissait les créanciers de la ” 


irrévocablement l’aliéner, tandis qu'il lui est interdit de l’hypothéquer au 
préjudice de ses cosuccessibles. 

1 Lois civiles, Loc. cit., n° 5. 

2 Rlondeau, loc. modo cit, 

3 C. N., art. 880. . 

+ Art. 2111. 


29 DROIT CIVIL. 


succession, et afin de pouvoir donner quelque effloacité au pri- 
vilége tel qu’il entendait l’organiser en leur faveur; mais cette 
effoacité bornée à ün droit de préférence ne pouvait paralyser 
Ja faculté d’aliéner, qui ne connaît d’autres restrictions que 
celles que lui impose le droit de suite. Que maintenant la pro- 
hibition d’aliéner eût sauvegardé davantage les intérêts des 
créanciers, cela n’est pas douteux; mais la loi, si elle avait voulu 
aller si loin, devait aussi, sous peine d’encourir un reproche 
d’inconséquence, autoriser ce droit de suite, et le texte de 
l'article 880 nous prouve assez qu’elle a reculé devant cette ex- 
tension. Et n’est-ce pas exagérer singulièrement la portée de 
ses dispositions, que de prétendre que l'inscription aura la 
vertu d'empêcher une aliénation, alors que le législateur s’est 
contenté de dire qu'elle empêchera l’hypothèque ? Et sera-ce 
de cette manière qu’on entendra respecter l'esprit qui lui a 
dicté son œuvre?... Une telle induction hardie en philosophie, 
le serait bien plus en jurisprudence, où l'interprétation est la 
base de tout raisonnement. 

Reconnaissons donc, avec la majorité des auteurs, que l'alié- 
nation est permise, mais que l’hypothèque n’est pas autorisée 
au profit de l’héritier. 

88. Voilà tout ce que l’on peut dire sur cette matière, en s'en 
tenant au sens littéral de la loi; mais si l’on veut pousser plus 
loin ses investigations et faire fructifier, pour ainsi dire, ce 
qu’elle n’avait fait que déposer en germe dans le Code, il ne 
faudra pas s’arrêter ici; quelques développements encore de- 
viendront alors nécessaires. 

Ainsi il est impossible que l’article 2111, ne statuant que eur 
l'hypothèque, ait permis que d’autres droits réels, tels que le 
privilége ou l’antichrèse, fussent établis sur l'immeuble au pré- 
judice des créanciers du défunt : c’eût été rendre illusoire et 
impraticable la séparation des patrimoines. De même, l’ar- 
ticle 880, qui ne vise que l’aliénation de la pleine propriété, n’a 
pas pu Voutoie que l'héritier consommât à son gré d’autres actes 
moins importants, à la vérité, mais tout aussi préjudiciables, 
els que la constitution d’usufruit, le louage et autres alié- 
nations partielles de la propriété. D’un autre côté, on n’ose- 
rait non plus pousser trop loin cetie dernière conséquence; car, 
en argumentant de l'expression aliénation partielle, on pourrait 
aller jusqu’à dire que l’hypothèque, qui est aussi une aliépa- 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. og 


tion partielle, un démembrement de la propriété, ne serait plus 
interdite à l'héritier ; ce qui heurterait de frant la taxte môme 
du Gode. 11 importe à cet égard de bien préciser les axpressions 
de [a loi, et de les différencier assez pour pouvoir reconnaitre 
lea genres d'aliéaations qu’il 6onvient de rapporter à l’un ou à 
l’autre article, | 

Nous n’avons pas à faire ioi la clesaification des droits aus- 
ceptibles d’être démembrés de la pleine propriété, et nous ne 
rappellerons pas l’énumération tripartite qu’en fait la doctrine 
qui distingue le droit d'user de celui de jouir et de transformer : 
quoique complète, elle ne nous servirait point dans la question 
que nous voulons traiter en oe moment. Pour nous, au con 
traire, il y aura deux espèces d’aliénations, totales ou partielles 
(peu importe, car notre division ne se confond pas avec la pré 
cédente): | 

4° Les unes ont pour but et pour conséquence de faire sortir 
définitivement du patrimoine de l’héritier ou de la succeasion 
l'immeuble sur lequel elles portent; en d’autres termes, da le 
tranamattre à ce qu’on appelle généralement un fiers acquéreur ; 
telles sont les aliénations du droit de propriété sensu atric{o, 
d'usufruit, de servitudes réelles, at même d'emphytéage et de 
superficia (pour coux qui reconnaissent encore aujourd'hui 
l'existence de ces démembrements), Celles-ci constituent tou- 
jours une cession de droits réels, et sont évidemment permises 
. par le Code qui, dans l’article 880, ne distingue pas ai l’aliéna- 
tion est partielle ou totale : qui peut la plus peut le moins. 

9° Les autres, tout en dessaisissant l’aliénateur da la propriété 
partielle et démembrée des biens, n’ont pas pour but de l'en 
priver d’une manière définitive ou jrrévocable, parca qu’elles 
n’ont eu lieu qu’au profit de fiers créanciers, auxquelles elles 
ont dà servir de sûretés pour la conservation de leurs droits 
contre l’aliénateur ; comme par exemple les constitutions d’hy- 
pothèques, de priviléges, de gages et d’antichrèses. Ce sont bien 
là encore des draits réels, mais leur existence n’empêche pas 
les biens de rester dans le patrimoine de la succession, quoique 
grevés d'une charge au profit de tiers. Toutefois lea actes qui 
auraient pour objet de créer de semblables démembrements ne 
sont pas autorisés dana notre malière, ou du moins ils ne le 
sont qu’à condition de ne pas préjudicier au droit de préférence 
résultant de la séparation; puisqu’en engageant les biens de la 


924 | DROIT CIVIL. 


succession à la sûreté de ses propres dettes, l’héritier n’a pu 
que transférer un droit restreint sur des biens déjà tacitement 
engagés au payement des biens de la succession. On devra donc 
ranger dans cette catégorie tous les droits qui ont pour consé- 
quence de mettre en rapport les créanciers de l’héritier avec 
ceux de la succession, droits que la loi a toujours dû frapper 
d’inefficacité à l’égard de ces derniers. 

3° Enfin il existe une troisième catégorie d’actes qui ne sont 
plus des aliénations de droits réels, duns le sens légal-et ordi- 
naire de ces expressions, mais des aliénations de possession ; 
aliénations n’investissant l’acquéreur que d’une possession dé- 
pourvue de tout caractère juridique (c’est-à-dire incapable de 
conduire jamais à la pleine propriété) et ne conférant qu’un 
droit temporaire ou précaire. Ces aliénations, qui ne sont jamais 
faites au profit des créanciers, ni dans le but de garantir les 
dettes de l’héritier, comprennent les louages, prêts, dépôts, 
séquestres, etc. 

La solution à donner ici à la question ne peut s’induire des 
considérations qui nous ont guidé dans les deux cas précédents. 
En effet, à ne considérer que leurs effets bien moins étendus 
que ceux des actes de disposition et tout à fait en dehors des 
rapports de préférence et de priorité entre les divers créanciers 
dont ils ne viennent jamais troubler l’ordre, on pourrait penser 
que ces actes seront opposables aux créanciers qui exercent 
la séparation ‘. Et cependant d’un autre côté, en présence de : 
cette séparation des patrimoines qui vient frapper tous les biens 
compris dans la succession, il semble impossible, absurde 
même de soutenir qu’elle devrait céder le pas à l’acte de l’hé- 
ritier qui a été impuissant, lui, à faire sortir du patrimoine du 
défunt le bien objet de l’opération juridique. Nous préférerons 
donc cette seconde manière de voir, et nous déciderons en: 
thèse générale que les aliénations de possession ne seront point 
opposables aux droits des créanciers de la succession. 

89. Ces notions sommaires étant posées, il nous reste à en- 
trer dans les détails que comporte chaque nature d’actes. Pour- 
tant nous n’aurons à examiner ici aucun des actes de l'héritier, 
qui rentrent dans la deuxième catégorie, parce qu'ils font näître 
une foule de questions qui se rattachent plus particulièrement 


1 V. pourtant ce que nous disons in fine, n° 96. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. | 25 


aux droits de préférence entre Îes diverses classes de créan- 
ciers qui font valoir leurs prétentions sur les biens de la suc- 
cession : matière que nous aurons à étudier en traitant des 
effets de la séparation entre créanciers (n* 135 et suiv.). Il ne 
nous reste à voir que les aliénations de propriété pleine ou dé- 
membrée, faites au profit de tiers acquéreurs non créanciers, 
et les aliénations de possession dans le sens restreint que nous 
avons donné plus haut à cette expression. 

Les solutions que nous allons proposer ici sont peut-être 
. plus juridiques que réellement avantageuses au régime de la 
propriété foncière; et nous doutons qu’elles reçoivent jamais 
dans la pratique une sanction conforme : beaucoup de tribunaux 
reculeraient certainement devant cette rigueur; mais, nous ne 
craignons pas de le dire, elles ne sont que la conséquence la 
plus directe des principes reconnus et proclamés par la majo- 
rité des auteurs (qui, toutefois, n’ont pas poussé si loin leurs 
recherches sur ces questions délicates); et ces principes ten- 
dent à présenter la faculté d’aliéner, permise par l’article 880, 
comme parfaitement compatible avec la prohibition d’hypothé- 
quer, édictée par l’article 2111. C’est donc à concilier ces deux 
dispositions que seront surtout consacrés les M on 
qui vont suivre. 

Nous devons prévenir que ces solitions eussent été toutes 
autres, si, comme l’avait voulu le projet de réforme du titre 
Des priviléges et hypothèques discuté par l’Assemblée législative 
en 1851, l’héritier eût été constitué, par suite de la demande 
en séparation, ou même sans la demande, et pendant les six 
mois accordés à la prise d'inscription, dans un état d'incapacité 
absolue de disposer. Cette idée, qui est celle de M. Blondeau, 
fut insérée dans l’article 2116 du projet du Gouvernement, mais 
ne passa pas dans le projet voté et adopté par l’Assemblée en 
seconde lecture, ainsi qu'on peut le voir par les termes du nou- 
vel article 2147 correspondant à celui du projet du Gouverne- 
ment ‘. 


À. Des aliénations de propriété. 


90. La vente et l'échange se présentent naturellement comme 
les modes d’aliénation les plus ordinaires et les plus énergi- 


1 V, là-dessus le Moniteur universel de 1851, p. 536. 


26 DROIT CIVIL. 


ques : l’objet vendu, comme l’objet échangé, sortis tous deux 
du patrimoine de la succession, sont danc désormais soustraita 
à la séparation. Mais les intérêts des créanciers ne sont pas 
jrrévocahlement lésés, toutes les fois qu’à la place du bian sorti 
il reste un droit qui, en vertu d’une subrogation réelle, est 
veau s’y substituer dans le patrimoine du défunt, Ainsi, dans 
uae venta à réméré, l’exercice du racbat, qui appartient tout 
aussi bien au créancier du défunt qu’à l'héritier ou à ses ayants 
cause, fait rentrer dans la succession le bien que ce dernier en 
avait distrait; et la séparation paut ensuite s’y appliquer, comme 
si la chose n'avait jamais cessé de faire partie de la masse hé- 
rédilaire. Ici la séparation porte sur le droit, beaucoup plus que 
. sur l’objet même, et ce droit, en vertu de la subrogation, a pu 
se substituer à l'immeuble aliéné; nous en dirons autant de 
l'hypothèse d'une vente simple, loraque le prix n’a pas été 
payé. 

Mais tout ceci a déjà fait l’objet du chapitra II (n° 65 bis) et ne 
doit trouver place ici que pour montrer qu’on ne porte pas pour 
cela atteinte au principe énoncé plus baut, et en vertu duquel 
les créanciers doivent rester désarmés contra toute aliénation 
opéréa de baane foi de la part de l'héritier, 

91. La vente de droits successifs fait pourtant exception : la 
loi 2, De separat,, décidait, il est vrai, qu’elle restait opposable 
aux créanaiers du défunt, et c’est encore l'opinion de M, Del- 
vingourt ‘; maia cette solution n’est plus possible, sous l'empire 
des idées modernes, qui ont donné à une semblable vente une 
sarte d'effet dévolutif du titre d’héritiers ce que le principe 
romain : semel hœres samper hærea, n'aurait pas souffert, L’ac- 
quéreur d’une auccession est héritier au lieu et place de l’hé- 
ritier du sang : il peut réclamer les mêmes draits, sauf la res- 
triction résultant de l’artiole 841; il est aussi soumis aux mêmes 
charges, comme la suppose bien l’article 1698, en obligeant 
l'acquéreur à « rembourser au vendeur ce que celui-ci a payé 
« pour les dettes et charges de la succession, » lors même que 
le vendeur en eût été créancier. Si donc il est tenu des dettes, il 

faut admettre que la séparation doit pouvoir atteindre les biens 
_ suceessoraux dans ses mains, comme dans celles du véri- 
table héritier; et c’est aussi ce qu’a décidé, avec beaucoup 


1 Tome II, note 5 de Ja page 68. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. a7 


dé raison, la Cour de Lyon, dans un arrêt encore récent ?. 

91 bis. Quid de la prescription acquiaitiva ou extinotive, 
accomplie au profit des tiers sur un ,immaubla héréditaire? 
Étoint-ella le droit de séparation, si l'héritier l’a laissée 2e 
consommer, sans faire les actes interruptifs nécessaires? Nous 
devons encore décider affirmativement, comme pour toute autre 
aliénation. A la vérité, la prescription acquisitive cansolide Ja 
propriété talle qu’elle à été passédée 4b initio, et par auite ne 
la dégage pas des servitudes at hypathèques. qui la grevaient 
au su de l'acquéreur; mais le droit inscrit da séparation n’est 
pas une véritabla hypothèque, et l'inscription n’a pas d'effet 
contre lestiers, d’où il est facile de conclure que la prescription 
aussi éteint d’une manière abaolue la droit de séparation, sans 
que les créanciers de la suacesaion aient auoun moyen de se 
faire restituer contre ses effats. 

92. Les aliénations à titre gratuit sant régies par les mêmes 
principes que les eliénations à titre onéreux, Sont-elles à titre 
particulier, leg créanciers chirographaires ne pourront avair 
de reaours contre les tiars agquéreurs; sont-elles au copiraire 
à titre universel, comme l’aoquéreur en parail oss eat tenu des 
dettes et charges dans la prapartion de son émolument, tout 
comme dans l'hypothèse d’une cession de droits sucoessoraux, 
les erdanciers na souffriront pas de ces genres d’aliénetion. 

93. Mais dans l’un et l’autre cas, 1l reste une voie ouverte à 
ces créanciers, voie infiniment plus efficaca contre les aliéna- 
lions à titre gratuit qua aontre celles à titre onéreux, st qui 
sera pour ainsi dire le préliminaire de la séparation, à laquelle 
elle ouvrira Ja voie ; nous avons nommé la voie révocatoire de 
J'action Paulienne, 

Dans les eliépations à titre onéreux, soit que l'héritier n’ait 
opéré qu’une aliénation fictive au profit de personnes inter- 
posées qui le laisseraient propriétaire réel de la chose, soit 
qu’il ait délégué le prix de l'aliénation à quelques-uns de ses 
créanciers personnels, soit qu'il ait dissimulé tout au partie du 
prix daus l’acte d’aliénation, elc., les créanciers, s'ils veulent 
faire révoquer fous ces actes, doivent établir que l’acquéreur a 
participé à |8 fraude, ou au moins qu’il en a eu connaissance * : 


# Lyon, 17 novembre 1850 (S., 1851, II, 315). 
2 C.N., art. 1167. 


928 DROIT CIVIL. 


concours de circonstances dont il sera la plupart du temps bien 
difficile d’administrer la preuve. 

‘Pour les aliénations à titre gratuit au contraire, la bonne foi 
de l’acquéreur serait bien inutile : car, en soutenant la vali- 
dité de l’aliénation, il n’aurait à opposer aux créanciers du dé- 
funt, que l'intérêt qu’il a de ne pas perdre un bénéfice ; certat 
de lucro captando, tandis que ceux-ci ne cherchent qu’à éviter 
un préjudice : certant de damno vitando. Cette différence de 
positions ne peut donner gain de cause aux acquéreurs, et les 
créanciers, en prouvant le préjudice et la fraude de l'héritier, 
n’ont plus rien à établir ; la bonne foi de l’acquéreur ne pourra 
servir qu’à une chose, à les empêcher de restituer les fruits 
et intérêts qu'ils ont retirés du bien aliéné:. 

94. Les règles que nous venons d'exposer, doivent être ap- 
plicables aux constitutions de servitudes réelles ou person- 
nelles, telles que les services fonciers, l’emphytéose, la super- 
ficie, l’usufruit sur des immeubles de la succession. Sans doute 
aucun texte et malheureusement aucun monument de ju- 
risprudence, ne peuvent être invoqués à l’appui de ‘cette 
proposition, mais nous nous croyons en droitdel’avancer, sur 
exposé des principes que nous avons présentés comme 
devant régir cette matière. Car, si l’immeuble n’est pas sorti 
du patrimoine de la succession, et s’il n’a pas été par là sous- 
trail à la séparation, il s’en est pourtant détaché une partie ; 
le droit réel que nous qualifions, servitude, emphytéose, super- 
ficie, etc., la loi n’avait nul besoin de le frapper de la même pro- 
bibition que les constitutions d’hypothèque dans l’article 2111, 
parce que son existence n’empêche en aucune façon l'exercice 
du droit de préférence résultant de la séparation, et que les 
deux droits peuvent en un mot marcher de front, côte à côte. On 
pourrait nous objecter, en rétorquant contre nous l'argument in- 
voquéquelquefois pour justifier l’apparenteincohérence desdeux 
articles 880 et 2111,quel’héritier n’a pu’aliéner qu’un bien déjà 
grevé d’un privilége, au profit des créanciers de la succession; 
que par suite, l’usufruitier, l’emphytéote, etc., doivent subir la 
préférence de ceux-là. Mais nous répondrons toujours que l’on 
ne peut se prévaloir de cette espèce de gage tacite au profit de 
” toute la classe de créanciers, que lorsqu'il s’agit de régler les 


1 Art. 549. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 929 


rapports de ces créanciers avec ceux de l'héritier; qu’il doit 
donc en être ainsi, quand les créanciers de la succession se- 
ront en présence de créanciers hypothécaires de l’héritier ; 
mais que d’autres considérations doivent présider aux règle- 
ments des droits des créanciers successoraux en conflit avec 
destiers acquéreurs; etl’usufruitier, l’usager, l’'emphytéote etc, 
ne peuvent être autre chose : du moins jamais personne, à 
notre connaissance, ne s’est avisé de les regarder comine des 
créanciers. | 


B. Des allénations de possession. 


95. Déjà nous avons indiqué la valeur que nous voulons at- 
tacher ici à l’expression d’aliénation, qui ne doit s’entendreque 
des droitstoujourstemporaires, et au profitde toute autre personne 
que des créanciers. C’est dire assez que ces droits parmi les- 
quels nous rangerons le louage, le prêt, le dépôt, etc., ne feront 
jamais obstacle à la séparation des patrimoines, et que les 
créanciers pourront comprendre dans leur poursuite les biens 
qui en font l’objet, comme s’ils étaient déjà rentrés dans le pa- 
trimoine de la succession. Mais ils n’auraient point le pouvoir 
de réclamer aux tiers la chose avant l’époque où l'héritier lui- 
même aurait pu le faire : dans ce sens-là, il est encore bon de 
dire que ces aliénations, sans empêcher la séparation (puis- 
qu’elles ne sont jamais indéfinies dans leurs effets) y apportent 
une certaine entrave, et sont par suite opposables aux créan- 
ciers du défunt, tout comme les aliénations définitives de la 
propriété pleine ou démembrée. 

96. Cette solution, moins sûre peut-être aux yeux de cer- 
taines personnes pour le prêt de consommation ou le prêt à 
usage, ne doit laisser aucun doute pour le louage des choses : 
car, sans examiner ici si le droit du preneur a ou non le ca- 
ractère de réalité que l’on s’est plu à lui assigner *, en admet- 
tant que ce preneur ne saurait opposer son droit comme déri- 
vant de la faculté de disposer exercée par l'héritier, il est 
certain qu’il peut le faire comme dérivant de la faculté d’ad- 
ministrer. C’est ce qui arriverait encore pour le prêt à intérêt 
qui a toujours été considéré comme un acte d'administration : 


1 Entre autres M. Troplong, Du contrat de louage, n° 5 à 12. 


30 DROIT CIVIL. 


à telle enseigne qu’il se trouve même imposé à certains man 
dataires légaux *, 

Pour les personnes qui n’accorderaient pas à l'héritier la 
libre disposition des biens de la succession, le bail passé par 
cc dernier ne pourra excéder la période novennale dans la- 
quelle oa se trouve au moment où les créanciers requièrent la 
séparation *. Pour celles au contraire qui partagent notre 
mauière de voir, le bail pourra avoir une durée plus longue 
pourvu qu’il ne soit pas perpétuel °. 

Toutefois la loi du 23 mars 1855 est venue apporter un chan- 
gement à cet ordre de choses pour les baux des immeubles. 
En disant * que les baux qui n'ont pas élé transcrits ne peu- 
vent être opposés aux tiers (c’est-à-dire aux créanciers de la 
succession, dans notre matière), pour une durée de plus de dix- 
huit années, elle a virtuellement frappé d’inefficacité à l’é- 
gard de ces derniers, pout le surplus du temps légal, les baux 
d’une plus longue durée qui n’auraïent pas êté transcrits ou qui 
ne l’auraient été qu’ultérieurement à l'inscription prise par les 
créanciers, en vertu de l’article 2111. Mais les mêmes créan- 
ciets ne pourraient invoquer le bénéfice du délai accordé par 
le deuxième alinéa de cet article, et soutenir que toute trans- 
cription d’acte, faile pendant cet intervalle et même posté- 
rieurement à leur inscription, mais pendant les six premiers 
mois écoulés depuis l’ouverture de la succession, ne peut avoir 
aucun effet; car ce délai de faveur n’existe qu’à l’encontre des 
créanciers de l'héritier, et pour les inscriptions hypothécaires 
seulement : les termes de l’article qui parle d'inscription el 
nullement de transcription, sont trop formels pour se prêter à 
aucune extension de ce gente. 

Mais la nouvelle loi laisse intacte hotre décision, quañt aux 
baux des meubles : i] suffil qu’ils aient date certaine anté- 
rieurement à l’acte d’exétution par lequel le créancier prélude 
à l’exercice de son droit de séparation. 

07. Cette dernière observation est du reste générale, et 
s’applique évidemment à tous les aètes d’aliénation consom- 


1 V, notamment C. N., àrt. 455, 1065 à 1067. 

2 C. N., art. 1718. 

3 C. N., art. 1709. Il en était autrement en Droit romain : voyez Gaïus, 
111, 145, et Const. 10, C., De loc. cond. 

# L. du 23 Maïs 1855, aft. 3. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. ÿ1 


més per l'héritier. Seulement pour les immeubles, cette date 
coriaine n6 résultera, aut yeux des eréanoiers, que de la 
tranecrfption faite par l'acquéreur de son droit antérieurement 
à l'inscription du créancier, lorsque te droit est de IA nature 
de cœux que la nouvelle loi préoftée à ausujettis À cette fortma- 
lité ?, 


S +. — De la prescription. 


98. On a pu voir, aux n° 91 et 83, combien la nasiitoe 
dont la loi romaine avait frappé le droit de séparation, avait 
soulevé de controverses dans l’ancienne jurisprudence, Un au- 
teur de cette époque, Raviot, dans ses Annofntions sur Périer* 
rapporte qu’en Bourgogne, où l’on suivait le droit écrit, on dis- 
tinguait entre les meubles et les immeubles, en adoptant le 
délai de cinq ans pour lés premiers, au moins lorsqu'ils n°a- 
valent point éncbre été enlevés où confondus avet ceux de 
l'héritier avant ce laps de temps; mais en le rejetant pour les 
immeubles, à l'égard desquels la séparation subsistait toujours 
a hist rebus inéegris. » Cette distinction est vonsatrée par le 
Code, dans l'article 880, qui s’est contenté de substituer au 
delai de cintg ans celui de trois années : térmè qui paraît avoir 
êté le résultat d’une idée arrêtée tn principe, dans l'esprit des 
rédacteurs, pour tous Îles droits touchant la propriété mobi- 
lière, puisque nous Îe retrouvons dans l’article 809 et dans l’ar- 
tièle 2279, ol. 9. 

99. Le motif qui 4 dicté cette limitation est bien naturel : les 
Meubles étant susceptibles d’un déplacement facilé et fréquent, 
Îl devient impossible, ao bout d’un certain temps, de délermi- 
ner leur identité et leur origine ; ce qui met lés créanciers 
hors d'état d'établir que Île mobilier provenait de là sucees- 
sion. 

La prescriplion de l’article 880 est d'ordre public, et le 
créancier ne pourrait se faire restituer contre ses effôts, quand 
même 1] alléguerait et prouverait qu'il n’a eu qu’une connais- 
sance tardive de l’ouYerture de la succèssion, où que l’héritier 
n’a acceplé que longtemps après la mort du de cujus ; quand 
même sa créance ne serait exigible que depuis peu de temps, 


1 V. la liste complète de ces actes dans l’article 1° de la loi. 
+ Arrests notables du parl. de Dijon, quest. %9t, observ. VIII. 


32 + DROIT CIVIL. 


ou ne le serait pas encore à l'expiration du délai des trois 


années : car nous verrons (n° 105 et suivants), qu’il a toujours 
entre les mains les moyens conservatoires nécessaires pour 
* interrompre cette prescription. 

100. Le délai de trois ans est même abrégé, lorsque l’héri- 
tier a aliéné ou confondu les meubles successoraux avec les 
siens propres : sans doute la rédaction de l’article semble ré- 
server ce mode de déchéance aux immeubles seulement; 
mais nous voyons dans le même Raviot, loco modo cit., qu’il en 
était déjà ainsi sous l’empire de la coutume de Bourgogne; et 
d’ailleurs il y a plus forte raison d’appliquer la même décision 
aux meubles, eux qui ne sont pas même susceptibles de droit 
de suite. 

101. À partir de quelle époque court cette prescription? Ce 
doit être évidemment à compter du jour même de l’ouverture 
de la succession; car il est de principe que la prescription 
commence à courir dès que l’action peut être exercée; et elle 
pourra l’être du moment que l’héritier sera saisi et qu’il pourra 
en cette qualité être l’objet des poursuites des créanciers. Sans 
doute la loi lui accorde un délai pour prendre qualité * ; mais 
l’exception dilatoire-qu’il peut opposer à toute demande préma- 
turée n’empêche pas cette action d’avoir tous les effets qu’il 
importe le plus au créancier de produire : c’est-à-dire les effets 
conservatoires de ses droits, l’interruption de prescription 
entre autres. « Ainsi, dit Boitard dans ses excellentes Leçons 
« sur le Code de procédure *, les demandes seront sans doute 
« valablement formées contre le successible, quoiqu’il n’ait pas 


« encore accepté, et par cela seul qu’il n’a pas renoncé, mais 


_« ces demandes ne peuvent conduire à aucune condamnation 
« contre lui, parce qu’il n’est pas tenu de prendre encore qua- 
« lité..…..; même avant l’expiration des délais pour faire inven- 
« taire et délibérer, même avant d’avoir pris qualité, le suc- 
« cessible, l’héritier, car il l’est tant qu’il n’a pas renoncé, 
« l’héritier a titre et qualité pour recevoir les assignations don- 
« nées par des Liers contre la succession. » 

MM. Aubry et Rau * sont, à notre connaissance, les seuls au- 
teurs qui contestent cette doctrine, adoptée au surplus formel- 


4 C. N., art. 797. 
2T. }, n° 454, sur l’article 174. 
8 Op. cit.,.S 61, texte et note 28. 


LE 


Noa, PL, es F :3 l= 4 LL _ 


FE obus “à: PPT rs PURES ? | Ed 17, 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 33 


Jement par la Cour de cassation elle-même’. Fidèles aux 
principes du Droit romain *, pour eux la prescription n’a sou 
point de départ qu’à l’adition d’hérédité, et ils croient justifier 
leur manière de voir par cette considération que la loi, en con- 
stituant cette prescription, n’a eu en vue qu’une confusion de 
fait, laquelle ne saurait résulter que d’une acceptation de la part 
de l'héritier et non de la saisine qui n’engendre qu’une confu- 
sion de droit. 

Tout cela serait vrai, si l’acceptation résultait toujours néces- 
sairement d’une volonté formellement exprimée; au contraire, 
elle est bien souvent tacite, et la confusion de fait, en précédant 
une manifestation de volonté de la part de l’héritier, ne fait 
que l’entrainer en rendant toute renonciation impossible, Or 
cette confusion peut se produire dès la mort du de cujus; dès 
lors le créancier qui a intérêt à l’éviter, doit pouvoir agir à 
partir de cet instant, qui devient aussi le point de départ de la 
prescription. Remarquez d’ailleurs qu’il ne pouvait entrer dans 
les vues des législateurs de subordonner ce point de départ à 
un événement qui n’est circonscrit dans aucun délai fixe et que 
plusieurs circonstances peuvent retarder, sans compter qu'il 
doit remonter par ses effets au jour de l’ouverture de la suc- 
cession °. | : 

102. Quant aux immeubles, aucun délai n’est fixé par le 
Code ; le droit à la séparation n’est donc limité dans son exer- 
cice que par la force dés choses : l'aliénation des biens ou 
leur confusion. Sauf cette restriction, les créanciers conservent 
la faculté d’opposer la séparation aussi longtemps que leur 
créance elle-même n’est pas prescrite; car la séparation des 
patrimoines est un droit accessoire protecteur du droit princi- 
pal, de la créance dont il doit assurer le payement sur l'actif 
de la succession. : | 

103. Les principes ci-dessus exposés sont en tout applicables 
au cas où la séparation ne s’adresse plus qu’au prix des biens 
héréditaires aliénés par l'héritier; et nous ne pouvons sous- 
crire à l’opinion de M. Durantion *, qui, ne voyant dans le prix 
que sa nature physique et non sa qualité représentative (n° 69 


1 Cass., 9 avril 1810 (S., Coll. nôuv., 8, I, 171}. 
2 L. 1,6 13, D., De separ, 
3 C. N., art. 777. 
* VII, 490, in fine. , 
XXL 3 


84 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


et suiv.), el méconnaissant ainsi complétement les effets de la 
subrogation réelle, applique ici la prescription de trois ans 
tomme aux autres choses mobilières. Autant vaudrait diré, et 
s’armant du texte de l’article 2119, que l'hypothèque ne pourra 
. frapper le prix des immeublés dû par les Liers acquéreurs; ét 
éomme il s’agit, dans notre matière, d’un droit de préférence 
qui portée sur l’hérédité entière considérée comé univetsalité 
juridique, il y aura nécessairement lieu à l’application dé l4 
maxime: in judiciis universalibus, pretium succedit loco re, etc. 
F. DOLLINGER. 


{ La tuile d'une prochaine livraison.) 


QUESTIONS DE DAOIT PUBLIO ÊT DE DROÏT CIVIL AU MOYEN AGE. 
LE SONCE DU VERGIÉR 


RECHERCHES SUR L'AUTEUR BE CET OUYRAGE CÉLÈBRE, 
Par M. Léopold Marcel (de Louviers), notaire honoraire. 


PREMIER ARTICLE, 


L'ouvrage qui fait l’objet de cette étude, composé pàr ordre 
du roi de France Charles V, traite principalement des deux 
puissances ecclésiastique et séculière. Cet ouvrage, écrit 
presque en mème temps en latin et en français, est connu sous 
le double titre de Sounium Virinar et de Sonce pu Vercigr. ]l a 
produit dès son apparilion une vive lumière qui s’est répandue 
sur les âges suivants. Aussi voyons-nous cette composition cé- 
lébrée dans le XVIe siècle par Gui Coquille, Duverdier, notre 

rand jurisconsulte Charles Dumoulin; dans le XVIF, par 

tienne Pasquier, Jacques Leschassier, Jean Savaron, les frères 
de sainte Marthe, l'historien Mézeray et plusieurs autres défen- 
seurs des droits de la royauté. Le Songe du Vergier a trouvé 
dans le siècle dernicr de nouveaux apologistes : d’Aguesseau, 
l’abbé Lenglet, Dufresnoy, La Monnoye, l’académicien Claude 
Lancelot, les jurisconsultes Jean-Louis Brunét et Durand de 


LÉ SONGE DU YERGIER. 33 


Maillane, l'atadémicien Camus. Cette composition était à peu 
près oubliée des générations de nos jours, trop peu soucieuses 
péut: être d'u passé qu’elles né craigrient pas de voir revivre, 
lorsque trois hommes éminents dans les sciences et les lettres, 
M. Dupin aîné, M. Paulin Paris et M. Édouard Laboulaye, tous 
trois aujourd’hui membres de l'Institut ont rappelé l'attention 
publique sur ee curiéhx document de nos libertés pallicänes. 
M. Dupin, dans ses [otices historiques et bibliographiques (p.34 
et auiv.), à consacré un article spécial à « cet ouvrage profond 
€ qui 4 le mieux exposé et développé les principes de l4 ma- 
a tière. n M. Paris s’est livré à de profondés recherches, il & 
mis en œuvré tout ce qu’on lui sait d'érudition et de sägacité 
pour pénétrer et révéler le mystère qui cache le nom de l’au- 
teur dé « celte composition remarquable, de ce livre si bien 
« écrit, si fortèment raisonné et l’un dés plus spitituels..…. s 
(Mémoires de l'Acad. les inscript., t. XV, prem. part. et Manu: 
scrits francais de la bibliothèque du Roi, t. IV.) L'Académie des 
inscriptions a couronné un travail de M. Laboulaye qui pro- 
èlame èn tèrmes magnifiques le mérite de l'ouvrage. & Le Songe 
« du Vergier, dit M. Laboulaye (Recueil de législation, t. III, 
a 2° série, p. 1.), dont peut-être plusieurs dé nos lecteurs në 
« connaissent pas Même le nôm, fut jadis tènu en grande véné- 
a ration pat nos pères. C'était pour nos aîeux l'ouvrage qui 
« résumait le plus complétément les idées de l’époque sur cette 
« quéstion de l'indépendance des déux pouvoirs qui fut la grande 
a question du moyen âge. C'était l’arsenal où nos ancêtres 
& puisaient à pleines mains pour défendre lés franchises dont 
& ils étaient si flers, ce livre d’or, comme ils le nommaient..…. 
eiraduit en latin, imité en anglais !..…, Ce succès dura quatre 
« cents ans... mais par un retour subit, à tant de célébrité a 
« succédé un oubli profond. Une fois la lutte terminée et l'in 
« dépendance mutuelle des ‘deux pouvoirs reconnue par lés 
« papes etles rois, il n’a plus été question de ces vieux instru- 
« ments de guerre qui pourtant méritaient bien un souvenir ne 
* « füt-ce que pour avoir décidé la paix... Ainsi les livres ont 
« letir destinée, le poëte peut espérer pouf sés chants un vasté 


1 À Dialogue between a Knight and a Clerck concerning the power spirifual 
and lémporal. Quoiqué attribué à Ockami, ce livre n’est évidemment qu'une 
traduction des premiers chapitres du Songe du Vergier. (Note de M. La- 
boulaye.) ù 


36 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


«avenir *, le politique et le jurisconsulte ne se permettent 
« point un aussi long espoir. Dès qu’ils ont fait triompher une 
« idée juste, cette idée, la gloire et le labeur de leur vie, devient 
« à l'instant même le patrimoine commun de tous, et l’inven- 
« teurest oublié. Les générations nouvelles, riches et heureuses 
« de ces découvertes de la science, se contentent d’honorer de 
« loin la mémoire de ces philosophes pratiques, sans étudier 
« dans les œuvres de ces grands hommes ce qu'il a fallu de ta- 
« lent et de courage pour fonder les libertés du genre humain. » 

, Plus récemment M. Géruzez a rendu hommage au livre 
qui nous occupe : « Le Songe du Vergier » dit cet écri- 
vain, « demeure comme un monument de la pensée royale sur 
« la limite toujours litigieuse des deux pouvoirs. C'est une 
« œuvre de dialectique, d’érudition et de politique où les ar- 
« guments sur lesquels se fondent les prétentions du saint- 
« siége à la souveraineté absolue sont discutés et réfutés. » 
(Histoire de la littér. franc., 1. I, p. 213 *.) 


Il semble que, pour préparer le lecteur à comprendre toute 
_ la portée du livre dont j'ai à l’entretenir, je devrais exposer ici 
les entreprises de Ja papauté sur le pouvoir des princes sécu- 
liers. Les prétentions du saint-siége étaient telles que la 
royauté n’aurait peut-être pas pu se constituer sans la résis- 
tance tout à la fois ferme et révérencieuse de saint Louis, 
sans l’ardente opposition de son petit-fils Philippe le Bel *, 


4 Le premier des astronomes modernes, le marquis de la Place, semble 
déplorer le sort qui attend la gloire de ses admirables découvertes : « Il n’en 
« est pas des sciences comme de la littérature. Celle-ci a ses limites qu’un 
« homme de génie peut atteindre, lorsqu'il emploie une langue perfectionnée. 
« On le lit avec le même intérêt dans tous les âges; et sa réputation, loin 
« de s’affaiblir par le temps, s’augmente par les vains efforts de ceux qui 
« cherchent à l’égaler. Les sciences, au contraire, sans bornes comme la 
« nature, s’accroissent à l’infini par les travaux des générations succes- 
” « sives, etc. » (Précis de l'histoire de l'astronomie, Paris, veuve Courcier, 
1821, in-8°, p. 122.) Le commun des hommes n’admet pas l’idée de M. de 
Laplace et de M. Laboulaye; il croit les poëtes, les orateurs, les peintres et 
les sculpteurs de nos jours bien supérieurs à ceux qui les ont précédés. 
Cette erreur doit-elle surprendre quand on a tant parlé de la perfectibilité 
bumaine ? 

2 Je dois la connaissance de ce passage à M. Édouard Frère, membre de 
l’académie de Rouen, savant bibliographe. 

* L'opposition de Philippe le Bel fut poussée jusqu’à l'outrage. Tout le 


LE SONGE DU VERGIER. -. 31 


sans Ja lulte incessante des rois leurs successeurs et des grands 
corps de l’État. On peut se rendre compte de l’énormité de 
ces prétentions en compulsant les recueils que nous possédons 
sur les libertés de l’Église gallicane. Mais si je voulais rap- : 
peler ces anciennes querelles, il faudrait en même temps pré- 
munir le lecteur contre des préoccupations puisées dans les 
idées qui ont prévalu depuis plus de trois siècles. Quand la 
papauté aspirait à la-suprématie, elle s’appuyait sur le senti- 
ment religieux qui était, à peu de chose près, le seul élément 
social. L'Église opposait les connaissances du clergé à l’igno- 
rance des chevaliers et des bourgeois; nourrie des maximes de 
l'Évangile, elle protégeait les faibles contre les forts; la man- 
suétude de sa juridiction contrastait avec les rigueurs de la 
justice royale. Il est aisé de s’expliquer comment, avec de tels 
avantages, l’une des deux puissances a pu concevoir la pensée 
d’absorber l’autre. Aujourd’hui que « la paix » est faite, le 
mieux n’est-il pas d'oublier les torts de la papauté pour ne se 
rappeler que les bienfaits qu’elle a répandus dans le monde? 
Les circonstances actuelles justifient la réserve que je m’impose. 
Quelque insignifiante que soit ma parole, je ne veux pas qu'on 
la suppose complice des passions hostiles au saint-siége. C’est 
au contraire de grand cœur que je m’abstiens de souvenirs 
irritants, quand je vois suspendue sur la tête vénérable de 
Pie IX l’urne transparente hérissée de fer, qui a la vertu de 
déposséder les États de leur nom et de les transmettre d’un 
souverain à un autre. Qu'il y ait des imperfections dans le 
gouvernement pontifical, qui pourrait le contester? Mais il faut 
que la question soit nettement posée. C’est la vieille unité de 
l’Église catholique qu’on veut sacrifier à la chimère de l’untta- 
risme italien. L’ambition du Piémont, escortée de la Révolu- 
tion, appuyée par la passion religieuse et l'intérêt politique de 
PAngleterre , parviendra-t-elle à briser la tiare, comme elle a 
brisé la couronne si noblement défendue à Gaëte? Mais le temps 
a sa puissance, et il est malaisé de croire que l’œuvre des 
siècles s’effacerait même devant les faits accomplis, cette 
appellation nouvelle de la fatalité païenne. J'ai foi à la parole 


monde connait la réponse qu’il fit en 1303 au pape Boniface VIII : « Philippus 
Dei gratia Francorum rex Bonifacio se gerenti pro summo pontifice, salutem 
modicam sive nullam. Sciat tua maxima fatuitas in temporalibus nos alicui 
non subesse. » 


56 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


éminente qui a prononcé cette sentence ; « Pour l'honneur et 
« la sûreté du monde chrétien, il faut que le gouvernement des 
« Étatsromains soit réformé sans quela papauté soit frappée. » 
(Guizot, Mémoires powr servir à l'histoire de mon temps, t. 1V, 
p. 208.) 


Tout çe qui touche au Songe du Vergier est enveloppé d’ob- 
açurités. « On sait, » disent les auteurs des Marximes du droit 
public français (1, 1, p. 366, en note), « que l’édition latine de 
« ce livre est plus ample que l’édition française * ; les deux ou- 
«“ vrages sont différents pour le nombre et pour l’arrangement 
« des chapitres; dans le français le premier livra a cent 
« quatre-vingt-six chapitres , il y ep a cent quatre-vingt-neuf 
« dans le Jatin. Le second livre dans le frangais a deux cent 
« quatre-vingt-deux chapitres , et le dernier est employé à 
« établir ’immaculée Conception; dans le latin il y a trois cout 
« soixante-quatre chapitres, et le dernier roule sur une tout 
“ autre matière *. Qn trouve également à la fin de l’un et de 
« l’autre la dédicace à Charles V. Le latin est-il l’amplification 
« du français, le français est-il seulement l’abrégé du latin ? 
« C’est une question controversée entre les critiques. Lacroix 
« du Maine dans sa Bibliothèque; Lancelot, Mémoires de l’Aca- 
«a démie des belles-lettres, t. XIII, p. 659; de la Monnoye, dans 
«une lettre mise à la tête de l'édition française dans les 
« Preuves des libertés *, pensent que le livre a été composé en 


1 Et eatte solution émane d’un homme attaché au culte oalviniste, qui 
professe comme une sorte de dogme la haine du pape! Pir probus et... 
Depuis que ces lignes sont écrites, M. Guizot a développé sa noble idée dahs 
lé livre de l’Église ét la soctété chrétienne. (Partis, Lévy, 1861, in-8°.) 

2 Lé lecteur poutrhit croire qu’il n’# à qu’uné édition latiné êt une édi- 
ion françdise dû Songe du Vergier; on verra plus loin que l’auvrage a été 
imprimé plusieurs fois dans l’une et l’autre langue. 

8 L'ouvrage est en forme de dialogue. Les interlocuteurs sont un Clerc 
{Clericus) et un Chevalier (Miles). L'un est l’avocat de la Puissance spirti- 
tuelle, l’autre de 14 Puissance temporelle. Chaque question ou proposition 
soit du Glérce, soit du Chevalier, forme un chapitre; il en est de méme de 
chaque réponse ou réplique da l’un ou de l’autre; aussi y a-t-il des chapitres 
de deux lignes, tandis que d’autres remplissent plusieurs pages. 

+ La lettre dont on entend parier iai est celle insérée par l'avocat Brunet 
sous le nom de /a Monnoye, dans sa Dissertation sur le Songe du Vergier 
(édition de 1731, publiée par Brunat, t. 11, — Edit. de 1774, publiée par 
Durand de Maillane, t. 111). 


LE SONGE PU VERSIER. . 49 
« latin et ensuite traduit en français. » Aux anciennes autorités 
en faveur de Ja priorité du texte latin j'ajoute Étienne Pasquier, 
on lit dans les Recherches de la France, livre III, chapitre 16 : 
« Sous le règne de Charles cinquiesme dit le Sage, fut fait un 
livre en latin plein d’érudition et doctrine appelé le Songe du 
Verger, etc. » 

M. Dupin dans ses Notices historiques, p. 34 et suiv., incline 
aussi pour la priorité de la composition latine. Gette opinion, 
qui n’est guère qu'énoncée dans les ouvrages qu’on vient de 
citer, est appuyée par M. Paulin Paris d'arguments qui ne pa- 
raissent pas susceptibles de réfutation. M. Paris fixe la date de 
la composition latine au 16 mai 1376, d'après l’explicit qu'on 
trouve à la fin des manuscrits latins, et dont je vais tout à 
l'heure donner la copie, (Cette date paraît incontestable, 
M. Paris manque d'éléments pour déterminer précisément 
l’époque à laquelle a été composé le texte français; mais en 
raison des faits récents qui y sont énoncés, et par des induc- 
tions bistoriques très-lucidement exposées, il croit pouvoir 
assurer que cet ouvrage fut écrit après le départ d'Avignon et 
avant la mort du pape Grégoire XF, c'est-à-dire entre le mois 
de septembre 1376 et le mois de mars 1378 (Mémaires, p, 353, 
et supré). M. Édouard Laboulaye (Rev, de législ,, p. 6, note) 
donne la priorité au texte français; mais celte opinion n'étant 
appuyée d’auçune considération propre à la justifier, qn doit 
s’arrêter à la solution si fortement motivée de M. Paulin Paris. 


Je vais indiquer ici, d’après M. Pagis (Mémoires, p. 349 et 
3h0, et Manuscrits franc, de la biblioth. du Raï, 1. IV, p. 299 
et suiv.), le catalogue des manuscrits latins et français con- 
servés à la bibliothèque Impériale. On y trouve deux manus- 
crits du texte latin appartenant au fonds Colbert, n°” 3180c et 
3459 4. Tous les deux de la fin du XV° siècle (l’un portant la 
date préçise de 1482) se terminent ainsi ; « Mic est finis quem 
ille imposuit qui est omn. principiü et finis. Anno Dom. 
McçcLXXPVT die XVI mai, qua etiam die illustrissimus 
princeps Rex Franciæ, duobus annis revolutis, inter agentes in 
rebus domus suæ el in consiliart me quamois indignu motu 
proprio duxit eligendum, Quia igitur omnipotens Deus me per- 
duzxit ad finem hujus operis peroplatum, infinitas benedictionis 
gralias reffero, sicut possum, cui cum Patre et Spiritu Sancio 


40 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


est honor et gloria virlus et imperium ab eterno et nunc et per 
infinita seculorum secula. » Ne perdons pas de vue cet explicit, 
au moyen duquel il a été permis à M. Paris de résoudre une 
question qui avait été débatlue jusqu’à lui, parce que les pré- 
cédents critiques, au lieu d’avoir recours aux manuscrits, s’é- 
taient contentés de lire les éditions imprimées qui ne contien- 
. nent pas cette partie finale du Somnium firidarü. Nous 
retrouverons ailleurs ce précieux explicit, revêtu d’un caractère 
particulier qui nous aidera, j'espère, à jeter quelque lueur sur 
uue autre question, celle de savoir à qui appartient le Somnium. 

« La bibliothèque du Roi » (aujourd’hui bibliothèque Impé- 
_riale) « possède six manuscrits du Songe du Vergier en fran- 
« çais : 1° fonds de Notre-Dame, n° 117, in-folio de la fin du 
« XV‘ siècle; 2 fonds de Sorbonne, u° 333, ia-quarto de la 
« même époque ; 3° supplément français, n° 129, in-folio avec 
« quelques notes marginales, même date ; 4° supplément fran- 
« çais, n° 632°, in-quarto un peu plus ancien; 5° fonds de Col- 
« bert, n° 7343 °, in-quarto de la même date que les premiers; 
« 6° et enfin le n° 7058 le plus beau, le plus correct et le plus 
« ancien de tous. Un autre bel exemplaire se trouve encore 
« dans la précieuse collection de M. Barrois; il ne le cède en 
« valeur qu’au n° 7058 de la bibliothèque Royale. » (P. Paris, 
Mém., p. 350, note). Les manuscrits français ne reproduisent 
pas l’explicit des manuscrits latins, circonstance qui confirme- 
rait, si cela était nécessaire, la priorité du texte latin sur le 
texte français, ° 

Il existe deux éditions du Somnium Viridarii et trois édi- 
tions du Songe du Vergier. 


Texte latin (Somnium Viridarii). 


1re édition (1516, Galliot-Dupré). — Aureus (de utraque po- 
testate) libellus (temporali scilicet et spirituali) ad hunc usque 
diem non visus Somnium Viridarii vulgariter nuncupatus : 
formam tenens dyalogi : ac tamdiu Carolo Quinto Francorum 
regi dum viverel dedicatus. In quo quidem libello miles et cle- 
ricus de utraque jurisdilione latissime disserentes tanquam ad- 
vocali introducuntur : el allernalim partes opponentis et respon- 
dentis assumentes jucundissime ac fructuosissime de ambarum 


LE SONGE DU VERGIER. | Ai 


jurisditionum disputant potestate rationes et motiva pro sua 
quisque parte : tam ex jure pontificio et civili quam etiam ex 
sacra pagina in medium deducentes : quibus confutare et extir- 
pare desiderant multiplices interprissas (ut si loquar) et abusus 
in ulraque jurisditione quolidie usantes. Cui reperlori annectit 
alphabeticum precipuas totius libri materias clarissime indicans. 

Ensuite est la marque de Galliot du Pré. 

Au bas : Venundantur parisius apud Galliotum du Pre supra 
pontem beale marie sub intersigno classis auree et in palatio in 
secundo pilari. | 

Ce frontispice est imprimé rouge et noir. Au verso on lit le 
privilége suivant : Extraict des registres du parlement. — Veue 
par la court la requeste a elle baïillee par Galliot du Pre, mar- 
chant libraire de Paris, par laquelle il requeroit defeuses estre 
faictes a lous autres de ne imprimer ou faire imprimer ne 
vendre de trois ans certain livre traictant de la jurisdition 
ecclésiastique et temporelle, appelé le Songe du Vergier par 
le dict Galliot, nouvellement faict imprimer en latin a grans 
fraiz : Veuz aussi plusieurs arrestz et ordonnances de la dicte 
court donnez en pareil cas et tout consideré la dicte court a 
ordonné et ordonne inhibitions et defenses estre faictes a tous 
libraires imprimeurs et autres quelconques que de deux ans 
prochainement venans ils ne impriment ou facent imprimer le 
livre dessusdict et ne en vendent aucun durant ledict temps 
sil nest imprimé ou faict imprimer par ledict Galliot sur peine 
de confiscation de livres et amende arbitraire. Fait en Parle- 
ment, le XXVII iour de may lan mil cinq cens XVI. — Ainsi 
signé : À. Robert. 

Suit la table contenant sept feuillets. — F° I : Incipit liber 
‘Somnii Viridarii, fractans de utraque jurisditione ecclesiastica 
videlicet et seculari. — A la fiu : Ziber Somnium Viridarii cujus 
ulilitas fuscos celebratur ad Indos! hic finem capit optatum. — 
Impressum aulem fuit opus hoc parisius opera et diligentia 
Jacobi Pouchin sumptibus vero et expensis Galioti du Pre 
bibliopole super pontem magnum virginis intacte sub intersigno 
classis auree commorantis. — Venales habentur, etc. — Cum 

_privilegio. 


1 Voici une réclame, comme nous dirions aujourd’hui, passablement em 
phatique; elle est néanmoins un témoignage de la renommée dont nuire 
ouvrage était en possession. 


4Ÿ LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


Ce yolyme, très-petit in-folio imprimé en çaractère gothi- 
ques, contient, non compris le frontispice et la table, cent 
trante-deux feuillets chiffrés. Il n’y a pas de figures *. 

2° éditian (publiée par Goldast, 1612). — Le Somnium F1- 
ridarii a été réimiprimé dans le premier volume de la Monarchia 
sancli Romani Imperi de Goldast. Cette réimpression ne pré- 
sente aucune particularité remarquable. Elle est également sans 
figures. 

Tous ceux qui ont écrit sur Ja matière qui nous occupe s’ac- 
cordent à dire que ces éditions latines sont très-fautives, Aussi 
M. Paulin Paris, laissant de côté les imprimés, a-t-il puisé ses 
citations du Somnium F'iridarii dans l’un des manuscrits indi- 

qués plus haut, 


Texte français (Songe du Fergier). 


1" édition (Maillet, 1491). — Au frontispice : le Songe du 
Pergier, — un pou plus bas : le Songe du Vergier, qui parle 
de la disputacion du Clerc et du Chevalier. — Au verso du fron- 
tispice, une planche représentant Charles V tenant son sceptre. 
Le roi est assis au milieu de deux femmes qui se tiennent de- 
bout, les mains jointes. Celle de droite a pour légende : c’est 
la puissance esprituelle, celle de gauche cette autre légende : 
c'est La puissance seculiere. En face de ce groupe est l’auteur 
endormi sous un arbre. Le roi et les deux femmes paraissent 
êlre gous un dais ou une tente, L'auteur repose ay milieu d’un 


Camus (Lettres. el biblioth. choisie, 3° édit., p. 383; 4° édit., p. 460) 
parle d’une réimpression du Somnium Viridarit, qui aurait été insérée dans 
le dixième volume du Recueil des Traités de droit (Lyon, Renauld, 1544, 
18 val in-f°), Voici en outre ce que dit Savaron (Erreurs et impostures de 
l'Egamen du TRAITÉ DE JEAN SAVARON, etc., Paris, 1616, in-8°, p. 64) : « Le 
« Songe du Verger (sic), imprimé à Paris, chez Galliot du Pré, l'an 1516, et 
« réimprimé aux Traités des docteurs du droit, avec priviléges du roy 
< Henry 11, de l'an 1548, et de rechef du roi Henry III. » Quelles sont les 
éditions dont Savaron et Camus ont voulu parler P J’ai interrogé plusieurs 
savants bibliographes qui n’ont pu m'éclairer à cet égard, ce qui m'ohlige à 
considérer comme la seconde édition la réimpression de Goldast. 

M. Brunet (Manuel du libraire, article Songe du Vergier) et M. Paulin 
Paris (Mémoires, p. 347, en note) ne mentionnent que l'édition de 1516 et 
l’édition donnée par Goldast. Cependant les indications de Savaron et de 
Camus sont tellement précises qu'il y aurait lieu de faire à ce sujet de nou- 
velles recherches. | 


LE SONGE DU VERGIER. 43 


jardin. — Au premier feuillet du texte : Cy commence le pre- 
mier livre inttule le Songe du Fergier du Clerc et du Che- 
palier, «= À la fin du premier livre : Cy fine le premier livre du 
Songe du Vergier. — Au commencement du second livre est 
reproduite la planche ci-dessus décrite; —à la fin de ce second 
livre : Cy finist le second livre du Songs du Fergier, — et 
ensuite : Cy sensuyt l’excusacion de l'acteur de ce present livre 
et comme il le presente au Roy. Ecce soporalus sum et exurexi. 
A la fin: Cy finist le Songe du FVergier qui parle de la dispu- 
tacion du Clerc et du Chevalier. Imprime par Jacques Maillet 
Pan mil cecc. quatre vintz et onze, le vintiesme iour de mars. 

Jn-f° gotb., 2 col., 127 feuillets, y compris les deux planches. 
Sans chiffres, réclames ni signatures. 

2° édition (S. D, Petli). — Au frontispica : le Songe du 
Vergier, lequel parle de ba disputacion du Clerc et du Cheva- 
lier. Plus bas, la marque de Jehan Petit, — Au verso, la même 
planche que dans l'édition de 1491, La planche est reproduite 
au commencement du second livre.— Au verso du 139° feuillet, 
pae planche qui représente l’auteur offrant son livre au roi. 
— À la fin du texta du second livre : 4 Jonneur ef à la louenge 
de nostre Seigneur Jesucrist et de sa tresdigne mere et de toute 
la cour celestielle de paradis a este fait cestuy livre appelle le 
Songe du Vergier, qui parle de la disputacion du Clerc et du 
Chevalier, et imprime a Paris par le Petit Laurens pour vene- 
rable homme Jehan Petit, libraire, demourant a Paris en la rue 
Saint-Jacques, a l'enseigne du Lyon dargent. — Ensuite une 
planche sur feuille séparée, qui paraît représenter un homme 
assis et lisant. 

Petit in-f° goth,, 2 col., 144 feuillets non chiffrés, y compris 
le frontispice et la dernière planche, Signature de A. à Y., plus 
deux cahiers signés de caractères que je ne saurais désigner. 
Cette édition S. D. a été publiée vers 1500 :. 


t 1ly 4 des exemplaires de cetté même édition dont la suscription porte, 
au lieu du nom et de l'adresse de Jehan Petit, Jehan Alisot, libraire, de- 
mourant à Angier. (Brunet, Man. du libr., article Songe du Vergter.) : 

L'avocat Brunet, dans sa Dissertation (Durand de Maillane, p. 508) cite, 
d’après du Verdier, une édition de J. Petit avec la date de 1608. Il y a évi- 
Üemment une erreur d'impression, et il faut lire 1503. Et encore cette date 
est-elle douteusé, cat l'édition n'étant pas datée, on ne voit pas comment 
da Verdier a pu indiquer le millésime d’une raanière aussi re Voir le 
Manuel du libraire, urtiole Songe du Vergier. 


* 


AÂ LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


3° édition (publiée par Brunet, 1731).— Le texte de l’édition 
de 1491 a été réimprimée dans le tome II des Traités de droit 
et libertés de l’Église gallicane, publiés en 1731, in-f° (par Jean 
Louis - Brunet, avocat). Au commencement est une planche 
copiée sur celle de l’édition de 1491. — Le titre : le Songe 
du Vergier, qui parle, etc. , l'indication finale : cy finist,etc…., 
imprimé par Jacques Maillet, etc..., sont conformes à cette 
même édition. 

Cette réimpression contient cent cinquante-trois pages, y 
compris le titre et la planche. Le texte commence à la page 3. 

On voit, par la nomenclature qui précède, que les deux édi- 
tions anciennes du texte français ont précédé la première édi- 
tion du texte latin. Ceci peut s'expliquer facilement en ce qu’a 
la flan du XV° siècle, c’est-à-dire plus de cent aus après la 
_ composition de l’ouvrage, on ne s’occupait plus guère que du 
texte français qui, bien que moins étendu, est en réalité plus 
riche de faits et d’idées. Il est assez probable que les éditions 
du‘texte latin n’ont été publiées que pour répandre l’ouvrage 
dans les pays étrangers, où il jouissait d’une grande considé- 
ration, cujus utilitas fuscos celebratur ad Indos. Quoi qu’il eu 
soit, cette antériorité des éditions françaises a pu induire en 
erreur le petit nombre de critiques qui, faute d’un examen 
approfondi, ont accordé à la composition française la priorité 
sur la composition latine. 

Quelques lecteurs pourront me reprocher l’étendue de ces 
détails; mais dans ces sortes de recherches, l'exactitude des 
dates et la précision des circonstances, en apparence les moins 
importantes, peuvent aider à la découverte de la vérité. Je suis 
convaincu que, si jamais ces études sont reprises pour con- 
firmer ou pour combattre mon opinion sur lautribution du 
Songe du Vergier, les hommes qui entreprendront cette tâche 
me sauront quelque gré de leur avoir épargné beaucoup de 
difficultés matérielles. Je prie donc les lecteurs que ces des- 
criptions minutieuses auraiert fatigués de me les pardonner en 
faveur de leur utilité pratique. 


Durand de Maillane (Libert. de l'Eglise gall., INT, 525 à 616) 
a analysé le Songe du Vergier chapitre par chapitre. La forme 
à laquelle 1l s’est assujetti a l'inconvénient de reproduire ies 
trop nombreuses redites de l’auteur, et le travail est souvent 


” 


_ LE SONGE DU VERGIER. | 45 


fastidieux à force d’exactitude. Il m’a paru que quelques cha- 
_ pitres comportent plus de développement que ne leur en donne 
Durand de Maillane, tandis qu'on peut rendre en quelques 
lignes certaines idées souvent noyées par l’un et l’autre des 
antagonistes, dans un déluge de propositions, d’objections et 
d’argumentations. C’est dans cet esprit que, sans dédaigner la 
fidèle et claire analyse de Durand de Maillane dont je me suis 
quelquefois aidé, je vais essayer de faire connaître, aussi exac- 
tement qu’il me sera possible, ouvrage qui nous occupe. J’au- 
rais pu copier l’élégant extrait de M. Édouard Laboulaye (Rev. 
de législ., p. 10); mais M. Laboulaye n’a pas dit dans son ana- 
lyse tout ce que j’ai à dire dans la mienne, en vue de la Disser- 
tation qui est le sujet principal de cette étude. Et puis, quel 
auteur peut renoncer à l'attrait de faire lui-même son livre? 


ANALYSE DU SONGE DU VERGIER, 


« Cy commence le premier livre intitulé le Songe du Fer- 
gier, du Clerc et du Chevalier :. 

a Audite somnium quod vidi. Ces parolles sont escriptes 
Genesis XXXVII capitulo. Jaçoit ce qu’il soit dit en la saincte 
escripture que oul ne doit croire ès songes ne tenir que les 
choses songées viennent après de necessité comme il est escript 
Levitici XIX capitulo. Et est aussi reprouvé celluy qui faint les 
songes Deuter. XXX et XXXIV capitulo. Est dit que les 
songes ont fait plusieurs errer et foloyer (agir follement). 
Toutesfoys, je ne croy pas que généralement en toutes manières 
les songes soyentne doyvent estre reprouvez. Car le philosophe 
dit que enquist des natures de toutes choses plus subtillement 


. 4 Ce texte est celui de l'édition de 1731, publié par Jean-Louis ‘Brunet, 
sur la première édition française de 1491. Il est facile de voir que dans cette 
édition de 1491 le français de 1376 a été rajeuni. II s’est aussi opéré une 
transformation dans l'orthographe. J'ajoute que l'orthographe adoptée par 
l'éditeur de 1491 a subi en 1731 une nouvelle altération par l’impéritie 
de l’imprimeur. Toutefois je copie servilement le texte et l’orthographe 
de l'édition de 1731, en m'étayant de l'exemple de MM. Paulin Paris et 
Édouard Laboulaye. 

Dans les extraits du Songe du Vergier, insérés dans l'édition des Libertés 
de 1771, publiée par Durand de Maillane, l’imprimeur s’est entièrement 


conformé à l'orthographe de l'édition de 1731. Les fantes les plus grossières 
ont été copiées. 


4ô LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


et plus profondement ne reprouva pas tous songes; et le roy 
Nabugodenosor en songeant vit choses, lesquelles furènt après 
véritables. Comme il appert Danielis i j capitulo. Et ainsi 
comme dit Macrobes sur le songe de Scipion. Maintes fois, il 
avient que nos patolles et nos pensées si engendrent en sbn- 
géant choses telles que nous lés avons dities ou pensées en 
veillant, Et ad ce assez s'accorde Claudien. Communement les 
choses que nous avons de jour pensées en veillant, nous ap- 
parent de nuit en songeant. 

« Tréssouverain et tres redoubté prince, ouyés doricques 
par maniere de retreacion êt desbatement, mon songe et la vi: 
sion laquelle m'est apparüe en mon dormant tout esveillé; 
‘maintesfois me suis tout esmervetllé corninent C'est he par 
quelle aventure que si griefve et si dore division soit entré les 
ministres de sainte Eglise et ceülx de la court seculliere ; car 
mise arriere toute bonne fraternité et toute charité chascun se 
peine et efforce contre Dieu et contre verité de passer les 
termies et les mètes (du latin msta, bornes) de sa juridicion ; 
lesquelles Dieu par sa bonne deliberacion à ordonnées et estue 
blies. Ainsi font contre la Sainte Escripture qui dit que hul ne 
doit passer les metes lesquelles ont esté mises par les anciens 
pores. Et devroit avoir (y avoir) telle fraternité et telle charité 
entre les ministres de sainte Eglise et ceulx de la court secu- 
liere qu’ils fussent comme ung corps et urte ame. Quelle mer- 
veille : deux choses sont par lesquelles te monde 6st gouverné, 
pér le prestre et par le roy4 et doivent estré d’ung accord en< 
semble. Le prestre prie Dieu pour le peuple; le roy si com- 
mande au peuple, Au prestre appartient ouyr les confessions. 
Aa roy des péchés les punicions. Le prestre lie et absout les 
ames. Le roy pour peché tue hommes et femmes. Et en ce fai- 
sant chascun d'eux accomplist la loy divine et de Dieu lé com- 
mendement, Car comme il est escript Dieu a donné le ciel des 
cleulx, c’est à dire les choses espirituellés aux ministres de 
Dieu ; et a laissé la terre aux seigneurs seculiers, et appartient 
aux filz des hommes porter armes et sagectes (du latin sacrrrx, 
flèches) et les fz de Dieu c’est ässavoir les ministres de 
l'Eglise doivent offrir sacrifices et pour le peuplé de Dieu prier 
devotement. Et mon tres redoubté seigneur, en la presence de 
votre majesté cette doubte « esté aultresfois dispntée par ma- 
niere d’esbattement et de collacion, C’est assavoir si la puis- 


LE SONGÉ DU YERGIFR.. | 


sance espirituelle et la puissancé seculiere sont divisées et 
toutes separées en divers supposiz, ou si les deux puissances 
sont sans estre devisées ne auculnement separées, èt én ung 
mesmé suppoët en la persotinä du saint pere de Rommé et 
ainsi comme si je fusse la présent èt eusse ouy tres fôrtes raia 
sons tant pour l’une pattié que pour l’aultre, je commence a ÿ 
penser, et plus fort à ÿmhginer que oncques mais m'avoye fuit. 

Et en tant que de fait là nüÿt ensuivant en somimeillant me 
avint téllé avanture. 

« Car il me fust avis que jé veis une mérveilieuse advtsion en 
ung vergier qui éstoit tres deléctablé et trés bel plein de roses 
et de fleurs et dé plusieurs aultres delil£ [délices), car la vous 
veis en votre majesté royalle assis ; et lors regarday que an costé 
de vostre majesté aviés deux roynes tres noblés et tres dignes, 
l’une à dextre et l’aultre à senestre ; et én dormant commençay 
fort À songer qu’elles roynes ce pouvoient éstre : et vers ln 
” royhe qui éstoit à déxtre tournay mes yeulx, laquélle avoit ut 
tres hohneste et religieux habit, et sur su tesle estoit estript : 
C’esr LA PUÜISSANCÉ ÉSPTRITUELLE. 

« Puis regarday celle qui estoit à sétiestro qui avoit dé tres 
noble devise häbit, mais seculier estoit, Et sur sa teste avoit 
{il y avait) escript: est La ptisbanté sécutrére. Êt me sem- 
bloyent toutes deux de maniere assez piteuse : car en gemissant 
éten plourañt Yers vous s’intlinoyenttres humblement en disant: 

« À toy Roy dé Frante nous fuyons et recourons comme au 
plus tres chréstien et tres souverain prince dés chréstiens, qui 
aimé Dieu et sainte Eglise, qui és vraye lumiere de paix et de 
justice. Et ce devise et signifie le nom'que tu portes : car entre 
les Roys de France qui eurent nom Charles tu es le V, én latin 
Carolüs interprelatur quasi clara lu. Charles est interpreté 
cleré lumiere... 

« Derechiel doncques tres devot Prince, nôa$ te prions nous 
qui sothmes deux sœurs, ét filles de tres haut et souverain Roÿ, 
qui la parfonde sciente et la parfaicte prudence et la noble 
eloquenceé que tu as en toy, tu veuillez mettre et employer, tant 
pour l'honneur de nostre foy que pour la singulière devocion 
que tu as à saincte Eglise et pour tout te bien commun, sffin 
que noz ditz officiers soyent tous à ing en pait et eñ tran- 
quillité. » 

Les deux Roynes continuent d’exalter Îles vertus royales de 


AS LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN ACE. 


Charles V, puis elles reprennent : « Et pour tant ainsi comme 
un oignement souef (onguent doux, suavis) et flairant en ton 
nom espaudu par deça et par dela la mer toutes terres et toutes 
eglises des saintz si racontent tes dons et ausmones et ta gloire. 
Tu es Roy de grant victoire, tu es Roy paisible, car sur tous 
les desirs de ce monde tu aimes, tu procures, tu quiers la paix, 
et la tranquillité de ton peuple ; tout ce que tu penses, tout ce 
que tu fais, tout ce que tu parles est pour la paix de ton peuple, 
les labeurs et les angoisses que tu portes jour et nuit et souffres, 
les conseils que tu assembles, les alliances que tu affermes, 
les amitiez que tu acquiers, ce que tu humilies les orgueilleux, 
que tu fais paour aux princes et menace tes ennemis. 
Et aussi il ne fait mie a oblier comment le Roy Pierre d’Espai- 
gne (Pierre le Cruel) qui estoit grand persecuteur de sainte Eglise 
et de ses ministres et faisoit plusieurs autres inhumanitez a esté 
soubdainement par ton aide et par ta puissance de sa vie et de 
son royaulme privé, et est le royaulme à son frère Henry trans- 
laté, qui a esté un fait moult merveilleux, consideré le grand 
pouvoir et puissance qu’il avoit en Espaigne. Et que dirons 
nous de Bretaigne, lequel pais tu as conquesté vaillamment, 
et si tu as eu les cueurs de tous ceulx du pais, et as mis hors 
Messire Jehan de Montfort, pour ce qu’il donnoit contre toy 
aide, conseil et confort à ton ennemy Edouard d’Angleterre 
contre la foy et le serment qu’il avoit à toy. Tu as recouvré et 
conqueslé comme toute Guienne et plusieurs lieux en Picardie 
et en Normendie, qui n’a pas esté sans grand miracle. . . .. 
« Tres souverain et tres redoubté Prince, puis doncques que 
Dieu et nature te ont donné tant de grace, de puissance et de 
vertu, veuilles oyr et exaulcer noz prieres et fay paix et accord 
entre noz ministres et noz officiers : et certes nous avons plus 
grande fiance en ta discrecion en ton sens et bonne prudence 
que en nul aultre soit clerc ou lay (laïque) de tes conseillers : 
car nous Sçavons assez que plusieurs sont nourris en l'Eglise 
ou des biens de l’Eglise ; et néantmoins ils n’aiment pas l'Eglise 
de laquelle ils ont eu plusieurs biens, en attendant a avoir de 
plus grans, desquelz vouldroyent que la jurisdicion de sainte 
Eglise fut ouverte et estainte per durablement, . ....... 


RE 


LE SONGE DU VERGIER. 49 


L'auteur prend êa parole en son nom : « Mon ,tres redoubté 
seigneur, puis que ces deux Roynes se furent ainsi enclinées 
et les eustes tres doulcement et tres benignement escoutées de 
trestie (n’est-ce pas tres lie, signifiant trés-joyeux?) chiere vous 
les receustes et humblement toutes deux les baisastes en disant 
les paroles d’Alain en son anticlaudian : « Tres nobles et tres 
puissantes Dames et Roynes, en vos faces resplendist l’imaige 
de la Trinité et se doit esmerveiller toute face d’umanité de la 
grant beaulté, du sens et de l’ordonnance et prudence qui est 
en vous... de voz pleurs et de vos larmes, j'ay douleur et 
grant ue. Mais mon (n’est-ce pas comme ?) vicaire 
de Dieu en la temporalité je ne puis estre juge de voz ministres 
par raison, car mon jugement ne procederoit pas sans supe- 
çon. . .......... . Tres nobles Dames queres doncques 
advocatz par lesquelz vous monstrerés d’un cousié et d’aultre 
les griefz et les tors faitz qui se font et ont esté faitz par les 
officiers de la court seculiere contre la jurisdicion espirituelle 
et semblablement les griefz que les officiers de saincte Eglise 
ont faitz au prejudice et jurisdicion seculiere, affin que par voye 
amiable je puisse voz officiers si c’est chose possible a voye 
de verité, de paix et de bon accord ramener, car vostre juge ne 
puis je pas estre, car conime le prestre ne puisse pas éstre juge 
en Ja temporalité, aussi ne peut le Roy de lespiritualité. » 

__ « Adoncques la Royne qui est appelée la Puissance espiri- 

rituelle print et esleut un Clerc pour advocat, qui estoit homme 
de belle eloquence et de parfonde science. Et la Royne qui 
estoit appelée la Puissance seculiere esleut un advocat qui en 
plusieurs et merveilleuses sciences estoit merveilleusement doué 
et adorné. 

« Et lesditz advocatz ainsi racontent les griefz que les offi- 
ciers de l’une partie a fait à l’aultre. Et le Clerc commence le 
premier et propose ses griefz et ses injures, ct allegue plusieurs 
raisons naturelles et canoniques et civiles. Et le Chevalier à 
chascune raison par maniere de dialogue tres subtilement lui 
respond par semblable voie... Lesquelles raisons tant d’une 
part comme d'autre je raconteray ainsi que la petitesse de mon 
entendement et ma memoyre en sommeillant l’a peu concevoir 
et comprendre, et est mon intencion, au nom de la benoiste 
Trinité, de procéder en ce present songe sans aucune chose 
affiner ou absentir ne pour l’une partie ne pour l’aultre, mais 

XXI. | 4 


SO LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


tant seulement comme homme esveillé de soh songe, la raison 
qui m'est apparüe en sommeillant, à vostre royalle majesté 
raconteray. Et pour ce que ce songe est de tres haulte et par- 
fonde matiere, je proteste que en tout ce que par maniere de 
songe je raconterai, ie croy et tiens ce que saincte-Eglise tient, 
croit, ordonne ct establit. » | 

L'auteur dit qu’il écrira son livre simplement: il parle de 
son insuffisance et célèbre le « hault entendement » du Rois 
il termine son prologue en ces termes : « Puis doncques, tres 
souverain seigneur que j'ay en vous parfaicte flance qui suis 
homme de tendre (faible) estude et de rude (du latin rudis, 
simple, non poli) entendement, veuillez moy en pitié soustenir 
tremblant et corriger pechant, reconforter et aÿder vostre es- 
cripvain, car ce petit tractié lequel sera le Songe du Vergier 
appelé, povez corriger, supplier et adrecier (suppléer et redres- 
ser). Ainsi et par telle manicre que en corrigeant et suppliant 
plus grant louenge et plus grant gloire vous soit deue et donnée 
que a moy qui ne suis que votre humble escripvain, laquelle 
gloire en ce siecle et celle qui ja ne fauldra (faillira) vous doint 
le Pere, le fils et le Saint-Esperit. Amen. » 


Commence le Dialogue ; je passe les deux premiers chapitres 
da premier livre, et j'en laisserai beaucoup d’autres à lPécart, 
ainsi que je l'ai fait pressentir plus haut. | 

Chap. 3. Le Clerc dit que les Chevaliers sont dégénérés, qu'ils 
pillent l’Église et les pauvres gens, au lieu qu’autrefois ils « se 
appeloyent fils de saincte Eglise et portoyent l’espée pour la 
foy et saincte Eglise deffendre et exaulcer, et pour les povres, 
les vefves, les pupilles et tout le pays garder et deffendre de 
toute oppression.....Les Chevaliers de nostre temps font en leurs 
salles peindre batailles à pié et à cheval, afin que par manière 
de vision ils preignent aucune delectacion en batailles ymagi- 
natives, lesquelles ils n’oseroyent veoir ne regarder en un ost 
ne de fait si trouver en propre personne ‘.…. Aujourd’huy 
quant nos Chevaliers retournent de la bataille par la grace de 


1 Ce sarcasme contre les Chevaliers paraît emprunté à Pierre de Blois, qui 
vivait dans le XI]° siècle : « Bella tamen et conflictus equestres depingi fa- 
ciunt in sellis et clypeis, ut se quadanr imaginaria visione delectent in 
pugnis quas actualiter viderc et ingredi non audent. » (Z{ém. sur l'ancienne 
chevalerie, par Lacurne de Sainte-Palaye, t.11, p. 46; Paris, 1759-81, in-12.) 


LE SONGE DU VERGIER. 51 


Dieu, ils retournent sans avoir aulcune playe ne blessure, et 
leurs armes saines et entieres, et adoncques apres leur retour 
ils entrent en une aultre bataille en laquelle ils se monstrent 
et se portent plus vaillamment qu’ils ne faisoyent en l’aultre, 
car vous les verrez la boire d’autant et verrez briser a pots 
_tombez, haut parler et mal dire des ministres de Dieu et de 
nostre mere sainçte Eglise. …. 

Chap. 4. Le Chevalier sl au Clerc en accusant les clercs 
d’orgueil et d’avidité ; il fait un tableau curieux de la vie malle 
et somptueuse des gens d'Église. 

Chap. 25. Er réponse au Chevalier qui a fait valoir la pro- 
tection que le roi accorde à l’Église, le Clerc dit : « Las chetif 
quelle deffense veez cy un grant salut et tres bel vous me tollez 
la char et la pel (vous m’enlevez la chair CL la peau) et voulez 
ce salut appeler deffense, » 

Chap. 26. Le Chevalier insiste sur l’obligation où sont les 
gens d’Église d'aider le roi, qui les défend, à supporter les charges 
de l’État. « Aultrement si vous dites que les Roys et les princes 
a leurs coustz et despens sont tenuz de vous deffendre contre 
vos ennemys de toutes oppressions, et leurs corps à mort dis- 
poser affin que vous soyez garantiz et saulvés, et vous sous 
l'ombre vous reposerez paisiblement et delicieusement mange- 
rés ces gras morceaulx, et si n’oublirez pas a verser a ses 
hanaps (coupes) riches et beaulx de ces bons vins délicieux qui 
ne sont pas de Vitry ni de Bayneux, mais seront d’aultre con- 
trée vertz et vineux, et gardans que le vin passe la verdure, 
tant que l’hyÿver dure emplirez vostre saip, soit de Beaulne ou 
de Saint-Porsain*. Et pour ce que vous estes gens d’eglise vous 


1 Dans ce passage, l'intention de rimer paraît manifeste, bien que ja 
forme du vers n’ait pas été employée, du moins dans les éditions que j'ai 
vues, 

Et vous sous l’ombre vous reposeres 
Paisiblement et délicieusement mangerez 
Les gras morceaulx 
Et si n’oublirez pas a verser 
A ses hanaps riches et beaulx 

à De ces bons vins délicieux 
Qui ne seront pas de Vitry ni de Bayneux 
Mais seront d’aultre contrée vertz et vineux 
Et gardens que le vin passe la verdure, 
Tant ques l’hyver dure 
Emplirez votre sain 
Soit de Beaulne ou de Saint-Porsain. 


S9 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE 


bevrez religieusement piteusement et nettement. Piteusement 
tant que la larme vienne a l’œil. Nettement, car vous n’y lais- 
serez riens. Religieusement, a deux mains. Et ja vous chanterés 
ballades, motetz, virelaiz, rondeaulx, et aurez menestriers qui 
joueront de divers instrumens, et puis entrerez en vos chambres 
souefment (doucement)et mollement sans soucy etsans noyse. » 
Cette tirade rabelaisienne est suivie de citations prises dans 
l'Écriture sainte et dans le Code de Justinien. Le Chevalier con- 
clut en disant que «les Clercz ne doivent pas murmurer contre 
le Roy ni le reprendre, se en cas de necessité il prent de leurs 
biens pour le peuple garder et deffendre.…. .” » 

Chap. 27. « Saincte Marie, » s’écrie le Clerc, « vous me dittes 
. merveilles se vous povés, les biens qui ont esté une fois don- 
nés à l’Eglise a vous revocquer et appliquer... » 

Chap. 28 et suivants. Le Chevalier répond que ce qui a été 
donné à l'Église doit être employé en « saintz usaiges » et il ne 
connaît rien de plus suint que le salut du peuple. La discussion 
continue sur cette question jusques et y compris le chap. 34. 

Chap. 35. « Le Clerc monstre que au moins le Roy ne peut 
les privileges de l’empereur revocquer et prouve comment 
l'empereur est seigneur de tout le monde‘, » 

Chap. 36. Le Chevalier prôuve par l’Ancien et le Nouveau 
Testament, par Le Digeste et le Code, et mieux encore par des 
motifs puisés dans le sens commun, que le roi de France n’est 
nullement dépendant de l’empereur d'Allemagne. Son argu- 
mentation est solidement établie, Les bonnes raisons qu’il 
allègue pouvaient le dispenser d’inyoquer à l’appui de sa thèse 
le « roi des mouches à miel » et « le roi des grues. » 

Chap. 37 et suiv. Arguments d’école pour prouver que le pape 
doit ou ne doit pas avoir la suprématie temporelle ?. 


4 Tous les chapitres du Songe du Vergier sont précédés d’un sommaire. 
J'ai copié ici le sommaire du chapitre 35. J'aurai rarement recours à cette 
analyse toute faite. 

3 « Le sophisme des théocrates consiste à identifier à l’âme le pouvoir 
spirituel et au corps 1e pouvoir temporel. Dans ces termes le temporel n’a 
qu’à s’incliner ; mais pour que ces termes fussent acceptables, il faudrait 
d’une part que le spirituel n’eüt point de corps, et de l’autre que le temporel 
p’eût point d'âme. Mais si tous les deux ont en fait corps et âme, la ques- 
tion se complique, puisque le spirituel peut avec son corps être induit au 
mal et à l’erreur et le temporel être conduit par son âme au bien et à la vé- 
rité. » (Géruzez, Hist. de la litiér. franç., t. 1, p. 215.) 


LE SONGE DU VERGIER. ÿ9 


Chap. 70. Après beaucoup d’inuiilités, de part et d'autre, le 
Chevalier présente un argument qui est assez concluant : « Dieu 
vous doint bon jour, » dit-il au Clerc, « dites moy qui ont fait 
les decrets que vous alleguez : certes les evesques de Romme. 
Comment n’avez vous honte de les amener et de les alleguer 
pour ceulx qui les ont fais? » 

Chap. 71 et suiv. Nombreux arguments invoqués par le 
Clerc en faveur du pouvoir temporel du pape, fondés sur le 
sacre des rois. Dans le chap. 76 « le chevalier monstre que 
l’onction du Roy est de voulenté nompas de necessité.... Il 
semble que le Roy ne prengne aucune grace du Saint Esperit 
parce qu’il est oint, consacré et couronné. Et povons ainsi ar- 
guer : par les sacrements seulement qui sontestablis et instituez 
de l’ordonnance de Dieu, aucun si reçoit la grace du don du 
Saint Esperit et nompas par les sacremens qui‘sont establis 
pour l’ordonnance humaine. Or il est certain que l’onction, la 
cousecration et le couronnement des roys ne sont pas introduitz 
de l’ordonnance de Dieu, mais sont establis par l’ordonnance 
humaine; car elles ne sont pas ordonnées en vieil testament, 
car s’ilz estoient, l'Eglise judayseroit en les gardans. Et aussi 
ne sont elles pas ordonnées an nouvel Testament, doncques par 
elles les roys n’ont aucune grace du Saint! Esperit.…. » La 
discussion qui semblait close est continuée dans les chapitres 
suivants. | 

Chap. 88. Ce chapitre se termine par un éloge du roi où 
l’on retrouve les formes déjà employées dans le prologue : « De 
rechief le nom du Roy de France, sur tous roys et empereurs 
est exaulsé, et toute terre par deça et par de la la mer si 
s’esmerveille de la noblesse, de la magnifiance et de la grandeur 
du Roy de France. Concluons donc que jaçoit ce qu’il soit em- 
pereur en son royaulme, et qu'il se puisse empereur appeller 
toutesfois il ne se peut plus dignement appeller que Roy de 
France. » 

Chap. 89 et suiv. Longue discussion sur la prééminence des 


1 Saint est ici écrit comme nous l’écririons aujourd’hui; plus haut, il y 
a sainct qui est l'orthographe de l’époque. Cette observations’applique à un 
graod nombre d’autres mots mal orthographiés ou orthographiés d’une 
manière si différente. Mais je n'aurais jamais terminé cet opuscule, si je 
n’eusse pris le parti de suivre mon édition même dans ses fautes les plus 
apparentes. : 


54 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


” deux pouvoirs. Le Chevalier donne d’assez bonnes raisons 
pour la distinction.à établir entre eux. Le Clerc invoque un 
argument curieux en disant au chapitre 99 : « Il est escripten 
Genesis que Dieu a fait au firinament du ciel deux grands lu- 
minairés, c’est assavoir le soleil par lequel est figurée la puis- 
sance du pape, et la lune par laquelle est figurée la puissance 
royalle. Or est vray que la lune n’a point de lumiere de soy au 
firmament du ciel, fors tant seulement la lumiere qu’elle prent 
dé là puissance él vertu du soleil; doncques la puissance 
royalle n’a nulle jürisdiction fors celle seulenrent qu’elle prent 
du Saint Père. Et est escript ceste raison extra de majorilate 
ei obedientia ex solile. » 

Chap. 100. Le Chevalier répond : « jé dy doncques que 
cette auctorité des deux luminaires qui est mise en la decretale 
solite n’est pas exposée en touchant le sens lilieral, mais seule- 
téht le sens misticque et allegoricque, et pourtant l'en ne doit 
t'aire aulcun argument... » 

Après avoir reconnü que la dignité du pape est plus noble 
que là dignité royale, Île Chevalier invoque un argument de 
fait én faveur de la division des pouvoirs : « Et quant est du 
sécond ou la seconde exposicion veut tendre, c’est assavoir que 
là dignité royalle ést dérivée et descendue de l’autorité du 
Saint Pere, cerles ce n’ést pas verité, car ce qui est premiere- 
ment fait et creé ne peul pas estre descendu ou derivé de ce 
qui est secondement fait et creé. Or est bien vray que a puis- 
sance du Roy fut premièrement trouvée que la puissance du 
Säint Pere, comme il est tout cler par les histoires qui font 
mencioa des rays et des saints peres de Romme. » 

Chap. 121 et 122. « Le Clerc dit que le pape n’est subject à 
aücuñe loy (seculière) et pour ce il conclud qu’il est seigneur en 
la temporalité, » à quoi « le Chevalier respond que le pape est 
ténü ét obligé a garder et tenir les loys naturelles; jaçoit ce 
qu’il ne soit pas tenu simplement a garder les loys positives, 

Chap. 126. C’est le Chevalier qui parle : « ..... Le pape on 
être jugé par homme humain quant son crime à notoire et tel 
que toute l'Eglise est esclandrée pour luy, et s’il ne se veult 
corriger... » 

Chap.1197 et 198. « Le Clerc dit que le pape peut depposer 
tous les roys et princes seculiers..……, » Le Chevalier répond 
amplement au Clerc. Les deux antagonistes s'appuient sur la 


LE SONGE DU VERGIER. 55 


Bible, le Digeste, les Décrétales, Aristote. La meilleure des rai- 
sons invoquées par le Chevalier est celle que tout le monde 
connaît : Reddite que sunt Cesaris Cesari,et quesunt Dei Deo. 

Chap. 131 et 132. « Certes, sire Chevalier, » dit le Clerc, 
«bien est vray que ung roy doit principalement justice garder 
et exercer; mais considerous si les roys et aultres seigneurs 
terriens dé nostrë lemps sont telz et s’ils doivent estre reputez 
vrays seigneurs naturels. Certes je dy que non car ils sont 
vraÿs {yrans..... » 

« Le Chevalier respond que ce n’est spas sa pensée du fait 
de tyrannie tous seigneurs seculiers excuser quant à présent, 
mais le roy de France seulement, et touche aucuns faits du roy 
de France qui sont contraires a faits de tyrannie, et entre les 
autres comment il ayme science en laquelle il fait introduire 
et enseigner son aisné filz, affin qu'il ne gouverne pes son 
peuple par tyrannie. » 

Chap. 133, « Sire Chevalier, je me veuil en auculnes choses 
avecque vous accorder, c’est assavoir que es roys et leurs en- 
fants doivent estre lettrez et amer les escriptures. Mais... Des- 
quelles choses nous povons conclure que ce n'’esi pas chose 
expedient ne profitable que les enfants des roys soient infor. 
mez en plusieurs livres, ne que les roys ayent plusieurs 
volumes de livres 1. » | 

Chap; 134. Le Chevalier répond : « ..…,. Il appert donc 
clerement que ce n’est pas chose detestable; mais est pro- 
fitable mesmement à ung roy avoir plusieurs livres vieulx et 
nouveauix..…. et cst beau tresor à ung roy avoir plusieurs 
livres et grant mullitude. Et si vous oltroye que nul, soit roy 
ou aultre, ne doit tous ses livres estudier esvalement, mais 
doit avoir les ungz plus especiaulx que Îles aultres : car qui 
veult tous savoir n’en seait nul; et ainsi doivent estre les au- 
toritez qui ont esté par vous alléguées entendues. » 

Chäp. 135 et 136. Dans ce chapitre est discutés la question 
des imposilions. 

Chap. 137 et 138. Daus le chäpitre 138 le Chevalier répond 
à ce qu’a dit le Clerc daus le chapitre précédent au snjet des 
Îlatteurs, puis il expose en soixante énouciations les vertus, 

1 On sait qüe Cliarles Ÿ äimait les lettrés et lés protégeait. La Bibliothèque 


(Impériale) lui doit son origine; il était parvenu, à force de soins, à ras- 
sembler neuf cents volumes. 


SG LD DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


les vices, les qualités les passions, les caprices, les erreurs de 
l'humanité. On peut appliquer à ce chapitre les vers du sati- 
rique romain : 


Quidquid agunt homines, votum, timor, ira, voluptas, 
Gaudia, discursus, nostri est farrago libelli. 
(Juven., sat. I.) 


Chap. 141 et 142. Le Clerc veut que si les femmes ne peu- 
vent succéder au trône, leurs enfants mâles plus proches 
en degré y soient appelés. 11 va jusqu’à dire que la cou- 
ronne de France appartenait aux rois d'Angleterre et de 
Navarre. 

Le Chevalier n’a pas de peine à combattre cette proposition. 
Les droits des mâles aux royaumes et aux fiefs y sont prolixe- 
ment établis. 

Chap. 143-144 ef suivants. « Le Clerc monstre que le roy de 
France sans cause et par tirannie detient la duché de bretaigne 
en sa main, et prouve que au duc (Jean de Montfort) doit estre 
restituée ; secondement il prouve par plusieurs raisons qu’il soit 
vray duc et seigneur naturel de bretaigne ; tiercement que posé 
que a luy ne doye estre restituée ne qu’il ne soyt duc de bre- 
taigne, au moins Madame de Pontieure est duchesse et doitestre 
restituée. » 

« Le Chevalier respond que le dit messire Jehan de Montfort 
a esté mis hors de la duché de Bretaigne à juste cause et rai- 
sonnable..…. et confesse assez que le dit messire Jehan avant 
qu’il commist felonie et trahison contre le roy de France son 
souverain et naturel seigneur, estoit vray et naturel duc de 
Bretaigne..…. et respond aux raisons faictes pour Madame de 
Pontieure. » 

Chap. 148. Le Chevalier soutient que nul ne peut usurper 
les armes d’autrui. « Et aussi veulent aulcuns’ dire que les 
bastars ne peuvent pas porter les armes de la lignée ZLege pro 
numerato ff, De verborum significationibus ; Jaçoit ce que en 
aulcun pays les bastars portent les armes du lignaige duquel ils 
descendent ; avec aulcune difference, laquelle coustume est assez 
raisonnäble.... mais. l’on pourroit dire que laditte coustume 
ne seroit pas raisonnable en un hostel royal, comme seroit en 
J’hostel de France, car nul bastard ne devroit porter les armes 
de France ne a difference ne aultrement, ne si ne se devroit pas 


LE SONGE DU VERGIER. , 07 


nommer de celui hostel, car ainsi comme dit une loy, c’est une 
chose si detestable a qui est tresnoble sait homme soit femme 
de estre incontenant (inconfinent) et luxureux et de procurer 
enfans hors mariage, que n'est à ung aultre homme de simple 
estat. Lege si qua tillustris. Codice adoriamur..….. » 

Chap. 149 à 154. « Le Clerc prouve par plusieurs raisons 
que ung homme pour-cause de nature ne doit pas estre dit plus 
noble que uung aultre. » 

Le Chevaller répond que la noblesse en général a pour 
cause la vertu; puis il s’égare dans divers raisonnements 
où il est difficile de le suivre. Le Clerc (chap. 153) dit que 
« celui qui est anobly de nouvel, si est de son propre fait, et 
celui qui est noble par lignaïge l’est du fait de ses parens; 
doncques celui qui est de nouvel anobly doit estre plus hon- 
nouré. Et ad ce propos, disoit Socrates..…... si tu loues aultruy 
pour ce qu’il est de grand lignaige tu ne le loues pas mais ses 
parents; se pour ce qu’il est riche, tu loue les richesses : se 
pour ce qu’il est beau attendez un petit, il ne le sera plus: 
8e tu le loue pour ce qu’il est vertueulx, certes adoncques tu 
le loue proprement... et ainsi il s’ensuyt que celui qui est 
anobly par ses vertus propres doit être plus honnouré. » Le 
Chevalier (chap. 154) répond « qui est noble de lignée doit être 
plus honnouré. » A l’appui de sa thèse il fait une distinction 
tres alambiquée entre la noblesse humaine et la noblesse qu’il 
appelle théologique. « Et quant à Dieu, dit-il, les plus vertueuix 
doivent estre toujours plus honnourez. » Puis, par une transi- 
tion passablement tourmentée, le Chevalier parle de l’origine 
et de 2 nature des guerres; enfin il arrive après bien des dé- 
tours, et avec l’aide de « Monseigneur saint Pol et de Monsei- 
gneur saint Augustin » à dire que « Ja guerre vient de Dieu, 
puisque toute guerre juste tent principalement pour avoir la 
paix et la tranquillité du peuple. » Le Chevalier se trouve con- 
duit par une série de raisonnements à une solution chrétienne 
ct philosophique, à savoir : « que le Saint Pere de Romme ne 
peut pas donner aux crestiens licence de faire guerre contre les 
Sarrasins.... et par conséquent il ne peut donner indulgences 
et pardons à ceulx qui vont oultre mer pour guerroyer les mes- 
creans, ne a ceulx aussi qui vont contre les rebelles de 
l'Eglise... et semblablement que nul ne peut faire guerre aux 
Sarrasins tant comme ilz veulent vivre en paix, comme dit la 


58 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


loy Christianus codice De Paganis, comme le pape Innocent le 
quart le note Cap. quod super his extra de volo, car nul mes- 
creant ne doit estre contraint par guerre ne aultrement pour 
venir à la foy catholicque, XXIII. Questione prima cap. ad fidem : 
et semble que contre les mescreans qui nous guerroyent seule- 
ment nous deussions faire guerre et non contre les aultres qui 
veulent estre en paix... Et ad ce propos fait ce que dit l’apostre 
ad Romanos, vobis jam bella ultra non sunt carnalia peragenda, 
vous ne devez plus faire batailles charnelles : ef Malachie VIII 
‘ab ortu, inquit, solis usque ad occasum magnum est nomen 
meum quare, eic. Mon nom si est grant en Occident et toutes 
gens si sanctifient mon nom et en font oblations. — De rechief 
il n’appartient en riens au Saint Pere de soy entremettre de 
ceux qui sont hors de l'Eglise. Secunda questione prima. Capi- 
tulo multi. Mesmement que les payens peuvent avoir juridic- 
tion et possessions : e£ super bonos et malos facit Deus oriri 
solem suum. Dieu a fait luyre son soleil sur les bons et sur les 
maulvais, Matth. quinto et sexlo capitulo. Et par consequent 
‘ainsi que Dieu les laisse vivre en paix, si doyvent faire les cres- 
tiens, mesmement le pape de Romme ne doit donner pardon 
ne indulsences a ceulx qui leur veulent faire guerre ne aussi 
a ceulx qui guerroyent les rebelles de nositre mere saincte 
Eglise, car les armes des clercs doivent estre oraisons et 
Jarmes..….. » 

Chap. 155, 156, 157. « Le Clerc prouve par plusieurs rai- 
sons que lc pape et les crestiens peuvent justement faire guerre 
contre les Sarrasins et contre ceulx qui impugnent sainte Eglise 
et qui deliennent et occupent son patrimoine, et si croit que les 
divisions lesquelles sont en lialie si y sont advenues pour ce 
que le pape ne tient pas son siege a Romme, et met plusieurs 
raisons par lesquelles le pape devroit mieulx demourer a Romme 
que en nulle autre part. » Le Clerc invoque six raisons pour 
établir que le pape devait retourner à Rome. — Le Chevalier, en 
réponse au Clerc, dit que le pays de France est plus saint, plus 
sûr ej meilleur que Rome : plus saint, parce qu’il y a beaucoup 
de reliques; plus sûr, puisque Îles papes y ont trouvé asile; 
meilleur, parce que « pour certain en la ville de Paris et au 
pays de France est fontaine de toutes sciences delaquelle 
science ysseut plusieurs ruisseaulx. » (Les ruisseaulx sont : 
grammaire logicque, rhétorique, poetrie, philosophie naturelle 


< 


LE SONGE DU VERGIER. | 59 


et moralle; et de ce ruisseau de philosophie yssent plusieurs 
aulires ruisseaulx : aritmetique, musicque, geometrie, perspec- 
tive, astrologie [science des astres], metaphysicque, ethicques, 
yconomicques, politicque, droit civil et droit canon, méde- 
cine, Et que dirons-nous plus? De ceste fontaine descend le 
ruisseau de la saincte theologie.) Et puis une autre raison qui 
doit déterminer le pape a « eslire derneure en France » c’est 
que, « comme dient les mesureurs de mappemonde, Marceille 
est le millieu du monde. » Le Chevalier termine son aryumen- 
tation en reprochant au pape d’avoir pris à son aide « les gens 
de compaighie (des grandes compagnies), robeurs, larrons ou 
meurtriers. » Le Clerc JEUNE le pape d’avoir employé ces 
bandes. 

Chap. 158, 159, 160. Longue discussion entre le Chevalier 
et le Clere sur la douceur et la rigueur des châtiments, Les 
deux antagonistes paraissent enfin s’entendre, car le Chevalier, 
après avoir soutenu que la justice doit être sévère, dit qu’on 
peut « acomparaiger aux bestes saulvaiges les princes et les 
seigneurs terriens qui sont aspres et tirans en exerçant justice 
contre leurs subjectz et ne considerent pas la qualité du delit 
ne de la coulpe (du latin culpa), mais leur seule voulenté et la 
delectation que ils prennent es peines et es tormens tres ex- 
cessifs de leurs subjectz. » 

Chap. 161, 162. Le Clerc et le Chevalier sont d’accord pour 
blâmer le duel judiciaire. 

Chap. 163, 164. Le Clerc repousse la loi civile qui approuve 
l’asure pratiquée par les Juifs. Il veut qu’on les chasse du 
royaume et qu’on les dépouille de leurs biens. Les arguments 
qu’il emploie contre l’usure (le prét à intérél) sont ceux-là 
mêmes qui ont fait dire que les canonistes qui ont proserit ce 
prêt avaient fait preuve de zèle pour les affaires de l’autre 
monde, mais de fort peu de connaissance des affaires de ce- 
lui-c1. 

Les exemples invoqués par le Clerc valent mieux que ses 
argüments ? « Et de faict je cognais tel, lequel a emprunté d’un 
juif XIN francz, desquélz lant pour le sort (le éapilal) que pour 
les usures il a. payé X{III cens francs et encore n’en est-il pas 
quitte. Et qui vouidrait diligemment enquerir, on trouverait au 
royaulme de France cinquante mil personnes desheritez et mis 
a povreté par ces faulx Juifz....., etc. » 


60 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


Le Chevalier convient que l'usure ? est défendue aux Juifs 
comme à tous autres; mais il invoque en leur faveur une loi du 
Code qui défend d’inquiéter ceux qui vivent en repos dans 
l'empire. 

Les chapitres 165 à 182 roulent sur la « divinacion » et 
autres superstitions. 

Le Clerc se montre imbu de tous les préjugés du re Je 
n’ose dire que le Chevalier en soit affranchi; cependant ses 
réflexions sur les songes (chap. 172) sont très-raisonnables. I] 
explique, aussi bien qu’on pouvait le faire à cette époque, com- 
ment les « possedez de l’ennemi » (du diable) peuvent recevoir 
queique soulagement de la musique et de l’emploi des herbes. 
Il admet les reliques, mais en blâmant Ics charmes (chap. 178). 
Les rencontres, les signes des oiseaux , les songes <t autres 
superstitions ne méritent aucune croyance (chap. 182). 

Dans les chapitres 183, 184, 185, ef dans le commencement 
du 186°, il est question de l’astrologie. C’est une continuation 
des sujets traités dans les précédents chapitres. Pour le Che- 
valier, l’astrologie n’est, suivant l'étymologie du mot, que la 
science des astres, tandis que le Clerc en parle surtout au point 
de vue de l’art chimérique qui enseigne à prédire les événe- 
ments par la situation des planètes et par leurs différents as- 
pects. « Savoir doncques, dit le Chevalier, chap. 186, le mou- 
vement du ciel et l’assiette et l'ordonnance des corps celestes 
est chose tres belle et tres delectable et tres proufitable aussi 
en ung roy et aultres princes terriens et généralement en cer- 
tainc creature humaine. Car selon l'oppinion et la sentence du 
philosophe, se c’est chose tres delectable savoir la distinction 
et l'ordonnance d’un noble palaiz et d’une noble montaigne : 
par plus forte raison c’est plus delectabie chose et plus desirée 
savoir cognoistre l'ordonnance du ciel et tout le firmament 
lequel passe en tres grande beaulté toutes les choses visibles, 


i Ce que nous appelons intérêt se dit en latin usura. (GCod., lib. IV, 
tit. 32, De usuris.) Dans le langage du moyen àge, intérêt et usure sont sy- 
nonymes; ce n’est qu’à une époque bien postérieure au règre de Charles V 
qué l’on a qualifié d'usure l’intérêt excessif. La synonymie d'intérêt et d’usure 
ressort bien des termes d’une ordonnance de Louis X, du 28 juillet 1315 : 
« Nulz ne sera contraints par nous à payer usures quelles quelles soient 
à juis (Juifs), et entendons usures quant qui est outre le pur sort (le pur 
capital). (Recueil d'Isambert, t. 1, p. 117.) Je demande pardon aux savants 
de cette explication et de quelques autres du même genre. 


+ 


LE SONGE DU VERGIER. 61 


Mais certes les jugements des estoilles et d’astrologie, quant est 
de cognoistre les choses advenir, sont tres perilleuses et tres 
dangereuses... et pour ce est-il que en plusieurs lieux de la 
saincte escripture telles divinacions d'astrologie si sont def- 
fendues, » Plus loin : « Et tout pour vray se je l’osoye dire un 
bon astrologien ancien ou un bon laboureur de terre-et ancien 
si sauroit mieulx juger quel temps il fera demain que en fe- 
royent plusieurs qui se dient astrologiens. Mais pourtant je ne 
dy pas que ung bon astrologien qui est expert en la science 


‘ n’en saiche mieux et plus parfaictement juger : mais de mille a 


grant peine y en trouvera l’en ung bon. Et tiennent les astro- 
logiens que toutes choses si viennent de nécessité, laquelle 
chose si est tres damnable et reprouvée selon nostre foy. Des- 
quelles choses doncques je puis conclure que les rois crestiens 
et tous aultres princes crestiens en especial ne doivent pas 
adjouster foy a telles divinacions de astrologie. » 

Fin du chapitre 186° et dernier du premier livre. Ce chapitre 
se termine ainsi : « .….. Ung prince si ne doit pas mettre son 
entente de faire ymaiges, et si ne doit pas estre astrologien, et 
si ne doit pas estudier en aulcune science mechanique, c'est a 
dire en aulcun mestier manuel, et si ne doit pas ung roy estre 
rhetoricien ne logicien. Et dit... Virgile en adreçant ces pa- 
rolles au roy des Rommains : Soyes souvenant et soyes remem- 
brant que tu faces ton peuple estre gouverné par gens saiges, 
prudens et discretz qui soient lettrez, par le moyen desquelz et 
par leur bon conseil le peuple puisse vivre en tranquillité et en 
paix... Doncques le principal propos et estude d’un roy doit 
estre de bien regir et gouverner son peuple par le conseil des 
saiges par lesquelz je entens principalement les juristes, c’est 
assavoir qui sont expertz en droit canon et en droit civil, et es 
coustumes et constitucions et droitz royaulx. Par le conseil de 
telz doit estre le peuple instruit et gouverné et nompas par les 
arciens (M. Laboulaye traduit magistri artium, les philosophes), 
jaçoit ce qu’ilz ayent les principes du gouvernement du peuple, 
c’est assavoir de ethicques et yconomicques et de polithicques; 
mais ilz ont ces principes et ceste science en général tant 
seulement, et si n’en ont pas la pratique ne aussy ne le sçau- 
roient ils mettre a effet, et pouvons mettre un exemple : un 
philosophe naturel scait bien les principes de medecine et dire 
les causes generalement et universalement, mais pourtant il ne 


62% LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


sauroit pas guerir ung malade car il n’en a pas la praticque. 
Et si ne croy pas que le roy de France voulsit mettre le gou- 
vernement de sa personne quant à le tenir sain et en bon point 
au meilleur philosophe naturel qui soit en ce monde vivant. » 

« Semblablement un philosophe moral si cognoist et svait 
bien les principes en général et en confus de toutes lois et de 
toutes constitucions, mais pourtant il ne sauroit deffendre ne 
juger des cas particuliers, car ce appartient seulement a un 
juriste ou bon coustumier qui a l'experience et la praticque 
des cas particuliers. Et ainsi que medecine si est la pratique 
de philosophie naturelle, aussi la science de droit est la pra- 
ticque de philosophie morale, quant a toutes ces aultres trois 
parties, c’est assavoir ethicques, yconomicques et politique. 
Je dy doncques ainsi que le roy si ne commet pas volentiers le 
gouvernement de sa personne au plus saige philosophe naturel 
qui soit au monde vivant, aussi ne devrait-il pas commettre la 
charge ne la cure du gouvernement de son peuple a un phi- 
losophe moral, posé encores qu’il scect tous les livres d’etbi- 
ques de yconomiques et de politicques. Jaçoit ce que aulcuns 
arciens s'y présument tant de soy car il leur est bien advis que 
l’en leur fait grant extorsion quant le monde si n’est gouverné 
par eux et par leur conseil et appellent les juristes ydiotz. Poli- 
ticques a tout honneur des artifices : Erperientia est rerum 
magistra, experience est mere de toutes choses : chascun voit 
et cognoyt par experience lesquelz sont plus 1idiotz les juristes 
ou les artistes, quant a bien et deument conseiller le gouver- 
nement du peuple et quant a bien juger, ex fructibus eorum 
cognoscelis eos, l’en peut congnoistre ung chascun par ses fruitz 
el par ses œuvres. Je vouldroye doncques que chascun se tint 
en ses termes. Les termes et les mettes (bornes) des philosophes 
est de bailler les principes du gouvernement du peuple sans 
en avoir la practique ne l’exercice; mais les juristes si en ont 
la praticque et l'exercice, comme il a été dit et touché. » 

« Cy fine le premier livre du Songe du Vergier. » 

MARCEL. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 63 


DES CONQILES D'ORLÉANS, 


CONSIDÉRÉS COMME SOURCE DU DROIT COUTUMIER 
ET COMME PRINCIPE DE LA CONSTITUTION DE L'ÉGLISE GAULOISE. 


.Par M. J.- Eugène BIMBENET. 
PREMIER ARTICLE. 
PRÉFACE. 


L'origine du droit coutumier en Franoe est encore aujourd’hui 
le sujet d’une grande incertitude. | 

Les auteurs les plus justement célèbres, malgré l'unanimité 
de leurs décisions, n’ont pu fire cesser le doute à cet égard. 
La raison en est simple : cette unanimité est plus apparente que 
réelle, et ces décisions ne sont pas assez affirmatives pour at- 
tester chez ceux de qui elles émanent, une entière conviction 
et la faire partager. 

Pour Montesquieu, Merlin, M. Laferrière et M. Guirot, les 
seuls dont il sait utile d’invoquer l'autorité, l'introduction du 
droit coutumier est une conséquence des invasions des Nor- 
mands, de la barbarie dans laquelle la France fut alors plongée; 
et l’époque de l'adoption de cette légisifion est celle de l’insti- 
tution de l’hérédité des fiefs, 

Cependant Montesquieu admet une autre cause de l’introduc- 
tion du droit coutumier, lorsque, remontant à l'établissement 
des Francs, il voit dans l’application de la loi salique et dans 
l'avantage que les Gaulois trouvaient à vivre sous cette loi, à la 
différence de ce qui se passait dans les parties de la Gaule sou 
mises aux Burgundes et aux Wisigoths dont les lois traitaient 
aussi favorablement les Romains que ces peuples, l'origine de 
la décadence du droit romain!. 

Cette observation acquiert un grand poids lorsque le même 
auteur combattant, il est vrai, la doctrine qui tendait à faire 
considérer la loi salique comme constituant la loi coutumière, 


1 Au chap. 4, liv. XXVIIT, intitulé : Comment le droit romain se perdit 
dans le pays du domaine des Francs et comment il se conserva dans le pays 
du domaine des Goths et des Bourguignons. 


64 HISTOIRE DU DROIT. 


car de graves écrivains ont été jusque-là, reconnait, cepen- 
dant, que la loi salique doit être considérée comme le point de 
départ de l’expansion et de l’adoption de la législation coutu- 
mière ‘. 

C’est bien ainsi que l’entendaient les Capétiens et à plus forte 
raison, évidemment, les Mérovingiens; Philippe le Bel dans 
sa Charte de la constitution de l’Université d'Orléans (1312), 
proteste que son royaume n’est pas régi par le droit écrit, mais 
qu’il l’est par les usages et la coutume. Regnum nostrum con- 
suetudine moribusque precipuë, non jure scripto, regitur. Il re- 
connaît, à la vérité, que plusieurs provinces sont soumises au 
droit écrit ; mais il fait remarquer que c’est un effet de la tolé- 
rance des ne ses prédécesseurs et de la sienne propre, ex per- 
maissione primogentiorum nostrorum et nostra; et non pas pour 
que ses sujets soient soumis à ce droit, non ut juribus scripiis 
higentur; mais à la coutume en s'inspirant du droit écrit, sed 
consuetudine juxta scripti juris exemplar moribus introducta; 
et que s’il est en vigueur dans certaines parties de ses États, ce 
n’est que comme un moyen d’érudition et de préparation à la 
saine intelligence du droit coutumier : Juris script dogmata.… 
præparant ad consuetudinum intellectum. 

Cette théorie des temps anciens, rapprochée des aperçus de 
Montesquieu, jette une vive lumière sur les ténèbres qui cou- 
vrent le moment où le droit coutumier s’est produit, et le fait 
remonter à l’époque même où la monarchie franque s’est con- 
stituée. 

Et cependant Montesquieu retarde jusqu’à la Constitution 
féodale l’avénement de ce droit. 

M. Laferrière, dans une profonde et savante discussion sur 
l’origine des coutumes, enseigne qu’elles n’ont d’autre origine 
que la féodalité, qu’elles sont étrangères et même opposées à la 
loi salique, et qu’elles se sont établies pendant les désordres et 
l'oppression des IX:°, X°, XI° et XIT° siècles ; mais il reconnaît ce- 
pendant que la question de EL des coutames est un Jrene 
problème historique®?. 

Merlin adoptant une seule des opinions de Montesquieu sur 
l'origine du droit coutumier, ne voit dans cet événement que le 


1 Chap. 12, Liv. XXVIT, Des coutumes locales. 
4 Histoire du droit français, t. 1°", p. 85 et suiv. 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 6 


résultat de la barbarie, conséquence de l’invasion des Nor- 
mands, qui fit disparaître, avec la science de la lecture, la lé- 
gislation écrite’. 

Et enfin M. Guizot, seul, adopte d’une manière affirmative 
Pétablissement du droit coutumier comme contemporain de 
la Constitution de la féodalité et l’attribue à la disparition du 
pouvoir central, principe d’unité dans les lois nationales, mal- 
gré leur diversité?, 

Cette controverse repose en grande partie sur la distinction 
qui a été faite entre la loi écrite et la coutume. 

Mais n’est-ce pas se livrer à une véritable exagération que 
de prétendre établir une différence entre les lois et les cou- 
tumes, par cela seul que les premières sont écrites et que les 
secoudes ne le sont pas? 

Sans avoir la témérité de nous mêler à ceux qui ont discuté 
sur l’époque à laquelle la loi salique a été écrite, ne nous sera- 
t-il pas permis de la considérer, elle-même, comme un véritable 
recueil de coutumes? 

Quelle que soit en effet cette époque : qu’on adopte le système 
de Leibnitz qui veut que cette Joi ait éfé faite, pour employer 
l'expression de Montesquieu, avant le règne de Clovis, tandis 
que ce dernier auteur soutient qu’elle ne peut avoir été rédigée 
avant que les Francs sortissent de la Germanie, puisque ce peu- 
ple u’entendait pas alors la langue latine *. 

Qu'on fasse remonter, avec Montesquieu, la rédaction de 
cette loi au règne de Théodorick d’Austrasie®, c'est-à-dire au 
_ Visiècle, ou qu’on la date seulement de l’année 613 à l’année 628, 
comme l'enseigne M. Guizot*, ou enfin qu’avec M. Pardessus, 
M. Laferrière et M. Eugène de Rozière, celui-ci écrivant sur 
Merkel, le système de Leibnitz soit définitivement consacré par 
la science, et que l’on considère la rédaction de la loi salique 
comme étant antérieure au baptéme du premier roi chrétien‘; 


1 Répertoire de jurisprudence et Esprit des lois, liv. XXVIIL chap. 11. 

2 Civil. en France, t. 1I, p. 263. 

3 Liv. XXVIII, chap. 1, Caractère des lois des peuples germaïns, 

* Le même, méme chapitre. 

6 Tome Ie, p. 267 et 291 (Histoire du droit français). 

« Histoire du droit français, t. III: Époque française, de la page 78 à la 
page 86. — M. de Rozière, Revue historique du droit français, 1" livraison, 
p. 69 et suiv. 

XXL. . 


6 RISTOIRE QU DROIT. 


en un mot, que la loi salique soit considérée comme ayant 
été en vigueur seulement au moment où elle fut écrite, ou 
comme l’ayant été antérieurement à sa rédaction, est-il pos- 
sible de la considérer autrement que comme une loi pureinent 
coutumière? 

M. Guizot, et après lui M."Henri Martin, n’hésitent pas à lui 
reconnaître ce dernier caractère. 

Le premier rattache cette loi à des coutumes recueilliea et 
transmises de générations en générations lorsque les Francs 
babitaient l'embouchure du Rhin, et qui furent modifiées, éten- 
dues, expliquées et rédigées en lois à diverses reprises depuis 
cette époque jusqu’à la fin du VIH: siècle *. 

M. Henri Martin pense qu'elle fut revisée de vive voix dans 
un mäâl (assemblée générale) de la tribu sur laquelle régnait 
Clovis, et il prétend, d'après le témoignage de MM, de Savi- 
gny et Guizot, « que le texte de la loi salique n’est qu’un 
« extrait incomplet de la coutume orale écrite par un particu- 
« lier?. » 

Les lois salique et ripuaire ont donc, dans cette qualification 
de loi, un titre usurpé. Quoiqu’elles ne fussent pas écrites, elles 
n’en reçurent pas moins cette qualification; ou plutôt on ne le 
leur donna pas moins quoiqu’elles ne fussent que des cou- 
tumes, alors même qu’elles furent écrites. 

C’est à la définition des lois romaines l'ayant, elles-mêmes, 
empruntée aux lois de la Grèce, qu'il faut attribuer cette 
distinction très-exacte, alors, entre le droit écrit et la cou- 
tume. 

Mais ce qui convient à une certaine époque ne convient pas 
à une certaine autre, 

Le mot loi vient, il est vrai, du mot fego. Et comme la loi 
romaine écrite était placée en regard de certains usages dont 
elle admettait l'application, sa définition était rigoureusement 
vraie. 

Elle cessa de d’être sous l'empire de la barbarie opposant, 
chez un peuple sans lettres, la loi qui n’avait pas besoin d'être 
écrite pour avoir ce caractère, au droit écrit opposé, lui-même, 
chez un peuple civilisé, au droit qui ne l’était pas et qui n’avait 
été que le complément et l’auxiliaire du droit écrit. | 


1 Tome I, p, 269. 
4 Histoire de France, t. 1*, p. 139. 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 67 


Et de même que lea coutumes n’en ont pas moins constitué 
le droit coutumier après leur rédaction, de même lea cou- 
tumes germaniques n’en ont pas moins çonstitué une loi sous 
les dénominations de salique et ripysire, même pour les temps 
où elles n'étaient pas écrites, | 

D'ailleurs, comment acçorder une importance aussi grande 
aux fois salique et ripuaire et même aux capitulaires que 
celle accordée à la loi romaine, forsqu’on lui gppose le droit 
coutumier pour le distinguer du droit écrit? | 

Les étudès auxquelles on peut se livrer de ces loïs en s’éclai- 
rgnt du flambeau que M, Guizot porte devant pous ‘, appren- 
nent qu’il est impossible de ne pas voir 8 quel point elles 
étaient iasuflsantes pour régler les actes de Ja vie civile 
. même la plus humble. | 

$i nous suivons la décomposition des chapitres et des articles 
de la loi salique, nous voyons, en premier lieu, qu’elle n’est 
qu’un Code pénal. Sur 408 articles, 343 sont consacrés à la pé- 
nalité, 65 seulement sont consacrés à tous Îles autres sujets, 

Comment done attribuer à une semblable législation le ca- 

racière de loi proprement dite, et ne pas lui donner comme 
cortége nécessaire, les usages et les coutumes sans lesquels 
elle p’aurait pu régler les actes de la vie civile, même celle des 
peuples auxquels elle était imposée? 
" « Aussi, dit M. Guizot (L Ie, p. 286), son existence at-elle 
« été précaire et courte, et dès le X° siècle, peut-être, elle était 
« remplaçée par une multitude de coutymes locales auxquelles 
« elle avait beaucoup fourni, mais qui avaient également puisé 
« à d’autres sources : dans le droit romain, dans le droit ta- 
« non, dans les nécessités de circonstance. » 

Que si ne nous arrêtant pas à la loi ripuaire, qui ne nous in- 
téresse qu’à un moindre degré, nous passons à l’examen des 
Capitulaires, nous voyons que leur insuffisance était au moins 
aussi considérable que celle dont éiait viciée la loi saliqué 
pour régler, sans le complément des coutumes, le droit des 
personnes et des choses, 

Charlemagne a rendu soixante-cinq Capitulaires, composés 
de 1,151 articles, dont 130 appärtiennent à la législation pé- 
nale et 110 à la législation civile ?. 


1 Tome 1°", p. 271 et suiv. 
3 Tableau analytique des Capitulaires de Charlemagne, t. T1, p. 164, 165 


68 HISTOIRE DU DROIT. 


A ce sujet M. Guizot fait remarquer que la première de ces 
deux législations offre peu d'originalité et d'intérêt. « La légis- 
« lation pénale n’est guère en général, dit-il, que la répétition 
« ou l'extrait des anciennes lois salique et ripuaire, lombarde 
« et bavaroise, etc. La législation civile n’en offre guère davan- 
« tage en cette matière. Aussi les anciennes lois, les anciennes 
« coutumes continuaient d’être en vigueur, CnsremagDe avait 
« peu à s’en mêler‘. » 

Ainsi pouvons-nous remarquer, dès à présent, que ces lois, 
loin de s’opposer à l’introduction des coutumes, la favorisaient. 

À mesure que nous ayançons dans la voie des Capitulaires, 
leur nombre diminue, 

Louis le Débonnaire n’en publia que vingt-six, n’ayant, en 
tout, que 362 articles, sur lesquels 36 appartiennent à la légis- 
lation pénale, et 24 à la législation civile?. 

Charles Je Chauve en publia cinquante et un, en 29 articles, 
dont 17 appartiennent à la législation pénale, et 4 à la légis- 
lation civile ?, 

Louis le Bègue n’en publia que trois, en 22 articles; un seul 
appartient à la législation pénale, et aucun à la législation 
civile *. 

Carloman en publia trois, en 18 articles, dont 5 appartien- 
nent à la législation pénale, et aucun à la législation civile ‘. 

Eudes n’en publia qu’un seul ne contenant qu’un seul article, 
rangé dans l’ordre de la législation de circonstance *. 

Et enfin Charles le Simple en publia trois, en 10 articles, 
appartenant tous et exclusivement à la législakion de circon- 
stance. 

Il est vrai que pour ce qui concerne l’état des personnes et 
des biens, les Capitulaires se référaient à la législation cano- 


et 166. Le reste appartient à la législation morale, à la législation politique, 
à la législation religieuse, à la législation canonique et à la législation de 
circonstance. 

1 Pages 171 et 172. 

3 Page 265. 

3 Pages 266 et 267. 

+ Page 267. 

5 Page 268. 

6 Page 268. 

T Page 269. 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 69 


nique *;-et cependant les chiffres qu’on vient de produire sont 
une grande démonstration de ce que ces actes législatifs avaient 
d’insuffisant. 

Aussi ne peut-on les assimiler à une véritable législation et 
à la loi romaine qui, malgré l'abondance de ses dispositions 
et son caractère civil prédominant, souffrait l’application de la 
coutume, tandis que les Capitulaires étaient inférieurs à la cou< 
tume elle-même, soit par leur propre nature, soit par la diver- 

sité des contrées et des classes auxquelles ils s’adressaient. 
= La conquête des Francs a donc eu pour effet immédiat de 
transporter au sein des Gaules le droit coutumier et de l’oppo- 
ser au droit écrit. 5 

Mais une révolution de cette nature ne peut être que progres- 
sive ; la loi romaine universellement adoptée dans l’ancienne 
province soumise à la haute influence du clergé romain n’a pu 
en être soudainement effacée; et la substitution du droit nou- 
veau au droit ancien a dû être lente. 

C’est précisément cette lenteur qui jette quelque doute sur le 
moment où l’abandon du droit ancien pour le droit nouveau a 
dû s’opérer et qui, en même temps, permet de rechercher et 
de suivre cet abandon dans son œuvre préparatoire, afin de 
déterminer ses résultats définitifs, et d’arriver, ainsi, à recon- 
naître l’époque à laquelle ils appartiennent. 

Pour se rendre un compte exact de cette situation il faut 
prendre en considération celle des deux peuples qui mettaient 
en présence le droit ancien et le droit nouveau. 

Nous avons tâché d’atteindre ce but en étudiant la querelle 
qui s’est élevée, dans le monde savant, sur le caractère de la 
conquête et la nature des rapports qui se sont établis entre les 
Francs et l'épiscopat romain. 

Cette querelle, si elle n’est pas résolue, est au moins résumée 
par Montesquieu dans sa réfutation du système de l’abbé 
Dubos. 

Nous avons compris qu’elle devait être exposée, et qu’un 
choix devait être fait entre les deux opinions en s’appuyant sur 
les documents historiques appartenant à cette époque. 

Ces documents sont les lettres de saint Avit, du pape Anas- 
tase, de saint Remi à Clovis, et celles de ce prince aux évêques 


1 Page 172. 


40. _ HISTOÎRE DU Droit. 


de la Gaule, éditées par Sirmond et annotées par lui et par 
Binivus : et les canons des conciles d'Orléans. 

Ces lettres contiennent, en effet, la démonstration la plus évi- 
dente de la situation que le clergé catholique gallo-romain prit 
à l'égard des Francs, et de celle que les Francs prirent à son 
égard. 

Les conciles tenus à Orléans de l’année 511 à l’année 51$ 
sont la justification de ces situations respectives, et de celle 
que la conquête fit aux habitants de la Gaule. 

Si ces conciles n'eussent eu d'autre bnt que celui de régler 


_ des matières dogmatiques ou de discipline cléricale, nous n'au- 


rions pas abordé un tel sujet; mais ces conciles n'avaient uñ 


caractère religieux que dans la mesure des institutions de ces 


temps. 

Alors l'épiscopat était investi d’une puissance tout à la fois 
spirituelle et temporelle; les malheurs de la décadence de l’em- 
pire avaient produit cet effet ; l’élément civil était done, alors, 
inséparable de l'élément religieux; rien de grave n6 pouvait 
se passer dans l’ordre politique et administratif sans que les 


prélats intervinssent; et comme ils ne pouvaient le faire que 


dans la forme qui prédominait alors, les actes intéressant la 
constitution politique et civile des peuples ne pouvaient se pro- 
duire que dans les grandes assemblées du haut clergé, seul 
représentant et seul mandataire de toutes les classes de la so- 
ciété à cetté époque. 


La ville d'Orléans a reçu dans ces murs ces grandes assem- 


blées au moment où le vainqueur, qui ne l'avait été qu'à cer- 
taines conditions, traitait du sort du peuple vaincu avec ses dé- 
fenseurs. 

Ce fait historique est immense; et cependant les historiens, 
soit qu’ils aient entrepris de raconter les événements généraux, 
soit qu’ils n'aient recherché que les sources du régime légal et 
traité de son développement en France, ont passé à côté de ces 
tonciles et semblent les avoir dédaignés. 

Il les ont pris, sans doute, pour des réunions spéciales dans 


lesquelles l'épiscopat ne s’occupait que de la discipline et de 


l’organisation intérieure de l’Église et des monastères, c’est à ce 
seu} point de vue que M. Guizoi, lui-même, se place lorsqu'il 
examine rapidement quelques-uns des canons des conciles des 
années 511, 533 et 538. 


DES é0NCILES D'ORLÉANS. qi 


1E d'en est pus ainsi, ilest vrai, de AAoques autres : Montes- 
quieu, M. Henri Martin, M. de Petigny *. 

- On remarque dans le premier ces mots qui, à éux seuls, con- 
dennent toute une révélation de la naturé des rapports qui se 
éont établis entre les prélats romains et les Francs : plus les 
Tvähes jurent sûrs des Romains, moins ils les ménagérent. 

Le secand, eppréciant lé caractère du concile Lenu à Orléans 
au cours de l’année 511, dit qu'il fut un véritable traité entre 
tes deux puissantes qui se partageaient la Gaule. 

Et le troisièthe, en retour des libéralités dont Le roi emrithisiait 

l’Église et des larges concessions qu’il lui faisait, y voit des ya 
rantles qu'il avati le droë d'exiger et que l'Église s'est empressée 
de lui offrir". 

C'est done sets les auspices de ces justes et profondes obser- 


1 Étyde de Fhrictoire des lais et des institutigns de l'époque méropin- 
gienne. 

3 Depuis que ces lignes sont écrites, l’auteur a lu un ouvrage intitulé : 
Histoire de l'Église de France, publiée par M. l'abbé Guettée (1857), dans 
loqüel se trouvent les passages suivants : 

« L'action politique des évêques, aus tèmpe méfovingians, s4 manifeste 
« particulièrement dans les conciles ; on ne doit pas considérer ces conciles 
« comme des assemblées purement religieuses. À dater du premier concile 
« d'Orléans (511), ils sont aussi politiques que religieux, à part de rares 
x exceptions. — C'était dans ces conciles qu’on agitait les plus hautes ques- 
«tions relatives aut intéréts du pays, qu'on réglait les rappotts qui devaient 
« exister entre les différentes races..., » ete... (T, JI, p. 7 de j'intreduction 
intitulée e Caup d'œil général sur l’époque mérovingienne.) 

Et plus loin : « C'est pour n'avoir pas considéré l’action épiscopale sous cg 
« point de vue qu’on a mal interprété les décrets des conciles. » (P. 8.) 

Plus loi encore, t. II, p. 73, et en cela M. l'abbé Guettée nous semble 
adopter une grave erreur et tomher dans une regrettable contradiction, il 
ajoute eu parlant du concile de 511 : « Leg évêques ne sa proposaient pas 
«un but politique dans leurs décrets; mais en travaillant dans l'intérêt de 
« la religion, leur action eùt pour résultat nécessaire la fusion des deux 
« tâces ét leur civilisation. » 

Et enfin : « A dater du concile d'Orléans, le premier, à proprement parler, 
» de l’épaque méravingienne, en ne dôit plus considérer les congçiles comme 
# assemblées purement religieuses. » 

Ces appréciations viennent se réunir avec plus d'énergie encore, parce 
” qu’elles sont plus développées que les premières, à celles ci-dessus citées ; 
é’est donc avec émpressement qu'on les reproduit, et on le fait sans hésita- 
tian, qudique l'ohvrage de M. Guettée ait encourn la peine disciplinaire de 
l'index. Certes l'autarité de la cour de Rome est bien cpmpétente paur décider 
d’une question dogmatique; mais elle ne peut atteindre les faits historiques 
et enlever aux actes solennels des temps passés leur véritable caractère. 


72 HISTOIRE DU DROIT. . 


vations que nous nous sommes livré à un examen sérieux de 
ces actes solennels. : 

Ce n’était pas assez d’étudier le premier de ces conciles ; 
ceux qui l’ont suivi sont le complément indispensable de ses 
canons; et en etfet ils nous conduisent à la solution de la 
grande question des conditions d’existence de ces deux peuples 
d’abord juxtaposés, et dont l’un devait faire passer progressi- 
vement l’autre sous sa domination. 

À cet égard il semble impossible de rencontrer des éléments 
plus décisifs de démonstration que ceux qui nous sont offerts 
par ces documents. 

Notre œuvre sera donc accomplie si, interprétant ces actes 
dans leur véritable sens, nous établissons : 1°les relations de 
l’épiscopat gallo-romain et du fondateur dela monarchie franke 
au moment où celui-ci, à la tête d’un très-petit nombre de guer- 
riers, s’avance de la Meuse à la Somme et de la Somme à la 
Loire ; 2 les transformations profondes que subit le régime légat 
des populations gauloïises du nord de la Loire attestées par le 
premier concile d'Orléans et par ceux qui se succèdent dans 
- cette ville jusqu’à l’année 549. 


Mais si, par la nature des institutions de ces temps, l’élément 
religieux a dicté la loi des deux peuples en présence, par une 
conséquence nécessaires il a dicté sa prppre loi. 

Interrogeant les événements politiques au milieu desquels 
l'Église gauloise agissait, nous la voyons dans.un état d'isole- 
ment si absolu de l’autorité et de la direction du souverain pon- 
tificat (non encore défini il est vrai, mais dans le sentiment 
unanime des populations chrétiennes, déjà prédominant) qu’elle 
nous apparaît se constituant elle-même ; ce qu’elle n’eût certai- 
nement pas fait s’il lui eût été permis de recourir à cette autorité 
et à cette direction. 

La nécessité à laquelle l’Église gallo-romaine obéissait 
alors, lui faisant une destinée différente de celle qu’elle aurait 
eue si elle avait dû continuer d'obéir à la loi de l’empire ou si- 
elle eût été libre de consulter le chef de la chrétienté, devait se 
perpétuer : l’Église gauloise, en contractant l’habitude d’agir 
exclusivement par et pour elle-même, a jeté les bases d’une 
constitution qui lui est devenue particulière. | 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 73 


- Et de même que les conciles d'Orléans nous montrent l’élé- 
ment romain s’effaçant devant l’élément germanique, le se- 
cond absorbant le premier, et la loi romaine disparaissant 
pour faire place à la loi salique ou au régime de la coutume ; 
de même aussi ils nous montrent l’autorité du Saint- Siége 
perdue dans les troubles de l’Italie et de la Gaule, et l'Église 
de cette dernière contrée se séparant, jusqu’à un certain 
point et dans nne certaine mesure, de la métropole religieuse. 

Et de même que le régime légal se développe dans des con- 
ditions d’une nature particulière, de même aussi la constitution 
indépendante de l’Église gauloise et le mouvement qui lui est 
propre se développent pour rester, à perpétuité, sa loi unique 
et la régir exclusivement à toutes autres Églises catholiques. 

Enfin, de même que l’époque de l'introduction du régime 
coutumier doit être fixée à l’époque de la tenue des conciles 
d'Orléans, de même on doit rattacher à ces grandes assemblées 
de l’épiscopat gallo-romain ce qu’il a été convenu d’appeler 
dans la suite des temps : les libertés de l’Église gallicane. 

Tel est le plan de ces études et tel est le double but que nous 
avons suivi et que nous nous sommes proposé. Dans l’ac- 
complissement de cette tâche, nous avons respecté le conseil 
de M. Laferrière, et cherché le système social qui a donné nais- 
sance aux coutumes ; nous avons appliqué ce précieux ensei- 
gnement von-seulement à cette partie de notre étude, mais 
encore à celle qui avait pour objet la constitution de l’Église 
gauloise. 

Notre méthode, à cela près de ces rapprochements entre les 
_ faits généraux et les deux grands faits particuliers qui devaient 
en ressortir, & été simple ; elle s’est hornée à interroger les 
textes. 

Il semblerait que tous ces éléments suffisent à l’accomplis- 
sement de la double tâche dont on vient de tracer la marche: 
il reste cependant un devoir à remplir, celui de justifier cette 
proposition dès à présent posée : qu'aucun des conciles tenus, 
soit en Orient, soit en Occident, avant et depuis le concile de 
511, ne contiennent même le principe des délibérations sorties 
de cette assemblée; et qu’ainsi il n’y a aucune assimilation 
possible entre ce concile et ceux qui ont été célébrés dans le 
monde catholique. 

Il suffit, pour accepter cette proposition, de jeter un coup 


L 


74 HISTOÏRË DU DROIT. 

d’œil sur les titres ou résumés des canons du eoncile de 511; 
fe caraëtère particulier de ses délibérations n’est pas une 
des moindres démonstrations de la différence qui existe entre 
ée concile et ceux qui l’ont précédé et suivi dans les autres 
contrées, même celles de la Gaule. 

Ce n’est pas assez : il est indispensable de donner une atten- 
tion soutenue à ces conciles antérieurs. 

‘Avant de fonder l'Église, fl fallait fonder le dogme, et c’est 

à ce travail que se sont consacrés les prélats de l'Orient. 
. Aussi l’on doit remarquer que les conciles tenus dans le pays 
qui, le premier, a vu la lumière évangélique, depuis celui de 
Jérusalem remontant aux premiers siècles, et en y comprenant 
même ceux tenus en Italie depuis cette époque jusqu’à l’année 
370, n’ont eu d’autre mission que de combattre les innombra- 
bles hérésies qui ont agité les temps primitifs du christia- 
nisme. | 

On conçoit facilement qu’un très-petit nombre de ces déli- 
bérations eussent un autre caractère que le caractère dogma- 
tique, et plus facilement encore qu’ils n’entrassent dans aucuns 
détails pour la réglementation du régime légal; l’Église pro- 
fessait la soumission aux lois, elle rendait à César ce qui ap- 
partenait à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu; et les 
lois de l'empire n'étaient méconnues que lorsque leurs rites et 
leurs symboles, dont à la vérité elles étaient surchargées, se 
confondaient avec les principes du paganisme. 

1 fallait fixer la séparation du baptême et de la circoncision, 
l'époque de la célébration de la pâque afin de la distinguer 
de la pâque judaïque; s'opposer avec ardeur à toutes les 
croyances, à l’expansion de tous les systèmes précurseurs de 
la grande hérésie arienne ; et quand cette hérésie se manifesta 
nettement définie, il fallut réunir tous les eHorts de lortho- 
doxie pour refouler et anéantir le principe de la pluralité des 
dieux qui, sous le voile de l’adoration d’un Christ inconsub- 
stantiel, menaçait de reprendre son empire. 

Alors la partie réglementaire des conciles se réduisait à com- 
‘battre le mélange des superstitions de l’idolâtrie dans les céré- 
monies du culte des chrétiens, ou bien à rappeler les peuples 
enclins aux licences permises par les cultes précédents à la 


4 V. la grande collection des conciles de Sirmond. 


DES CONCILÉS D'ORLÉANS. 75 
pureté qui devait tte, surtout, la plus éclaiante victoire de la 
loi évangélique sur le pi pauisme. 

Et lorsque la pérsécution vint à sévir contre les adorateurs 
d'un seul Dieu mänifesté à l'humanité par son Verbe, il fallut 
statuer sur le sort de ceux qui avaient succombé dans cette 
épreuve, soit en sacrifiant aux faux dieux, soît en prenant leur 
part des chairs immolées , ou de ceux qui avaient iérité l’im- 
putation de traditeur en livrant lés saintes Écritures ou les vases 
sacrés, ou les noms de leurs frères en religion aux persécuteurs, 

Aussi tous cés conciles, quelque célèbres qu’ils soient et 
quelqüe iüfluence qu’ils aient exercée sur la Foi dogmatique, 
ont été ihsuffisants pour réglementer l'Église livrée, longtemps 
encore, aux dissensions et à l’anarchie. 

Quelques-uns, il est vrai, ont ajouté au principe de la foi des 
décisions réglementaires, et le plus considérable d’entre eux, 
celui de Nicée, semble avoir pourvu à cette tâche ; mais une 
grande incertitude règrie à ce sujét, et il est admis sans contes- 
tation, à cet égard, qu’il ne décréta que vingt canons, concer- 
nant tous la discipline ecclésiastique ou les hérésies qu'il 
voulait combattre, et que s'il nous apparaît aujourd’hui dans 
les recueils avec un nombre bien plus considérable de déci- 
sions, elles ne lui appartiennent pas ; que par le respect qu’il 
inspirait à la chrétienté, et pour leur donner une plus grande 
autorité, on a attribué à ce concile des canons absolument 
étrangers à ses délibérations, et qualifiés à cause de cela de 
canons arabiques du concile de Nicée. 

Mais outre leur puissance légiférante et leur autorité juri- 
dique en matière de foi, beaucoup d’entre eux jugeaient les 
contéstations nées à l'occasion des élections des évêques et 
des circonscriptions diocésaines. 

Il arrive donc de l’examen des actes de ces assemblées que 
si ôn les considère au point de vue de leur influence sur le 
. régimé légal, il n’est aucune de leurs dispositions qui puisse 
être relevée comme ayant le caractère des canons des conciles 
d'Orléans, et particülièrement du premier. 

Flieurÿ l'avait bien compris, et nous le voyons faire une 
grande distinction entre les conciles étrangers à la Gaule et 
ceux qui ont été célébrés dans cette contrée ; il consacre à ces 
derniers une Désignation spéciale et il les qualifie de conciles 
des Gaules: 


76 HISTOIRE DU DROIT. 


Toutes ces assemblées commencent au V- siècle; cependant 

la ville d'Arles avait été, dès l’année 314, le siége de l’une 
d’elles ; et comme à partir du Ve siècle elle a reçu trois autres 
conciles dans son enceinte, on a peine à s'expliquer cette dis- 
tinction entre celui du IV° siècle, comme ne devant pas être 
mis au nombre des conciles des Gaules, et ceux du V° ayant été 
célébrés dans la même ville, et compris au nombre de ceux 
qualifiés de conciles des Gaules. 
_ Elle s'explique cependant : dans le premier il s’agissait de 
terminer la querelle suscitée par les donatistes de Carthage à 
l’évêque de cette ville, Delfius Cécilien, faussement accusé 
d’être un traditeur des Écritures et des vases sacrés au temps 
de la persécution ; et les dénonciateurs de l'évêque suppliaient 
l’empereur Constantin de convoquer un concile dans la Gaule 
pour juger ce prélat, parce que le crime de traditeur y était 
inconnu. 

L'empereur réunit le concile à Rome; la décision de cette 
assemblée n'ayant satisfait aucune des parties, la querelle se 
réveilla bientôt à Carthage, et l’empereur, pour y mettre un 
terme, convoqua, au cours de la même année (314), le concile 
d’Arles. Ce concile examina la cause de Cécilien, et profita de 
cette occasion pour prendre vingt-deux décisions; mais le 
motif principal de la réunion du concile n'intéressait pas véri- 
tablement l’Église d'Occident ; et l’on conçoit que malgré les 
délibérations canoniques du premier concile d’Arles, il ne soit 
pas considéré comme étant de ceux qui doivent appartenir à. 
l’Église gauloise. 

Il n’en est pas ainsi du second, réuni en 452 et 453. Il n’avait 
d’autre but, il est vrai, que de réglementer quelques parties de 
Ja discipline religieuse, et de combattre les restes des idolâtries 
très-répandues dans la Gaule méridionale; et tout l’intérêt de 
ces décisions était concentré sur le territoire soumis à l’auto- . 
rité des prélats qui le composaient ; on comprend cependant 
qu’il commence, avec celui tenu à Angers, la série de ce que 
l'on a appclé les conciles des Gaules, tandis que le premier, 
quoique tenu dans la même ville en l’année 314, soit rangé 
dans la catégorie de ceux qui n’appartiennent pas à cette 
contrée, 

On remarque bien, il est vrai, parmi les canons de ce 
second concile d'Arles, quelques dispositions, en petit 


DES CONCILES D ORLÉANS. 71 


nombre, qui peuvent être mises en rapport avec quelques-unes 
de ceux des conciles d'Orléans ; mais, d’une part, ce ne peut 
être avec les canons du concile de 511; et de l’autre, on ne 
peut savoir si ces canons n’appartiennent pas aux conciles d’Or- 
léans, car le deuxième concile d’Arles n’a pas un caractère 
bien grand d'authenticité; on ne sait pas au juste sa date, ni le 
nombre, ni le nom des évêques qui y ont pris part, et l’on 
s'accorde à penser que les canons qu’on lui attribue sont tirés 
d’autres conciles. 

1] faut donc, dans Île rapprochement à faire entre les conciles 
d'Orléans et les conciles antérieurs, se placer en dehors des 
dispositions canoniques des conciles d'Orient, d’Afrique et 
même d’ltalie, et s’en tenir aux conciles des Gaules; et même 
il faut se séparer des premier et deuxième conciles d’Arles. 

Il n’en sera pas de même du concile d'Angers tenu en l'an- 
née 453; quelques-uns de ses canons peuvent se rapporter, 
non pas à ceux du concile de 511, mais à ceux qui ont suivi 
celui-ci dans la ville d'Orléans jusqu’à l’année 549; et comme 
d’ailleurs ils n’intéressent que les détails minutieux de la disci- 
pline ecclésiastique, ils ne peuvent avoir la moindre impor- 
tance pour la solution de la question que l’on examine ici. 

L'ordre chronologique nous amène au concile de Tours (462). 
Cette qualification donnée à celte réunion de buit prélats est 
une grande exagération; ce n'était à vrai dire qu'un simple 
synode, et ses délibérations ne pouvaient avoir d'application que 
dans la circonscription métropolitaine ; on la considère comme 
n’ayant eu d’autre but que de réprimer les abus et les licences 
introduits dans les communautés religieuses et dans la cléri- 
‘ cature à la suite des guerres et des troubles qui désolaient la 
Gaule à cette époque. 

Ilen est de même de celui de Vennes ou Vannes, tenu à peu 
près en même temps, et par conséquent dans les mêmes cir- 
constances par un plus petit nombre de prélats, et dont les ca- 
nons rentrent dans l’esprit de ceux du concile de Tours; et à 
plus forte raison du troisième concile d'Arles, tenu par treize 
évêques seulement, que l’on fait, il est vrai, remonter à la 
même année 462, mais dont la date est très-incertaine et qui 
‘ne s’occupa que des querelles de l’école de Lérins, située dans 
l’étendue du diocèse de Fréjus. 

Il ne reste plus d'autre concile des Gaules antérieur à celui 


78 7 BISTOIRE PU DBOIT. 


convoqué dans Ja ville d'Orléans en l’année 511, que le cone 
cile d’Agde convoqué dans cette ville en l’année 506, Certaines 
de ses délibérations canoniques semblent être en rapport di- 
rect avec celles du concile d'Orléans, traitant de l’administra- 
tion des biens de l'Église confiés aux évêques, et pourraient, 
à cet égard, enlever à ce dernier Je caractère spécial qu’il faut 
lui attribuer. 

Ces observations faites et sans en abandonner les résultats, 
il importe de mettre en présence ces canons des conciles an- 
térieurs à celui de 511, en quelques lieux qu’ils aient été célé- 
brés, et las canons de ce concile lui-même, dans les parties où 
se trouvent réglés les biens de l’Église, aucun auire rappro- 
chemént, et particulièrement celui qui concernerait l’état des 
personnes et le régime légal, n’étant possible entre les canons 
de çe dernier concile et ceux des conciles qui l'ont précédé. 

Pour atteindre le but qu'on se propose ici, il est nécessaire 
de reproduire les principaux textes des canons, et notamnient 
ceux des deux conciles tenus à Carthage le premier en l’ânnée 
397 ou 98, le second en l’année 400, et ceux du poncile d'Agde, 
en l’année 506, c’est-à-dire cinq années seulement avant le 
premier concile d'Orléans. 

Le trente ef unjème canon du troisième concile de Carthage 
s'exprime ainsi : L’évêque usera des biens de l'Église comme 
dépositaire et non comme propriétaire, et l’aliénation qu’il en 
aura faite, sans le consentement et la souscription des clercs, 
sera nulle‘. 

Le quatrième canon du cinquième concile tenu dans la même 
ville défend à l’évêque d’aliéner les biens de l’Église sans l’au- 
torisation du primat de la province ou du concile; encore fallait- 
il que la nécessité de cette aliénation fût démontrée ; dans le 
cas où le primat ne pouvait être consulté, si l'urgence était 
telle que la vente fût absolument nécessaire, l’évêque devait 
soumettre la proposition de l’opérer aux évêques voisins qui, 

après avoir fait une information, pouvaient autoriser la vente ; 
et si l’évêque ne se conformait pas à cette formalité, il devait 
être cité devant le concile ?. 


# « Üt épiscopus rébus ecclesié tanquatñ coniriténdatis, not tariqtant 
Propriis mtatur..…., » etc. 

2 « Placuit etiam ut rem ecclesiæ nemo veadet, quod si aliqua mecessitag 
cogit, hane insinuandam esse primati provinciæ, etc... » 


DES .CONCILES D'ORLÉANS | 79 


Enfin le concile d’Agde contient plusieurs canons analogues 
à ceux qui viennent d’être cités : le sixième défend aux évè- 
ques de vendre ou de donner les oblations faites à l’Église, 
parce que, dit-il, cé qui est donné pat les fidèles, pour le salut 
de leur âme, appartient à l’Église et non à l’évêque :. 

Le quatrième prononée la peine de l’exclusion de l'Église 
contre ceux qui retiennent ce que leurs parents ou eux-mêmes 
ont donné, soit à l’Église, soit aux monastères, et il les qualifie 
de meurtrier des pauvfes ?. - 

Le septième, invoquant l’autorité des anciens canons, porte 
que les évêques ne peuvent aliéner ni les maisons, ni les vases 
sacrés, ni les esclaves, ni les autres biens servant à la subsis- 
tance des pauvres, et il reproduit les dispositions du canon du 
quatrième concile de Carthage ci-dessus cité, sur le mode da 
l’aliénation des biens de l’Église, en cas de nécessité. 

Le vingt-deuxième s’exprime ainsi : Il est permis aux prêtres 
et aux clercs, soit de la ville, soit du diocèse, de retenir leg 
biens de l’Église suivant la permission de l’évêque, sauf le droit 
de l’Église et sans pouvoir les vendre ou les donner, sous peine 
d’indemniser celle-ci sur leurs PFApren biens et d’excommuni- 
cation ?, 

Enfin le cinquante-neuvième afranchit de la prescription 
les biens donnés aux clercs à titre de collation *, 

Si l’on rapproche ces dispositions canoniques de celles con- 
tenues dans les cinquième, quatorzième, quinzième, dix-sep- 
tième, vingt-troisième et cinquante-neuvième canons du pre- 
mier concile d'Orléans, on peut, au premier abord, être frappé 
de quelque similitude entre leg uns et les autres. 

Eucènxx BIMBENET. 


(La suite d une prochaine livraison.) 


1 « Quia hoc ille qui donat pro redemptione animæ suæ non pro com- 
modo sacerdotis probatur offere, etc... » 

% « Vélut necatotes pauperum... àb ecclesiis excludantur. 

5 « Quod si fucæint et facta venditio noñ valsbit.. et eomtmunione pri 
vonfuf. » | 

a Jque proprium præscriptione temporis DOD VOCepEUT. » 


80 ENSEIGNEMENT DU DROIT. 


DISCOURS SUR L'ENSEIGNEMENT DU DROIT, 


Prononcé par M. BATBIE, 
professeur suppléant à la Faculté de droit de Paris; 


À LA RÉUNION DES DOCTEURS EN DROIT. 


Messturs, 


Permettez-moi de faire servir notre fête ! aux travaux dont 
elle est le couronnement. Quelques réflexions où je me propose 
de mettre en relief le but à poursuivre ne vous paraîtront pas 
trop sévères. Vous me les pardonneriez d’ailleurs en considé- 
ration des sentiments qui les inspirent, et de l’utilité qu’elles 
ont pour nous tous. 

La première recommandation, que je dois vous faire, s’adresse 
à vos cœurs; elle tend à resserrer les liens de votre confra- 
ternité. 

Chaque homme trouve, au début de sa carrière, des cama- 
rades qu’il ne choisit pas et que la ressemblance des études 
rapproche fortuitement. À l’âge où ces amis se rencontrent, 
leurs âmes s'ouvrent aisément et tendent à se pénétrer avec la 
chaleur de la jeunesse. C’est l’époque de la vie qui développe 
les plus pures sympathies et les amitiés sans arrière-pensée , 
sans réticence, sans nuage de rivalité. Plus tard, les individua- 
lités se prononcent et deviennent exclusives; les intérêts sé- 
parent les hommes, et leur action est d’autant plus efficace que 
J’âme se refroidit. Les amitiés qui se forment entre les hommes 
mürs sont presque toujours de tièdes relations, nouées par 
l'intérêt personnel, et la moindre contradiction suffit pour les 
renverser. Cultivez donc, avec soin, la confraternité qui vous 
unit; c’est, pour l’avenir, une provision d’autant plus pré- 
cieuse qu’il est difficile de la renouveler quand elle vient à s’é- 
puiser. Que jamais les succès ne vous divisent, et, quelle que 


1 Cette allocutiou a été prononcée au banquet que la conférence des doc- 
. teurs en droit avait offert à son président, M. Batbie. 


DISCOURS DE M. BATBIE, 81 


soit la destinée qui vous attende, que ceux d’entre vous, dont 
la carrière sera plus heureuse, soient applaudis par les autres; 
que ceux dont le succès sera lent profitent des progrès que les 
autres feront dans la vie et reçoivent l’appui des mieux favo- 
risés.. Ne vous indignez pas contre la fortune lorsqu’elle vous 
paraîtra sourde, et ne vous enorgueillissez pas de ses faveurs, 
si elle vous seconde. Efforcez-vous seulement de rétablir le 
niveau entre vous par la réciprocité du dévouement. 

Reportons maintenant nôs esprits sur les conditions intellec- 
tuelles de la carrière où je vous ai précédés. 1! y a plusieurs 
‘ opinions sur les devoirs qu’elle impose et les qualités qu’elle 
demande. 


Quelques esprits étroits veulent que le professeur se borne à 


expliquer la loi, telle qu’elle est, et qu’il s’interdise toute obser- 
vation critique, toute vue d’amélioration, toute réflexion phi- 
losophique. Cette méthode serait la négation de la science, et 
enseignement, ainsi réduit, ne dépasserait pas les bornes 
d’une préparation à l'examen. Ce système est approuvé des 
hommes timides qui, par une exagération de l'esprit conser- 
vateur, veulent qu’on respecte les dispositions bonnes ou 
mauvaises, sans aucune distinction. 

Je ne crois pas, Messieurs, qu’il soit impossible d’allier le 
respect dû à la loi écrite avec les droits du libre examen. Tout 
en recommandant aux auditeurs d’observer les lois, tant qu’elles 
ne sont pas révoquées par les pouvoirs constitués, le profes- 
seur, pour peu qu'il soit habile, pourra exposer ses idées per- 
sonnelles, et, pourvu qu’il s’exprime avec modération, l'autorité 
de la loi, comme statut positif, n’en sera pas diminuée, 

Des auditeurs auxquels notre enseignement s’adresse, les 
uns ne dépasseront pas le cercle de la pratique. Pour ceux-là, 
la philosophie des lois est, si l’on veut, une superfluité par rap- 
port à l’exercice de leur profession ; mais elle conserve, au point 
de vue de leur valeur morale, une grande utilité, puisqu'elle 
relève le niveau de leur-intelligence et de leurs sentiments, 
D’autres seront appelés, par la confiance des électeurs, à déli- 
bérer sur. les lois, de telle sorte que par les futurs législateurs, 
formés à notre école, nous pouvons influer sur la législation 
comme nous agissons sur la pratique par les hommes d’affaires 
et les magistrats. Si la philosophie est bannie de l’enseignement 
du droit, qui apprendra aux législateurs de l’avenir les mérites 

XXI. 6 


+ 


 _] 


ss 


82 ENSEIGNEMENT DU DROIT. 


des lois bonnes à consérver et les vices de celles qu’il faudrait 
réformer? | 

De deux choses l’une ; ils l’apprendront de nous ou de leurs 
études personnelles, puisque l’enseignement de la faculté est 
l'enseignement supérieur, et qu’au-dessus il n’y a pas d'autre 
degré. Eh! bien, je le demande, ne vaut-il pas mieux que la 
philosophie de la loi soit enseignée par des professeurs expés 
rimentés que si elle était abandonnée au hasard des réflexions 
individuelles? Si ce dernier parti était le meilleur à suivre 
pour la philosophie du droit, il le serait pour toutes les par- 
ties de la science et il faudrait conclure à la suppression de 
l’enseignement. Oui, Messieurs, le professeur doit être, avant 
tout, un jurisconsulte philosophe, et j'ajoute que s’il abdi- 
quait cette qualité, sa mission 8e réduirait à presque rien; car, 
il ne serait plus qu’un praticien sans pratique, et qu’un savant 
sans doctrine. | 

Ulpien disait: Vos sacerdotes sumus, et chacun de répéter 
cette phrase avec une aveugle admiration. Non, le juriscon- 
sulte n’est pas un prêtre lié par des dogmes immuablies. C'est 
un philosophe qui étudie le passé et le présent, le regard 
tourné vers lavenir, qui fouille le sens des lois écrites pour 
les juger, en connaissance de cause, et préparer les amé- 
liorations dont elles sont susceptibles, S'il analyse patiem- 
ment les textes, il ne perd jamais de vue la loi naturelle, qui 
est la mesure des lois positives et la source de tous les 
progrès législatifs. 

L’ambition d’un professeur, qui a quelque élévation dans l’es- 
prit et dans les sentiments, doit être d'employer l'influence que 
sa position lai donne sur les jeunes générations, afin de laisser 
sur les hommes de son temps une trace profonde et durable. 
Or, pour arriver à ce résultat, il faut que le professeur ne né- 
glige aucun des moyens d’agir sur son auditoire. 

Une science solide lui est nécessaire pour acquérir l’estime 
et la confiance de ses auditeurs. Maïs de quoi lui servira Le tré- 
sor si la sécheresse de l’exposition rebnte ceux qui voudraient 
Pécouter? Il faut qu’à l’érudition s’allie la grâce de la parole et 
que la science soit servie par la chaleur oratoire. Aux jeunes 
auditeurs il faut parler chaudement, si l’on veut entrer avec 
eux dans une communication fécende.  . 

L'intelligence humaine a été bien faite par le Créateur. 


# 


DISCOURS DE M. BATBIE. 83 


A côté de la raison qui conçoit, Dieu a placé l’imagination 
qui colore les idées ; c’est l’association de la faculté du beau 
avec la faculté du vrai. 

Ne brisons pas ce tout harmonieux et entretenons avec soin 
les deux grandes puissances de notre âme. Séparée da la rai- 
s00, l’imegination n’est que la folle du logiss isolée de l’ima- 
gination, la raison n’est qu’un corps décharné, un dessin sans 
couleur ; réunies, la raison et l’imaginetion forment le mouve- 
ment, la vie, la puissance. Un orateur, à quelque genre qu’il 
appartienne, est irrésistible lorsqu'il se présente à son audi- 
toire avec l’autorité d’une haute raison et les ni d’une 
imagination brillante, 

Jetez vos regards en arrière et voyez quels sont les profes 
seurs dont la postérité .a retenu les noms ? — À Poitiers, Bon- 
cenne a laissé un grand souvenir parce que la chaleur de l’avo- 
cat le suivait à l’école; ses élèves sentuient l’âme de l’orateur 
palpiter sous ses savantes leçons, et c’est à cause de cette belle 
alliance de l’éloquence et de l’érudition, que ceux qui vivent 
encore parlent de cet illustre maitre avec tant d’admiration. 

Vous avez tous lu les leçons de Boitard et, tous, vous êtes 
convaincus par cet exemple qu’un esprit élégant peut animer 
les plus arides sujets, Boitard, Messieurs, a eu la destinée de 
mourir jeune, dans la pleine lumière de son talent et de son 
succès, sans avoir essuyé les traits de l’envie; car, il avait le 
don de plaire qui attire les amitiés ardentes, dissipe les haines 
paissantes et entraîne l'indifférence. Tous ceux qui l’ont connu 
parlent de lui avec émotion, et s’accordent à dire que, le jour - 
où il mourut, la jeunesse perdit un grand professeur et la 
France un des hommes qui l'auraient le plus honorée par le 
talent, 

La-faculté de Paris a eu l’honneur de compter parmi ses 
membres l’illustre Rossi, philosophe, économiste, juriscon- 
sulte, grand esprit, en un mot, et j'ajoute grand citoyen. Par- 
tout où le poussèrent les vicissitudes de sa carrière politique il 
se manifesta par la double puissance de l'intelligence et du ca- 
ractère. La Suisse, la France et l'Italie l’ont, tour à tour, compté 
parmi leurs hommes éminents, et déjà le pays où il était né a 
donné aux patries adoptives de Rossi l’exemple des manifesta- 
tions en l’honneur de sa mémoire. C’est un juste hommage 
rendu à l’homme qui combattit pour le progrès des institutions 


M 


# 


84 ENSEIGNEMENT DU DROIT. 


de son pays, passa les plus belles années de sa vie en exil (ter- 
rible peine dont les succès, obtenus loin de la patrie, ne dé- 
truisent pas l’amertume), et revint mourir sur la terre natale, 
martyr des idées pour lesquelles il avait souffert. Lorsque les 
passions politiques auront fait silence autour de ce nom, je 
suis assuré que la Faculté de Paris imitera l’Université de Bo- 
logne, et que dans quelques années on nous réunira autour de 
la statue de Pellegrino Rossi. 

La puissance de Rossi, comme professeur, tenait à l’élévation 
de sa pensée et à la distinction de son langage. 

Boncenne, Boitard, Rossi, voilà nos ancêtres et nos modeles! 
Il est assurément difficile de les suivre, et je reconnais que la 
pature leur avait prodigué des faveurs particulières; mais 
quand on choisit un modèle pour l’imiter, il faut le prendre 
haut, afin de tenir constamment son esprit en éveil. Les mo- 
dèles secondaires sont peu favorables aux progrès, parce qu'ils 
ne provoquent que faiblement les d'efforts. Les meilleurs sont 
ceux qu’on appelle inimitables, expression qui a pour but de 
manifester l’admiration publique pour les hommes auxquels 
elle s’applique, non de décourager ceux qui sont assez éner- 
giques pour tenter limitation. | 

Encore quelques mots, Messieurs, car j'ai à vous mettre en 
garde contre le plus déplorable des défauts. Croyez-moi; évi- 
tez celte forme d'enseignement qu’on appelle scolastique et 
qui pourrait se définir : l’exposition aride, sans ornement, sans 
mouvement, sans couleur. . | 

Ce froid langage ne convient pas à la parole publique et 
moins encore à l’enseignement scientifique. L’orateur religieux 
ou politique et l'avocat ont pour auxiliaire l’émotion qui naît 
des intérêts attachés à leurs discours. Nous, au contraire, nous 
n’avons d’autre moyen, pour échauffer notre auditoire, que no- 
tre propre animation. N’ayant rien à attendre du dehors, 
obligés de tout puiser en nous-mêmes, ne recevant aucune ex- 
citation de nos auditeurs, notre premier soin doit être d’entre- 
tenir, dans nos âmes, l’ardeur pour la science et de rechercher, 
pour nos discours, la forme la plus propre à répandre parmi la 
jeunesse l’amour de la vérité. Gardons-nous de faire la guerre 
à la passion; il y aurait erreur à croire qu’en cherchant à l’é- 
teindre on rend service au développement de l'intelligence. La 
passion, Messieurs, est une grande force pour le bien et, quand 


DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHRZ LES ROMAINS. S8$ 


elle est mise au service de la science, elle est pour les idées le 
plus puissant des remorqueurs. Cherchons donc à la diriger, 
non à la détruire ; c’est de ce foyer que viennent l’éloquence, 
les grandes pensées et les belles actions, et il n’y a pas 
d'exemple que dans les poitrines où la passion ne grondait pas 
ait jamais battu le cœur d’un homme d'élite ! | 


RÉPONSE AU MÉMOIRE DE M. JORDAO 


LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHEZ LES ROMAINS. 


A M. le Directeur de la REVUE CRITIQUE DE LÉGISLATION 
ET DE JURISPRUDENCE. 


Monsieur, 


Dans la livraison de mai 1862 de la Revue critique de législation 
et de jurisprudence, vous avez inséré un mémoire de M. Jordäo, 
avocat général à la Cour de cassation de Portugal, intitulé De 
la propriété littéraire chez les Romains, et traduit du portugais 
par M. L. Bonneville de Marsangy, avocat à la Cour de Paris. 
L'aateur a bien voulu mentionner un de mes anciens travaux 
sur la même matière; mais il en fait, en même temps, une ap- 
préciation que j’éprouve le besoin de rectifier. — Je viens vous 
demander la permission de le faire, en quelques mots, dans la 
Revue même, tout en saisissant cette occasion de remercier le 
savant auteur du mémoire et son habile interprète de l’honneur 
‘qu'ils ont eu la bienveillance d’accorder à l’un de mes travaux 
Personnels, remontant déjà à près de dix années. 

Le Mémoire de M. Jordäo se termine ainsi: « Les efforts 
« tentés par M. Adolphe Breulier pour nous faire admettre 
« l'existence chez les Romains d’une propriété littéraire régie 
« par le droit commun (Du droit de perpétuité de la propriété 
«intellectuelle, p. 18 ct sujv.), ne prouvent qu’une chose, 


86 HISTOIRE DU DROIT. 


« l’habileté avec laquelle ce savant avocat français a confondu 
« la propriété du manuscrit tant qu'il n’est pas publié, nropriété 
« reconnue dans tous les temps et que Cicéron avait en vue: 
« dans ce passage de sa lettre à Atticus : « Placet ne tibi pri- 
« mum edere injussu meo, * avec /e droit exclusif de reproduc- 
« tion après la publication, qui n’était pas admis par le peuple 
« romain. Ce droit, comme nous aurons occasion de le dé- 
« montrer, n’a jamais été reconnu ni garanti jusqu’à la décou- 
« verte de l’imprimerie, qui vint, ainsi que le dit Villemain 
« (Cours de littérature franç., 32° leçon, marquer l'ère de la 
« raison humaine. » | 

M. Jordäo prête ioi à mes efforts des intentions et une portée 
qu’ils n’ont jamais eues. Et d’abord, la portion de mon livre 
sur la propriété intellectuelle, à laquelle fait allusion l’auteur 
portugais, n’est qu'une rapide introduction historique, à peu 
près indépendante de la partie théorique de l’ouvrage, et qui 
avait été publiée à part, deux ans auparavant, au commence- 
ment de 1333, dans le journal le Droit ; d’ailleurs, dans cet ex- 
posé de faits, j'ai dit et constaté moi-même que « les Grecs et 
« les Romains ne nous ont laissé aucune trace de prescriptions 
” « législatives, édictées dans l’intention spéciale de reconnaître 
« ou de protéger le droit des auteurs. Ce n’est pas sérieusement, 
« ajoutais-je, qu’on pourrait vouloir tirer parti, dans ce sens, 
« du fait relatif au fils d'Eschyle, et raconté par le lexicographe 
« Suidas, ou des recherches des plagiaristes tels que Scellier, 
« Abercrombius, Salden et autres... Gomme le ditavec raison 
« M. Renouard, en parlant de ces érudits qui avaient fouillé 
« minutieusement le Digeste, dans l'intérêt de la propriété in- 
« tellectuelle, « tous leurs efforts n’ont pu découvrir dans le 
« vaste corps de droit qui, sur tant de sujets divers, contient 
« les décisions des lois et des jurisconsultes de Rome, autre 
« çhose que des analyses plus où moins éloignées, » | 

Il est bien évident qu'après avoir ainsi apprécié le résultat 
des efforts de ces savants hommes, je ne pouvais avoir la pré- 
tention de toucher moi-même le but qu'ils avaient été impuis- 
gants à atteindre. 

Il est vrai qu’ensuite je m’exprime ainsi ; « Mais de ce que l'an- 
« tiquité ne nous a pas légué de monuments d’une législation 
.« spéciale sur la propriété littéraire, faut-il en conclure d’une 
« manière absolue que ce droit n’existait pas alors? Nous ne le 


DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHEZ LES ROMAINS. 87 


« pensons pas. » Et après avoir cité la plupart des faits et des do- 
ouments reproduits par M. Jordäo lui-même dans son mémoire, je 
poursuis el conclus : « Tout cela suppose une propriété littéraire ; 
x tout cela prouve que Île droit existait sans conteste, s’il était 
4 sans garantie. On doit penser ou que la propriété littéraire, à 
«“ laquelle l'imprimerie seule a donné toute son importance, n’a 
« pu frapper les législateurs de l’antiquité, ou bien qu’ils ont 
« simplement entendu laisser la protection de ce droit sous 
« l’empire du droit commun; de même que c’était en vertu des 
« dispositions générales des lois criminelles qu'avait lieu la 
« répression des écarts de la liberté d’écrire. Quoi qu'il en soit, 
« si les anciens n’ont pas songé à la propriété littéraire pour la 
« protéger, il n’y ont pas pensé non plus pour la nier ou la 
« limiter... » 

: Mais on voit, par ces citations textuelles, avec quelle réserve 
j'ai cru devoir parler de la question de le propriété littéraire au 
point de vue des législations antiques, et combien je suis fondé 
à répéter que M. Jordäo a donné à mes recherches une inten- 
tion et une portée trop absolues. En somme, je suis d’accord 
avec l’éminent jurisconsulte portugais sur le silence des lois 
romaines à l’égard de Ja propriété des auteurs, sur l’absence 
de garanties légales et d'importance pratique de la propriété 
littéraire jusqu’à l’époque de la découverte de l’imprimerie, et, 
des faits allégués, je tire seulement cette hésitante induction 
ou que la propriété littéraire n’a pu éveiller l'attention des lé- 
gislateurs de l’antiquité, où qu’ils ont entendu laisser Ja pro- 
tction de ce droit sous l'empire du droit commun. 

M. Jordäo me loue, ou me fait reproche (dans sa pensée c’est 
tout un) de l’habileté que j'aurais déployée à confondre la 
propriété du manuscrit, tant qu’il n’est pas publié, avec le droit 
exclusif de reproduchon après la publication, la première, dit- 
il, reconnue dans tous les temps, la seconde non admise par le 
. peuple romain. Je me défends également et de la recherche et 
de la naïveté d’une pareille confusion, et je soutiens, à mon 
tour, que la distinction délicate établie, avec tout le monde 
aujourd’hui, par M. Jordäo, entre la propriété du manuscrit 
non publié et le droit exclusif de reproduction après la publi- 
cation, est toute moderne, et ne pouvait être faite que dans ces 
derniers siècles; qu’il y aurait eu, de ma part, inintelligent et 
”_ palpable anachronisme à la faire intervenir dans les brouillards 


88 HISTOIRE DU DROIT. 


des premiers âges. Le droit exclusif de reproduction, le copy- 
right, tel que l’entend l’Europe contemporaine, ne constitue 
pas à lui seul toute la propriété des auteurs sur leurs œuvres 
et le mode unique de tirer un parti lucratif de leurs travaux; 
les exemples cités par M. Jordäo et par moi le prouvent suffi- 
samment; c’est un démembrement utile de cette propriété, le 
plus productif aujourd’ui, voilà tout. De ce qu’il n’était pas 
également avantageux dans les temps antérieurs, de ce qu’il 
n’y était pas praticable, de ce qu'il y serait resté inaperçu et 
non garanti, ce n’est pas une raison pour en conclure d’une 
manière absolue, comme le fait M. Jordäo dans le titre même 
de son mémoire (textuellement : 4 proprietade litteraria näo 
existia entre os Romanos) que la propriété littéraire elle-même 
n’existait pas chez les Romains. 

Lorsque l’auteur romain vendait son manuscrit à ces fameux 
éditeurs du quartier Argilète , est-ce que, dans l'intention des 
parties, cette cession n’avait pour objet que la valeur unique du 

manuscrit, du travail du scribe? est-ce que cette cession ne 
comprenait pas quelque autre chose au delà : le droit de copie? 
— 1] est vrai qu’en l’absence de protection spéciale et efficace, 
la cession de ce droit devait avoir lieu de la part de l’auteur, 
et être acceptée par l’éditeur aux risques et périls de celui-ci; 
que ce droit ne pouvait être effectivement qualifié d’exclusif. 
On vendait alors sans garantie, et une fois pour toutes, l'exploi- 
tation indéfinie de l’œuvre ; il ne pouvait être, en cetemps, ques- 
tion de ce qu’on nomme aujourd’hui des éditions successives. 
On vendait en conséquence; le prix que les éditeurs consen- 
taient à donner aux auteurs se ressentait malheureusement des 
circonstances défavorables de l’époque; mais il était, évidem- 
ment, très-supérieur à la valeur d’une simple copie. À leur tour 
‘les éditeurs, ainsi que le constate lui-même M. Jordäo d’après le 
poëte Martial, pour faire compensation aux risques divers qu’ils 
pouvaient courir, faisaient payer très-cher les premières copies 
qu’ils tiraient de l’œuvre par eux acquise, et cherchaient à ga- 
gner 100 pour 100. Est-ce que tout cela ce n’est pas l’usage, 
aussi étendu qu’il pouvait l’être alors, d’une véritable propriété 
litléraire? Est-ce que si, après la vente ainsi faite, l’auteur 
improbe avait voulu, soit se livrer lui-même à l'exploitation 
par copie de son livre, soit vendre une seconde fois son œuvre 
à un aulrc éditeur, le premier acheteur n’eût pas su trouver 


DÉ LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHEZ LES ROMAINS. 89 


contre ce vendeur infidèle une protection quelconque dans le 
droit commun relatif aux contrats, ou dans la loi 4quilia, on 
dans Paction in factum ? Et, à l’égard des tiers, à défaut de lois 
spéciales de garantie contre ce qu’on appelle la contrefaçon, 
l’auteur et l'éditeur, chacun pour ce qui le pouvait plus parti- 
culièrement concerner, l’un pour la glotre, l’autre pour le profit, 
ne trouvaient-ils pas dans l’opinion publique, au moins contre 
le plagiat, des armes et des satisfactions morales qui montrent 
quels étaient les véritables sentiments du peuple romain en 
faveur des droits de l’intelligence? 

Pour méconnaître ces sentiments favorables du peuple-roi, 
l’auteur du mémoire s’autorise bien à tort, suivant moi, des 
décisions diverses énoncées dans Gaïus, dans Paul et dans les 
Institutes de Justinien, et par lesquelles on attribuait à titre 
d’accession, soit la copie d’une œuvre de poésie faite sur le 
papyrus d’aatrui, au propriétaire de ce papyrus, à la charge 
d’indemniser l'écrivain du prix de l’écriture ; soit,'au contraire, 
au peintre, le tableau exécuté sur la toile appartenant à une autre 
personne. Il n'existe, quoi qu’en dise M. Jordäo, aucune con- 
trariété logique entre ces deux décisions , et elles ne prouvent 
pas le moins du monde que le législateur d’une nation, relati- 
vement aussi avancée en civilisation, aurait eu le malheur d’en 
‘venir à méconnattre ce qu’il y avait d’immatériel dans les tra- 
vaux de l'intelligence, au point de ne voir dansun livre que la 
valeur matérielle du travail du scribe. C’est bien du principe 
de la prævalentia que provenait la diversité des opinions et des 
décisions dans ces deux hypothèses, mais de ce principe en- 
tendu, comme l'explique M. de Frésquet (Traité élémentaire du 
droit romain), dans ce passage qu’on voit avec quelque éton- 
sement invoqué par M. Jordäo lui-même. Les jurisconsultes 
romains étaient mus, dans ces circonstances, par des considé- 
rations intelligentes d’amour de l’art et d'économie politique. 
Ils cherchaient à réduire l'exfincäio, la destruction, devenue 
inévitable, aux proportions les plus minimes possibles, et sur- 
tout à éviter la disparition irremédiable d’un chef-d'œuvre. — 
Comme le dit M. de Fresquet (loc. cit., p. 281), « dans un 
« corps d'écriture, le papier sera toujours considéré comme la 
« chose dominante... ; on peut, à l’aide de la copie, faire passer 
« le poême d’un parchemin sur un autre, sans qu’il y ait alté- 
« ration de l’œuvre poétique. Virgile, transcrit sur un papyrus, 


- 00 AHISTOIRR DU DROIT. 


« n’est pas différent de Virgile copié sur une autre matière, 
« Quand il y a, au contraire, tableau ou dessin, la prævalentia 
« se trouve dans le travail artistique. » Une pareille décision 
n’avait pas pour objet ni pour résultat d’attribuer au maitre du 
papyrus la propriété du poëme, de l'ouvrage, mais seulement 
celle de l’écriture, du volume; que gagnait-il à cela? Le prix 
d’un exemplaire, déduction faite de l’indemnité due au scribes 
s’il s'agissait, par exemple, du livre XIII des Épigrammes de 
Martial, dans sa nouveauté, le droit d’accession pouvait ainsi 
faire bénéficier l’heureux propriétaire du papyrus, de nummis 
quatuor, environ à francs 80 centimes *, au maximum, et ilne 
lui serait jamais venu l’idée de croire que la gloire, le nom et 
le droit de l’auteur lui avaient été adjugés en même temps et 
par-dessus le marché, 

Ces mêmes considérations, si elles s'étaient présentées à un 
esprit aussi distingué, auraient assurément empêché M. Jordäo 
de prendre trop à la lettre la spirituelle boutade du poëte que 
nous venons de nommer, lorsque indigné de l’indélicatesse, 
doublée de lésinerie, du plagiaire Fidentinus, qui récitait par- 
tout comme siens les vers de Martial, sans même avoir déboursé 
une obole chez l'éditeur ou l’auteur, ce dernier s’écrie avec sa 
verve et sa causticité espagnoles : « Achète-les, au moins, si tu 
veux qu’on dise qu’ils sont tiens *! » Si l’on entendait persister 
dans une interprétation plus stricte et trop sérieuse de ce pas- 
sage de Martial, et le considérer en même temps comme reflé- 
tant l’état du droit romain en matière de propriété littéraire, on 
arriverait à cette conséquence juridique qu’un ouvrage aurait 
pu légalement avoir autant d'auteurs, à un moment donné, qu’il 
se serait trouvé d’acheteurs d'exemplaires, de possesseurs de 
côpies de cette œuvre. On arriverait ainsi, là où les juriscon- 
sultes romains ns 8e laissaient pas conduire volontiers... &d 
absurdum. 

Je crois en avoir dit asses pour prouver que M. Jordäo m'a 
prêté des intentions et des solutions trop absolues en faveur de 
la propriété littéraire dans l’antiquité, et qu’il a, au contraire, 
mérité lui-même ie reproche d’une affirmation trop radicale 
dans le sens opposé, 


4 Mart., ép. 8, liv. XIII, et notes collection Rene p. 626. 
3 Mart., ép. 30, liv. I. 


DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHEZ LES ROMAINS. 94 


Le savant travail de M. Jordäo n’en reste pas moins très- 
remarquable et très-digne d’intérêt. Je dois avouer, cependant, 
que je n’attache qu’une médiocre importance à de semblables 
recherches au point de vue de la science et de la philosophie 
du droit, en ce qui touche la question de propriété des auteurs. 
— Ces élucubrations peuvent avoir un vif attrait pour les archéo- 
logues ; ils n’en sauraient posséder autant pour les jurisconsultes 
ou les publicistes. Ilne me paraît guère plus opportun d’aller au- 
jourd’hui consulter les Grecs et les Romains, comme de souve- 
raines autorités, sur la question des droits des écrivains ou des 
inventeurs, que sur les questions de chemins de fer, de docks 
ou de marchés à terme, — Alors même qu’il serait vrai que le 
droit sacré des auteurs n'aurait laissé aucunes traces ni dans les 
lois ni dans les mœurs et la conscience des peuples de lanti- 
quité, ce ne serait pas une raison, pour Îles nations modernes, de 
refuser de consacrer un tel droit, s’il est enfin reconnu pour 
légitimes car, qui dit conscience, dit science.— La conscience 
de l’homme est en effet susceptible de développements; elle 
progresse avec l’humanité entière elle-même ; il y a telles idées, 
tels principes, tels droits, qui n'auraient pu même être perçus 
dans le monde ancien, et qui se sont déveleppés et enracinés 
avec une irrésistible puissance et une incommensurable gran- 
deur dans les entrailles de la civilisation contemporaine : 
par exemple, l’immoralité et l’illégalité de l’esclavage; les 
questions relatives à l'émancipation des travailleurs de l’intel- 
ligence, pourraient bien aussi se trouver au nombre de celles 
inaperçues par les anciens, sans perdre pour cela, chez nous, 
aucune de leurs chances de triomphe :. 


Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’assurance de ma 


considération la plus distinguée. 
Ab. BREULIER. 


? Nous devons faire observer que Ie remarquable travail de l'honorable 
M. Jordäo est une œuvre purement historique et littéraire, lue à l'Académie 
des sciences de Lisbonne, et nullement destinée à éclairer les théories ac- 
tuelles sur la nature ou l’étendue du droit des auteurs ou inventeurs. C’est 
done à tort que M. Breuller s'étonne que la notice par nous publiée n’ait 
pas d'importance an point de vue juridique. (Note de la rédact.) 


92 | BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOGRAPHIE. 


EXAMEN DU RÉGIME DE LA PROPRIÉTÉ MOBILIÈRE EN FRANCE, 


Par H. F, RIVIÈRE, avocat, docteur en droit ?. 


Compte rendu par M. LÉvÊQUE, avocat à la Cour impériale de Dijon, 
docteur en droit. 


L'Académie de législation de Toulouse ouvrit, en 1852, un 
concours sur les réformes à introduire dans la législation qui 
régit en France la propriété mobilière. Le mémoire que M. Ri- 
vière produisit sur ce sujet fut couronné par l’Académie. L’au- 
teur avait signalé avec une grande sagacité les vices, les dé- 
fectuosités de notre droit sur cette matière importante, et 
indiqué les améliorations qu'il était nécessaire d’apporter dans 
nos lois pour les mettre au niveau des progrès accomplis. Il 
avait examiné et apprécié l’esprit qui avait présidé à la rédac- 
tion du Code Napoléon sur la propriété mobilière, décrit la 
pature et les caractères de cette propriété et les principes qui 
la régissent, soit lorsqu’elle appartient à des incapables, soit 
en la considérant dans Jes diverses transmissions à titre gratuit 
ou onéreux. M. Rivière avait parfaitement démontré que les 
rédacteurs du Code, sous l’influence du droit romain et de l’an- 
cien droit coutumier, n'avaient pas fait une part assez large 
aux garanlies que la conservalion des choses mobilières en 
général méritait, et avaient considéré d’une manière trop secon- 
daire le rang auquel elles avaient droit. Le mémoire de M. Ri- 
vière prouvait aussi jusqu’à l'évidence que, dans les dispositions 
du Code Napoléon, les meubles incorporels n’étaient pas assez 
distingués des meubles corporels, ce qui certainement est une 
grave lacune dans la loi, et la source de nombreuses difficultés. 


1 Durand, éditeur, rue des Grès. 


DÜ RÉGIME DE LA PROPRIÉTÉ MOBILIÈRE EN FRANCE. 99 


11 montrait cette lacune se prolongeant jusque dans les dispo- 
positions du Code de procédure civile, qui, à l’exception des 
rentes constituées sur particuliers (art. 636 et suiv. L. 24 mai 
1842), n’a pas organisé la vente des meubles incorporels (V. 
M. Benech, le Nantissement, etc., p. 96.) M. Rivière avait enfin 
sollicité des réformes assez nombreuses en faveur des capitaux 
mobiliers décuplés par le mouvement industriel et commercial 
de quarante années. L’auteur avait aussi envisagé son sujet 
dans les rapports assez nombreux qu’il a avec le système bypo- 
thécaire, et expliqué comment il se reliait souvent aux questions 
considérables qui ont sargi des récents essais de révision de ce 
système. 

Nous n'avons pas l'intention d’entrer ici dans le détail. de 
toutes les matières intéressantes que cette composition renfer- 
mait : une plume plus autorisée que la nôtre a déjà accompli 
cette tâche. Un savant professeur de Toulouse, M. Benech, a 
analysé le mémoire de M. Rivière, et porté sur cette œuvre un 
jugement auquel nous nous associons entièrement. (V. Recueil 
de l’Académie de IMSAOR de Toulouse, 1851-1852, pe 81 
et suiv.) 

Nous devons cependant dire qu'avant de livrer son travail à 
l'impression l’auteur a réparé quelques omissions et ajouté une 
dissertation sur le prêt à intérêt, dans laquelle il examine avec 
le plus grand soin la question de savoir si le taux de l’intérêt 
de largent doit être fixé par la loi, ou si, au contraire, il ne 
doit pas être abandonné à la liberté des conventions, impor- 

tante et difficile question dont le sénat est aujourd’hui saisi par 
voie de pétition. 

Le travail que M. Rivière avait présenté à l’Académie se 
renfermait, comme on le voit, dans les limites de la législation 
civile; mais l’auteur, en poursuivant ses investigations, a abordé 
le domaine de la législation commerciale, et complété ainsi 
son œuvre, puisque, comme. il le fait très-bien observer, les 
opérations commerciales n’ont pour objet que des valeurs mo- 
bilières et que c’est en vuede ces valeurs que les règles du Code 
de commerce ont été édictées. 

L'actualité de cette seconde partie de l'ouvrage ne peut être 
contestée, surtout depuis que l’attention publique est éveillée 
par les discours récents de deux honorables magistrats qui 
ont proclamé la nécessité de réformer notre loi commer- 


94 :. BIBLIOGRAPHIR, 


eiale *. Aussi, C’est principalement à ce point de vue que nous 
venons aujourd’hui entretenir de l’ouvrage de M. Rivière les 
lecteurs de cette Revue. 

. Après avoir consacré un paragraphe à des observations gé- 
nérales sur les causes de l’imperfection de notre Code de com 
merce, et expliqué comment il se fait que plusieurs dispositions 
de ce Code ne sont pas en rapport avec le mouvement commer- 
cial et industriel de notre époque, le savant jurisconsulte aborde 
les matières du droit commercial qui lui paraissent exiger des 
réformes: il passe successivement en revue : 1° la vente com- 
merciale, le plus usuel de tous les contrats commerciaux et au- 
quel un seul article du Code de commerce (l’art. 109) est oon- 
sacré ; 2° le nantissement en matière commerciale, contrat qu’il 
serait utile de soumettre à des formes plus promptes et moins 
compliquées que celles du droit civil ; 3° Ze compte courant, qui 
offre de si grand avantages au commerce et dont le Code de 
commerce se borne pour ainsi dire à prononcer le nom (V. 
art. 575); 4° les effets de commerce, tels que la lettre de change 
sur laquelle les législations étrangères ont des dispositions plus 
favorables à la circulation, au crédit, que les dispositions de 
notre Code de commerce; le billet à domicile sur la nature et 
les effets duquel la jurisprudence renferme tant de décisions 
divergentes; 5° l'intérêt en matière de commerce, le droit de 
commission et l’escompie, matières qu'il est nécessaire de régler 
par des textes plus précis, si l’on désire mieux favoriser le mou- 
vement des capitaux ; 6° la question de l’unité ou de la multi- 
plicité des banques, immense problème dont l’auteur esquisse 
l’histoire et les éléments principaux en faisant concorder sa 
solution avec celle qu'il adopte au sujet de la liberté du taux 
de l'intérêt; 7° les effets publics sur lesquels le Code de com- 
merce avait promis des règlements (art. 90), et qui sont restés 
sous l'empire d’une législation chaque jour éludée ou enfreinte 
par les officiers publics ; 8° enfin, les assurances, contrat des- 
tiné à protéger la propriété, à favoriser le crédit, et sur lequel 
les publicistes ont depuis longtemps sollicité l’attention du lé- 
gislateur. 


1 V. M. Denière, discours 6 juillet 1861, lors de l'installation des nouveaux 
juges du tribunal de commerce de la Seine; M. Blanche, discours de rentrée 
de la Cour de cassation, du 4 novembre 1861. 


F AE LR E_: pastis sl 


DU RÉGIME DE LA PROPRIÉTÉ MOBILIÈRE EN FRANCE. 95 


Nous devons nous borner à cette simple nomenclature des 
principales matières traitées dans la seconde partie de l £xa- 
men du régime de la propriété mobilière. En recourant à l’ou- 
vrage les lectenrs trouveront sur tous ces sujets des discus- 
sions intéressantes, des aperçus ingénieux et de précieux 
conseils à suivre lors de la réformation de notre loi commer- 
ciale. 

Les observations de l’auteur nous ont paru empreintes de cet 
esprit de progrès et de modération qui caractérise ses autres 
travaux. S’il se décide à demander des réformes, c’est parce 
qu’il les croit indispensables à la prospérité du commerce et de 
l’industrie. Quelques jurisconsultes, dans le but de maintenir 
le statu quo, et pour appliquer la loi sur plusieurs points, ont 
imaginé des théories très-savantes, très-ingénieuses, et qui 
semblent, en effet, favoriser les intérêts industriels et commer- 
ciaux ; mais leurs doctrines n'ont point rallié les esprits: « Quand 
on a voulu assujettir les transactions commerciales aux pré- 
ceptes souvent peu élastiques du droit civil, dit M. Rivière, on 
n’a pas tardé à s’apercevoir que les décisions, bien que fondées 
en droit, étaient contraires aux intérêts du commerce; qu’ils 
étaient gênés, entravés par la formule du droit commun. Pour 
rendre à ces intérêts toute la franchise de leur allure, on a 
essayé de les placer sous la protection de règles qui conduisent 
à des solutions plus favorables au commerce, mais qui, selon 
nous, ont le défaut très-grave de n’être pas conformes à la loi. 
Ne valait-il pas mieux reconnaitre l’insuffisance des dispositions 
de nos Codes, l’omission du législateur et la constater, en sol- 
licitant sa toute puissante intervention? » 

Voilà ce que disait M. Rivière dans la conclusion de son 
remarquable ouvrage (p. 340), et ces paroles ont aujourd’hui 
plus d’un écho. En démontrant comment les dispositions de 
notre législation commerciale ne sont pas toujours en harmonie 
avec les habitudes, les nécessités du commerce, comment ces 
dispositions ne favorisent pas assez la circulation, le mou- 
vement des capitaux, le crédit, notre savant confrère a 
rendu à la science un service incontestable , et nous l’en féli- 
citons. 

Enfin l’ouvrage est précédé d'une introduction histori- 
que dans laquelle l’auteur retrace les principaux faits qui ont 
influé sur les destinées de l’industrie manufacturière et com- 


96 | BIBLIOGRAPHIE, 


merciale, et donne un aperçu de la propriété mobilière dans 
l’ancienne France. Ces prolégomènes, écrits avec une élégante 
simplicité, n’offrent pas moins d'intérêt que le corps de l’ou- 
vrage, sur lequel nous avons voulu attirer l'attention de tous 
ceux qui désirent l’amélioration et le perfectionnement de nos 
lois. | _ H. F. LÉVÊQUE. 


EXAMEN DOCTRINAL. . 97 


EXAMEN DOCTRINAL 


De la Jurisprudence. 


Par M. Léon Aucoc, maitre des requêtes au Conseil d'État. 


VOIRIE URBAINE. = RUES DES VILLES ET VILLACES. 
ALIGNEMENTS INDIVIDUELS EN L’ABSENCE DE PLANS GÉNÉRAUX, 
POUVOIRS DU MAIRE. —— LIMITES DR CES POUVOIRS. 


Il est quelques matières du droit administratif où la juris- 
prudence a plus souvent à compléter la loi et à la faire, pour 
ainsi dire, qu’à l’interpréter et à l'appliquer. La matière de la 
voirie et en particulier de l'alignement est de ce nombre. Ce 
caractère spécial de la législation donne d’autant plus d'intérêt 
aux décisions qui modifient les traditions établies par les ar- 
rêts, à défaut de règle posée par la loi. C’eêt à ce titre que 
nous croyons utile de signaler un arrêt récent du Conseil d’É- 
tat (5 avril 1862, Lebrun) qui restreint d’une manière notable 
le droit, que la jurisprudence antérieure du Conseil adoptée 
par l’administration, et consacrée, au point de vue de la sgnc- 
tion pénale, par la Cour de cassation, avait reconnu aux mai- 
res, de donner l'alignement aux propriétaires riverains des 
rues des villes et villages, en l’absence de plans généraux 
d’alignement approuvés par l'autorité supérieure. 

La meilleure manière de faire ressortir la portée de cette dé- 
cision, dont on aperçoit aisément l'intérêt pratique (car on 
sait qu’il y a peu de villes et surtout de villages pour lesquels 
les alignements soient réglés par des plans généraux), est, ce 
nous semble, de suivre Ja marche de la jurisprudence sur 
cette question. On verra dans cet exposé les motifs par Îes- 
quels le Conseil a été amené à établir une règle nouvelle, qui 
donne plus de garanties aux droits privés sans compromettre 
l'intérêt public. | | 

Il n’est pas besoin d’insister beaucoup pour établir que les 
riverains des voies publiques ne peuvent pas être libres d’éta- 
blir leurs constructions le long de ces voies en suivant la direc- 
tion et sur l’emplacement qui leur paraît Je plus convenable. Il 
importe au contraire que l’administration puisse amener dans 

XXI. : 7 


98 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


la suite des constructions qui bordent les rues, une régularité 

qui n’est pas seulement nécessaire dans l'intérêt de la circula- 

tion publique, maïs qui l’est encore au point de vue de la pro- 
preté, de la salubrité et de la sécurité publiques. 

C’est afin de pourvoir à ces divers intérêts que l’édit de dé- 
cembre 1607 et plusieurs autres règlements rendus avant 
1789, notamment l’arrêt du conseil, du 27 février 1765, avaient 
interdit aux riverains des rues d'élever des constructions le 
long des voies publiques sans avoir obtenu l’autorisation et 
l'alignement du grand voyer, des trésoriers de France et autres 
fonctionnaires chargés de la voirie. 

La loi des 19-22 juillet 1791, titre 11, art, 29 a maintenu pro- 

. wtsoirement les anciens Flomente relatifs à la voirie. Les at 
tributions conférées au grand voyer et aux trésoriers de France 
ont été dévolues à d’autres fonctionnaires et, en ce qui touche 
Ja voirie des villes, bourgs et villages, leurs pouvoirs ont été 
donnés aux maires par la loi du 14 décembre 1789, art. 50, et 
par celle des 16-24 août 1790, titre 11, art. 3, qui comprend 
parmi les objets de police confiés à la vigilance et à l'autorité 
des corps municipaux « tout ce qui intéresse la sûreté et la 
commodité du passage dans les rues, quais, places et voies pu- 
bliques, » L'article 10 de la loi du 18 juillet 1837 rappelle et 
confirme les dispositions de ces lois en disant que « le maire est 
Chargé, sous la surveillance de l’administration supérieure... 
de la voirie municipale. » 

Mais les ‘administrations municipales, à qui il appartient de 
donner l'alignement, peuvent-elles exercer ce pouvoir dans 
une pleine liberté, sans autre règle, sans autre guide que leur 
appréciation des besoins de la viabilité? Un pouvoir semblable 
ne laisserait pas que d’être 1HquIétant pour la propriété privée, 
En effet, donner l’alignement, ce n’est pas simplement indi 
quer la limite qui sépare la voie publique de la propriété rives 
raine, de façon à empêcher le riverain d’empiéter sur la voie 
, publique. En fait, l’alignement peut quelquefois sé borner là ÿ 
mais le droit de l’autorité publique va plus loin. L’édit royal 
de décembre 1607, qui est toujours en vigueur, charge le 
grand voyer ou ses commis de « pourvoir à ce que les rues 
s’embellissent et élargissent au mieux que faire se pourfa &f 
de redresser les murs où il y aura ply ou coude. » L'aligne- 
ment n’est donc pas urie simple délimitation de la voie publi 


EXAMEN DOCTRINAL. 99 


que dans son état actuel, c’est une délimitation qui peut fixer 
à nouveau cet état et avoir pour résultat d'élargir la rue ou da 
la rétrécir, et dans les deux cas la propriété riveraine se 
trouve affectée ; car en cas d’élargissement de la rue, la con- 
struction doit reculer ; en cas de rétrécissement, elle doit avan- 
cer, et d’après l’article 53 de la loi du 16 septembre 1807, si 
le propriétaire riverain de la voie publique ne veut pas acqué- 
rir la portion de la rue qui en est détachée par suite de l’ali- 
gnement, l’administration peut l’exproprier ?. 

Aiosi, par un simple arrêlé d’alignement, le maire pourrait 
enlever à un propriétaire une portion de sa propriété ou le 
forcer, sous peine d’être exproprié, à acquérir une portion de 
la voie publique. 

En principe le législateur 2 voulu qu rl n'en fût pas ainsi, que 
des plaus généraux fussent dressés et que ces plans fussent sou- 
mis à l’autorité supérieure. Etil l’a voulu non-seulement dansl'in- 
térêt de la viabilité, pour assurer larégularité des rues, mais aussi 
dans l'intérêt de la propriété privée, pour éviter qu’on lui im- 
posât des sacrifices inutiles. L'article 52 de la loi du 16 septem- 
bre 1807 dispose que dans les villes, les alignements pour lou- 
verture des nouvelles rues, pour l'élargissement des anciennes 
qui ne font point partie d’une grande route... seront donnés 
par les maires, conformément aux plans dont les projets auront 


4 Quand on considère la gravité des conséquences de Palignement, or ñnè 
doit pas être surpris que le Conseil d'État ait constamment cherché à dommer 
à la propriété privée, qui peut se trouver si sérieusement atteinte, les gæ 
ranties les plus étendues, et par exemple qu’it ait décidé que l'indemnité due 
aux riverains dans le cas où une partie «te leur propriété leur est enlevée et 
celle qu’ils doivent à la commune quand ils acquièrent une portion de la 
voie publique, qui leur est cédée, doit être réglée par le jury comme dans le 
eas d'exprepriation pour cause d’utilité publique. (Voir notamment l'arrêt 
du 7 janvier 1853, Lecoq). — M. Serrigny (Questions et traités de droit ad- 
ministratif, p. 14) combat ces traditions du Conseil. Il croit qu’on a fuit une 
confusion regrettable entre l’expropriation et l'alignement, qu’il ne considère 
que comme une espèce de délimitation et de bernage. Mais, on vient de ke 
voir, c'est un bornage qui a un caractère bien exceptionnel et souvent plus 
rigoureux que Pexpropriation elle-même; car si un propriétaire est exproprié 
pour l'élargissement d’une rue, il sera indemnisé à raison de la valeur du 
bâtiment aussi bien qu’à raison de la valeur du terrain; si au contraire la 
rhaison eët frappée d’alignement au moment où il la reconstruit, ik n'aur# 
droit à indemnité, d'après Particle 50 de la loi du 16 septembré 1807, _ 
pour la valeur du terrain. délaissé. 


100 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


été adressés aux préfets, transmis avec leur avis au ministre 
de l’intérieur et arrêtés en Conseil d’État. 

Cette disposition ne paraissait s’appliquer qu'aux villes. Et 
à défaut de définition donnée par la loi, la jurisprudence de 
Padministration, fondée sur une circulaire du ministre de l’in- 
térieur, du 17 août 4813, avait considéré comme telles les com- : 
munes ayant une population agglomérée de 2,000 âmes et au- 
dessus. La loi du 18 juillet 1837, qui range parmi les dépenses 
obligatoires des communes les frais des plans d’alignement 
(art. 31, 18°) sans rappeler la distinction établie entre les villes 
et les autres communes, a permis de généraliser la règle. Et 
. bien que le ministre de l’intérieur ait indiqué, après la promul- 
gation de la loi, qu’il n’entendait pas user dans toute sa lali- 
tude du pouvoir de coercition que lui était donné à l’égard de 
toutes les communes, il avait cependant admis qu’il était utile 
d’arrêter l'alignement des rues des villages ; mais dans ce cas, 
au lieu d’exiger les formalités prescrites par les instructions 
ministérielles pour l’exécution de la loi de 1807 et les dépen- 
ses qu’entrainait la préparation des plans à soumettre à l’ap- 
probation du chef de l'État, il laissait aux préfets, conformé- 
ment à un avis du comité de l’intérieur du Conseil d’État en 
date du 23 février 1844, le soin de faire dresser par les agents 
voyers et d'approuver les plans d’alignement. La Cour de cas- 
‘sation avait sanctionné cette pratique par un arrêt du 30 jan- 
vier 1847 { Baffoy)!. | 

Le décret du 25 mars 1859, eur la décentralisation adminis- 
trative (tableau À, 50), a donné désormais aux préfets seuls le 
pouvoir d'homologuer les plans d’alignements. 

Mais il a fallu et il faut encore du temps pour que les plans 
d’alignement soient dressés dans toutes les communes. Que 
doit faire le maire quand il n'existe pas de plan ? son pouvoir 
est-il complétement paralysé? 

La question s’est posée aussitôt après la promulgation de la 
loi du 16 septembre 1807. La première pensée de l’administra- 
tion avait été que la rédaction des plans avait une telle impor 
tance qu’il fallait interdire aux maires de délivrer l’alignement 
s’il n'existait pas un plan approuvé. Elle espérait en même 
temps, par la menace de cette interdiction, exciter le zèle des 


1 V, aussi Davenne, Traité pratique de voirie urbaine, p. 88. 


/ 


EXAMEN DOCTRINAL. 101 


administrations municipales et les amener plus promptement 
à dresser les plans. Un décret du 27 juillet 1808 n’avait donné 
aux maires qu'un délai de deux ans pour la mise à exécution 
des prescriptions de l’article 52 de la loi du 16 septembre 1807. 
Pendant ce temps, les maires étaient autorisés à donner des 
alignements, après l’avis des ingénieurs et sous l’approbation 
des préfets; mais ce délai ne fut pas suffisant : on dut le re- 
nouveler et le proroger successivement par décisions royales 
du 29 février 1816 et du 18 mars 1818 jusqu'au 1“ mai 1819. 

Puis l’administration, qui ne pouvait réussir à vaincre 
l’inertie des administrations municipales, s’aperçut que la via- 
bilité publique serait compromise si, à défaut de plan approuvé, 
les maires se trouvaient privés du droit de délivrer l’alignement, 
Les comités réunis de l’intérieur et de législation du Conseil 
d’État furent consultés sur la question, et le 3 avril 1824, ils 
émirent l’avis « que l’article 52 de la loi du 16 septembre 1807, 
qui statue que, dans les villes, les alignements seront donnés 
par les maires, conformément aux plans dont les projets auront 
_ été adressés aux préfets, transmis avec leur avis au ministre 
de l’intérieur et arrêtés en Conseil d’État, n’avait pu avoir pour 
effet de suspendre, en attendant la confection desdits plans, 
. toute surveillance de l’autorité municipale sur les constructions 
et reconstructions à faire par les particuliers ; 

« Que, dans ce cas, il y avait toujours lieu par les maires de 
procurer l’exécution des anciens règlements de voirie, formelle- 
ment maintenus par l’article 29 du titre 1°’ de la loi du 22 juil- 
let 1791, et dont l’application était confiée à des juridictions 
A bprimése que l'autorité municipale remplace en catte 
partié; 

« Que, de plus, les mairés étaient investis par l’article 46 du 
titre 1° de la loi du 22 juillet 1791, du droit de faire des arrêtés 
sur les objets de police confiés à leur surveillance, parmi les- 
quels l’article 8 du titrs 11 de la loi des 46-24 août 1790 avait 
_placé la petite voirie... » 

La conclusion de l’avis était « que dans les villes, bourgs et 
villages où il n’existe pas de plan général d’alignement arrêté 
en Conseil d’État, le droit de donner des alignements appar- 
tient au maire, sauf recours au préfet et successivement devant 
Je ministre de l’intérieur et le Conseil d’État; que le maire peut, 
en conséquence de ce droit, faire reculer les constructions dans 


102 REVUR DE LA JURISPRUDENCE. 


un intérêt d'assainissement, de sûreté et d'amélioration locale, 
sous la réserve du règlement d’indemnité pour la perte du ter: 
rain... D 

Ce système a été consacré par une longue jurisprudence de 
la Cour de cassation, qui a constamment décidé, d’une part, 
que les arrêtés d’alignement pris par les maires, en l’absence 
de plans généraux approuvés par l'autorité supérieure, étaient 
rendus dans la limite des pouvoirs attribués à l’autorité muni- 
cipale, et par suite devaient être exécutés sous les peines portées 
par l’article 471 du Code pénal; d’autre part, et par voie de 
conséquence, qu’il en était de même des arrêtés par lesquels 
les maires, en l’absence de plans généraux d’alignement, refu- 
saient d’accorder aux propriétaires riverains l'autorisation de 
faire des réparations confortatives à leurs maisons, et frappaient 
ainsi ces maisons de la servitude d’alignement. (Arrêts des 
6 sept. 1898, Jullien; — 18 sept. 1828, Daroles; — 20 juin 
1829, Bicheux; — 18 juio 1831, Falques; — 6 oct. 1839, Besins; 
—8 août 1833, Langlois; — 81 août 1833, Déchelle ; — 10 mai 
1834, Langlois; cet arrêt a été rendu par les chambres réunies ; 
— 3 oùt. 1834, Fourneaux; — 6 juillet 1837, Giraud, rendu 
par les chambres réunies; — 3 janvier 1841, ZLieutard; — 
14 février 1845, Mauperin-Tondeur; — 30 janvier 1847, 
Baffoy.) Mais le grand nombre de ces arrêts, qui presque tous 
cassent les décisions des tribunaux de police ou des tribunaux 
correctionnels déférées à la Cour, montrent quelle résistance 
cette doctrine avait rencontrée de la part des juridictions infé- 
rieures. | 

Le principal argument des décisions attaquées devant la Cour 
de cassation était que l’article 52 de la loi du 16 septembre 1807 
ne laissait plus aux maires le droit de délivrer des alignements 
qu'autant qu'il existait des plans généraux approuvés par l’auto- 
rité supérieure; que cette intention résultait encore expressé- 
ment des décrets et décisions royales de 1808,1816 et 1818, qui 
avaient successivementfixéet prorogé ledélai imparti aux maires 
pour dresser les plans généraux. 

La Cour de cassation a répondu que le pouvoir des maires 
résulte des dispositions de l’article 50 de la loi du 14 décembre 
1789, de l'article 3 du titre 11 de la loi des 16-24 août 1790, et 
de l’article 10 de la loi du 18 juillet 1837; que l’article 52 de 
la loi du 16 septembre 1807, en prescrivant qu’il füt dressé des 


"= 


EXAMEN DOCTRINAL. | 103 


plans d’alignement, n’a pas par là même suspendu, pendant le 
temps nécessairement long qui devait s’écouler jusqu’à l’achè< 
vément des plans, les pouvoirs que la législation alors existante 
attribuait aux maires, et que le décret du 27 juillet 1808 et les 
décisions royales des 29 février 1816 et 18 mars 1818 ne sont 
que des actes intérieurs d'administration qui n’ont pu enléver 
aux maires le droit qu’ils tenaient de la loi. 

Et elle n’a jamais admis qu’il fût possible d'établir un moyen 
terme entre la liberté illimitée laissée aux propriétaires rive- 
rains et le droit pour les maires non-seulement de faire rés- 
pecter le domaine public, mais de pourvoir à la régularisation 
et à l’embellissement des rues. 

. De son côté, le Conseil d’État statuant au contentieux a. 
dans plusieurs arrêts, reconnu aux maires les mêmes pou- 
voirs. 

La question s’est présentée sous différentes formes. La pre- 
mière fois, c’est à l’occasion d’un recours formé contre une 
décision du ministre de l’intérieur, qui annulait un arrêté d’ali- 
gnement délivré par 16 maire de Saint-Pienne en l’absence de 
plan général d’alignement. Le ministre s’était fondé sur ce qu’il 
s'agissait, non pas de redresser ou d'élargir une rue anciènne, 
Mais d’ouvrir une rue nouvelle. Selon lui, il ne pouvait, dans cé 
cas, Être procédé par voie d’alignement. Le Conseil d’État n’a 
paë contesté au fond la doctrine du ministre, qui était au con- 
traire conforme à ses traditions, mais il a décidé qu'aux termes 
du décret du 27 juillet 1808, ce n’était pas au ministre qu'il 
appartenait de statuer sur les réclamations qu'avait soulevées 
l'arrêté du maire. Et en même temps visant la loi des 16-24 
‘août 1790, celle des 19-22 juillet 1791, celle du 16 septembre 
1807 et le décret du 27 juillet 1908, il a reconnu que l'autorité 
municipale avait le droit de donner l'alignement, lors même 
qu’il n’éxistait pas de plan approuvé. « Considérant, porte la 
décision du Conseil, qu’aux termes du décret ci-dessus visé 
(du 27 juillet 1808), dans les villes où il n’existe pas de plan 
d’alignement régulièrement approuvé suivant Îles formes pres- 
crites par l’article 52 de la loi du 16 septembre 1807, il appat- 
tient aux maires de donner des alignemènts partiels sous l’ap- 
probation des préfets, et qu’en cas de réclamation de Îa part 
des tiers intéressés, il doit y être statué per nous en notrë 
‘Conseil d'État sur le rapport de notre ministre de l’intérieur, 


104 REYUE DE LA JURISPRUDENCE. 


ce qui n’a pas eu lieu dans l'espèce. » (4rr. Cons., 4 novembre 
1836, Gaucher.) 

Disons immédiatement que la question de conpéines du 
ministre a été résolue d’une manière différente après le décret 
de décentralisation du 25 mars 1852. Dans un arrêt du 19 juil- 
let 1855 (Crouzet et Sensalva), le Conseil a reconnu que le 
décret do décentralisation, en dessaisissant le chef de l’État 
du pouvoir d'approuver les plans d’alignement des villes et en 
déléguant ce pouvoir aux préfets, a rendu impossible l’appli- 
cation de la disposition du décret du 27 juillet 1808, relative 
aux réclamations contre les alignements partiels délivrés per 
les maires en l’absence de plans approuvés ; qu’en effet, si le 
chef de l’État continuait à statuer sur les alignements partiels, 
ses décisions pourraient se trouver contredites ou annulées par 
les arrêtés des préfets contenant approbation des plans géné- 
raux; qu’en conséquence le seul recours ouvert aux parties 
contre les décisions des préfets, prises sur des alignements 
partiels, est le recours devant le ministre de l’intérieur, con- 
formément à l’article @ du décret du 26 mars 1852. 

Dans d’autres affaires, les recours étaient dirigés contre des 
arrêtés de maires, approuvés par les préfets, qui délivraient 
des alignements par suite desquels les riverains étaient obligés 
de reculer leurs constructions ou autorisés à les avancer. Dans 
Je premier cas, c’étaient les propriétaires des maisons frappées 
par l’alignement qui réclamaient. Dans le second cas, c’étaient 
les propriétaires des maisons situées du côté opposé de la rue. 
Le Conseil a décidé que les arrêtés d’alignement ne pouvaient 
être discutés devant lui au fond par la voie contentieuse ; mais 
il a déclaré que les maires avaient agi dans la limite de leurs 
pouvoirs. L’unique fondement de ces décisions, du moins le 
seul qu’elles font connaître, c’est le texte du décret du 27 juil- 
let 1808, invoqué dans l’arrêt de 1836 que nous venons de citer, 
et qui se trouve intégralement reproduit, moins quelques mots 
qui ont cependant leur importance. (#rr. 29 déc. 1840, veuve 
Hervé ; — 18 avril 1845, Cassaing 4 la ville de Toulouse; — 3 — 
18 avril 1850, Ryberolles.) 

Nous avons déjà dit que le décret du 27 juillet 1808, en dis- 
posant que les alignements donnés par les maires seraient exé- 
culés jusqu’à ce que les plans d’alignement eussent été arrêtés 
en Conseil d’État, ajoutait : « et au plus tard pendant deux 


EXAMEN DOCTRINAL, 105 


années, à compter de ce jour. » ‘On voit que le Conseil d’État 
a fait abstraction de la disposition relative au délai. 11 n’a voulu 
voir dans le décret que la disposition qui avait reconnu qu’il 
était nécessaire de faire délivrer les alignements par les maires, 
lors même que les plans généraux n’auraïent pas été dressés . 

Mais on s’est retrouvé en face des inconvénients que le légis- 
lateur avait voulu éviter lorsqu'il avait prescrit de dresser des 
plans d’alignement. : 

Ainsi que l'indique M. Davenne dans son Traité de la voirie 
urbaine (p. 49), « aucune règle de conduite n’est tracée aux 
maires pour la direction à donner aux alignements qu’ils déli- 
vrent individuellement en l’absence d’un plan approuvé. C’est 
à leur discernement, à leur appréciation éclairée des besoins 
et des intérêts locaux qu'est remis le soin de prendre à cet 
égard les dispositions les plus convenables, en faisant la part 
_des légitimes exigences de l’utilité publique et des justes mé- 
nagements dus aux droits de la propriété privée. » 

Or on aperçoit facilement combien les appréciations peuvent 
varier en pareille matière. Nous ne parlons pas de l’influence que 
les sympathies ou les haines personnelles viendraient à exercer 
sur les décisions des maires; de pareils abus ne sauraient se 
présenter que dans des cas très-exceptionnels. Mais, avec les 
intentions les meilleures, les maires peuvent, par suite d’études 
successives et de réclamations qu'ils reconnaissent fondées, 
modifier les projets de plans qui servent de base à leurs déci- 
sions isolées. Des changements dans le personnel des admi- 
nistrations municipales peuvent amener des modifications plus 
considérables encore dans les projets d’amélioration de la via- 
bilité publique. Et ces modifications successives ne seront pas 


1 Cette tloctrine a été combattue par plusieurs auteurs dont la plu- 
part, il est vrai, avaient écrit avant que la jurisprudence se fût établie, 
notamment Proudhon, Traité du domaine public, t. I, n° 410. — Garnier, 
Traité des chemins, p. 358. — Henrion de Pansey, Du pouvoir municipal, 
chap. VIII. Ces auteurs n’accordent au maire que le droit d'empêcher les 
empiétements sur le sol de la voie publique ; ils lui refusent le droit d’aligne- 
ment proprement dit dans toute son étendue. 

Les auteurs qui ont écrit le plus récemment adoptent la jurisprudence de 
la Cour de cassation et du Conseil d’État. Nous citerons entre autres Da- 
venne, Traité de la voirie urbaine, n° 39. — Féraud-Giraud, Tratté des 
servitudes de voirie, t. 1, p.97. — Serrigny, Questions et traités, p. 106. — 
Dufour, Droit administratif applique, 2° édition, t. VII, p. 432. 


106 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


moins préjudiciables à la régularisation du tracé des rues qu'aux 
intérêts des propriétaires dont les maisons à peine bâties se 
trouveront implicitement frappées de nouveau de la servitude 
d'elensent 

. H n’y a même pas de règles tracées par la législation au sujet 
des formes dans lesquelles doit s'exercer le pouvoir des maires. 
Seulement le ministre de l’intérieur, dans une circulaire en 
date du 23 avril 1841, leur recommande de faire précéder leurs 
arrêtés de l’enquête et des autres formalités prescrites par l’or- 
donnance du 23 août 1835, pour les travaux qu'il s’agit de 
déclarer d'utilité publique. | 

En outre, la Cour de cassation a jugé que l’action du maire 
est ici indépendante du Conseil municipal, parce qu’il agit 
dans le cercle de ses attributions de police (arr. 6 avril 1837, 
commune de Decise C. Cartier), et cette jurisprudence s'est 
maintenue, malgré les dispositions de l’article 19, 7° de la loi 
du 18 juillet 1837, qui appelle le Conseil municipal à délibérer 
« sur l’ouverture des rues et places publiques et sur les PP 
d’alignement de voirie municipale , » 

Aussi le Conseil d'État, frappé des inconvénients qui pou- 
vaient résulter d’une semblable autorité donnée au maire seul}, : 
avait, dès 1834, jugé que le pouvoir du maire ne pouvait 
s'exercer que pour des alignements individuels: que lorsqu'il 
s'agissait, non plus de délivrer l’alignement pour une maison 
isolée, mais d’une mesure qui s’étendait à plusieurs maisons 
contiguës, par exemple de l'agrandissement d’une place ou de 
l'isolement d’une église, il ne suffisait pas d’un arrêté du maire 
pris sous l’approbation du préfet, qu’il fallait un plan arrêté par 
le chef de l’État dans les formes prescrites par l’article 52 de la 
Joi du 16 septembre 1807 (Arr. Cons., 25 juillet 1834, Gressent 
et Deshaies C. Pivain ; — 10 septembre 1835, ville de Bor- 
deaux C. Fabre de Rieunëègre.) 

Mais ces décisions, en restreignant les inéonvéniente: ne les 
faisaient pas disparaître. La logique devait même conduire le 
Conseil d’État à pousser jusqu’au bout l’application du principe 
qui inspirait ces décisions. Il est évident, en effet, que dans 
presque tous les cas un alignement pour une seule maison ne 


3 M. Serrigny a critiqué cette jurisprudence (Questions et traités de droit 
administratif, ve Alignement, p, 112). | | 


EXAMEN DOCTRINAL. 107 


peut être donné que par application d’un plan qui comprend 
toutes les maisons de la même rue ou d’une portion de rue, et 
qui est arrêté dans la pensée du maire, s’il n'est pas encore 
établi sur le papier. Il faut même qu’il en soit ainsi pour que lé 
pouvoir du maire soit raisonnablement exercé, et le ministre de 
l’intérieur l’a indiqué dans la circulaire précitée du 23 avril 1841: 
Dès lors, tout alignement donné même pour une seule maisot 
sera l’exécution d’une mesure qui s’étend à plusieurs maisons 

contiguës et, d’après les arrêts que nous venons de citer, il né 
dévra plus suffire dans ce cas d’un arrêté du maire. 

D'ailleurs, puisque le maire est censé appliquer un plan arrèté 
dans sa pensée, pourquoi ne pas soumettre ce plan au Conseil 
municipal, conformément à l’article 19 de la loi da 18 juillet 
1837 et ensuite à l'autorité supérieure? S'il paraît trop onéreux 
de dresser un plan général d’alignement pour toutes les rues 
de la commune, où si le temps presse, on se bornera à fairé 
un plan partiel pour la rue dans laquelle se trouve Ja maison 
en vue de laquelle l’alignement est demandé,’ 

Ces considérations devaient d’autant plus frapper le Conseil 
d’État que la seule objection qu’on aurait pu opposer à ce sys- 
tème, à savoir la crainte des retards que pouvait entraîner la 
nécessité d’une approbation par l'autorité centrale, a disparu 
depuis le décret du 25 mars 1852, qui, ainsi que nous l’avons 
déjà rappelé, donne aux préfets le pouvoir d’approuver les plans 
d’alignement. Aussi le Conseil a cru sage de revenir sur l’an- 
“cienne jurisprudence, pour se conformer plus strictement à 
l'esprit de la législation moderne sur les alignements, qui veut 
que toutes les fois que la proprièté peut être affectée par l’ali- 
gnement, la décision soit prise en exécution d’un plan mûres 
ment étudié, et soumis au contrôle de l'autorité supérieure. 

Mais il a eu soin en même temps de ne pas désarmer com- 
plétement les maires, et tout en leur refusant le pouvoir de dé- 
cider à eux seuls une modification dans la largeur des rues, 
qui aurait pour résultat de faire avancer ou reculer la propriété 
tiveraine, il a maintehn leur droit de police à l’égard des con- 
structions bordant la voie publique et l'obligation pour les par: 
ticuliers de demander l’alignement, lors même qu'il n’existé 
pas de plan approuvé. 

Voici dans quelles circonstances sa décision a été rendue : 

Le sieur Lebrun attaquait devant le Conseil d'État un arrêté 


108 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


du maire de la commune de Chilly-le-Vignoble, qui fixait l’ali- 
gnement d’une des rues de la commune au devant de la maison 
du requérant. L'arrêté ou maire avait eu pour but d'élargir la 
rue. 

Le sieur Lebrun, se fondant sur Îles arrêts du Conseil, du 
25 juillet 1834 et du 10 septembre 1835, que nous avons cités, 
soutenait que le maire avait excédé ses pouvoirs ; qu’en effet 
son arrêté n’était pas un arrêté d’alignement individuel; que le 
plan qu’il avait eu en vue d’exécuter, et qui n’était pas approuvé 
par l’autorité supérieure, s’appliquait à l’ensemble de la rue, 
dite d’en-haut, dont sa propriété était riveraine ; qu'ainsi l’on 
se trouvait dans le cas d'une de ces mesures générales qui ne 
peuvent être prises que par un plan d’alignement dûment arrêté 
par l’autorité supérieure. 

Le ministre de l’intérieur émettait l’avis que le pourvoi n'était 
pas fondé; que l'arrêté du maire qui, d’après ses termes exprès, 
ne s’appliquait qu’à la propriété du sieur Lebrun, était un de 
ces arrêtés individuels que les maires étaient autorisés à pren- 
dre par une jurisprudence constante, depuis l’avis donné en 
1824 par les sections de l'intérieur et de législation du Conseil 

d’État. 

Le Conseil a écarté l’opinion du ministre et ne s’est même 
pas arrêté à la thèse soutenue par le sieur Lebrun. Il a été plus . 
loin, et considérant l’arrêté du maire comme un arrêté d’aligne- 
ment individuel, il l’a annulé pour excès de pouvoir par une 
décision ainsi conçue : 

« Napoléon, etc... 

« Considérant que si les maires, chargés par la loi des 16- 
24 août 1791, de veiller à tout ce qui intéresse la sûreté et la 
facilité du passage sur les rues et places publiques de leurs 
communes, ont le droit de délivrer les alignements aux parti- 
culiers qui veulent élever des constructions le long et joignant 
lesdites rues et places, ces alignements ne peuvent avoir pour 
effet de procurer l’élargissement de la voie publique, en de- 
hors d’un plan d’alignement régulièrement arrêté par l’auto- 
rité supérieure, soit pour l’ensemble des rues et places de la 
commune, soit pour une ou plusieurs de ces rues; 

« Que si le décret du 25 mars 1852 a attribué aux préfets le 
_ droit d’arrêter les plans d’alignement que l’article 52 de la loi 
du 16 septembre 1807 avait réservé au gouvernement en Con- 


EXAMEN DOCTRINAL. 109 


seil d’État, le pouvoir de l’autorité municipale en cette matière 
n’a reçu aucune extension ; 

« Considérant que par l’arrêté attaqué, le maire de Chilly- 
le-Vignoble a porté de 4 mètres 30 à 6 mètres la largeur de la 
rue d’en-haut au droit de la maison du sieur Lébrun et des 
propriétés qui l'avoisinent; qu’aucun plan d’alignement soit 
général, soit partiel arrêté par l'administration supérieure ne 
l'autorisait à prescrire cet élargissement ; qu’ainsi il a excédé 
ses pouvoirs : 

« Notre Conseil d’État entendu ; 

« Avons décrété et décrétons ce qui suit: 

« Art. 1+'. Sont annulés l’arrêié du maire de Chilly-le-Vi- 
gnoble, en date du 29 septembre 1860, ensemble l’arrêté du 
préfet du département du Jura,'en date du 22 février 1861, et 
la décision de notre ministre de l’intérieur, en date du 8 juillet 
1861, qui ont approuvé ledit arrêté. » 

Ainsi le Conseil d'État reconnaît que les maires ont le droit, 
lors même qu’il n’existe pas de plan d’alignement arrêté par 
l’autorité supérieure, de donner l’alignement aux propriétaires 
qui veulent construire le long des rues des villes ou villages. 
Mais dans ce cas le maire ne peut que maintenir à la rue sa 
largeur existante. S’il croit nécessaire d'élargir la voie publique 
(ou de ja retrécir, la situation est évidemment la même), il doit 
faire dresser, soit un plan partiel, soit un plan général, le sou- 
mettre à une enquête, appeler le Conseil municipal à en déli- 
bérer, puis demander l’approbation du préfet, et c’est seule- 
ment par application de ce plan que la situation respective de 
la rue et des propriétés riveraines pourra être modifiée. 

Cette décision est un nouveau témoignage du respect pour 
les droits de la propriété qui inspire la jurisprudence du Con- 
seil d’État, et bien qu’elle apporte un changement considérable 
aux traditions de l’administration, consacrées par la Cour de 
cassation, nous croyons pouvoir espérer que l’administration 
s’y rangera sans résistance, et qu’elle sera acceptée également 
par l’autorité judiciaire, parce qu'elle est satisfaisante à tous 
les points de vue, aussi bien pour l'intérêt public de la viabi- 
lité que pour les intérêts de la propriété privée. 

Léon AUCOC. 


110 _ DROIT CIVIL, 
e 


DISSERTATION SUR L'ARTICLE 2064 DU OODE NAPOLÉON. 
Par M. Con-DrLisce, avocat à la Cour impériale de Paris. 


SOMMAIRE: 


1. Objet de la dissertation. | 

2. Auteurs qui pensent que l'article 2064 n ‘établit qu’on sursis à l'emtpri- 
sonnement pendant le temps de la minorité. 

3. La contrainte par corps ne peut être prononcée en majorité, même pour 
un fait civil accompli en minorité. — Argument tiré de l’état primitif 


du projet. 
4. Ni l'insertion de l’artiele 2665 entre les articles 2064 et 2066 ni l’Exposé 


des motifs ne favorisent l’opinion contraire. 


6. Réfutation de quelques autres motifs. 

6. Opinion d’auteurs conforme à la nôtre. Raisons fondamentales de cetta 

opinion. 

7. Arrêts. — Examen à la note sur les exemptions temporaires ou perpé- 
tuelles de la contrainte par corps sous l’ancien droit. Passage rermiar- 
quable de Valin sur la nécessité d’exempter de la contrainte par corps 

le mineur bénéficier. Application de ce passage aux dommages-inté- 
_ rêts pour impéritie, maladresse ou incurie des ouvriers et ns di be ; 


mineurs. 
8. Que le mineur, même commercant, ne pent être contraint pat corps 
pour fait de stellionat, 


. 1. L'article 2064 du Code Napoléon porte : 

« Dans les cas même ci-dessus énoncés, la contrainte par 
« corps ne peut être prononcée contre les mineurs. » 

Offre-t-il ce sens que, hors des cas déterminés par les articles 
2059 à 2062 ou qui pourront l’être par une loi civile formelle, 
telle que l’article 126 du Code de procédure, la contrainte par 
corps, en matière civile, ne puisse être prononcée cdntre le 
mineur pendant le temps de sa minorité, mais que, si la dette 
avait élé valablement contractée en minorité, la contrainte par 
corps pourrait être valablement prononcée après la majorité 
accomplie? 

Qu bien doit-on entendre l’article en cet autre sens que, 
lorsque le fait d’où procède la dette civile s’est passé en minorité, 
le juge ne peut prononcer la contrainte par corps, méme quand 
le mineur est devenu majeur ? 

2, La première opinion est celle de M, Duranton, {, XVIII, 
n° 475, et de MM, Aubry et Rau sur Zachariæ, €. IF, 1"° édit., 


e 


MINEURS. — CONTRAINTE PAR CORPS. 411 


p.. 140. Elle a depuis été développée avec beaucoup d'esprit 

par M. Duverdy (Dissertation aur la cantrainte par corps, 185, 

n° 79). « La contrainte par corps, disent-ils, n’est pas une 

peive, mais une voie d'exécution; elle ne peut donc être refusée 

contre les mineurs qu’à raison de la faiblesse de l’âge. Si leur 
obligation est parfaite, pourquoi, devenus majeurs, seraient-ils 

exempts de la contrainte par corps plus que tout sutre citoyen 

majeur ? » Ces jurisconsultes n’ont pas cherché à appliquer leur 

doctrine à des espèces diverses; mais ils s’arrêtent surtout aux 

dommages-intérêts qui résulteraient d’un fait dommageable ét 

approchant du dol; d’où nous pensons qu’ils n’étendent pas. 
leur doctrine aux conventions faites par le mineur, mais qu’ils 

la restreignent aux dommages-intérêts entraînant la contrainte 
par corps facultative, suivant l’article 126 du Code de procédure 

eivile. Or leurs imitateurs pourraient penser à s’appuyer, d’une 

part, sur l’article 5 du titre 1° de la loi du 15 germinal an Vi, 

qui portait: « La contrainte par corps ne peut être décernée en 

« matière civile contre les septuagénaires, les mineurs, les 

« femmes et les filles, si ce n’est pour cause de stellionat, pro- 

« venant de leur fait; » et, d'autre part, sur ce passage de l’Ex« 

posé des motifs de M. Bigot de Préameneu, qui fait opposition 

entre les obligations et les faits du mineur: « Si l’on voulait 

«exercer la contrainte par corps pour l’accomplissement d’une 

« obligation contractée par un mineur, il opposerait la loi qui 

« le met à l’abri de toute lésion par suite de ses engagements 

« personnels. Il n’est pas de lésion plus grave que la privation 

« de la liberté. La lot lui fait supporter la peine de ses délits ; 

« mais nul, en matière civile, ne peut le priver du privilége de 

a la minorité. » (Fenet, t. XIIE, p. 167.) 1 faut prévenir ceite ac+ 

eumulation de demi-preuves dont on ne se fait pas faute au 
jourd’hui, et réfuter cette doctrine de manière qu’elle ne #e 
reproduise plus. 

3. La seconde opinion nous a paru seule vraie. Le projet de 
la section portait : « La contrainte par corps ne peut être pro= 
« noncée contre les mineurs; » puis ajoutait sans autre article 
intermédiaire : « Elle ne peut être prononcée contre les septuah 
« génaires, les femmes et les filles que dans le cas de stellio- 
- & nat. » Certes, alors la section de législation avait dit claire- 
ment qu'au cas même de stellionat commis par un mineur, la loi 
projetée révoquerait ce que la loi del’an VI avait dit des mineurs; 


442 DROIT CIVIL. 


et, par conséquent, que dans tous les faits civils accomplis en 
minorité, et entraînant la contrainte par corps, jamais le juge 
n’aurait le pouvoir de prononcer cette contrainte, même après 
que le mineur serait devenu majeur, même s’il commettait un 
stellionat, susceptible d’entraîner la contrainte par corps contre 
un septuagénaire, une femme ou une fille. 

4. De ce que, sur la demande de M. Bigot-Préameneu, on a 
introduit un nouvel article, le 2065°, pour prohiber la pronon- 
ciation de la contrainte par corps pour dettes civiles au-dessous 
de 300 francs, on ne peut pas conclure que le législateur 
ait entendu que le mineur devenu majeur serait contraint par 
corps après sa majorité. Cet article 2065 n'empêche en rien 
que l’article 2064 ne sépare profondément la condition du mi- 
neur de celle des‘beptuagénaires, des femmes et des filles : ces 
trois classes de débiteurs ne seront jamais frappées de la con- 
trainte par corps, si ce n’est pour fait de stellionat; donc, les 
mineurs dont il a été parlé deux articles plus haut pour les en 
dispenser d’une manière absolue, ne sont pas même contrai- 
gnables pour stellionat, le plus grave des délits civils ; donc, ils 
ne sont pas contraignables pour dol ni faute. 

Le passage de l’Exposé des motifs n’aide en rien à l'opinion 
contraire. S'il dit que « la lot fait supporter au mineur la peine 
de son délit, » c’est pour indiquer que tout délit jugé au grand 
ou au petit criminel entraînera contre le condamné la contrainte 
par corps attachée au délit ou au crime. S'il dit qu’il n’y a pas 
de lésion plus grave que la perte de la liberté, c'est pour bien 
faire entendre qu’à la différence de l’action en rescision sur le 
fond qui doit être proposée dans les dix ans de la majorité, 
l'exception de nullité de la contrainte par corps serait perpé- 
tuelle, quels que soient le fait commis ou la convention conclue 
en minorité. 

5. Qu'on ne dise pas qu'avant l’article 126 du Code de pro- 
cédure civile, il, n’y avait pas, dans la loi, énonciation de faits 
civtis à réprimer par la contrainte par corps, qu’un mineur eût 
pu commettre. — Est-ce qu'un mineur âgé de vingt ans ne 
pourrait pas s'être emparé par voies de fait d’un fonds sur un 
propriétaire voisin, et n'avoir pas été assez tôt actionné en 
réintégrande pour que le délaissement ne fût prononcé qu’après 
vingt etun ans accomplis? L'article 2060, $ 2°, prouve donc que 
le Code a prévu les faits immoraux du mineur. 


MINEURS. —— CONTRAINTE PAR CORPS. 113 


Qu'on ne dise pas non plus que c’est seulement à cause de la 
faiblesse physique qu’on épargne la contrainte par corps aux 
mineurs, C'est dépouiller la loi d’un autre motif bien plus puis- 
sant ; car c’est aussi à cause de l’imperfection présumée de leur 
intelligence au temps de la perpétration du di que la loi les 
exempte de l’emprisonnement. 

Qu'importe que la contrainte par corps ne soit pas une 
peine dans le langage de la loi, mais une voie d’exécution ? Si 
elle n’est point une peine légale, elle n’en est pas moins une 
peine physique et morale pour l’emprisonné (#. notre Intro- 
duction au Commentaire, n° 5), c’est la plus dure des exécu- 
tions, et certes la loi a le droit de la prohiber en-certains cas; 
c’est ce qu’elle a fait ici, et quand elle a dit qu’on ne peut 
prononcer la contrainte par corps contre les mineurs, elle a 
suffisamment exprimé que cette contrainte ne pouvait résulter 
ni d’une convention ni d’un fait obligatoire du mineur et ne 
devait pas l’atteindre en majorité. 

6. C’est l’opinion de M. Troplong, n° 271 à 277, quoique, 
son génie l’entraînant, il ait dit d’abord « parcendum teneris ; » 
c’est l’opinion de MM. Dalloz, n° 293 ; c’est, nous le croyons 
du moins, l’opinion générale : car telle elle doit être en pré- 
sence des textes. — Art. 2063 : « Hors des cas déterminés. 
par une loi formelle, il « est DÉFENDU à tous juges DE PRONONCER la 
« contrainte par corps...; » — Puis, par forme de coroilaires du 
principe, — Art. 2064: « Elle ne peut être PRoNoNCÉE contre les 
« mineurs; —2065. Elle ne peut être PRoNoNCÉE pour une somme 
« moindre de 300 francs ; — 2066. Elle ne peut être PRONONCÉE 
« contre les septuagénaires, les femmes et les filles, que dans 
« les cas de stellionat... » — L’enchaînement de ces textes pro- 
duit un tout autre effet sur l’esprit du lecteur, que l’isolement 
calculé de l’article 2064 dépourvu de tous précédents et de 
toute suite. Après la défense générale et absolue faite aux ju- 
ges de prononcer cette contrainte hors des cas déterminés ou 
à déterminer, viennent donc, soit quant aux contrats et aux 
faits des mineurs, soit quant à la modicité de l’intérêt à l’égard 
des majeurs, soil quant aux contrats et aux faits des septua- 
génaires, femmes et filles, des prohibitions spéciales de pro- 
noncer la contrainte par corps, tout aussi absolues que Îla 
prohibition générale de l'article 2063. Prenez ces quatre arli- 
cles dans leur ensemble au lieu d’en déchiqueter les membres, 

XXI. | 8 


414 DROIT CIVIL. 


et vous n'aurez plus la fantaisie de prendre pour un sursis ce 
qui est une défense absolue ; vous ne traduirez plus « contre 
les mineurs » par « pendant la minorité », et vous aurez entendu 
la loi selon son esprit libéral et selon toute la portée de ses 
termes : c’est violer le droit civil que de détacher d’une loi une 
portioncule pour décider. 1] faut l’embrasser tout entière et 
la pénétrer dans toutes ses parties, Zncivile est, nisi toté lege 
perspecté, und vel aliqué particul4 ejus proposité, judicare 
vel respondere (ff., De legibus). 

Allons plus loin, Vous trouvez la loi ambiguë : elle peut vou- 
loir dire que la contrainte par corps ne peut être prononcée 
tant qu’on est en minorité ; elle peut vouloir dire aussi que la 
contrainte par corps ne peut être prononcée contre les mi- 
neurs pour leurs conventions contractées ni pour leurs faits 
civils commis pendant la minorité. Eh bien ! admettez le dou- 
ble sens. La loi dans son sens littéral comprendra les deux 
“sens. Dire que « la contrainte par corps ne peut pas être pro- 
noncée contre les mineurs, » c’est avoir défendu de la pronon- 
cer, soit. si l’action était intentée pendant la minorité, soit 
quand l’action serait intentée après la minorité passée. Il s’a- 
git de liberté, el la loi doit être interprétée dans les deux sens 
qu’elle présente: Benignius leges interpretandæ sunt, quû 
voluntas earum conservelur (L. 18, ff., De legibus). 

7. Aussi la jurisprudence des arrêts a-t-elle fourni des exem- 
ples pour les deux cas où le contrainte par corps était requise 
avant la majorité ou depuis la majorité acquise. 

Les trois arrêts suivants ont observé ces règles à l'égard 
des mineurs, et nous n’en connaissons aucun autre con- 
traire. 
L'un, de la Cour de Bordeaux, avait à statuer contre un majeur 
qui, en minorité, avait aidé à divertir les effets d’une succes- 
sion. On ne l’avait pas traduit en police correctionnelle; laf- 
faire était dès lors toute civile, et l’on demandait contre lui des 
dommages-intérêts avec contrainte par corps; mais cette con 
trainte fut refusée « parce que l’avénement de sa majorité n’a- 
vait pu enlever au défendeur le bénéfice que la loi lui avait 
assuré à l’époque des enlèvements (Bordeaux, 5 août 1847, 
aff. Duffourg, S., 48, 2, 63; P., 1848, t. II, p. 606). » C’est 
l'application du principe que Particle 2064 survit à l’état de 
minorité. Les deux autres sont de la Cour de Cassation. Cathe- 


MINEURS. — CONTRAINTE PAR CORPS. | 41 


rine Thibault, enfant de moins de seize ans était prévenue d’a- 

voir importé en fraude de la poudre et des tabacs ; elle fut con- 

damnée à l’emprisonnement, à deux amendes et aux frais, ‘el 

la durée de la contrainte par corps fixée à une année, sans que 

la Cour eût déclaré si elle avait agi avec ou sans discernement. 

= Sur le pourvoi du procureur général près la Cour de Metz, 

l'arrêt fut cassé en ce qu’il avait prononcé l’emprisonnement, 

quand la prévenue devait être acquittée du délit si elle avait 
agi sans discernement ; le pourvoi fut rejeté en ce qui concer- 

nait les condamnations pécuniaires, les amendes et les frais, 

parce que Îles amendes pour contravention aux lois sur les 
douanes êt sur les poudres et salpêtres n’ont pas un véritable 
caractère pénal et sont plutôt la réparation du préjudice causé 
à l’État par les effets de la fraude ; que les frais eux-mêmes 
étant la restitution des avances auxquelles la nécessité de pour- 
suivre a donné lieu, devaient être considérés comme réparation 
civile; mais quant à la disposition de l’arrêt qui condamnait 
par corps, elle fut cassée, car il ne s’agissait pas de l’article 52 
du Code pénal ; le mineur âgé de moins de seize ans ayant agi 
sans discernement, devait être acquitté. S’il pouvait être con- 
damné à la réparation du dommage causé par son fait, C’est 
par l’effet d’une action purement civile ; donc, il se trouvait re- 
placé sous la protection de l’article 2064 du Code Napoléon, 

êt ne saurait êlre soumis à la contrainte par corps (Cass., ch. 

crim., 18 mars 1842, aff. Thibault. S., 42, 1, 465; D., 42, 1, 

208; P., 1849, t. ler, p. 726). De mème, et par les mêmes 

motifs, a été déclaré non passible de contrainte par corps, pour 

les frais auxquels il avait été condamné comme tenant lieu de 

réparations civiles envers l’État, le mineur Jean-Léon Prévost, 
acquitté devant la Cour d’assises d’une complicité de vol comme 

étant âgé de moins de seize ans, et ayant agi sans discerne- 
ment. (S., 43, 1, 614.) Quoique ces arrêts aient été rendus 

pendant la minorité, on n’y trouve rien qui ressemble à un 

sursis ?. 


4 Tout ce que nous venons de dire était ausei notre opinion en 1834 dans 
notre Commentaire sur la contrainte par corps. Nous reyrettons cependant 
d'y avoir dit que Jousse (sur l’article 9 du titre 34 de l'ordonnance de 1667, 
note 6, n° 2°) faisait entendre que la jurisprudence se bornait à ne pas pro- 
noncer la contrainte par corps pendant la durée de la minorité; et que Po- 

thier (Procédure civile, part. V, ch. 1°, 6 2, 4°) citait un arrêt du 21 mars 


116 DROIT CIVIL. 


8. Quoique M. Troplong ait professé la même doctrine sur 
la question principale, nous ne pouvons admettre sa doctrine 
contraire sur un point accessoire. Le mineur commerçant doit- 
il être contraint par corps pour stellionat s’il a hypothéqué 


1676, refusant la contrainte par corps après les quatre mois contre un mineur 
bénéficier, quoiqué réputé majeur pour raison de son bénéfice. 

Nos citations sont exactes : nous les regrettons parce que l’autorité de 
Jousse peut être cause de l'opinion de M. Duranton et de ceux qui l’ont 
suivi. Ce devient donc une raison pour rentrer plus avant dans l’examen 
de l’ancien droit sur les exemptions perpétuelles ou temporaires de la con- 
trainte par corps. 

Pour les connaître suffisamment, il faut distinguer les époques : avant 
l'ordonnance de Moulins en 1556, depuis cette erdonnance jusqu’à celle de 
1667, et depuis celle-ci jusqu’à l’an VI et au Code civil. | 

On sait qu'avant l’ordonnance de Moulins, et sauf la contrainte par corps 
pour le commerce, foires, marchés, etc., deniers royaux, crimes et délits, 
la contrainte par corps résultait de la soumission volontaire dans les con- 
trats; le juge ne devait point aller au delà, à moins qu’il n’y eût dol du 
débiteur, comme dans la matière du stellionat que les juges étendaient au- 
tant que leur conscience le leur dictait, puisqu'on appelait alors stellionat 
omnis machinatio vafra quæ proprio nomine carebat. 

En 1367, une ordonnance de Charles V défendit « que ne fussent pris 
« corps de personnes labourants, tant qu’on trouverait biens meubles ou 
« immeubles suflisants pour les exécutions faire. » — C'était un répit, 
un sursis pendant la discussion des biens : au plus une exemption tem- 
pora 

En 1393, le roi Charles VI exempta de la contrainte par corps les chré- 
tiens pour les obligations qu'ils avaient souscrites au profit des juifs du 
Languedoc avec soumission à ladite contrainte, et défendirent de renoncer 
à l’effet de cette défense. — C'était une exemption perpétuelle. 

L'auteur du Grand coutumier au temps de Charles VI dit que « par usage 
« de Cour laye, femme soit mariée, ou autre ne doit tenir prison pour 
« quelque cas civil quel qu’il soit, tant soit obligée de garde ou de com- 
« mande, par foi, serment, ou autrement, excepté Champagne (ce qui veut 
« dire les foires de Champagne et le commerce). » — Et Bouteiller, dans sa 
Somme rurale en 1479, disait pour raison : « Car, fresle chose est la 
_« femme, et pour ce, ne veut la loi qu’elle soit tourmentée de prison pour 
« dettes civiles. » — Comme on le voit, c'était un privilége du sexe et non 
du mariage ; comme on le voit encore, pareils principes devaient annuler la 
soumission conventionnelle des femmes, filles et veuves. — C'était aussi 
exemption perpétuelle. 

L'état de la législation française sur les ecclésiastiques après l’ordonnance 
de Moulins suffit pour démontrer qu'auparavant ils n'étaient pas assujettis 
à la contrainte par corps civile, à moins qu’ils ne s’y fussent obligés par 
contrat, ou qu’ils l’eussent méritée par doi ou fraude et en celant leur pro- 
fession. — L’exemption était encore perpétuelle. 

Quant aux mineurs, ils étaient nécessairement protégés par leur âge et 


MINEURS. — CONTRAINTE PAR CORPS. 117 


ses biens ? Malgré l’imposante autorité de M. Troplong, nous 
répondons négativement comme nous avons répondu autre- 
fois. L'article 2064 ne contenant pas la même exception que 
l'article 2066, le mineur commerçant n’est pas soumis à la 


par la nüllité de leurs contrats, et nous ne connaissons pas de textes fran- 
çais sur les septuagénaires avant 1629. — 11 est bon de croire qu’en matière 
civile l’usage de les décharger de la contrainte par corps a dû d’abord s’in- 
troduire, mais que sous l’inflexibilité de l’ordonnance de Moulins, cet 
adoucissgment devenait difficile. 

En 1556, l’article 48 de l'ordonnance de Moulins apporta un remède éner- 
gique à la mauvaise volonté des débiteurs civils et surtout aux fraudes 
employées par eux pour mettre leurs biens à couvert, et aux procédures 
nécessaires et infructueuses pour les mettre à jour, en ordonnant que si LES 
coNDAMNÉS ne satisfaisaient aux condamuations dans les quatre mois après 
signification du jugement, ils pourront être pris par corps et tenus prison- 
niers jusqu’à la cession ou abandonnement de leurs biens. 

D’une loi aussi générale naquit la question de savoir s’il y avait encore 
des. personnes privilégiées, 

On exerça donc la contrainte par corps après les quatre mois contre les 
ecclésiastiques. Cela devait être d’après les termes absolus de l’ordonnance; 
cela devait étre d’après l’esprit de sévère équité des parlements. Cinq ans 
avant l'ordonnance de Moulins, et au mois de septembre 1550, le roi 
Henri II avait octroyé lettres patentes aux présidents et conseillers du par- 
lement de Paris, portant exemption de la contrainte par corps des créances 
pour le payement de leurs dettes sur leurs personnes et sur leurs- offices, 
réservé les contraintes sur tous leurs autres biens; mais après délibération 
du 22 février 1551, ces lettres patentes, qui avaient été obtenues sans aveu 
et autorité de la Cour, furent rendues et renvoyées par elle, sans vouloir 
entendre à la vérification d'’icelles, sur la remontrance des gens du roi, par 
M: Pierre Séguier, avocat général, qu’il leur avait semblé que la Cour qui 
distribuait à chacun la justice devait prendre et recevoir la méme loi qu’elle 
baillait à autrui. Aussi sur la question des ecclésiastiques la Cour ne céda- 
t-elle qu’au roi Charles IX, séant en son lit de justice, le 1°" août 1569, jour 
- auquel il fut donné arrêt, prononcé par M. le premier président de Thou, en 
l'absence du chancelier, par lequel le Roi, en interprétant son ordonnance, 
ordonna que les ecclésiastiques, autres que simples clercs, ne seraient tenus 
en ladite contrainte. 

Mais c'était un arrêt rendu en lit de justice. Il paraît que la Cour ne s'y 
assujettit pas, et qu’il y eut d’autres contraintes prononcées. Le syndic 
général du clergé en porta ses plaintes au roi Henri III, qui fit, le 5 juil- 
let 1576, une déclaration portant, en faveur des personnes constituées ès 
ordres sacrés, qu’elles ne pourraient dorénavant être emprisonnées en vertu 
de ladite ordonnance des quatre mois; et le clergé, dit Durand de Maillane, 
eût le soin de faire confirmer cette déclaration par Particle 53 de l’ordon- 
nance de Blois. 

Ce qu'il y a de remarquable dans cette déclaration, c’est qu’elle n’est point 
interprétative; qu'elle ne dénie en rien l’étendue de l’article 48 de l’ordon- 


118 DROIT CIVIL, 


contrainte par corps même pour stellionat : 1° parce quels pu- 
blication du Code civil a abrogé l’article 8 du titre 1* de la loi 
du 15 germinal an VI, qui déclarait contraignables par corps 
les mineurs pour stellionats 2 parce que s’il est vrai que l’ar- 


panoe de Moulins; qu'au contraire, elle ne statue que pour l'avenir et par 
dérogation. | 

Observons en passant que les arrêts au principal sur les dettes qui n'era- 
portaient pas la contrainte par corps ne la prononcçaient pas d’une ma- 
nière expectative ou conditionnelle; il fallait, après les quatre «mois, la 
demander par jugernent nouveau. C’est ee qu’on appelait alors jugement ou 
arrêt d’iterato, ainsi que l'article 2061 ordonne de prendre un second juge- 
ment contre celui qui a été condamné au pétitoire à désemparer un fonda. 

Quant aux femmes, les jugements au principal ne portaient pas contre 
elles la contrainte par corps; mais quand les quatre mois étaient écoulés, 
on pouvait la demander, et on l’obtenait contre elles en vertu de l’ordan- 
pance de Moulins pour le principal et pour les accessoires. 

Point de doute pour les filles majeures et pour les femmes veuves. Klles 
y étaient alors soumises (arrêts des 22 février 1592 et 20 mai 1595). 

Mais pour les femmes en puissance de mari, la jurisprudence se déelara 
en leur faveur. 

On s’appuya surtout sur la nature du mariage et sur les devoirs réei- 
proques des époux, une foule d’arrêts rapportés par Brodeau sur Louet, 
lettre F, somm. 11, prouvent que non-seulement la femme mariée n’était 
pas tenue par corps après les quatre mois, mais qu’on ne devait en aucun 
cas la eondamner par corps, quand elle était engagée solidairement avec 
son marl, fût-il stellionataire, fût-il banquerontier (arréts des 10 mai 1579, 
13 juin 1614, 28 mai 1618, 19 avrsi 1625). Quand la dette procédait du mari, 
le fait du mari déchargeait pleinement la femme de la contrainte par corps; 
l’exemption devenait perpétuelle. Mais si la femme était séparée de biens, 
la justice ne l’en déchargeait que quant à présent, et laissait au créancier de 
_ Ja femme le droit de réclamer la contrainte après la mort du mari. Dans 
ce cas, l'exemption n'était que temporaire (arrét du 17 avril 1619). Toutes 
ces difficultés auraient dû cesser avant l'ordonnance de 1667, puisqu’en 1629 
l'ordonnance connue sous le nom de Code Michaud avait abrogé toute 
contrainte par corps pour dette civile à l’égard des femmes, filles ou 
veuves : « Art. 156. Dorénavant, en vertu de l’édit des quatre mois ni au- 
« tre contrainte par corps nulle femme mariée et non mariée, ni aucun 
« homme âgé de septante ans, ne pourront être constitués prisonniers pour 
« le payement d'aucune dette civile. » — On était revenu au système des 
exemptions perpétuelles. 

Quant aux mineurs, on trouve dans cette période un arrêt de 1607 cité 
par Mornac, sur la loi 7, ff., De min., qui, après les quatre mais, a condamné 
par corps un mineur, plaidant en matière bénéficiale, à payer les dépens 
auxquels il avait été condamné. 

Sous la troisième période (c’est-à-dire sous l’ordonnance de 1667, qui 
abrogea l’usage de la contrainte par corps après les quatre mois, et le cun- 
serva par les articles 2 et 8 pour dépens, dommages-intérèts, etc., en laissant : 


MINEURS. — CONTRAINTE PAR CORPS. 419 


ticle 2070 du Code civil déclare ne point déroger aux lois pars 
ticulières qui autorisent la contrainte par corps dans les ma- 
tières de commerce, il n’en est pas moins vrai que la titre 1* 
de cette Joi intitulé de la contrainte par corps en matière civile 


alors aux juges la facnité de la prononcer ou non), les cas de contrainte per 
corps irnpérative furent déterminés par l'article 4, les filles et femmes 
exemptées de Ja contrainte par evrps, ainsi que les septuagénaires, par 
l’artiole 5 (exemptian perpétuelle et non temporaire), et lea cas d'exception 
parfaitement déterminés. 

L’ordonnance ne parlait en rien des mineurs ni des ecclésiastiques. 

‘On essaye toujours de reproduire dans les changements de législation les 
difficultés résolues sous la loi précédente, et cet article 2 renouvela les doutes 
qu'avait fait naître l’article 48 de l'ordonnance de Moulins. Il fallut une 
déclaration du 80 juillet 1710 pour défendre aux juges de décerner des con- 
traintes par corps pour les dépens en matière civile contre les personnes 
eonstituées dans les ordres sacrés. 

Il en fut de même pour les femmes, On invoqua contre elles l’article 2 de 
l'ordonnance, comme si l'article 4 n’eût pas été assez étendu à leur égard. 
Mais la jurisprudence se fixa promptement à leur égard; il fat jugé par 
arrôt du Conseil du 26 janvier 1671, et par arrêt de la Tournelle civile du 
17 janvier 1684, qu’elles n'étaient pas contraignables par corps, même quand 
- elles n’avaient été autorisées que par la justice au rofus de leur mari, et 
ce qui prouve bien que dès lors ce ne fut pas de la puissance maritale, mais 
du sexe même que la loi tirait l’'exemption, ce sont deux arrêts des 10 mars 
et 16 mai 1672, par lesquels il a été jugé, par interprétation de l’article 8 du 
titre 84 de l’ordonnanees, que les femmes veuves ne peuvent être contraintes 
par corps pour les dépens depuis taxés par exéeutoire (Journal des au- 
diences, t. IT, liv. XI, chap. 6). — Pour les dommages-intérêts, on citait 
contre elles un arrêt du 5 juin 1671; mais vérification faite de cet arrêt rendu 
centre une femme d’aubergiste qui s'était portée à un tel excès de eolère 
qu’elle avait crevé l'œil d’un voisin avec sa quenouille, ce n’était pas en 
matière civile : elle avait été condamnée en l’amende de 10 livres, et en 
284 livres de dommages-intérêts, au payement desquels elle serait contrainte 
par corps par sentence du prévôt de Vitry-le-François, sans dépens. Sur 
l'appel, ils furent réduits à 205 livres, sans contrainte par corps, par sen- 
tenece dn lieutenant criminel au bailliage de Vitry-le-Francois. Appel au 
Parlement, arrêt qui réduit les dommages-intérêts à six vingts livres, mais 
qui ordonne ja contrainte par corps. — Pourquoi? Évidemment parce que 
la contrainte par corps avait été ordonnée primitivement par un juge statuant 
au petit criminel, le prévôt de Vitry, et qu’il n’a jamais été douteux que 
mineurs capables de dol, femmes et septuagénaires, ne fussent contraigna- 
bles par eorps en matière criminelle et de police (Journal du Palais, in-f, 
t.1, 6128). — L’exemption était devenue perpétuelle sous l'ordonnance civile, 

Quant aux mineurs, il n’y avait pas de textes. 

_ On citait pour prouver qu’au civil les mineurs étaient perpétuellement 
exempts de la contrainte par corps (V. Broneau, sur Louet. Lettre C.,somm. 81, 
: n°23) : is unarrét du Parlement de Rouen, du 18 mai 1675. Cette cause avait 


à 


420 : DROIT CIVIL. 


était complétement abrogé par le Code civil ; 3° parce qu’il n’y 
avait nul besoin de Je laisser subsister à l’égard des mineurs 
commerçants, puisque l’article 2070 laissait en vigueur contre 
eux la contrainte par corps commerciale, réglée par les dispo- 


commencé au criminel. Pierre Patalier, âgé de onze ans, avait crevé, en 8e di- 
vertissant, un œil à l’un de ses camarades ; le lieutenant criminel le condamna 
à 200 livres de dommages-intérêts, à 60 sous d'amende et aux dépens, sen- 
tence exécutoire contre Barbe Fontime, sa mère et tutrice. Appel. Et par 
arrêt du 9 mars 1675, la Cour mit l’appellation et ce dont était appel au 
néant, en tout ce qui touchait l’amende, le surplus sortissant effet. 

Cet arrêt réduisant l’affaire aux simples dommages-intérêts, Barbe Fon- 
time présenta requête à la Cour pour que les dommages-intérèts fussent dé- 
clarés intéréts civils. Ils n'étaient plus la conséquence d’une peine, puisque 
la Cour avait effacé l’amende. Il ne restait qu’un fait civil pour lequel 
ün mineur qui n'avait pas eu conscience des suites de son action ne devait 
. pas être soumis à la contrainte par corps. Arrêt qui ordonne que les intérêts 
seront civils (Journal du Palais, t. I, p. 661). | 

Et 2° un autre arrêt du même parlement du 28 janvier 1672, qui a dé- 
chargé de la contrainte par corps un écolier qui avait abusé d’un dépôt; mais 
on ne peut rien tirer de cet arrêt, car la Cour a mis l’appellation au néant 
en déchargeant le mineur de la condamnation civile (1bid, p. 159). 

Maintenant vient l’arrêt du 21 mars 1676 (tbid., p. 149), sur lequel Jousse 
a établi sa doctrine que l’exemption de contrainte par corps n'existait au 
profit des mineurs que pendant le temps de la minorité, tandis que Pothier, 
ami intime de Jousse, dont il connaissait bien l'opinion, a laissé à sa mort, 
en 1772, bien postérieurement à la première édition du Commentaire de l’or- 
donnance civile publié par Jousso en 1753, son Traité de la procédure civile 
qui, selon nous, a entendu l'arrêt dans le sens de la perpétuité de l’exemp- 
tion. 

Après avoir dit, p. 25 de l’édition in-12, que « les mineurs pour dettes 
civiles, et hors le cas de dol, sont aussi exempts de la contrainte par corps, 
et qu'il en faut excepter les mineurs marchands par état et de profession et 
les mineurs financiers ; car étant les uns et les autres réputés majeurs, pour 
raison de leur commerce ou de leur état, ils sont contraignables par corps 
pour les faits de leur commerce et pour les billets subis par eux, »il ajoute : 
« À l'égard des mineurs bénéficiers, QUOIQU’ILS SOIENT RÉPUTÉS MAJEURS 
« pour raison de leurs bénéfices et qu’en conséquence ils puissent plaider 
« pour raison de ce qui concerne leurs bénéfices sans assistance de curateurs, 
« néanmoins ils ne sont pas sujets à la contrainte par corps pour les dépens, 
« dans les procès où ils auraient succombé ; » et il cite le même arrêt de 
Jousse. | 

Et Pothier avait raison : il avait adopté l'opinion de Valin (Commentaire 
sur la coutume de la Rochelle, publié en 1756, t. III, p. 466 et suivantes). 

* D'abord, on ne peut rien induire de certain de l’arrêt de 1676 : s’il est vrai 
qu'il a refusé la contrainte par corps pour les dépens, et qu’il ait ajouté, 
sauf à l'intimé à se pourvoir après la majorité, comme le dit l’arrétiste, il 
n’a rien décidé qu’un provisoire, et a seulement reculé l'examen définitif de 


MINEURS. — CONTRAINTE PAR CORPS. 1921 


sitions de l’article 3 du titre 2 de la même loi de germinal 
an VI, lesquelles ont demeuré en vigueur jusqu’à la loi du 
17 avril 1832, pour tous faits de commerce; 4° que, puisqu'on 
tombe d’accord que la loi qui prohibe ja contrainte par corps 


la question. C’est là l'esprit de l'arrêt, car il ne prononce pas de dépens, et 
personne ne peut induire de là que si, après la majorité, on fût revenu 
devant les mêmes juges, les requêtes de l’hôtel eussent nécessairement 
prononcé cette contrainte. 

Il faut donc en venir au droit. 

« De ce que l’article 14 du titre 15 de l’ordonnance de 1687 déclare Les mi- 
«neurs de vingt-cinq ans pourvus de bénéfices, capables d'agir en justice 
« sans l'autorité et assistance d’un tuteur ou curateur, tant en ce qui con- 
« cerne le possessoire que pour les droits, fruits et revenus du bénéfice, on ne 
« peut en conclure, dit Valin, que le mineur soit sujet à la contrainte par 
« corps ni pour les dépens, ni pour la restitution des fruits.—Vous tirez deces 
« mots de l’ordonnangg la doctrine qu'il est réputé majeur pour raison de son 
« bénéfice. Mais est-1cteraent vrai qu’il soit réputé majeur en cette partie? 
« En effet, comment le dire d’un bénéficier impubère? L’ordonnance ne doit 
« donc pas être prise à la lettre, et il n’en résulte pas que tout bénéficier, en 
« ce qui concerne son bénéfice, doive être considéré comme s’il avait vingt- 
« cinq ans. — En second lieu, qu’il s’agisse d’un bénéficier en pleine puberté, 
« est-ce contre lui ow en sa faveur que l'ordonnance le rend capable d’agir 
« en justice, de plaider même en défendant, si l’on veut; en un mot, le ré- 
« puter majeur à cet égard? On ne saurait nier que l'ordonnance ne soit 
« toute en sa faveur; or ce qui a été introduit en sa faveur précisément peut- 
« il être rétorqué contre lui P On le.compare au mineur faisant le commerce; 
« mais l’État est-il intéressé à ce que le mineur bénéficier soit contraignable 
« par corps comme il l’est à ce que le mineur commercant soit sujet à la con- 
« trainte par corps pour les engagements qu’il prend relatifs à son commerce? 
« N'a-il pas fallu même en cette partie une loi formelle pour assujettir le 
« mineur à la contrainte par corps? — En troisième lieu, que la faculté 
« de plaider oblige au payement de la condamnation, il n’y a rien à dire; 
« mais qu'elle y oblige par corps en faisant cesser le privilége (naturel) de la 
« minorité, c’est une conséquence forcée qu’on ne peut adopter. La majorité 
« est une qualité feinte-donnée au bénéficier en minorité pour son avantage; 
« sa qualité de mineur est réelle, véritable, inhérente à sa personne; on ne 
« peut donc la supprimer à son préjudice pour l’assujettir à une loi qui n’est 
« portée que contre les véritables majeurs. — En quatrième lieu, l'ordonnance 
« par le pouvoir qu’elle donne au bénéficier mineur, ne le déclare pas plus 
« majeur en cette partie précisément que le mineur n’est déclaré majeur par 
« son émancipation : donc, s’il faut faire une comparaison de son état et de 
« son pouvoir, ce sera en le rapprochant du mineur émancipé. On conviendra 
« alors que son droit est borné à la jouissance et à la disposition des fruits de, 
« son bénéfice, comme celui du mineur émancipé est limité à l'administration 
« de ses biens et à la disposition de ses meubles et revenus; et l’on con- 
« clura que l’un n’est pas plus contraignable par corps que l’autre, ni pour 
« restitution de fruits, ni pour dépens, comme n'ayant pu ni l’un ni 


122 DROIT CIVIL. . 


civile contre les mineurs est fondée sur la faiblesse de teur 
jugement, on conviendra qu’un mineur marchand assez habile 
pour acheter et vendre, peut n’être pas assez instruit pour sa- 
voir ce que c’est que stellionat, et s’il le sait, et qu’il ait l’inten 
tion en empruntant de payer un créancier antérieur qu'il ne 
déclare pas, il peut être surpris par des événements qui donnent 
aux deniers yne autre impulsion ; dès Jors, pourquoi le traiter 
avec la même rigueur qu’un majeur ? 5° parce que si l'article 6 du 
Code de commerce permet aux mineurs marchands d'engager 
et d'hypothéquer leurs immeubles, l'article n'a pas été écrit 
pour faire de l’hypothèque ni de l’antichrèse un acte commer- 
cial, puisqu'ils sont bien actes civils de leur essence. Admet- 
tant donc que l'emprunt soit commercial, l'accessoire ne l’est 
certainement pas, puisqu'il confère au créancier des droits qui 
seront réglés par le Code civil, et devant @ tribunaux civils. 
Est-ce que le Code de commerce en donnant aux mineurs mar- 
chands le pouvoir d’hypathéquer leurs biens aurait déclaré que 
cette hypothèque était un acte de commerce? En rien que ce 
soit. L’artiele 2084 protége donc ces mineurs contre Îa con- 
trainte par corps, à moins que les faits ne soient allés jusqu'à 
l'escroquerie de la somme prêtée, auquel cas les tribunaux cor- 
rectionnels en feront justice ; sinon, le débiteur invoquera-le 
privilége de la minorité. 


«l'autre engager leur liberté ni perdre le privilége de leur minorité. » 

Ce n'est pas pour le vain plaisir de voir triompher notre opinion que 
nous sommes entré dans cet examen, et que nous avons rappelé en tout ce 
qu’elle a d’essentiel la dissertation de Valin; c’est parce qu'il en résulte 
“qu'une classe entière et nombreuse de mineurs, qui travaillent pour autrul 
ou chez autrui, et qui y gagnent leur vie, souvent même privés de pa- 
rents, de tuteurs et de curateurs, n'est point soumise, même quand la majo- 
rité sera atteinte, à la contrainte par corps de l’article 126 du Code de 
procédure pour tous les dommages -intéréts résultant de fautes, incurie, 
maladresse ; en un mot, qui ne résultent pas d'un délit : nous parlons des 
artisans de toute espèce, notamment des ouvriers qui ne peuvent pas être 
restituables contre les engagements qu'ils ont pris en minorité à raison de 
leur art (art. 1308). Ces mots de l’article 1308 sont à peu près équivalents à 
la locution, réputés majeurs en cette partie. C'est une sorte d'émancipation 
accordée aux mineurs artisans pour qu'ils puissent plus aisément se livrer à 
l'exercice de la profession qu’ils auront apprise; elle ne peut être rétorquée 
contre les jeunes artisans ni leur faire perdre le privilége de la minorité 
après que la majorité sera acquise, ainsi que Valin l'a si puissamment dé- 
montré à l’occasion du mineur bénéficier. 


À 
QUESTIONS SUB LE PRÊT À LA GROSSE. 128 


IL est très-vrai que l'action du mineur a été mauvaise, puis- 
qu'il ny a pas de stellionat sans intention. Quelque odieux pour. 
tant que soit le stellionat, c'eat un délit civil, dont le créancier, 
commerçant ou non, peut se défendre par un examen hypothé- 
caire, et l’on ne peut alléguer ici le rapidité des affaires com. 
merciales, puisque le prêt hypothécaire ne se peut faire que 
devant notaire. Si nous reconnaissons une fois que le législa- 
teur a voulu corriger l’artiele 5 du titre 1% de la loi de germinal, 
en divisant en deux articles la défense de prononcer la con- 
trainte ratione personarum, afin qu'on ne pût pas lire, « ln 
contrainte par corps ne peut être prononcée contre les mineurs 
pour cause de stellionat procédant de leur fait, il y a nécessité 
légale d'en décharger le mineur commerçant, puisqu'il est de 
seul mineur qui ait le pouvoir d’hypothéquer ses immeubles; 
que pour tout autre mineur, l'hypothèque serait radicalement 
pulle, et qu’il serait absurde qu’une loi fit une défense d’exé- 
cuter par corps un eontrat d’une nullité absolue. C'est par con- 
viction el à cause du danger des erreurs qui viennent de si haut 
que nous insistons ici. COIN-DELISLE. 


QUESTIONS SUR LE PRÊT A LA GROSSE, 


Par M. L. M, DE VALROGER, 
re ea droit, avocat au Conseil d’État et à Ja Cour de cassation, 


(Suite 1.) 


. $ 2: 

J'ai traité le plus grave difficulté que soulèvent lea arti- 
gles 327 et 331. Ces articles font encore naître des questions 
secondaires, qu’il me faut maintenant examiner, 

1. Une première question est celle-ci: À quoi est réduit le 
prêteur en cas de naufrage ? L'article 327 répond : à Ja valeur 
des effets sauvés ef affectés au contrat, déduction faite des frais 
de sauvetage, Cette disposition à besoin d’être complétée per 
quelques explications, 

S'agit-il d’un prêt sur marchandises ? J1 faudra, ainsi que le 
fait remerquer Émérigan, déduire gur la valeur des marchan- 


* V. Revue critique de législatton (mai 1862), t. XX, D, 424. 


Je 


{ 
494 DROIT COMMERCIAL. 


dises sauvées, outre ces frais de sauvetage, le fret dû par 
ces marchandises ‘. Leur valeur en effet se compose en partie 
du fret : celui-là doit donc payer le fret des marchandises 
qui profite de leur valeur. A l’inverse, lorsqu'il s'agira d’un prêt 
sur corps, il faudra ajouter à la valeur du navire ou de ses 
débris le fret des marchandises sauvées, qui est un accessoire 
du navire et qui représente d’ailleurs dans une certaine mesure 
sa détérioration. Quant au fret des rharchandises perdues, qui 
se trouverait acquis à tout événement en vertu des conventions 
passées entre l’armateur et l’affréteur, le prêteur y aurait-il 
droit? Une question analogue s’élève en matière d'assurance. 
On demande si l’assureur auquel on a fait le délaissement du 
navire a droit même au fret des marchandises perdues qui 
aurait été acquis à l’armateur. C’est là une question des plus 
débattues. Mais ici elle ne se présente pas dans les mêmes 
termes que vis-à-vis de l’assureur. À celui-ci on peut oppo- 
ser le texte de Farticle 388 qui ne parle que du fret des mar- 
chandises sauvées. Rien de pareil en ce qui touche le prêteur, 
qui peut au contraire invoquer, ce semble, la généralité de 
V’article 320, lequel article déclare affecté au prêt le fret 
acquis sans aucune distinction. 

II. La valeur à laquelle se trouve réduit le prêteur en cas de 
naufrage étant ainsi déterminée, il faut voir ce que le prêteur 
peut réclamer sur cette valeur, 

C’est tout d’abord le capital prêté, et ce capital en entier si la 
valeur des effets sauvés y suffit. L'article 327, en effet, n’im- 
pose pas au prêteur une réduction proportionnelle à la perte : 
il dit simplement que le payement des sommes empruntées est 
réduit à la valeur des effets sauvés. La créance du capital 
_prêté reste donc entière : seulement elle ne pourra s'exercer 
que sur la valeur des effets sauvés ; mais si cette valeur y suf- 
fit, rien n'empêche le prêteur de réclamer sur elle tout son 
capital. 

Que décider quant au profit maritime? 

Pothier, n° 48, se demande si, en cas de naufrage le prêteur 
peut, en sus de Ja valeur des effets sauvés, réclamer un profit 
maritime à proportion de la somme à laquelle monte la valeur 
des effets sauvés. Pothier répond que non, en se fondant sur ce 
que l’article 17 de l’ordonnance déclarait réduits àla valeur des 


1 Émérigon, Contrat à la grosse, chap. 11, sect. 2. 


0 


QUESTIONS SUR LE PRÊT A LA GROSSE. 125 


effets sauvés, les contrats. « Ce terme, les contrats, comprend, 
« dit-il, toutes les obligations que le contrat renferme, l’obli- 
«, gation de rendre la somme prêtée et celle de payer le profit 
« maritime. Toutes ces obligations sont réduites à la valeur 
« des effets. Le prêteur ne peut donc demander pour tout ce 
« qui lui est dû par le contrat que la valeur des effets sauvés, 
« et rien de plus. » Il résulte clairement de ce passage que, 

dans la pensée de Pothier, si le prêteur ne pouvait pas, au 
” delà de la valeur des effets sauvés, réclamer son profit, il 
pouvait au moins le réclamer sur cette valeur quand elle dé- 
passait le capital, le réclamer même en entier si la valeur 
sauvée y suffisait {. 

Telle était aussi la décision bien formelle d'Émérigon (ch. 11, 
sect. 2, $ t) : il se réunissait à Pothier pour refuser au prêteur, 
en sus de la valeur des effets sauvés, un profit proportionnel à 
cette valeur. Mais il ajoutait : « Le donneur pourra se payer sur 
« les effets sauvés tant de son capital que du change maritime, 
« si les effets sauvés suffisent pour remplir ce double objet. » 

Que décider sous le Code ? 

Les auteurs en général expriment l’idée qu’il ne peut jamais 
être réclamé de profit maritime au cas de naufrage, mais c’est 
en passant, et d’une manière qui annonce une vue superficielle 
de la question. Ils ne relèvent point la décision contraire de 
Pothier et d'Émérigon, et se fondent sur l’article 331, aux 
termes duquel le prêteur vient en concours avec un assureur 
pour son capital seulement. Pourquoi? se demandent-ils. Et ils ré- 
pondént : C’est parce qu’en cas de naufrage il ne peut être dû 
de profit. Ils perdent de vue que sous l’ordonnance le prêteur 
placé en face d’un assureur venait aussi pour son capital seule- 
ment. Cela n’empêchait point Pothier et Émérigon d’accorder 
un profit maritime sur les effets sauvés, quand ce conflit d’un 
prêt et d’une assurance ne se rencontrait point. Il n’y a donc 
rien à conclure de la règle posée par l’article 331 pour cette 
hypothèse particulière, règle qui'pourrait s’expliquer par des 
motifs Dies de cette hypothèse même. 


1 Boulay-Paty, sur Émérigon, Prét à la grosse, chap. 11, sect. 1, et Locré, 
.sur l’article 327, disent que Pothier refusait, en cas de naufrage, tout profit 
maritime. Is n’ont pas remarqué qu’il ne s'agissait que du profit à réclamer, 
outre la valeur des effets sauvés. Pothier dit clairement que, sur la valeur 
sauvée, le préteur peut réclamer tout ce qui lus est dû. 


- 


126 DROIT COMMERCIAL. 


Mais, sans sortir de l’article 327, on trouve une expression 
peu remarquée d’où ressort un système contraire à la décision 
de Pothier et d'Émérigon : « Le payement des sommes emprun- 
« édes à ln grosse est réduit à la valeur des effets sauvés. » Le 
prêteur n’est donc pas seulement réduit à la valeur de ces 
effets : il ne peut réclamer sur leur valeur que la somme em- 
pruntée, et non le profit promis en outre. Les rédacteurs du 
Code ont sans doute considéré que la condition d’un profit est 
une heureuse arrivée, dont le naufrage exclut l'idée. Il leur a 
paru juste seulement que le prêteur ne perde pas tout son 
capital, alors que l’emprunteur garderait des restes peut-être 
encore considérables de la chose qu’il a affectée au prêt. 

III. Quelle est la nature du droit auquel est réduit Je prêteur ? 
Gonserve-t-il jusqu’à concurrence de la valeur des effets sauvés 
une action persohnelle contre l’emprunteur ? N'a t-il plus au 
contraire qu’une action réelle sur ces effets? L'intérêt de cette 
question se révèle de lui-même. Supposons qu'après le sau- 
vetage, mais avant d’avoir été vendus, les effets sauvés pé- 
rissent par cas fortuit, dans un incendie par exemple, Le 
prêteur n’aura pas à souffrir de la perte de ces effets s’il a 
jusqu’à concurrence de leur valeur une action personnelle, 
puisque dans ce cas l’action pourra s'exercer sur les autres 
biens de l’emprunteur : la perte sera tout entière pour ce der- 
aier. Si au contraire le prêteur à la grosse n’a qu’une action 
réelle sur les effets sauvés, leur perte entraînera celle de tous 
ses droits. 

Pothier, expliquant l’article 17 de l’ordonnance, disait que 
l’arrivée à bon port faisait exister la condition de l’obligation 
de l’emprunteur ; que si une partie des effets a été perdue et 
l’autre partie sauvée, la condition en ce cas exisle jusqu’à con- 
currence de ce qui est resté et défaut pour le surplus’. Ainsi, 
d’après Pothier, en cas de naufrage, lorsqu'une partie des ef- 
fets a été sauvée, l’obligätion de l’emprunteur prend nais- 
sance jusqu’à concurrence de ces effets. Pothier reconnaissait 
donc évidemment que, pour la valeur des effets sauvés, le prê- 
teur avait une action personnelle contre l’emprunteur. 

Émérigon regardait plutôt la condition du contrat à la grosse 
comme résolutoire. « Le contrat, disait-il, s'éteint et devient 


1 Pothier, Prét à là grosse, n° 47. 


QUESTIONS SUR LE. PRÊT À LA GROSSE. 427 
« oul par la perte des effets sur lesquels on avait prêté... 
« C’est une condition résolutoire de l’engagement du preneur. » 
11 ajoutait un peu plus, loin : « En cas de naufrage, le contrat 
« devient nul et est réduit à la valeur des effets sauvés : le perte 
« légale est encourue ; il s’agit alors de sauvetage; l'obligation 
« personnelle du preneur est éteinte. Il ne reste au donneur 
« qu’une simple action réelle, » (Ch. 11 pr. et sect. 1.) 

On a souvent répété sous le Code ce qu'avait dit Émérigoa. 
Cependant l’article 327 présente une expression qui pour- 
rait suggérer une idée contraire. On lit que « le payement 
« des sommes empruntées est réduit à la valeur des effets sau- 
« vés. » Ainsi, pourrait-on dire, C'est à un payement que le 
prêteur a droit : un payement suppose une obligation; donc 
obligation subsiste. Ce raisonnement spécieux est renversé 
par un autre article du Code de commerce. L'article 259 dis- 
pose « qu’en cas de naufrage les matelots seront payés de leurs 
«loyers échus sur les débris du navire qu’ils ont sauvé. » Il 
est cependant bien certain que les matelots sont réduits à un 
droit réel sur ces débris. Le mot payement n’a donc pas toute 
la portée qu’on serait tenté de lui attribuer. 

Une loi postérieure au Code présente un texte embarrassant 
qui touche à cette question : je veux parler de la loi fiscale du 
28 août 1816, dont l’article 51 frappe d’un droit proportionnel 
.de 1 p. 100 les abandonnements pour fait d'assurance ou grosse 
aventure. M. Frémery (p. 279) critique cette loi. « Elle a 
a méconnu, dit-il, le principe du contrat à la grosse. Îl ne 
« s'opère aucune mutation de propriété de l’emprunteur au pré- 
« teur par l’extinction de l’obligation de l’emprunteur; le droit 
a du prêteur se borne à réclamer la valeur des effets sauvés. » 
Ceite critique prête à la loi de 1816 une pensée qui n’est pas la 
sienne, Ce qu'elle a frappé du droit proportionnel, ce n’est pas 
la conversion qui s’opère dans le droit du prêteur par le fait 
même du naufrage; c’est l’acte d'abandonnement que ferait plus 
tard l’emprunteur. On se demande, il est vrai, quel pourra être 
le but de cet abandonnement, si l’emprunteur n’est pas soumis 
à une action personnelle. On pourrait conclure de la loi de 
1816 qu’il est soumis à une telle action, contrairement à ce que 
décidait Émérigon. Mais on peut répondre que l’emprunteur, 
tant qu’il reste propriétaire des objets sauvés, en est respon- 
sable; il est même tenu de travailler au sauvetage. (Arg. art, 


198 DROIT COMMERCIAL. 


381 C. comm.) C’est pour se décharger de cette responsabilité 
et de ces soins qu’il peut faire au prêteur l’abandonnement 
dont parle la loi de 1816:. 

IV. Comment se fera le partage des effets sauvés entre le 
prêteur et un assureur ? 

Au marc le franc de leur intérêt respectif, dit l’article 331. 

Supposons un chargement de 20,000 francs sur lequel il a été. 
emprunté 10,000 francs et assuré autant. Il y a eu naufrage, et 
on a sauvé une valeur de 2,000 francs. Pas de difficulté : le pré- 
. teur prendra 1,000 francs, l’assureur autant. Mais supposons 
que sur le même chargement il a été emprunté seulement 
5,000 francs, et assuré 5,000. Comment dans ce cas se répartira 
la valeur sauvée de 2,000 francs ? Le règlement sera très-différent 
suivant que l’on admettra ou non le système de l’affectation 
proportionnelle. Au premier cas, le chargeur étant admis à 
concourir sur les effets sauvés, aussi bien vis-à-vis du prêteur 
que vis-à-vis de l’assureur, on dira: Le chargeur était à dé- 
couvert pour 10,000 francs, soit moitié de la valeur du charge- 
ment. Il a donc droit à la moitié des effets sauvés, c'est-à-dire 
à 1,000 francs. Les autres 1,000 francs sont à partager par moitié 
entre le prêteur et l'assureur qui auront ainsi chacun 500 francs. 
Tel serait le règlement dans le système de l’affectation propor- 
tionnelle. Mais jai repoussé plus haut ce système. On a vu que 
l’emprunteur n’a aucun droit de concours vis-à-vis du prêteur. 
D'un autre côté l’assureur n’a jamais droit qu’à un délaisse- 
ment proportionnel : dans l’espèce, l’assureur n’ayant assuré 
qu'un quart du chargement ne peut évidemment avoir droit 
qu’à un quart des effets sauvés, soit à 500 francs. La répartition 
des 2,000 francs sauvés se fera donc ainsi : 500 francs à l’as- 
sureur, 1,500 au prêteur. | 

Ce règlement est d’une justice manifeste lorsque le prêteur en 
traitant a connu l’assurance, car il n’a pu compter que sur l’affec- 
tation de ce qui restait aux risques de l’emprunteur, c’est-à- 
dire sur affectation des trois quarts. Si l’assurance n’existait 
pas encore, ou si le prêteur ne l’a pas connue, il a été autorisé 
à compter sur une affectation totale. Comme cette attente se 
trouve déçue par le concours de l’assureur qui lui enlève un 


1 Une faute d'impression s’est glissée t. XX, p. 429 ; on y lit à propos de 
l'extinction de l'obligation personnelle : idée que je combattrai plus loin. 
J'avais écrit : idée que j’examinerai plus loin. 


QUESTIONS SUR LE PRÊT A LA GROSSE. 199 


quart, il aurait, suivant ce qui a été dit plus haut, le droit de 
recourir pour ce quart contre l’emprunteur. 

On objectera que le règlement qui atiribue ainsi 1,500 francs 
au prêteur, tandis que l’assureur n’en a que 500, est contraire à 
la pensée de l’article 331, qui semble avoir eu pour but de dé- 
cider que quand, par exemple, comme dans l’espèce, la somme 
prêtée et celle assurée seront égales, la part du prêteur et de 
l'assureur sera la même’, Est-il vrai que cette pensée res- 
sorte des termes de l’article 331? Il dit que le partage aura lieu 
entre le prêteur et l’assureur au marc le franc de leur intérêt 
respechf: quel est l’intérêt dont on a voulu parler? Il ne peut 
être ici question que de l'intérêt qu'avait chacun à la conserva- 
tion de la chose : c’est d’après cet intérêt que doit se faire le par- 
_tage. Or, dans l'exemple donné, l’assureur n’était intéressé à la 
conservation de la chose que pour un quart, puisqu'il n’avait 
assuré que le quart : le prêteur au contraire, auquel tout le sur- 
plus, comme je l’ai fait voir, se trouvait définitivement affecté, 
était interessé à la conservation de la chose pour tout ce surplus, 
soit les trois quarts. Voilà donc la vraie base du partage à faire 
entre eux. | | 

V. Il ne me reste plus, pour terminer l’étude de l’article 331, 
. qu’à expliquer les derniers mots : « Sans préjudice des privi- 
léges établis à l’article 191.» ; 

En oous reportant à l’article 191, nous voyons : 1° que le 
prêt à la grosse fait sur le navire avant son départ est préféré 
à la prime d’assurance du même navire (9° et 10°) Ces rangs 
fixés par l’article 191 pourraient sembler en contradiction avec 
le concours qu’autorise l’article 331. Mais cette contradiction 
n'existe nullement : l’article 191 et l’article 331 se rapportent à 
des hypothèses différentes. L'article 191 suppose la vente du 
pavire, et règle la distribution du prix à laquelle l’assureur 
vient uniquement pour sa prime. L’article 331, fait pour le cas 
de naufrage, règle le partage des restes sauvés entre l’assureur 
auquel le délaissement a été fait et le prêteur. 

2° Nous trouvons dans l’article 191 la consécration d’une 
autre préférence : c’est celle qui est attribuée au prêt fait pen- 
dant le voyage pour les nécessités du navire (191-7°). Il prime 
les assureurs comme aussi les prêts faits avant le départ, et 
cela parce qu’il est supposé avoir procuré le salut du gage com- 


Ci 
1 V. l’article de M. Cauvet, Revue de législation, 1853, t, J, p. 155. 
XXI. | 9 


130 DROIT COMMERCIAL. 


mun, salvam fecit causam pignoris. Ce principe, proclamé une 
seconde fois dans l’article 393, n’a aucunement été modifié par 
l’article 331, applicable seulement au prêt fait avant le départ. 

C’est à ces deux points qu’il paraît avoir été fait allusion par 
les derniers mots de l'article 331. 


Tout ce qui se rapporte au cas de naufrage étant ainsi ex- 
pliqué, je vais m’occuper du cas d’avaries. 


7 CHAPITRE IL. 


AVARIES. 


Le cas d’avaries est réglé par l’article 330, qui correspond 
à l’article 16, livre IIL, titre 5 de l’ordonnance. 

L’ordonnance disposait ainsi : « Les donneurs à la grosse 
« contribueront à la décharge des preneurs aux grosses avaries, 
« comme rachats, composition, jets, mâts et cordages coupés 
« pour le salut commun du navire et des marchandises, et non 
« aux simples avaries ou dommages particuliers qui leur pour- 
« raient arriver, s’1l n’y a convention contraire. » 

Cette disposilion, qui ne mettait à la charge du prêteur que les 
avaries communes, en laissant à la charge des emprunteurs les 
avaries particulières, remontait aux origines mêmes du contrat 
et s'était depuis toujours conservée. On trouve cette règle con- 
sacrée dans l’acte athénien dont un plaidoyer de Démosthènes 
nous a transmis le texte‘. On la retrouve dans le Guidon de la 
mer *. 

Quel était le fondement de la distinction faite entre les avaries 
communes et les avaries particulières ? 

Pothier, n° 42 et 47, expliquait la disposilion relative aux 
avaries particulières en disant que la condition de l'obligation 
de l’emprunteur existait par cela seul que les effets n’avaient 


? « .….. Ils rapporteront à Athènes, sur ie même navire, les objets qu’ils 
auront achetés..…., et lorsqu'ils seront arrivés ils payeront en vertu du pré- 
sent acte, aux prêteurs, la somme convenue..….., sans autre déduction que les 
D'Ttes ou sacrifices consentis par le commun accord des passagers, ou celles 
qu'ils auraient essuyces de la part des ennemis. Sauf cette seule exception, 
ts payeront la totalité. » (Us et coutumes de la mer, Pardessus, EL, p. 46.) 

? « L'argent à profit n’est contribuable en aucune avarie, réservé qu'aux 
« rapchats, compositions et jets faits pour la salvation du total et pour le 
« soulagement et l'évasion ds dangers. » (Guidon, chap. 19, art. 5.) 


QUESTIONS SUR LE PRÊT A LA GROSSE. 451 


été ni pris ni perdus par force majeure, quelque endommagés 
qu’ils eussent pu être par des accidents de mer. L’emprunteur, 
à moins de convention contraire, devait donc le capital prêté 
et le profit en entier, sans pouvoir prétendre à ancune déduc- 
tion pour la détérioration des effets sur lesqnels le prêt avait 
eu lieu, Émérigon (chap. 7, sect. 1, $ 1) justifait de la même 
manière l’ordonnance. L'arrivée, disait-il, forme la condition 
essentielle ét caractéristique du contrat de grosse. Or les avaries 
simples n’empêchent pas que cette condition se soît accomplie. 
Il repète plus loin (chap. 11, sect, 1,6 2) « que l’avarie n’altère 
point la condition du contrat, n’étant point un obstacle à l’heu- 
reusé navigalion du vaisseau. » 

Quant à la disposition rélalire aux avaries communes, 
Pothier, n° 44, l’expliquait ainsi : « Le prêtear à la grosse étant 
« celui qui a intérêt à la conservation des effets sur lesquels lé 
« prêt a été fait..…., il s’ensuit que c’est le prêteur qui doit, 
« comme le véritable intéressé à la conservation desdits effets, 
« contribuer plutôt que l’emprunteur aux avaries communes. » 
Prevot de la Janés, dans ses Principes de jurisprudence, titre 20, 
n° 556, disait de même : « Les donneurs à la grosse doivent 
« contribuer à la décharge du preneur aux grosses avaries..…, 
« car ce n’est qu’à ces pertes qu’ils doivent la conservation de 
« leur argent qui, sans cela, aurait été perdu.avec le vaisseau. » 

Les parties pouvaient-elles déroger par la convention aux 
dispositions de l'ordonnance? L'article de l’ordonnance relatif 
aux avaries se terminait ainsi : s’1/ n’y a convention contraire. 
Le commentateur anonyme qui précéda Valin en avait concla 
que les parties étaient libres de se faire elles-mêmes leur loi, 
tant en ce qui touche les avaries grosses que les avaries parti- 
culières. Valin reprit sur ce point le commentateur. Il n’était 
pas permis, selon lui, de déroger à la disposition de l’ordon- 
nance qui avait mis les avaries grosses à la charge du prêteur. 
Les mots s’il n’y a convention contraire, ne se rattachaient, 
disait-il, qu’à la disposition finale qui avait laissé les avaries 
particulières à la charge des emprunteurs. Valin voyait d’un 
mauvais œil cette dernière disposition; il se félicitait qu'on 
eût au moins réservé aux parties la faculté d'y déroger. A l’ea 
croire, sans cette faculté, l’usage des contrats à la grosse aurait 
été aboli. « Aussi n’en voit-on pas, dit-il, qui ne dérogent à cet 
« article, c’est-à-dire sans une clause précise par laquelle le 


132 | DROIT COMMERCIAL. 


« prêteur prend sur lui tous les risques et fortunes de la mer 
« comme, l’assureur. » Cet usage, qui paraît avoir exislé non- 
seulement à la Rochelle, où écrivait Valin, mais encore dans 
les autres ports de l'Océan, n’existait pas à Marseille, où écrivait 
Émérigon, ni, selon toute apparence, dans les autres ports de la 
Méditerranée; car Émérigon, après avoir rapporté le passage 
de Valin, ajoute : « Parmi nous, je n’ai jamais vu de clause 
« pareille, et les donneurs ue contribuent point aux avaries 
« simples !, » 

Tels sont les précédents du Code. : 

Les rédacteurs ne pouvaient manquer de maintenir la dispo- 
sition de l’ordonnance qui avait mis à la charge du prêteur les 
avaries communes. Mais qu’allaient-ils décider à l’égard des 
avaries particulières? La clause dérogatoire proclamée par 
Valin comme nécessaire obtint, on le verra, la faveur des ré- 
dacteurs, et de l’usage du commerce où, s’il faut en croire 
Valin, elle avait depuis longtemps prévalu, elle passa dans la 
loi. 

Telle est l’économie générale de l’article 330. Examinons-le 
de plus près dans ses deux dispositions, c’esi-à-d're tant en ce 
qui touche les avaries communes qu’en ce qui touche les ava- 
ries particulières. 


$ 1. — Avaries communes. 


I. Nous avons à supposer qu’une chose a été sacrifiée pour le 
salut commun. L'exemple le plus saisissant est le jet à la mer. 
La chose affectée au prêt, qui a été sauvée par ce sacrifice, doit 
contribuer à le réparer *. L'article 330, $ 1, décide, ainsi que 

l'ordonnance, que cette contribution est à la charge du prêteur. 
= Je remarque d’abord que l’article 330 n’ajoute pas, comme 
dans le paragraphe suivant : s’il n’y a convention contraire. Il 
n’a certainement point entendu autoriser cette convention ré- 
prouvée, depuis Valin, par une doctrine unanime. Si l’on se re- 
porte à l’article 409 du Code de commerce, on verra pourtant que 
l’assureur, par la clause franc d’avaries, s’affranchit même des 


4 Traité des contrats à la grosse, chap. 7, sect. 1, G 1. 

? Il pourra arriver que la chose sacrifiée pour le salut commun soit pré- 
cisément la chose affectée au prêt. Cette hypothèse, qui n’est pas celle de 
l’article, m'occupera plus bas; elle ne soulève, comme on le verra, aucune 
difficulté sérieuse, dès qu’on s’est mis d’accord sur le point que je traite 
d'abord. , 


QUESTIONS SUR LE PRÊT À LA GROSSE. 433 


avaries communes. Pourquoi donc ce qui est permis à l’assureur 
ne l’est-il pas au prêteur ? Cette difficulté se présentait déjà sous 
Pordonnance, puisque l’usage avait appliqué la clause franc 
d’avarie, stipulée par une assureur, tant aux avaries communes 
qu'aux avaries particulières. Comment expliquer cette diffé- 
rence? Valin prétend que si le prêteur à Ja grosse avait pu stipuler 
qu'il ne serait pas tenu même des avaries communes, l'essence 
du contrat eût été détruite*. Pourquoi? Est-ce parce qu’il n’v 
aurait pas eu de risques? Mais ne restait-il pas les chances de 
perte, celles de sinistres majeurs, qui, comme on le verra, ne 
sauraient être confondus avec les avaries ? Est-ce que d'ailleurs 
les risques ne sont pas aussi essentiels à l'assurance qu’au prêt 
à la grosse? Émérigon dit qu’il n’est pas permis au donneur de 
stipuler qu’il sera exempt de contribuer aux avaries communes, 
parce qu’un pareil pacte blesserait l’équité naturelle et l'intérêt 
même du donneur, pour qui tout serait perdu si le navire n’eût 
pas été sauvé. Il ajoute : « La même considération ne saurait 
« militer contre l’assureur, attendu que celui-ci est un fidéjus- 
« seur qui n’est responsable des risques que relativement à son 
« contrat, et vis-à-vis duquel il s’agit d’une exception toujours 
« plus favorable que l’action même *. » On ne trouvera peut-être 
pas bien concluante cette raison donnée par Émérigon pour 
justifier la distinction faite entre le prêt et l’assurance. Il 
vaut mieux dire qu’on a cru devoir particulièrement pro- 
téger les, emprunteurs qui sont toujours réputés êlre à la 
discrétion des prêteurs, et qu’on a craint, si le prêteur pouvait 
s'affranchir des avaries communes , qu’une pareille clause ne 
devint de style. Quoi qu'il en soit, il ne saurait y avoir 
d'incertitude sur la portée de l’article 330, $ 1. Comme l’or- 
donnance, il ne laisse certainement place à aucune conven- 
tion contraire. La forme impéralive qui lui a été donnée, sur 
les observations de la Cour de cassation, a eu précisément pour 
but d’écarier à cet égard tous les doutes®. 

IT. Valin commentant la disposition de l'ordonnance qu’a 
reproduite le premier paragraphe de Particle 330, disait : « La 
« contribution ne s’impute pas 1ps0 jure sur le capital donné à 


1 Émérigon, Assurance, ch. 12, sect. 45 et 46. 

3 Comment. sur l’article 16, liv. III, tit. 5 de l’ordonnance. 
3 Émérigon, Prét à la grosse, chap. 1, sect. 1, 3. 

# Locré, Esprit du Code de com., t. IE, p. 216. : 


134 DROIT COMMERCIAL. 


« la grosse à l’effet de diminuer le profit maritime. » La portée 
de cette observation. est facile à saisir : le prêteur, je le suppose, 
a fourni 10,000 francs et sa contribution est de 500 francs. On 
aurait pu dire : « Le prêteur, qui était créancier de 10,000 fr., 
étant devenu, par suite du sacrifice fait pour la conservation 
de ses droits, débiteur de 500 francs, la compensation s'est 
immédiatement opérée jusqu’à concurrence de cette dernière 
somme, et le capital dû au prêteur a été réduit à 9,500 francs. 
C’est donc seulement en proportion de cette dernière somme 
que le prêteur peut avoir droit au profit. Voilà ce que Valin 
n’admet pas; mais il n’en donne point de motifs. Pothier supplée 
à cette lacune : il fait remarquer (n° 45) qu'il ne peut pas être 
ici question de compensation, parce que l'obligation imposée 
au prêteur de contribuer aux avaries communes existe, non 
envers l’emprunteur, mais envers le tiers qui a procuré à ses 
dépens la conservation des droits du prêteur. On peut d’ailleurs 
ajouter que dans tous les cas l’obligation de contribuer aux 
avaries ne prend naissance qu’à l’arrivée, puisque jusque-là 
elle reste en suspens, comme on le verra plus bas. Elle ne 
peut donc avoir pour effet de diminuer ipso jure le capi- 
tal soumis aux risques, à l’effet de diminuer le profit ma- 
_ritime. | | 

Mais comment fixera-t-on cette contribution ? C’est ce qu’il 
faut maintenant examiner. 

LI. La contribution due par le prêteur comprend-elle toute 
la part afférente aux effets affectés au prêt, dans la répartition 
générale des avaries communes sur la masse contribuable ? 
Supposons un prêt de 10,000 francs sur un chargement de 
20,000 francs, le prêteur supportera-t-il seul toute la contri- 
bution imposée sur le chargement? Non sans doute, dans le 
système qui ne regarde le chargement comme affecté au prêt 
que pour moitié; mais on a vu que ce système doit être rejeté. 
Faut-il en conclure que le chargement étant affecté au prêt en 
son entier, la contribution aux avaries communes devra être 
mise en entier à la charge du prêteur? Les termes de l’ar- 
ticle 330 pourraient faire penser que la contribution entière de 
la chose aflectée est à la charge du prêteur. C’est aussi ce 
qu’enseigne Pardessus, n° 926. Mais on arriverait ainsi à un 
résultat injuste, évidemment contraire par là même au principe 
sur lequel repose la répartition des avaries communes, principe 


QUESTIONS SUR LE PRÊT À LA GROSSE, 135 


de justice et d’équité. Aussi cette doctrine a-t-elle été repoussée, 
et ceux-là même qui ont admis que, dans l’hypothèse ci-dessus 
énoncée, le prêt de 10,000 francs affecte en entier le charge- 
ment de 20,000 fr., et qu’en conséquence , en cas de naufrage, 
l'emprunteur n'aurait aucun droit de concourir avec le prêteur 
sur les effets sauvés, ceux-là même ont reconnu qu’en cas d'ava- 
ries communes, il y avait lieu de faire concourir l’emprunteur 
avec le prêteur au payement de la contribution afférente à la 
chose affectée‘, Mais dans quelle proportion aura lieu ce con= 
cours? « Nous observerons, dit Dageville, que le donneur n’est 
« passible de la contribution que produit l’avarie grosse qu’au 
« marc le franc de la somme qu’il a donnée à la grosse sur 
« les marchandises appartenant à l’emprunteur : ainsi, si ce 
« dernier a un chargement de 20,000 francs sur lequel il n’ait 
« emprunté que 10,000 francs, le donneur ne contribue que 
« pour la moitié et le preneur pour l’autre moitié. » Il résul- 
terait de ce passage que la contribution du prêteur est inva- 
riablement déterminée par la quotité que représentait au départ 
la somme prêtée eu égard à la valeur de la chose affectée ; de 
telle sorte que, quoi qu’il arrive, lorsque, comme dans l’espèce, 
la somme prêtée équivalait au départ à la moitié de la chose 
_affectée, le prêteur devra toujours la moitié de la contribution. 
C’est ce que paraît aussi penser M. Bédarride, n° 993. Ce sys- 
tème ne me parait pas en harmonie avec la règle qui doit pré- 
sider à la répartition des avaries communes. Ceux-là seuls, d’a- 
près la loi, doivent contribuer à ces avaries qui se trouvent 
définitivement profiter du sacrifice fait pour le salut commun, 
c’est-à-dire ceux-là seuls dont les choses arrivent à terre. Ils 
contribuent à l’avarie dans la mesure du profit qu’ils retirent 
alors de la conservation de la chose, c’est-à-dire d’après son 
état et sa valeur à l’arrivée (art. 417, 424 C. com.). C’est d’après 
la valeur de la chose affectée, à l’arrivée, que sera fixé le di- 
vidende à elle afférent dans la répartition générale. La logique 
veut qu’on fasse d’après les mêmes principes la sous-répartition 
de ce dividende entre le prêteur et l’emprunteur. Le prêteur et 
 l’emprunteur contribueront ainsi à payer le dividende afférent 


1 C’est ce que décide par exemple le tribunal de Marseille (Rev. de législ., 
1858, t. 1, p. 111), quoiqu’au cas de naufrage {it n’admette pas le concours 
du prêteur et de l'emprunteur sur le sauvé (Ibid, p. 95, 96). V. également 
Dageville, t. II, p. 666. 


136 DROIT COMMERCIAL. | 


à la chose affectée dans la mesure de ce que chacun d’eux 
peut retirer de cette chose à l'arrivée. Prenons des exemples. 
Supposons qu’à l’arrivée le chargement vaille comme au départ 
20,000 francs. Le prêteur prendra sur cette somme, outre son 
capital de 10,000 francs, son profit entier, que je suppose être 
de 1,000 francs, soit en tout 11/20 de la valeur totale du char- 
gement. Il payera dans cette proportion le dividende afférent au 
chargement; l’emprunteur ne payera que le surplus, soit 9/10°. 
Si l’on suppose qu’à l’arrivée le chargement ne vaut plus que 
11,000 francs, c’est-à-dire juste la somme qui revient au prê- 
teur, ce dernier se trouvant alors seul profiter de la conservation 
de la chose, devra payer seul et en entier la contribution. A l’in- 
verse, si l’on suppose, ce qui sera le cas le plus fréquent, qu’à 
l’arrivée le chargement vaut plus qu’au départ, soit 30,000 fr., 
le prêteur, qui ne pourra toujours prendre que 11,000 francs, 
contribuera seulement pour 11/30”, ou un peu plus du tiers; 
l’'emprunteur payera le surplus. 

Ce mode de règlement, que je n’ai trouvé indiqué dans aucun . 
auteur, me paraît seul satisfaire pleinement l’équité et les 
principes posés par la loi pour la répartition des avaries 
communes. : 

1V. La question que je viens d'examiner paraît se présenter 
avec une face particulière lorsque c’est la chose même affectée 
au prêt qui a été sacrifiée pour le salut commun. Mais cette 
différence n’est qu’apparente. Les choses jetées ou sacrifiées 
pour le salut commun sont en effet réputées arrivées (art. 301, 
415 C. com.). Le prêteur aura donc droit encore dans ce cas 
à tout son capital, sauf sa contribution à l’avarie commune, 
d’après les principes que je viens d'exposer. M. Bédarride, 
n° 993, ne paraît pas l’avoir compris ainsi. En cas de jet de la 
chose affectée, le prêteur, selon lui, serait simplement subrogé 
aux droits de l’emprunteur relativement à la contribution 
due par le navire et le reste du chargement. Ce système se 
réfute luk-même par ses conséquences : la contribution due au 
propriétaire de la chose jetée ou sacrifiée se fixant toujours 
d’après la valeur qu’aurait eue cette chose à l’arrivée, il tn 
résulterait, si l’on appliquait l’idée de M. Bédarride, que la 
baisse des prix à l’arrivée diminuerait les droits du prêteur. 
Or la baisse des prix est-elle un risque que le prêteur ait pris 
à sa charge? peut-il être victime de la fausse spéculation de 


QUESTIONS SUR LE PRÊT A LA GROSSE. 137 


l’emprunteur? L'idée de M. Bédarride a été avec raison re- 
pousséel, 

- Voyons maintenant quelle application comporte la disposition 
de l’article 330 sur les avaries particulières. 


$ 2. — Avaries particulières. 


IL La question de savoir comment doit s'entendre la dispo- 
sition de l’article 330, qui met à la charge du prêteur les avaries 
particulières, ne me paraît pes: non plus avoir jusqu'ici reçu sa 
véritable solution. 

La pensée de la loi devient très-claire lorsqu'on remonte 
aux antécédents de l’article 330. L’ordonnance, je l’ai déjà 
dit, avait laissé les avaries particulières à la charge des 
empranteurs, sauf convention contraire. On a vu que d’a- 
près Valin l’usage de pareilles conventions avait généralement 
prévalu. Néanmoins la rédaction primitive du projet mit 
en principe, comme l’ordonnance , les avaries simples à la 
clrge des emprunteurs; mais d’énergiques réclamations ayant 
éclaté à ce propos, la section de l’intérieur y fit droit. « Il est 
vrai, disait M. Begouen au Conseil d’État, que l’ordonnance 
avait mis les avaries simples à la charge des emprunteurs, sauf 
convention contraire ; mais comme cette convention contraire 
est de clause ordinaire dans les contrats à la grosse, et que le 
prêteur fait d'autant moins de difficultés de se charger des 
avaries simples qü’ils’en décharge lui-même sur ses assureurs, 
la section propose une disposition qui se trouve parfaitement 
d’accord avec les usages du commerce et avec les convenances 
de toutes les parties ?, » La pensée du législateur est claire : il 
a renversé le système de l'ordonnance, et il a érigé en règle 
du droit commun la clause que l’ordonnance n’avait réservée 
qu'à titre d'exception. Il s’ensuit que quand il n’a été fait 
. aucune convention particulière, les choses sont aujourd’hui, 
d’après l’article 330, $ 2, sur le pied où elles pouvaient être 
mises, sous l’ordonnance, par une convention spéciale portant 
que les avaries simples seraient à la charge des prêteurs. L’ar- 
ticle 330, $ 2, trouve donc naturellement son commentaire 
dans les explications qui étaient données, sous l’ordonnance, de 
la clause dérogatoire érigée en règle par notre article. Or on 


1 V. V. Frémery, Études de droit com., p. 263. — Alauzet, n° 1349. 
? Procès-verbaux, 24 juillet 1807, Locré, t. XVIII. p. 426. 


138 DROIT COMMERCIAL. 


voit dans Pothier, n° 43, que quand, par une clause dérogatoire, 
les parties étaient convenues de mettre les avaries particulières 
à la charge du prêteur, cela- signifiait simplement qu’en cas 
d’avaries et de détériorations, l’obligation de rendre la somme 
prêtée serait réductible à la somme à laquelle la valeur des 
effets aurait été réduite par ces avaries ou détériorations; mais 
si, nonobstant les avaries, il restait une valeur suffisante pour 
désintéresser en entier le prêteur, celui-ci n’en avait aucune- 
ment à souffrir. En un mot, les suites d’une avarie ou détério- 
ration étaient alors réglées comme les suites d’un naufrage. Il 
en doit donc être de même aujourd’hui : le prêteur ne doit souf- 
frir, des avaries que comme il souffre du naufrage, c’est-à-dire 
si, par suite des avaries, la valeur des effets affectés ne suffit 
plus pour le désintéresser. 

Est-ce ainsi que l’article 330, $ 2, a été compris? Je ne 
connais pas de monuments de jurisprudence sur la ques- 
tion; mais si, à défaut de la jurisprudence, on consulte les 
auteurs, on verra que faute d’avoir analysé avec soin les préc@y 
dents de l’article 330, ils n’ont eu que des idées vagues et con- 
fuses sur sa portée. Ils paraissent en général avoir pensé que. 
quand même après les avaries il resterait une valeur suffisante 
pour désintéresser en entier le prêteur, celui-ci n’en aurait pas 
moins à souffrir de ces avaries dont il devrait indemniser l’em- 
prunteur. Pardessus, n° 926, s’exprime ainsi : « Dans quelque 
« état que les choses affectées au prèt arrivent à leur destina- 
« tion, l’'emprunteur doit rembourser le capital et le profit ma- 
« rilime; mais si elles ont éprouvé des avaries, le prêteur doit 
« l'en indemniser.…... Si les avaries sont simples, soit qu’elles 
« consistent en détériorations ou pertes, soit qu’elles consistent 
« en dépenses pour réparations, séjours forcés, etc., le prêteur 
« supporte la somme à laquelle elles sont évaluées. » Delvincourt, 
t. 11, p. 315, décide de même qu’en cas d’avaries particulières 
le prêteur est tenu d’indemniser l'emprunteur de tout le dom- 
mage éprouvé. Telle paraît avoir été aussi la pensée de Dage- 
ville, lorsqu'il s’est borné à dire que l’article 330, 2, laisse 
le poids des avaries simples à la charge du préleur. M. Bédar- 
ride, n° 991, s'exprime moins clairement; mais son idée paraît 
être la même. Il dit « que l’emprunteur ne doit rien perdre au 
«a delà du profit maritime. » Jusqu’ici aucune distinction entre 
le cas d’un prêt égal à la valeur de la chose affectée et celui 


QUESTIONS SUR LE PRÊT À LA GROSSE. 139 


d’un prêt inférieur à cette valeur. M, Dalloz s’occupant spéciale- 
ment de ce dernier cas, dit (n° 1416, v° Droit marié.) que si le 
prêt à la grosse est inférieur à la valeur de l’objet affecté, l’avarie 
est supportéa par le prêteur et l’emprunteur à proportion de 
leur intérét. M. Cauvet, dans l’article de la Revue de législation 
déjà cité (1853, t, 1, p. 110), présente cette opinion comme gé- 
péralement admise : « En ce qui concerne les avaries particu- 
« lières, on admet, dit-il, généralement que le prêleur doit y 
« contribuer, non pour le tout, mais relativement at proportion- 
« nellement à la somme prêtée, l’emprunteur devant y contribuer 
« pour le surplus en raison de son découvert. » 

Je repousse tout d’abord ce dernier systèmp : il repose en 
effet sur cette idée que dans le cas d’un prêt inférieur à la 
valeur de la chose sur laquelle il a été fait, l’affectation de cette 
chose n’est que proportionnelle. Or j’ai rejeté plus haut cette 
idée dont M. Cauvet est, on l’a vu, un des plus énergiques dé- 
fenseure ‘. Je crois avoir démontré que, quelle que soit la 
gomme prêtée, qu'elle soit inférieure ou égale à la valeur de la 
chose sur laquelle le prêt a été fait, ce prêt affeute la totalité 
de la chose si le contraire n’a été exprimé. Il n’y a donc, sous 
ca répport, auqune distinction à faire entre les deux hypo- 
thèses, 

En faut-il conolure, que dans les deux cas le prêteur de- 
vra fout le montant des avaries, ainsi que semblent l’avoir 
pansé MM. Pardessus et autres? L'article 327 suffit pour dé- 
montrer qu’une pareille doctrine est inadmissible. On a vu 
qu’en cas de naufrage, qu'il s'agisse d’un prêt inférieur ou 
égal à la valeur de le chose affectée, le prêteur, d’après cet 
article, a toujours droit à la valeur entière des effets sauvés; 
de telle sorte qu’il n’éprouve aucun préjudice du naufrage 
lorsque la valeur sauvée suffit à le désintéresser, et qu’il n’en 
eat alteint que ai cette valeur est insuffisante pour payer sa 
oréange. N'y aurait-il pas contradiction grossière à faire pro- 
duire plus d'effet à de simples avaries ? L'article 327 déter- 
mine le portée de l’article 830. Ce dernier article évidemment 
ne peut maître les avaries à la charge du prêteur que dans la 
mesure où l’article 327 met à sa charge le naufrage. 

1 M. Cauvet est ici d'accord avec lui-même. Je n’en pourrais dire autant 


de M. Dalloz, qui semble avoir oublié que quelques lignes plus haut, au 
n° 1406, il s’est prononcé contre le système de l'affectation proportionnelle. 


140 DROIT COMMERCIAL. 


II. Le système que le Code a érigé en droit commun étant 
ainsi expliqué, il convient de nous occuper de la convention 
dérogaloire qu’il autorise. Après avoir dit en effet que les 
avaries simples sont à la charge des prêteurs, l’article 330, 
6 2, ajoute: s'il n’y a convention contraire. 

On a critiqué cette faculté laissée aux parties et l’on a émis 
le vœu de sa suppression ‘. Il me semble plutôt qu’on a bien fait 
de respecter ici la liberté des conventions. Il doit être loisible 
aux parties de faire toutes stipulations qui ne sont point ma- 
nifestement iniques ou contraires à l’essence du contrat. 
Celle-ci n’a ni l’un ni l’autre caractère, pourvu qu’on n’en fasse 
pas une fausse interprétation. 

Quel est donc le véritable sens de cette convention ? 

Ce que j'ai dit plus haut sur les précédents de l’article 330 
me servira encore ici de guide. Le Code, je l’ai dit, a fait l’in- 
verse de l’ordonnance. Il a érigé en règle ce que l’ordonnance 
n’avait admis qu'à titre d'exception, et réciproquement il a 
réservé sous forme d'exception ce que l'ordonnance avait 
établi comme disposition du droit commun. La clause déro- 
gatoire dont parle l’article 330, $ 2, met donc les choses sur le 
pied où elles étaient mises par l’ordonnance à défaut de’con- 
vention spéciale. Voyons comment l’ordonnance était enten- 
due en ce point. Le sens qu’on lui donnait déterminera le sens 
à donner à la clause qui ressuscite aujourd’hui sa disposition. 

Malheureusement on ne trouve pas dans les commentateurs 
de l’ordonnance toute la précision désirable. 

Pothier, n° 42, part de l’idée que la condition du prêt à la 
grosse étant l’arrivée de la chose, il suffit qu’elle arrive en 
quelque état que ce soit. Le prêteur sera donc fondé à exiger 
tout son capital et tout son profit, quelque endommagés 
qu'aient été les effets par des accidents de force majeure. Mais 
Pothier n’en décidait ainsi que pour la détérioration; il envi- 
sageait autrement le cas de perte partielle. « Quid s’il n’était 
«“ arrivé qu’une partie desdits effets, et que le surplus eût été 
« perdu ou pris? La condition n’existe que jusqu’à concur- 
« rence de la valeur de ce qui reste, et elle défaillit pour le 
surplus. » (N° 47.) La pensée de Pothier était donc que dans ce 
cas, comme en cas de naufrage, le prêteur devait être réduit à 
la valeur des restes. 


1 Bédarride, sur l’article 430, n° 996. 


QUESTIONS SUR LE PRÊT À LA GROSSE. 441 


Valin s'explique également sur le cas de perte partielle 
en commentant l’article 11 de l’ordonnance reproduit par 
notre article 325, « De cet article, dit-il, il ne s’ensuit pas 
« que si la perte n’est pas totale, le’ contrat subsiste dans 
« son intégrité. La raison veut que celui qui est tenu de sup- 
« porter la pérte, lorsqu'elle est entière, la supporte à pro- 
«_ portion lorsqu'elle est moindre. Ainsi, ajoute-t-il, si elle est 
« de moitié, par exemple, ou du tiers, le contrat est réduc- 
« tible à proportion suivant l’article 17 ci-après. » Qu’enten- 
dait Valin par cette réduction proportionnelle ? Voulait-il dire 
que le capital et le profit subiraient, par exemple, une réduction 
de moitié ou des deux tiers toutes les fois que la perte aurait 
été de moitié -ou des deux tiers? Les expressions employées par 
Valin pourraient faire naître cette pensée, si l’on ne prenait 
garde que Valin se réfère ici à l’article 17 de l’ordonnance au- 
quel il renvoie expressément. Or cet article 17, auquel corres- 
pond l’article 327 de notre Code, parlait, non d’une réduction 
proportionnelle à proprement parler, mais d’une réduction à 
la valeur des effets sauvés, ce qui est bien différent‘. Le pas- 
sage de Valin, quoiqu’on ait semblé penser le contraire ?, n’a 
donc pas un autre sens que celui de Pothier. Valin, comme 
Pothier, paraît n’avoir voulu mettre la perte partielle à Ja 
charge du prêteur qu’en le réduisant simplement à la valeur 
des effets arrivés. 

Mais Valin et Pothier ont-ils entendu adopter cette règle 
de l’article 17 toutes les fois qu’il y aurait eu perte par- 
tielle, ou seulement lorsque cette perte partielle aurait eu le 
caractère soit d’un naufrage, soit d’un autre sinistre ma- 
jeur? Valin et Pothier ne s’expliquent pas clairement sur ce 
point. Émérigon (ch. 11, sect. 1, $ 2 et 3) est beaucoup plus 
net. Il laisse au compte de l’emprunteur tout dommage ou 


1 Prenons un exemple : 30,000 francs, je le suppose, ont été prêtés à la 
grosse sur trente barriques de vin valant au départ 1,009 francs chacune. 
Dix de ces barriques ont été perdues par suite de fortune de mer. Si l'on 
opérait une déduction proportionnelle, on dirait : Un tiers de la chose a 
péri; le capital doit donc étre réduit d’un tiers, soit à 20,000 francs, avec 
profit dans la même proportion. Si, au contraire, on réduit simplement le 
préteur à la valeur des effets arrivés, comme vinzt barriques arrivées pour- 
ront à elles seules représenter une valeur de 30 ou 40,000 francs, le prêteur 
aura alors tout son capital. 

3 Alauzet, sur l’article 330, n° 1351. 


142 DROIT COMMERCIAL. 


toute perte qui ne procède point d’un sinistre majeur. Mais il 
assimile au cas de naufrage seul prévu par l’ordonnance les 
autres sinistres majeurs qui donneraient lieu à délaissement 
s’il s'agissait d'assurance. « Lorsqu'on se trouve dans ces cas, 
« dit-il, la perte entière légale est encourue. Il s’agit alors de 
« sauvetage, et le contrat est réduit à la valeur des effets sau- 
« vés. » Ce que dit Émérigon est ce que nous trouvons de plus 
satisfaisant sur la question que soulevait l’ordonnance. Telle 
était sa meilleure interprétation. 

Telle doit être aussi l'interprétation de la clause qui ramène 
les choses au point où les mettait ordonnance. 

Cette clanse, en somme, correspond, pour le prêt à la grosse, 
à la clause franc d’avaries dans le contrat d’assurance. L’arti- 
cle 409, qui fixe le sens d’une assurance faite franc d’avaries, 
dégage les assureurs de la responsabilité des sinistres mi- 
neurs, mais en laissant subsister cette responsabilité pour 
les sinistres majeurs qui fondent le délaissement. Sans doute 
l’article 409 est étranger au prêt à la grosse, et l’on ne doit 
pas indiscrétement transporter à ce contrat les règles de l’as- 
surance. Mais ce n’est pas seulement par l’article 409 que je 
me décide. La décision que j’indique est conforme, on l’a vu, 
aux précédents de la matière. Ils conduiraient à cette déci- 
sion, quand même l’article 409 n’existerait pas. 

On peut maintenant embrasser d’un coup d'œil les suites 
des fortunes de mer pour le prêteur à la grosse : 

1° La perle entière des objets affectés entraîne l’extinction 
absolue de la créance, à moins qu’ils n'aient été perdus pour le 
salut commun, auquel cas la créance du prêteur reste entière, 
sauf sa contribution. 

2° Le créancier est réduit à son capital, à prendre sor la 
valeur de ce qui reste, en tant qu’elle y suffit, soit en cas dé 
naufrage, soit en cas de quelque autre sinistre majeur équiva- 
lant au naufrage, c’est-à-dire qui fonderait pareillement le 
délaissement s’il s’agissait d'assurance. | 

3° Les dommages et pertes résultant de moindres sinistres 
aiteindront aussi sa créance, si la valeur qui reste Se trou- 
vait insuffisante pour la payer. Mais il n’en sera ainsi qu’à dé- 
faut de convention contraire. La clause franc d'avaries ne per- 
mettra d’opposer au prêteur que les sinistres majeurs. 

4 En cas d’avarie commune, l'eprunteur, nonobstant 


an: GE 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 143 


toute convention contraire, contribuera à la réparation de cette 
avarie dans la proportion du bénéfice qu’il retire à l’arrivée 
du sacrifice fait pour le salut commun. | 

L. M, DE VALROGER. 


RECHEROHES SUR LA MISE EN LIBERTÉ SOUS GAUTION. 
Par M, Georges Picor, avocat à la Cour impériale de Paris. 


DEUXIÈME ARTICLE 1. 


Ordonnances. Juristes. 1453-1659. 


Nous avons examiné jusqu’au XIV° siècle la situation des 
accusés; nous avons reconnu qu’elle était intimement liée aux 
révolutions politiques et au progrès moral des peuples; nous 
avons retrouvé les textes qui la protégeaient au milieu de l’in- 
quiète confusion du moyen âge et admiré les réformes dues 
à la généreuse initiative de saint Loufs. Avant d'aborder 
l’étude de la transformation la plus profonde qu’ait subie la 
procédure criminelle, nous devons rappeler quelles ont été 
_ les causes de ce changement pour en faire comprendre les 
conséquences. | | | 

Parmi les juridictions spéciales organisées sous la féodalité, 
nulles n’ayaient vu leur influence s'étendre plus rapidement 
que les cours ecclésiastiques. Ayant conservé, avec le souvenir 
des auteurs anciens, la tradition de l'antiquité, s’élevant par 
leurs graves études au-dessus du niveau de leur siècle, les clercs, 
en établissant les justices d'église, avaient vu les priviléges 
qu’ils créaient pour eux-mêmes appréciés -et bientôt reven- 
 diqués par la société laïque. On se pressait autour de ces juges 
qui avaient substitué les premiers aux décisions arbitraires de 
la force et du hasard une recherche sincère de la vérité. Peu à 
peu les justices royales, menacées dans leur autorité, emprun- 
tèrent aux Cours d'église les formes de leur procédure. C'est 
ainsi que les dépositions de témoins, les interrogatoires, les 
reunions de preuves pénétrèrent peu à peu dans le système 


IV. t. XX, p. 56. 


3 


4 44 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


inauguré au XIII siècle. Que pouvait devenir l'accusé au milieu 
de ces éléments nouveaux de conviction? Tant que les accu- 
sations privées subsistèrent, sa situation ne se modifia pas sen- 
siblement : la liberté provisoire assurait entre l’accusateur et 
l'accusé légalité des chances, et ce privilége, restreint par sa 
nature même à ceux qui offraient de sérieuses garanties, ne 
pouvait affaiblir la marche des justices royales. Mais sous l’in- 
fluence du pouvoir central qui représentait la réaction univer- 
selle contre les désordres introduits dans le royaume pendant 
la guerre des Anglais (ordonn. de 1453), l’autorilé judiciaire 
devait exagérer son action. En se substituant aux accusateurs 
privés, le zèle des gens du roi et l’eutraîinement général trans- 
formèrent la procédure : en croyant améliorer, on dénatura le 
système des preuves ; l’aveu parut le dernier terme de l’instruc- 
tion; pour l’obtenir, tous les moyens semblèrent bons : la pu- 
blicité rendait l’intimidation difficile, on inventa la procédure 
secrète, on multiplia les interrogatoires, qu’on fit suivre de 
récolements et de confrontations. Une telle pression exercée 
sur la conscience de l’accusé devait rompre l'équilibre néces- 
saire entre l’attaque et la défense et amener ainsi par la force 
des choses l'arrestation et la détention prolongée. 


Dès le milieu du XV° siècle, l’ordonnance de Moutils-lès- 


Tours témoigne de cette modification des idées : la procédure 
écrite se développe, et l’emprisonnement avant le jugement 
tend à devenir la règle commune, En 1493, l’ordonnance de 
Charles VIII marque un nouveau progrès dans la même voie *. 
Le rôle de l’action publique grandit : elle ne dépasse pas encore 
les bornes dans lesquelles doit se contenir son droit de sur- 
veillance, mais ses instincts se manifestent, et dès son origine 
on devine l’instrument le plus puissant de la procéaure secrète. 

Jusqu'ici la loi avait toujours été l'expression du sentiment 
public : les coutumes, les chartes et les premières ordonnances 
s'étaient bornées à constater des usages; entre les textes et 
leurs commentateurs contemporains, il y avait une unité ab- 
solue de pensée et d’action. Avec les tendances répressives du 
pouvoir royal, cet accord devait se rompre; aussi étudierons- 
nous la situation des accusés sous le régime des deux ordon- 
nances de 1498 et de 1539 avant de rechercher l'opinion des 
jurisconsultes. 


1 Ordonnance de Charles VIII, 1493, art. 85. — V. Rec. de Néron. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. . 445 


Dans la nouvelle procédure criminelle telle que l’organisaient 
Louis XII et François I°', il y avait deux périodes bien mar- 
quées : la première s’étendait depuis l’origine des poursuites 
jusqu’à la communication des pièces au procureur du roi. Pen- 
dant ce temps, l'accusé était toujours arrêté; mais quand le 
juge avait vu les informations et les interrogatoires et qu’il 
estimait que le fait n’était pas de nature à être puni de peines 
corporelles et infamantes, les parties étaient appointées con- 
traires*, c’est-à-dire qu’elles étaient admises à fournir tontes 
deux la preuve des faits qu’elles alléguaient. Le procès crimi- 
nel devenait un procès civil. L'information était remplacée par 
l'enquête *. Le prisonnier était libre, et une caution répondait 
de sa comparution. Les procès où l’on reconnaissait un cas de 
responsabilité civile n’étaient pas les seuls qui changeassent 
de formes. « Il y avait plusieurs délits et matières criminelles 
qui ne devaient être poursuivis par voie extraordinaire soit 
pour la modicité de la chose ou pour la modicité du crime #, » 
et Bourdin, qui a commenté l'ordonnance de 1539, nous ap- 
prend que la réception en procès ordinaire a lieu quelquefois 
pour les grands délits, « car même ès crimes atroces, lorsqu’il 
y a parité et concurrence de preuves, tant de la part de l’accu- 
sateur que pour la défense du criminel, on a coutume de mettre 
et recevoir les parties en procès ordinaire *. » 11 nous donne 
comme exemple les accusés d’homicide quand ils prouvent 


1 Art. 119. Et en matières criminelles, quand les parties sont appointées 
contraires et en enquestes, si la matière y est disposée, le prisonnier sera 
eslargy en baïllant bonne et suffisante caution de comparoir en personne au 
jour que l’enqueste se devra rapporter ou estre reçüe. (Cet article est répété 
dans l’ordonn. de François 1°", 1535, art. 98.) — Art. 121. Que en toutes 
matières criminelles, si l’on trouve que en voyant et consultant le procès 
ordinaire, que le prisonnier eslargy doive estre condamné en aucune peine 
corporelle, criminelle ou civile, nosdits baillifs, sénéchaux et juges feront 
restreindre ledit prisonnier. (Ordonn. de Louis XII, mars 1498.) Nous ne 
retrouvons pas cet article dans les ordonnances de 1539 et de 1670. 

3 V. Inst. crim., Faust. Hélie, vol. I, p. 633. 

3 Rec. de Néron, I® vol., p. 248. — Paraph. de M. Bourdin sur l’ar 
ticle 150. | | 

* Sinon que la matière fût de si petite importance que après les parties 
ouïes en jugement l’on dût ordonner qu’elles seraient reçues en procès ordi- 
“naire, et leur présager un délai pour informer de leurs faits, et cependant 
élargir l’accusé à caution limitée, selon la qualité de l’excès et du délit et à 
la charge de se rendre en l’état au jour de la réception de l’enquête. (Art. 
150, ordonn. de 1539.) | 

XXI. 10 


146 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


qu’il y a ua alibi ou qu’ils ont frappé la victime en cas de Jé- 
gitime défense; mais chaque fois qu’on prévoit yne confronta- 
tion, comme elle doit se faire en prison fermée, ce n’est qu’a- 
près « icelle faite et parfaite » que laccusé peut estre élargy *. 
Pourquoi d’ailleurs réunir tant de preuves pour retrouver le 
principe de l'élargissement écrit dans une loi? Il était fatale- 
ment étouffé par les règles étroites d’une procédure qui gxigeait 
à chaque instant la présence de l’accusé dans la prison, Com- 
ment admettre, en effet, qu’un juge armé pour la poursuite des 
droits illimités que lui donnait l'ordonnance de 1539, convaincu 
par l’ensemble de la législation que la Tone de la vérité 
du seul élément qui pût assurer sa conviction ? 

Aussi voyÿons-nous les usages locaux se modifier peu à peu ; 
des ordonnances royales et des arrêts du Parlement de Bretagne 
permirent d'arrêter les gens domiciliés que la coutume laissait 
libres jusqu’au jugement* et vinrent restreindre la faculté d’é- 
Jargissement. La jurisprudence se modifie lentement et s’écarte 
comme à regret de la tradition, Encore tout pénétrés des 
maximes du droit romain, les jurisconsultes s'efforcent de 
lutter contre les tendances nouvelles, en interprétant les ordon- 
nances à l’aide du Digeste. 

Farinacius nous apprend qu’un clerc qui offrait des cautions 
pe pouvait être retenu en en prison, nisi delictum sif enorme *. 

Les nobles et les personnes considérables jouissaient du même 
privilége ?. Dans toute accusation ils réclamaient le bénéfice 
de la caution juratoire comme un droit en s’appuyant sur les 


1 Ordonnance de 1536, à Valence; ordonnance de 1539, art. 152; V. les 
comment. sur l’art. Rec. de Néron. 

3? Ordonnance sur l'érection de la juridiction des prévôts des maréchaux 
au duché de Bretagne, François 1°", 20 mars 1533; arrest donné à Nantes 
au parlement, 20 septembre 1535. 

# Farinacius, quæst. 33, n° 58. « Clericus, si fidejussores offerat, non po- 
test carceribus detineri, nisi delictum sit enorme. » 

k Guazzinus, Op. crim., def. 6, 31. « Si carceratus fuerit nobilis et magnæ 
existimationis, relaxari debeat fidejussoribus etiam si pæœna esset corporis 
aflictiva imponenda.»r—Farin., 2, 33, n°° 60-61. « Si delictum, de quo nobilis 
inquiritur, est tale, quod pro eo imponenda est pœna, nedum corporalis, sed 
* mortis, poterit etiam isto casu judex, si sibi videbitur, illum non carcerare, 
sed loco carceris unam cameram in palatio sibi assignare cum custodia 
militum. » 

# Jul. Clar., quæst. 46, n° 16. « Viri illustres non possunt cogi ad fidcjus- 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION, 4 47 


textes de Théodose :; mais dans le oas où le crime était passible 
de la peine de mort, c'était une faveur qu’ils imploraiont du 
juge; celui-ci pouvait à son gré désigner à l’accusé une salle 
de son château gardée par des soldats ou la prison commune. 

Pour les classes non privilégiées, toutes les fois qu’une simple 
amende devait frapper le coupable, la liberté provisoire était 
uy9 droit absolu *. L’accusé ne trouvait-il point de cautions, il 
offrait ua gage et les portes de la prison devaient s’ouvrir devant 
lui. Le juge refusait-il de l’élargir, l’accusé pouvait intenter 
contre lui l’action d’injures *. La caution juratoire n’était pas 
réservée seulement aux nobles; admise dans tous les procès 
civils, elle l'était aussi quelquefois dans les procédures crimi- 
nelles, ca qui permettait d'élargir les accusés pauvres *. 

Les délits passibles de peines emportant effusion de sang 
mettaient obstacle à l'élargissement provisoire. On était per- 
syadé que cetté mesure eût nécessairement amené l'évasion du 
coupable; aussi les juges l’accordaient-ils toujours quand ils 
prévoyaient le bannissement ou l'exil; si l’aceusé ne repa- 
raissait pas, il ne faisait que devancer sa peine. Quand un pri- 
sonnier s'était évadé ou bien avait trahi une première fois sa 
caution, il devenait indigne de la faveur de la loi et ne pouvait 
jamais obtenir sa liberté, même quand la peine ne devait être 
qu’une amende ‘. 


sionem præstandam in causa criminali, sed dimitti debent juratoriæ eau- 
tioni. » 

1 V. le premier article, janvier 1862, abtus p. 713; L. 17, Cod., De digni- 
tatibus. 

4 Far., 2, 33, n° 1. « In levibus delictis, et ubi agitur de pœna non corpo- 
rali, sed pecuniaria carceratus relaxandus est sub fidejussoribus. » — Guasz., 
def. G, n° 32. « .….. non debet detineri in carceribus, sed est dimittendus 
sub caution. » 
© $ Far., 2,33, n°6. « Si earceratus non habet fidejussores, offerat pignora : 
si judex non vult eum relaxare, poterit agere contra ipsum actione injuria- 
rum. » — Guaz., def. 6, n° 34. « offerat pignora : judex tenetur sub 
pignoribus illum dimittere, alias in syndieatu poterit agi contra ipsum ac- 
tione injuriarum. 

+ Farin., 2, 33, n° 43. « Fidejussores non inveniens, admittatur ad lun 
toriam cautionem, ñon solum in civilibus, sed in criminalibus. Et istam 
practicam esse optimam et laudabilem testatur : cum iniquum sit permit- 
tere, ut iidem carcerati ob eorum paupertatem et impotentiam inveniendi 
fidejussores in carceribus marcescant. » 

# Guas., Op. crim., def. 6, n° 39. — Jul. Clar., q. 32, n° 5. 

6 Karin, q. 83, n° 34. « Regula non procedat, quando carceratus alias, 


. | 
148 À INSTRUCTION CRIMINELLE. 


Les cautions qui ne pouvaient représenter l’accusé n’étaient 
jamais condamnées qu'à une peine pécuniaire; mais si elles 
avaient assumé sur elles la responsabilité des gardiens et des 
geôliers, elles encouraient comme eux des châtiments cor- 
porels *. 

Le droit commun qui s'établit sur cette matière au XVI: et au 
XVII‘ siècle ne se retrouve pas seulement dans les traités de droit 
criminel] : à la même époque la jurisprudence du Châtelet de Paris 
était beaucoup plus douce que le texte des ordonnances. Pierre 
Lizet ? nous rapporte qu’on ne décernait prise de corps que dans 
les cas les plus graves et lorsqu'on craignait la fuite, mais 
qu’autrement on se contentait d’un ajournement personnel. Le 
juge avait égard à la situation des accusés. — « Et aussi selon 
la qualité des personnes quand elles seront notables et d’hon- 
nête famille et que les cas ne seront si griefs, le juge pourra et 
devra ordonner que celui contre lequel il a déclaré prise de 
corps, après qu'il sera amené et qu’il aura passé le guichet, 
sera mis en quelque bonne et notable maison d’un officier du 
Roy sous bonne et seure garde *, » 


vel ex carcere, vel sub fidejussoribus relaxatus aufugisset : nam tunc se 
facit indignum ut iterum sub fidejussore relaxetur, etiam quod agitur de 
pœna pecuniaria. » 

1 « Cüm tanquam custodes et commentarienses carceratum sub custodia 
recipiunt.... isto casu fidejussor censetur obligatus ut custos et punitur 
etiam corporaliter si carceratum non representat. » Farin., q. 33, n° 76. 

3 Pierre Lizet, Pract. civ. et crim.; Paris, 1659, lib. II, cap. 2. 

3 Doit-on s'étonner de trouver de tels usages au Châtelet quand le Parlement 
de Paris proclamait dans la chambre Saint-Louis les vrais principes de la 
liberté civile? — Art. 6. Qu’aucun des sujets du Roy, de quelque qualité et 
condition qu’il soit, ne pourra estre détenu prisonnier passé vingt-quatre 
heures, sans estre interrogé, suivant les ordonnances, et rendu à son juge 
naturel, à peine d’en respondre, par les geoliers, capitaines et tous autres 
qui les détiendront en leurs propres et privez noms; et que ceux qui sont 
de présent détenus sans forme ni figure de procez, seront mis en liberté, 
et remis en l’exercice de leurs charges et possessions de leurs biens; et 
qu'aucun officier ne pourra estre troublé en la fonction et exercice de sa 
charge par lettre de cachet, portant deffense d'entrer en leurs compagnies, 
rélégation en leurs maisons ou ès villes et chasteaux du Royaume, arrest et 
détention de leurs personnes, ou autrement, mais seulement en informant 
contre les officiers, et faisant leurs procez suivant les ordonnances. — Cet 
article, digne des plus généreux élans de l’Assemblée constituante, fut rédigé 
le 1° juillet 1648 par le Parlement de Paris, imposé par lui à la reine dans 
les conférences de Saint-Germain, et textuellement contenu dans la décla- 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. : 449 


Ordonnance de 1670. 


En donnant à la procédure secrète une forme définitive, 
l’ordonnance de 1670 vint encore modifier la législation anté- 
rieure. Elle ne parlait plus de la liberté sous caution, mais 
l'élargissement pur et simple en tint lieu, et les commentateurs 
nous apprennent que les Parlements ne cessèrent pas d’appli- 
quer les anciens usages, malgré le silence de la loi. 

Sous ce Code criminel , qui régit plus d’un siècle, voyons 
quelle était la situation de l'accusé. 

Dès le début de l'instruction, trois décrets pouvaient être 
lancés. L'article 2 du titre 10 portait : — « Selon la qualité des 
« crimes, des preuves et des personnes , sera ordonné que la 
« partie sera assignée pour être ouie, ajournée à comparoir en 
« personne ou prise au corps. » — Le juge devait user d’une 
grande prudence dans le choix du décret pour éviter d’être pris 
à partie , et sa détermination devait se fixer selon la nature du 
fait, le mode de preuves nécessaires pour arriver à la vérité 
et la position personnelle de l'accusé. Ainsi, lorsque le délit 

était tellement léger qu’il ne pouvait donner lieu qu’à de sim- 
ples condamnations pécuniaires , comme les injures verbales, 
les spolations d’hoirie par des héritiers, le juge, au lieu de 
décréter, devait renvoyer les parties à l’audience : le procès de- 
venait civil et se poursuivait par assignations contre un défen- 
deur libre .—Avant de lancer un décret, le juge devait peser la 
valeur des charges et surtout la qualité des personnes ; leur 
âge, leur sexe, leur condition étaient les divers éléments de sa 
décision : les enfants et les femmes ne devaient être arrêtés 
que pour des crimes atroces. On ne pouvait décréter de prise 
de corps une personne domiciliée, si ce n’est pour un fait qui 
devait entraîner une peine afflictive ou infamante *, tandis que 
le devoir du juge était de se saisir, pour les moindres excès, 
des vagabonds et des gens sans aveu *.—De tous ces textes ré- 


ration royale du 24 octobre 1648, que Louis XIV, quatre ans plus tard, en 
1652, déclarait nulle et de nul effet. 

4 Jousse, vol. IE, p. 168, n° 12. — Muyart de Vouglans, p. 198, 2. 

? Ordonnance de 1670, tit. 10, art. 19. — Mais la plupart des peines 
avaient ce double caractère. (Muy. de V., Inst. crim., p. 302. 

3 Jousse, vol. II, p. 167, n° 8. — Carondas, Pand., lib. XVI, cap. #4. — 
Imbert, liv. IV, chap. 2, n° 4. — Papon, liv. XXIV, tit. 3, n° 5. 


150 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


sultait pour le juge un pouvoir absolu, et l’on peut dire que le 
sort des accusés dépendäit absolument de sa décision souve- 
raine. 

Suivoïs iiaintenant l'accusé dans les prisons, et voyons 
quels étaient 168 cas d’élargissement provistiré. L'ordonnanicè 
distingue à cet égard cetix qui ont été décrétés originairément 
de ptisé de corps de ceux qui ont été arrêtés en vertu d’un dé- 
crét de prise de corps, qui n’est devenu tel que par l4 conver: 
sion du décret d’ajournement personnel. Dans ce dernier cas, 
en effet ; le refus de comparaîtré à séul motivé la sévérité du 
juge ; aussi l’ordonnance n’a-t-elle pas cru devoir traiter céi 
accusé avec là même riguéur que celui dont le crime a occa- 
sionñé le décret : aussitôt après l’interrogatoire [tit. 10, 
art. 21 ), elle prescrit l’élargissement de l’accusé, pourvu qu’il 
ne soit survenu contre lui aucune nouvelle charge. Cet élar- 
gissément provisoire est ün droit absolu, affranchi de toute 
formälité, même des conclusions du ministère public, et 
accordé par une simple ordonnance mise au bas de l’interro- 
patoire. 

La misë en libérté des accusés originairement décrétés de 
prise de Cotps est loin d’être aussi simple. L’ordonnance de 
1670 présérit les conditiohs nécessaires (tit. 10, art. 22) : elles 
sont de quatfe sortes : 1 l’élargisseiñent ne peut jamais avoir 
liei après lé règlement à l’extraorditiaire : il ne peut être de- 
mandé qüé pendant là prerhière partié de l4 procédure ; 2 les 
jugées doivent avoir vu lés informätions et les interrogatoires ; 
3v les procureürs du roi et des séigtieurs doivent donner leurs 
éonielusions sur la demande en élargissément; 4° la partie ci- 
vile doit avoir été régulièremeñt sommée de répondre. — Dans 
li prémièré rédaction de l’articlé, on avait donné à l partie 
Civile un tôlë plus important : ses réponses devsietit précéder 
l’ordonnance d’élargissement. M: Talon fit remarquer avec rai- 
son que dans les cas où un prisonnier appellerait aü Parlement 
de son emprisonnemetit; s’il fallait communiquer à là partié 
civile, on ne pourrait jamais ordonner d’élargissement, parce 
qu'avant que les délais pour constitüet un procüreur sur l’appel 
fussent expirés, les premiers juges auraient réëndü leur sen- 
teñice définitive. D’un autre côté, si l’on suspendait l'examen du 
fond, cette mesure tournerait à l’oppression du prisonnier, 
parce qu’il demeurerait deux ou trois mois sans pouvoir obte- 


DE LA MISE ÉN LiSERTÉ SOÙS CAUTION. 151 


nir sd liberté. D'ailleurs M. Talon ajoutait qu’il né fallait pas 
craindre une surprise dans ces élargissements Sans consulter 
la partie civile, car il n’y avait poitit d’atinée que l’oti ne donnât 
à la Tournelle une ihfinité d’arrêts d’élargissement, sur le vu 
des inforiiations, säns entendte les parties et qu’il en advint 
lé moindre inconvénient. Malgré l'avis de M. Pussort, qui 
affirmait qu’il y avait Beaucoup plus d’iticénvénient d’élargis 
légèrement et aveë trop de précipitation un accüsé que dé le 
retenir datig lés prisons üñ peu plus de ternps qu’il ñ’ÿ devrait 
être, l’opinioti de M. Tälon prévalut dans la rédäction ; dès 
lors, dans lâ pratique , que Îä pattie ait tépondü ou non, oi 
passait outre !. 

Ces élargissernents hè pouvaient étre prôtioticés que dé l’uvis 
dé tout 18 siège, et le juge d'instruction ne pouvait seul léé 
ordornér ?. — Les prévôis des inäréchaüx , les lieüleniänits cri: 
mitiels et tous autres jugés déväient se Souineltré aux forfnes 
dé l’ordoiinancé, et il leur était défendu d'élargir séuls les 
acclisés (art. 17, tit. 9 dé l’ordorinante). 

£a liberté prôvisoiré ne ê’äccordait jäfnais quand lé crimé 
éläit de tiatüré à emporter uñë peine corporelle, presdte järiais 
daus lé cas où là plie pouvait être affliclive, à môiné qu'il n’ÿ 
eût des raisoné pattitülières, éomtié une prolongation ifipré: 
vue de la protédure, ou tine ordontiahcé de plus ainiplemént 
informé. Cela s’observait ainsi tous les jours, surioüt à l'égard 
des accusés Qui étaient de condition honnéte ét domiciliés, 
lorsqu'il h°’ÿ avait aucun solifçoti dé fuite *, —— De ioût cé que 
hous venons de voir, résulte clairémerit la préuvé due l'âccusé 
originäitehient décrété de prise dé corps n’éiait élätgi Qué par 
urié faveur tout à fait exceptionnelle, 

ii tien était pas de même quand les parties avaient été reçues 
en procès ordinaire ; l'élargissement devait süivre la conver- 
sion*. Ce changement de formes f’aväit lieu qué dans deux 
tas : lorsqu’en matières légères ot aait eu lë tort de cotñmen- 
cér üne informäatioh et qu’en sentant l’inütilité des fécolemerits 
et des confrohtations on voulait révenir à dés voiés plüs ra- 


4 Proc.-verb. des conf. süt l’article 22 da til. 10, p. 145. | 

2 Arrêt du Conseil du 31 août 1689, art: 24. — Édit de septembro 1691; 
art. 47, sur les présidiaux de Franche-Comté. (V. Jousse, t, Il, p. 561.) 

$ Jousse, vol. 1, p. 586, n° 106. | 

“ Proc.-verb. dés conférences, p. 230. 


152 | INSTRUCTION CRIMINELLE. 
pides; lorsque l’accusé ne niait pas l’action qu’on lui impu- 
tait, mais prétendait avoir été en droit de la faire, quand par 
exemple, il avait tué un homme en se défendant. Dans ces 
«sortes d’affaires, celui qu’on accusait pouvait opposer une 
contre-enquête à celle de la partie ; il lui fallait sa liberté d’ac- 
tion; c’est en prenant la voie civile que l’ordonnance de 1670 
lui donnait les moyens de réunir les preuves. 

Nous avons vu les cas dans lesquels on élargissait l’accusé ; 
recherchons maintenant sous quelles garanties la justice accor- 
dait cette faveur, [ci rien n’est défini par l'ordonnance ; les com- 
mentateurs nous indiquent les usages qu'ils rapportent suivant 
leur opinion et leurs vœux ; toutefois, il paraît évident qu'il y 
avait dans la pratique plusieurs sortes d'engagement. L’accusé, 
quel que fût le décret qui l’eût originainement frappé, devait 
promettre de se représenter à toute assignation, et pour en fa- 

__ciliter la remise, faire élection de domicile devant le greffier. 
Tout élargissement entrainait ces deux formalités ; souvent on 
exigeait que le domicile fût élu sur le lieu même où s’instruisait 
le procès, on disait alors de l’accusé qu'il avait pour prison le 
Lieu de la juridiction. Quelquefois on lui donnait pour prison 
les chemins de La juridiction ou les grands chemins; cela signi- 
fiait que le juge d'appel, après l’avoir élargi à la charge de se 
représenter, lui prescrivait d’élire domicile devant la Cour où il 
était renvoyé . _- 
Ainsi il n’y avait point d’élargissement sans engagement de 
comparaître à toute réquisition. Aussitôt après l’interrogatoire, 
l'accusé présentait une requête au juge qui la communiquait à 
la partie publique, et sommait la partie civile de prendre ses 
conclusions. Le procureur du roi ou la partie exigeait une cau- 
tion dont cette dernière prescrivait le plus souvent l’impor- 
tance selon la mesure des dommages-intérêts qu’elle réclamait. 
Elle discutait sa solvabilité, et acceptait ou rejetait la garantie 
offerte. Ce pouvoir énorme accordé au plaignant était restreint 
par le juge qui pouvait ordonner que la caution ne serait tenue 
que subsidiairement et si l’accusé n’était pas solvable *. L’obli- 
gation souscrite par la caution pouvait revêtir toutes les formes; 
c’était un dépôt d’argent, un engagement éventuel, une hypo- 
thèque spéciale ou générale; et quelquefois, si l'accusé était 


1 Papon, lib. XXII, tit. 5, n° 15. — Airault, liv. IL, part. 4, n° 11, p. 562. 
2 Arrét du parlement de Dijon cité par Jousse, vol. Il, p. 571. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 453 


d’un rag distingué, ou si sa pauvreté l’empêchait de trouver 
un répondant, on se contentait de la caution juratoire qui don- 
nait à la promesse la consécration d’un engagement d'honneur. 
La réception des cautions était soumise aux formalités pres- 
crites par l'ordonnance de 1667. Elle devait se faire au greffe 
criminel et la partie civile devait être présente à peine de nul- 
lité’. 

L’accusé élargi qui négligeait de se représenter était consi- 
déré comme convaincu; mais Jousse nous apprend que de son 
temps cette règle n’était plus exactement observée ?. Lorsque 
la caution ne pouvait représenter celui qu’elle avait fait élargir, 
on lui donnait un délai pour le ramener, et si elle ne pouvait y 
parvenir, elle devait être condamnée à l’amende et au paye- 
ment des réparations civiles et des dépens; c'était là le maxi- 
mum de son obligation qui avait pu être restreinte suivant la 
volonté.manifestée au moment de l'engagement. La caution 
était contraignable par corps, à moins qu’elle n’eût excepté sa 
personne pour n’offrir en garantie que ses biens (arrêt du 
12 juin 1671). Mais elle ne pouvait jamais être assujettie à une 
peine corporelle, quand même elle s’y serait engagée. On 
voyait dans un tel contrat une obligation contraire aux bonnes 
mœurs, et on l’annulait à ce titre *. La caution ne pouvait être 
poursuivie criminellement que s’il y avait eu dol de sa part, 
Elle était déchargée de toute responsabilité par la remise entre 
lés mains du geôlier, l’absolution ou la mort de l’accusé. 

Tel est l’ensemble des règles établies par l'ordonnance. 
C'était le résultat inévitable de la marche des esprits depuis 
deux siècles ; on avait senti la nécessité de punir, et la puis- 
sance de lintimidation. Sur cette double base, on construisit 
tout un système; les accusations étaient secrètes, les emprison- 
nements arbitraires, les procédures sans publicité, les accusés 
étaient interrogés au fond de la prison, ils étaient condamnés 
sur un avêu échappé à la douleur des supplices. Des formes 
aussi déplorables devaient attrister les hommes de cœur; elles 

1 Édit de janvier 1685 pour le Châtelet de Paris, art. 28 

3 L’ordonnance de mars 1549, art. 5, portait « que tous prisonniers élargis 
ou renvoyés à jour, seront tenus comparoir sub pœna convicti, à jour par 
eux préfix, sans qu’il soit besoin faire autre soumission au greffe de ladite 
Cour. » (Néron, I, 273.) 


3 Jul. Clar., q. 46, n° 18. — Guy-Pape, decis. 570, n° 8. — Cout. de 
Bret., art. 201-202. 


154 INSTRUCTION CRIMINELLE. 

indignèrent le XVII° siècle, elles offrirént à mouvement phi: 
losophique üne brèche dont il sut profiter: Montesquieu les 
avait eñtrevies, Beccaria les détionçz à la France, et son ad- 
mirable traité, en posant les vrais principes da droit pénäl, 
condartiha à jamais les règles de l'instruction secrète. 


1789-1796. 


Dès lots lé mouvement était donné; les idées de réforttie judi- 
cidire vinrent se jüindré äüx pensées de téforme politique dti 
agitaient le pays ; l’entraîhement fut péhéral et quand les états 
généraux se réunirent, les cahiers qui résumaient les vœux ét 
les espérancés de là naâtioh réclamaierit unanimement une ré- 
vision des lois criminelles et des garanties protectrices de la 
liberté du citoyen. Dorhihés pat la crainte des lettres de cachet 
et de la prolongation des procédures, la noblesse et le tiers état 
deffandäient qu’aucuñ jugé tie pût prononcer seul un décret de 
prisé dé totps Contre ui domitilié, et que défense fût'faite, à 
pélhé de püürsuite torporelle, à tout agent, officiér ou soldat, 
d’attetitét à la liberté du éitoyeh. N’oubliätit ni l’interrogatoire 
dans les vingt-quatre heures; ni dans le mêrhe délai le renvoi 
devant le juge naturel; on ne pouvait négliger les souvenirs de 
notre ancien droit qui S’allidient si bieti aux aspirations nou- 
velles. Plusieurs cahiers rappelèrent l’élargissement provisbire 
sous caution. La noblesse d'Alençon et'du Labour insistait pour 
qu'il « ait lieu après l’interrogatoire, sauf le cas où le crime 
entraînerait punition corpürelle. » À Lyon et à Rennes, le tiers 
état voulait « he toute personne arrêtée fût remise dans les 
vingt-quatre heures entré les mains de ses juges naturels, tenus 
de statuer dans le plus bref délai, même de l’élargir sous cau- 
tion. » Après avoir si nettement rapporté les termes mêmes de 
l’ancien droit, beaucoup de cühiers réclamaient le payeïent 
d’une indémnité, sut le domaine du roi, en faveur de ceux qui, 
ayant élé accusés et coristitués prisonniers, auraient été ren- 
voyés absous. 

Exprimés avec tant d'ensemble, émanant des plus grandes 
villes comme des derniers bailliages, ces vœux deväierit passer 
dans les lois; aussi trouvons-nous dans la déclaration des 
droits de l’homme un principe que, depuis; toutes nos Chartes 
constitutionnelles ont reproduit : « Nul ne peut être accusé, 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 155 


arrêté ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon 
lés formes du’elle a prescrites (art: VIT). Tout homme étant 
présuthé innocent, jusqu’à ce qu’il ait été dééläré coupable, s’il 
est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur dti ne serait 
pas nécessaire pour s’assuret de sa personne doit être sévère- 
ent reprimée par la loi ‘, » 

Telles étaient les idées premières que la Constituänte devait 
développer : dès le premiet rapport sur l’organisation du pou: 
voir judiciaire; le juge de paix fut investi du droit de mise en 
liberté sous caution ?, et enfin la constitution vint garantir dé 
la manière la plus formelle les droits de l'accusé; — Voiei les 
deuX articles que l’Assemblée vota dans la séance di 22 août 
1791. 

Art: 11. Tout homme saisi et conduit devant l’officier de po- 
lice sera examiné sur-le-champ, où au plus tard dénis les vingl- 
_ quatre heures. 

Art. 12. Nul homme arrêté ne peut être retenü s’il donne 
caution suffisante; dans tous les tas où la lof permet dè rester 
libre sous cautionnement. 

Le principe est admis et rentre dans nos lois; voyons mainite- 
nant comment on saura l’appliquer. 

Le premier déeret que nous renconttons est celui du 99 juil- 
let 1791; relatif à l’organisation d’une police municipale ét cor- 
rectionnélle. Après avoir ordonné que l’homme arrêté serait 
aussitôt améné devant le juge de paix, il porte que pour tous 
les délits le magistrat le ferd retenir pour étre jugé par le tri- 
bunal de police correctionnelle, ou l’admettra sous cauilon de 
se présenter. En rapprochant ces lermes de Particle de la con- 
stitution, on peut voir qu’ils ne donnent pas seulement une 
faculté au juge; mais qu'ils inveëtissent le prévenu du droit 
d'exiger sa mise en liberté provisoire: Mais par une ignorance 
aveugle des besoins et de la situation de l’actüsé, l’article ajou- 
tait que la caution ne pourrait être moihdre de 3,000 livres ni 
excéder 20,000. C'était méconnaître les principes d'égalité 
qu’on proclamait si haut et établir un privilége justement dé- 
testé, celui de la fortune devant la justice. 

Deux mois ne s’étaient pas écoulés que l’Assemblée consti- 

1 V: la séancé du 22 août 1789: 


3 V. séance du 17 août 1789: Rapp: prés: at nor du tomité de tbnstit. 
par M. Bergasse. 


156 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


tuante modiflait elle-même ce décret, qui ne se trouvait déjà 
plus en harmonie avec ses idées progressives. Le décret du 
29 septembre 1791, en créant le jury et en organisant la pro- 
cédure criminelle, ne permet la détention avant le jugement 
que pour les accusés de crime. Si le fait n’est pas de nature à 
mériter peine afflictive et infamante, on ne pourra décerner de 
mandat d’arrêt contre le prévenu. Le prévenu de délit attendra 
désormais sa condamnation sans être lié par aucun engage- 
ment‘. C’est là une situation nouvelle qui prouve combien 
le but peut être facilement dépassé quand on se laisse éblouir 
par les brillantes perspectives d’incessantes réformes et qu’on 
néglige l'expérience et ses salutaires enseignements. Le légis- 
lateur voulait donner des garanties à l’accusé : il n’a vu que la 
défense, et il a oublié les droits sacrés de la société. Il voulait 
éviter l'excès de la répression, et il est tombé dans la licence. 
Pleins de confiance en l’avenir, ignorant l’oscillation néces- 
saire des choses humaines, les législateurs de 1791 ne savaient 
pas qu’ils appelaient infailliblement une réaction contraire à 
leurs vœux. Cette réaction devait être la plus fatale de toutes, 
car elle allait s’attaquer aux principes et non aux hommes, qui 
étaient les seuls coupables. 

Dans le décret du 29 septembre, les accusés de crime sont 
divisés en deux catégories : 1° ceux qui sont sous le coup d’une 
prévention emportant peine afflictive et infamante ; 2° ceux qui 
ne peuvent encourir qu’une peine infamante *. Les premiers 
doivent toujours être conduits à la maison d’arrêt; les autres 
sont dispensés de la détention préventive « au cas qu’ils puissent 
« trouver des amis qui veuillent répondre pour eux qu’ils se re- 
« présenteront à la justice s’ils en sont requis, et donner cau- 
« tion de cette promesse. » Le montant du cautionnement, fixé 
deux mois auparavant pour les délits, est désormais laissé à 
l'arbitrage de l'officier de police. Le législateur prescrit seule- 
ment à ce magistrat de ne pas oublier le principe qui devait 
dominer ses actes : il lui rappelle qu’un tel cautionnement 
ane doit pas être illusoire et de simple forme, ni tendre à 
« soustraire les accusés à la justice, mais au contraire qu’il doit 


4 Art. 19, tit. 5, décret des 16-29 septembre 1791. 

3 On sait que les peines afflictives et infamantes étaient la mort, les tra- 
vaux forcés, la déportation et la reclusion; les peines infamantes étaient le 
carcan, le bannissement et la dégradation civique. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 157 


« être d’une assez grande importance pour n’être jamais donné 
« que par des personnes bien convaincues que le prévenu est 
« incapable de rompre son engagement, » car « c’est un con- 
« trat sacré que celui qui se forme par le cautionnement entre 
« le prévenu qui évite ainsi les malheurs de la détention et les 
« amis qui lui donnent en le cautionnant la plus haute preuve 
« de leur confiance et de leur estime {. » 

On ne se borna pas à ces sages instructions : le directeur du 
jury et les tribunaux criminels eurent la faculté d’accorder la 
” liberté sous caution, le prévenu le droit de l’exiger en tout état 
de cause*. — Tel est l’ensemble de cette loi. Malgré ses 
lacunes et ses erreurs, Combien ne doit-on pas regretter 
que l’expérience n’ait pu en juger les résultats! Appliqués 
en des temps plus calmes, ses principes seraient peut-être 
entrés dans les esprits. On aurait au moins discerné ce 
qu'elle avait de pratique des utopies qu’elle contenait. Mais 
au milieu de la tourmente révolutionnaire, nous n’avons pas la 
prétention de suivre ses effets. Qui oserait prononcer le nom de 
liberté en parlant d'un temps où la justice guidée par la force 
s’exerçait sans règle et sans droit? L 

C'est seulement avec le Code de l’an IV que reparaît une or- 
gauisation régulière. Les droits accordés aux accusés en 1791 
sont restreints : des mandats d’arrêt devaient être décernés 
contre les prévenus de délits, et le cautionnement offrit désor- 
mais à la répression des garanties dont elle était dépouillée 
avec la liberté absolue de la précédente législation. L'article 222 
était ainsi conçu : « Lorsque le délit qui a donné lieu au mandat 
« d'arrêt n’emporte pas une peine afflictive, mais seulement 
«une peine infamante ou moindre, le directeur du jury met 
« provisoirement le prévenu en liberté, si celui-ci le demande 
« et si en outre il donne caution solvable de $e présenter à la 
« justice toutes les fois qu’il en sera requis. Pour cet effet, la 
« caution offerte par le prévenu fait sa soumission, soit au greffe 
« du directeur du jury, soit devant notaire, de payer à la Répu- 
« blique, entre les mains du receveur du droit d'enregistrement, 
« une somme de 3,000 livres, en cas que le prévenu soit con- 
« stitué en défaut de se représenter à la justice.» — On com- 

1 29 septembre-21 octobre 1191; décret en forme d’inst. pour la procéd. 
crim. | 

3 Art. 80, tit. { de la Justice criminelle. 


158 INSTRUCTION CRIMINELLE:. 


prend tout ce qu'a d’imparfait une telle disposition qui fixe 
invariablement le montant du cautionnement au lieu de le sub 


4 


ordonner à ia position de l’accusé, à sa fortune et aux faits 
particuliers qui ont motivé son arrestation. Trop forte pour les 
pauvres, cette somme empêchait le prévenu d'exercer son droit; 
quelquefuis trop faible, elle rendait oette garantie compiéte- 
ment illusoire. Une telle loi blessait également l’intérêt privé 
et l'intérêt social. D'après le nouveau Codes, le pouvoir d'élargir 
provisoirement était concentré dans la personne du directeur 
du jury d’accusation; par conséquent un tribunal ou une Cour 
criminelle en était absolument privé !. La loi omettait enfin un 
paint assentiel : elle donnait le droit de réclamer leur mise en 
liberté provisoire aux gens sans domicile, aux vagabonds, qui 
pauvaient ainsi échapper à toutes les poursuites ; quelques-unes 
de ces lacunes furent comprises, et la loi du 29 thermidor an IV 
apports presque aussitôt un remède partiel à ces fâcheuses dis= 
positions ?. L'article 5 défendit au directeur du jury d’étendre 


1 Ge point ne peut étra douteux : une instruction circulaire du ministre 
de la justice, du 22 frimaire an V, a démontré que cette interprétation res- 
sortait nécessairement de l’abrogation de la loi du 29 septembre 1791, par 
le Code des délits et des peines (art. 594). 

? 29 thermidor an IV. Loi qui détermine le mode suivant lequel aura 
lieu le cautiqannement prescrit par l’article 222 de la loi du 3 brumaire 
an IV sur les délits et les peines. — Le conseil...…, considérant que le 
cautionnement, tel qu’il est prescrit par l’article 222 du Code des délits et 
des peines, prive souvent la République des amendes auxquelles elle a 
droit, ainsi qu’un grand nombre de citoyens, des restitutions et des indem- 
nités qui leur sont dues, et qu'il est instant de faire cesser ces abus..…, 
prend la résolution suivante : — Art. 1°". Le cautionnement prescrit par 
l'article 222 de la loi du 3 brumaire sur les délits et les peines aura lieu 
ainsi qu’il est prescrit par les articles suivants. — ?. Lorsque le délit aura 
pour objet des larcins, flouteries ou simples vols, le directeur du jury ad- 
mettra le prévenu sous caution de se représenter. Cette caution devra être 
d'une somme triple de la valeur des effets volés; elle sera fixée sur çatte 
base par le directeur du jury, et jamais elle ne pourra être au-dessous de la 
somme de 3,000 livres, valeur fixe. — 3. En toute autre matière qui n’em- 
porterait pas une peine afllictive, mais seulement une peine infamante, le 
directeur du jury admettra également Le prévenu sous caution de se repré- 
senter. La caution dans ce cas ne pourra étre moindre de 2,000 francs ni 
excéder 6,000 francs, valeur fixe. — 4. Lorsque le délit n’emportera point 
peine infamante, mais seulement des peines correctionnelles, le directeur 
du jury admettra également le prévenu sous caution de se représenter. La 
caution en ce cas ne pourra être moindre de 1,000 francs ni excéder le 
triple de l'amende à laquelle le délit pourra doaner lieu, — 5. En aucun 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SQUS CAUTION. 159 


le bénéfice de Ja liberté provisoire aux gens sans aveu et aux 
vagahonds. On négligea d’assimiler aux vagabonds les récidi- 
vistes, et cependant quelle confiance peut-on accorder à ceux 
qui ont déjà trahi la société? On essaya de faire disparaître les 
inconvénients qu'offrait une somme fixe; op divisa d’après leur 
nature qu leur pénalité les délits en {rois classes ; la première 
comprenait les vols simples, le minimum de la cantion était de 
3,000 francs; la seconde, les peines infamantes, Ja cantipn était 
de 2,000 à 6,000 francs; la troisième, les peines correction- 
nelles, le minimum était de 1,000 francs, le maximum n’excé- 
dait pas le triple de l’gmende qui pouvait être prononcée. Dans 
la pratique, cette loi ne pouvait adoucir la situalion de l’accusé; 
réservée aux personnes riches, la mise en liberté sous caution 
devenait un privilége et constatait une inégalité toujours cho- . 
quante devani la justice. La loi de thermidor est cependant 
préférable au Code de J’an IV : en donnant au juge un droit 
d'appréciation sur la somme à fixer, elle se rapproche des vrais 
principes. 

Ainsi, pour nous résumer, de 1796 à 1808 la mise en liberté 
sous caution par le directeur du jury était un droit absolu, la 
détention préventive une exception, Cette rigueur n’était ad- 
mise que pour deux patégories d’accugés ; 1° les inculpés de 
crimes passibles de peines afflictives et infamantes; 2° les gens 
sans domicile. 

Telle était la dernière forme de la législation avant le Code 
d’ipstryction criminelle, 


1804-1810. 


Dans le cours de l’année 1804, le Conseil d’État prépara un 
projet de Code criminel : dans la séance du 11 septembre, 
M. Siméon présenta le chapitre de la liberté provisoire et du 
caütionnement; l’article 135 était ainsi conçu : « Lorsque le 
délit qui aura donné lieu au mandat d’arrêt n’emportera pas 
une peine afflictive, mais la détention ou la reclusion, l'infa- 
niie, la relégation ou la peine de forfaijure, le juge d'instruction 


cas le directeur du jury ne pourra mettre provisoirement en liberté sous 
caution, les gens sans aveu et les vagabonds. — 6. Les autres dispositions 
prescrites par l’article 222 du Code des délits et des peines seront exécutées 
en tout ce qui n’y a pas été dérogé par la présente résolution. 


160 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


pourra, sur la demande du prévenu et la réquisition du magis- 
trat de sûreté, mettre provisoirement le prévenu en liberté, 
moyennant caution solvable de se représenter à tous les actes 
de la procédure et pour l'exécution du jugement aussitôt qu'il 
en sera requis. La mise en liberté provisoire avec caution 
pourra être demandée et accordée, s’il y a lieu, en tout état de 
cause. » — D’autres articles réglaient le montant du caution- 
nement : le minimum était de 500 fr. pour les peines correc- 
tionnelles, de 1,000 fr. pour les peines infamantes. Dans la 
discussion, M. Lacuée fit observer qu’à l’aide de cet article 
un coupable pourrait, moyennant 1,000 fr., s’assurer l’impu- 
nité. — L’archichancelier admettant cette opinion, proposa de 
restreindre cette faculté à ceux qui étaient menacés d’une 
peine purement pécuniaire. — Provoqué par une opinion aussi 
extrême, M. Treilhard se fit le défenseur des idées contraires : 
suivant lui, on avait toujours fait des distinctions entre les 
délits suivant leur gravité, et admis le prévenu à demander sa 
liberté provisoire en donnant caution lorsqu'il n’était point 
menacé d’une peine capitale : cette disposition n'avait aucun 
inconvénient. Si le coupable était condamné à la relégation 
hors de France, le but de la loi était rempli du moment qu’il 
se retirait. S’il était condamné à la reclusion, il était obligé de 
se tenir caché, et cependant il perdait une partie de ses biens. 

Ce débat, où se produisaient toutes les exagérations, ne de- 
vait pas se prolonger : la nature des peines et leur valeur rela- 
tive semblaient devoir être fixées avant de traiter cette ques- 
tion : on en ajourna donc l’examen. 

La discussion ne fut reprise que le 24 juin 1808. Reprodui- 
sant presque textuellement le projet de 1804*, le chapitre de 
la liberté provisoire arrêta. quelque temps les rédacteurs du 
Code. L’archichancelier insista vivement pour que la liberté 
provisoire ne fût pas accordée à celui qui était prévenu d’un 
crime emportant peine infamante. L’accusé absent, l’infamie 


? Art. 123 du projet (113 C. instr. crim.). La liberté provisoire ne pourra 
jamais être accordée au prévenu, lorsque le titre de l'accusation emportera 
une peine afflictive. — Art. 124 (114 du Code). Si le fait n’emporte pas une 
peine aflictive, mais seulement une peine infamante ou correctionnelle, la 
chambre du consèil pourra, sur la demande du prévenu et sur les conclusions 
du procureur impérial, ordonner que le prévenu sera mis provisoirement en 
liberté, moyennant caution solvable de se représenter à tous les actes de la 
procédure, etc. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 461 


qui s'attache aux jugements s’affaiblirait : il ajoutait que les 
idées philanthropiques de l’Assemblés constituante n'avaient 
pas eu des résultats fort heureux; que cette loi ne profiterait 
pas aux ouvriers, mais aux banqueroutiers et à tous ceux qui 
auraient des richesses et du crédit; que si l’on admettait ce sys- 
tème , il valait mieux l’adopter d’une manière absolue, c’est-à- 
dire en décidant indéfiniment que tout-homme prévenu d’un 
crime emportant peine infamante serait mis en liberté pure- 
ment et simplement, et ne devrait de caution que pour le paye- 
ment ultérieur des réparations civiles. Il soutenait enfin que 
si l’on donnait au juge le pouvoir de mettre en liberté ou de 
garder en prison, on n’arriverait qu'à opprimer les pauvres 
et à assurer la liberté des riches. — A tous ces arguments 
M. Treilhard répondait que les peines infamantes portaient 
avec elles des incapacités que la fuite ne saurait atténuer, que 
d’ailleurs la crainte de perdre son cautionnement déterminerait 
tout homme du peuple à se représenter, et M. Berlier ajoutait, 
en envisageant la question de plus haut, « qu’il y avait un prin- 
cipe éternel qui devrait faire bannir toute rigueur inutile; que 
telle était la prison avant le jugement quand l’accusé consi- 
gnait l’amende et les intérêts civils. » Il traitait de frivole Ja 
crainte de fuite, car il se demandait comment le prévenu irait 
s’expatrier et s’imposer ainsi une peine plus forte que celle 
infligée à son crime par la loi; il concluait en rappelant que 
tout allégement qui n’ôtait pas à l’ordre public sa garantie était 
un devoir pour le législateur, — Malgré ces belles paroles, sou- 
tenues par les efforts de MM. Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély) 
et Defermon, le Conseil d’État rejeta la proposition d’accorder 
la mise en liberté provisoire sous caution à ceux qui sont ac- 
cusés de crimes emportant des peines infamantes. 

Seuls, les prévenus de délits allaient jouir de ce bénéfice, 
mais seraient-ils du moins investis du droit d’exiger leur mise 
en liberté provisoire? Sur cette seconde question, le projet 
repoussait évidemment le droit de l’accusé, et laissait au juge 
une Jiberté absolue de décision. — Malgré son premier échec, 
M. Berlier ne perdit pas courage : il rappela l’amendement 
qu'il avait proposé, et qui avait pour but de rendre obligatoire 
l'élargissement sous caution. 1] lui semblait d’autant plus con- 
veuable que la mise en liberté ne s’appliquant plus qu’à des 
délits de police correctionnelle, les juges ne pouvaient avoir 

XXL. 11 


162 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


de bonnes raisons pour refuser ce bénéfice à ceux qui rem- 
plissaient les conditions de la loi.— L’archichancelier, toujours 
préoccupé de la pensée que la détention préventive était le 
corollaire indispensable de la peine de }s prison, répondit que 
les délits de police correctionnelle pouvant entraîner la peine 
de l’emprisonnement, on ne pouvait relâcher indistincte- 
ment ceux qui en étaient prévenus, et qu’il suffisait de lais- 
ser cette faculté au juge. — L’amendement de M. Berlier fut 
rejeté. — Fort brefs sur le ‘chapitre dont nous nous occupons, 
répétant l'opinion émise par l’archichancelier et la majorité du 
conseil, M. Treilhard, dans l'exposé des motifs’, M. d'Hau- 
bersart, dans le rapport au Corps législatif ?, reproduisirent les 
mêmes principes et les mêmes règles. 

Ainsi, ka mise en liberté provisoire sous l'empire da Code 
d'instruction criminelle n’est un droit pour personne. Tous 
les prévenus de délits peuvent obtenir cette faveur, à l’exeep- 
tion des vagabonds et des repris de justice. 


Quelques années plas tard, la Charte de 1814 était promul- 
guée: avec elle de nouveaux principes entraieut dansé notre 
législation. Si quelques lois de circonstanee*, éphémères comme 
la réaction qui les provoquait, peuvent laisser de tristes sou- 
venirs, les lois de presse portent la généreuse empreinte du 
courant libéral qui entraînait alors la France *. Le garde des 
sceaux, soucieux de régler tout ce qui tenait aux droite des 
citoyens, avait présenté séparément aux chambres une loi re- 
lative à la procédure spéciale contre les accusés de erimes et 


4 Locré, vol. XXV, p. 244. | 

3 Loeré, vol. XXV, p. 256, n° 5. 

? L'article 11 de la loi du 9 novembre 1815 suspendait les dispositions de 
l’article 114 du Code d'instruction criminelle à l'égard des prévenus de délits 
commis par la voie de la presse ou par la parole. | 

® On ne doit cependant pas oublier la loi de finances du 98 avril 1816, qui 
règle qu’en matière de fraude de tabac « le coupable doit être immédiatement 
arrêté et mené devant le juge compétent, lequel statuera de suite, par une 
décision motivée, sur son emprisonnement ou sur sa mise en liberté. Néan- 
moins, si le prévenu offre bonne et suffisante caution de se présenter en 
justice et d’acquitter l'amende encourue, ou s’il consigne lui-même le mon- 
tant de ladite amende, il sera mis en liberté, s’il n'existe aucune autre 
charge contre lui. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS GAUTION. 163 


de délits commis par la voie de la presse. L’exposé des motifs 
(Montt, 1819, p. 342), après avoir rappelé les formes partis 
culières de la poursuite, ajoutait : « La rise en liberté provi» 
soire du prévenu d’un délit, moyennant caution, est dans le 
droit commun soumise à la discrétion du juge : dans bien des 
cas il n’en peut être autrement, Dans cette matière spéciale, 
il est sans inconvénient, et dès lors il est juste, qu’elle soit de 
droit, Pour garantir ce droit, le projet de loi fixe le maximun 
du cautionnement qui pourra être exigé !, » L'article 28, « si 
juste, si favorable aux prévenus, si conforme au respect pour 
la liberté » (rapp. à la Ch. des dép.),. n’éprouva aucune diffi« 
culié, et depuis cinquante ans c’est à sa protection que les 
écrivains doivent de n’avoir subi sous aucun régime la moin- 
dre détention préventive, Toutefois il ne suffisait pas d’établir 
dans des lois spéciales une dérogation aux règles posées par 
le Code de 1808 ; il fallait désormais graver dans l'esprit des 
juges les maximes libérales inscrites dans la Charte; par une 
cireulaire empreinte des sentiments les plus élevés, M. de 
Serres, alors garde des sceaux, rappela « que toutes les fois 
qu’il s’agissait de simples délits et que l’inculpé était domici- 
lié, le juge d'instruction devait généralement se borner à dé- 
cerner un mandat de comparution, sauf à le convertir én tel 
autre mandat qu’il était jugé nécessaire; qu’ainsi le Jégisla- 
teur du Code d'instruction criminelle indiquait qu’on ne de- 
vait pas, sans motif grave, user de contrainte envers un indi- 
vidu qui présentait une garantie ; » puis il ajoutait : « Dans les 
cas rares où l'arrestation d’un prévenu, même de simple dé- 
lit, a été jugée nécessaire, tels que ceux où sa liberté menaée la 
société, et ceux où la justice doit rechercher ses complices, la 
loi laisse encore au prévenu la ressource d’obtenir la mise en 
liberté provisoire sous caution : elle doit lui être accordée 
wutes les fois que celte caution est une garantie suffisante pour . 
la société, et la mise en liberté ne peut plus alarmer la sûreté 
publique ni empêcher la découverte des fauteurs du délit. Telles 


1 Toute personne inculpée d’un délit commis par la voie de la pressë ou 
par tout autre.moyen de publication, contre laquelle il aura été décerné un 
mandat de dépôt ou d’arrêt, obtiendra sa mise en liberté provisoire moyen- 
nant caution. La caution à exiger de l’inculpé ne pourra être supérieure au 
double du maximum de l’amende proronrée par la loi contre Île délit qui 
lui est imputé (art. 28, loi du 26 mai 1819). 


l 


164 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


sont les principales règles des magistrats préposés à la défense 
de la paix et des mœurs publiques, des droits et des propriétés 
de tous; ils doivent oublier jamais qu'un de ces droits les plus 
chers, une de ces propriétés les plus précieuses, est la liberté 
individuelle: que, sous la Charte qui la garantit, elle ne doit 
éprouver ni redouter aucune atteinte; que « personne, » pour 
parler le langage de cette Charte, « ne peut être poursuivi ni 
« arrêté que dans les cas prévus par la loi et dans les formes 
« qu’elle a prescrites, » et qu’alors même qu’il est indispen- 
sable de déployer la sévérité des lois, il la faut concilier avec 
les droits de l’humanité. » Avec de telles pensées, M. de Serres 
aurait évidemment senti le besoin de modifier un jour la légis- 
jation : les luttes ardentes de la politique ne laissèrent pas au 
ministre le loisir d'essayer une réforme. Ce fut la Cour de cas- 
sation qui tenta de s’en charger : placée au-dessus des troubles 
publics, maïs ressentant toujours dans une certaine mesure 
l'influence des passions salutaires ou fatales qui s’agitent au 
dehors, elle interpréta dans le sens le plus libéral l’équivoque 
que contenait l’article 114. Elle consacra ‘ l'obligation pour le 
juge d’accorder la liberté sous caution au prévenu qui la de- 
manderait; mais devant cette interprétation si absolue qui 
n’établissait aucune exception pour les délits les plus graves, 
les Cours s’inquiétèrent, et jusqu’en 1844, la Cour suprême 
eut à soutenir une lutte ardente, C’est pendant cette période 
que se placent les divers projets de réforme présentés aux 
chambres. ° 

Quatre projets de loi dus à l'initiative d’un député libéral, 
M. Roger (du Loiret), furent présentés à la chambre des dé- 
putés de 1831 à 1838. Ses deux premières propositions abais- 
saient à 50 francs le minimum du cautionnement, permettaient 
même d'élargir sans caution, et étendaient cette faculté à toutes 
les catégories d’inculpés ?. La troisième, reproduite en 1835, 
ajoutait l'élargissement sous la garantie d’une personne domi- 
ciliée et solvable ?. Toutes trois furent prises en considération à 

1 Cour de cass., 21 avril 1815, 19 oct. 1821. — Chambres réunies, 15 juill. 
1837, 27 mars 1841, 17 juillet 1841. | 

* Le premier projet, lu le 3 septembre 1831, fut pris en considération le 
6, après un discours de M. Odilon Barrot. Le rapport de M. Faure concluant 


à l’adoption fut déposé le 12 janvier 1832. — Le second projet fut lu à la 
séance du 29 décembre 1832. 


? Ce projet fut lu à la séance du 19 janvier 1836 et développé le 18 du 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 165 


de fortes majorités, les commissions furent nommées, mais la fin 
de la session empêcha la chambre de discuter les conclusions 
des rapports. En 1838, un quatrième projet était présenté et 
confié à l'examen d'une nouvelle commission. Cette fois le 
temps ne manqua point, mais entraînée par de funestes préven- 
tions, la commission ne chercha à atteindre qu’un but, réagir 
contre la jurisprudence de la Cour de cassation. Elle ne proposa 
pas de créer des catégories d’exceptions pour lesquelles le juge 
aurait eu la faculté de refuser l’élargissement, ce qui était le seul 
projet sensé, elle alla plus loin, et, dans tous les cas, détruisit 
le principe : c’était reculer vers 1808 et abandonner toute 
mesure; cette transformation du projet primitif devait jeter la 
confusion dans le débat; M. Pascalis et M. Bérenger faisaient 
en vain remarquer que le projet aggravait la situation de J’ac- 
cusé, la commission persista à le soutenir, et la discussion ne 
cessa qu’au moment où l’auteur du projet, découragé, retira 
sa proposition. 

Il avait tort de désespérer : tout en échouant, ces tentatives 
répétées et toujours accueillies donnaient la mesure de l’esprit 
public et devaient provoquer l'initiative d’un gouvernement 
sage et libéral. A la session de 1842, le garde des sceaux 
présenta un projet de loi qui modifiait sur divers points 
la situation des accusés. Autoriser le magistrat à ne lancer 
contre l’inculpé de crime qu’un mandat de comparution, 


même mois. — MM. Bérenger, Isambert, Baude et de Golbéry appuyèrent la 
prise en considération, qui fut prononcée à une grande majorité ; le 23 mars, 
fut déposé un nouveau rapport favorable de M. Faure. 

1 Le dernier projet de M. Roger (du Loiret) fut lu le 29 janvier 1838. — 
Voici l’objet des articles : Art. 1. Nul ne doit être emprisonné pour préven- 
tion en matière correctionnelle que dans des cas ou sur des présomptions 
graves. — Art. 2. (Autorisait la levée du mandat de dépôt quand il a été 
décerné par un juge d'instruction.) — Art. 3. (Garantissait la constatation 
immédiate de l'identité.) — Art. 4. Le juge d'instruction qui aura décerné 
un mandat pourra, du consentement du procureur du roi, prononcer la 
mise en liberté provisoire, lorsqu’il n’y aura pas de partie civile. — Art. 5. La 
mise en liberté provisoire pourra être autorisée sur la simple garantie et 
l'engagement personnel d’un citoyen domicilié et notoirement solvable, ou 
même sans caution, à la charge par le prévenu de se présenter à toute ré- 
_quisition. Le cautionnement pour la mise en liberté provisoire d’un prévenu 
pourra être réduit jusqu’au minimum de 50 francs. — Art. 6. (Relatif au 
secret.) — Art. 7. (Aux détentions arbitraires.) — Le rapport fut présenté au 
nom de la commission par M. Dessaignes, le 22 février 1838, et la discussion, 
ouverte le 15 mars, fut terminée le 16 par le retrait du projet. 


166 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


permettre la mainlevée du mandat de dépôt par le juge sur les 
conclusions du ministère public, établir commeun droitla liberté 
sous caution, sauf pour quelques délits, et donner ainsi à la dé- 
tention préventive le caractère d’une exception, telles étaient 
les trois réformes pleines de modération et de prudence dont 
les chambres étaient saisies, « En admettant le principe, le 
gouvernement avait prévu les funestes effets que pourrait pro- 
duire son application à certaines olasses de délinquants qui, 
soit par l'absence d’un domicile, soit par la nature de l’incul- 
pation, ne sauraient, sans danger pour l’ordre public, être lais- 
sés provisoirement en liberté ?, » On formula quelques excep- 
tions ; dans ces cas la liberté sous caution garderait le carac- 
. tère facultatif que lui avait imprimé l’ancien art. 114. — Si l’on 
trausformait cette faveur en un droit, il fallait dès lors abaisser 
le cautionnement. Le minimum de 500 francs empêchait les 
classes pauvres de réclamer le bénéfice de la loi; le projet fixa 
le minimum à 100 fr. On avait songé à le supprimer absolu- 
ment, mais ou voulut indiquer au juge une règle qui révélâtl’in- 
tention du législateur et prévint les abus. — Déposé le 28 mars 
suivant, le rapport concluait à l’adoption. Aux exceptions éla- 
blies par le projet, la commission avait cru devoir ajouter plu- 
sieurs délits, mais elle jugeait comme le gouvernement que, 
dans tous les autres cas, fort nombreux encore, où le délit était 
accidentel et de peu de gravité, la liberté provisoire devait être 
accordée de plein droit en donnant caution *. Sur la modifica- 
tion qui rendait obligatoire la mise en liberté, la discussion 
avait été des plus vives dans le sein de la commission; le rap- 
porteur retraça longuement les arguments contraires, mais la 
majorité, étonnée de trouver des précédents dans notre an- 
cienne législation, frappée par la jurisprudence alors con- 
stante de la Cour de cassation qu’on n’accusait point d’avoir 
ébranlé la répression, fut entraînée par la pensée que pour tout 
ce qui touchait à la liberté individuelle une loi n’était réelle- 
ment protectrice que si elle forçait le juge à être libéral. La 
majorité se prononça dans le sens du projet. 

A la Chambre des députés, le débat porta spécialement sur 
le principe et sur les catégories; la discussion fut très-animée. 
Le garde des sceaux et le rapporteur de la loi démontrèrent 


1 Séance du 19 février 1842; exposé des motifs lu par M. Martin du Nord. 
? Rapport présenté par M, Mater, au nom de la commission, le 28 mars 1842. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ $OUS CAUTION, 167 


également qu’il n’y avait pas danger pour la répression à faire 
rentrer dans le droit commun la liberté provisoire; aux adver- 
saires absolus de la loi, ils prouvèrent que pour tous les délits 
intéressant gravement l’ordre et la morale publique, la justice 
conservait ses droits ; à ses défenseurs aussi absolus, ils rappe- 
lèrent que soixante-douze délits restaient placés en dehors de 
l'exception et que le principe ne serait pas étouffé par les sages 
” restrictions de la loi ‘. 

Adoptée par la Chambre des députés, la loi nouvelle subit 
en 1843 l’épreuve de la Chambre des pairs. La discussion fut 
très-rapide; soutenus par M. Franck Carré et M. Mérilhou, les 
articles furent adoptés, mais au vote sur l’ensemble, la majorité 
fut contraire*. C’est ainsi que vint échouer, au moment où elle 
allait être sanctionnée, une loi qui offrait aux accusés les ga- 
ranties les plus sérieuses dont ils aient joui depuis 1789 sans 
rien enlever de sa force aux droits de la société. 

Non-seulement cette loi était bonne en elle-même et réelle- 
ment digne de prendre place dans nos Codes, mais elle était 
en harmonie avec les idées générales. Depuis 1843, que de 
changements dans nos constitutions politiques, et cependant 
deux des réformes proposées à cette époque sont venues modi- 
fier notre législation, L’une, subitement décrétée au lendemain 


1 M. Martin du Nord et M. Mater ne furent pas les seuls à soutenir la 
discussion : en se joignant au garde des sceaux, MM. Vivien, Chaix d’Est- 
Ange, Odilon Barrot, Corne et de Belleyme contribuèrent puissamment à 
faire passer le projet du gouvernement, qui fut vaté le 18 avril par 133 voix 
contre #8. 

2 Voici les trois articles du Code, tels qu’ils furent modifiés : 

Art. 114. Ordonnera substitué à pourra. 

Art. 115. Néanmoins la mise en liberté sous caution pourta être refusés 
äux inculpés des délits d'infraction de ban, de mendicité, de vagabondage, 
d'association illicite, d’excitation à la débauche et à la corruption des 
murs, d’abus de confiance, de concussion et de détournement de deniers 
publics, de destruction de titres, de vols, d’escroquerie, de coalition d’ou- 
vriers et de fabrication, débit et distribution de poudres, armes ct autres 
munitions de guerre (projet présenté par le gouvernement), de menaces 
écrites, de menaces verbales avec ordre on sous condition, d’entraves à la 
circulation des grains, de violences envers un magistrat à l’occasion ou 
dans l'exercice de ses fonctions, de banqueroute simple, de concussion ou 
corruption de fonctionnaires (amendement de la commission adopté par la 
Chambre des députés), de coups et blessures, s’il y a eu préméditation ou 
guet-apens (amend. de la commission de la Chambre des pairs). 

Art. 119. Le cautionnement ne pourra être au-dessous de 100 francs. 


168 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


d’une révolution, est restée debout parce qu’elle était l’expres- 
sion d’un besoin; l’autre, mürement délibérée par un pouvoir 
établi, a fait revivre la pensée et jusqu'aux expressions mêmes 
du sage projet de M. Martin du Nord. La première supprimait 
le minimum du cautionnement,et malgré sa hardiesse, nul ne se 
plaint aujourd’hui de ses dangers !. 

La seconde changeait Farticle 94. Elle permettait au juge de 
décerner après l’interrogatoire un mandat de dépôt, et dans le 
cours de l’instruction, quelle que fût la nature de l’inculpation, 
de donner mainlevée de ce mandat, d’accord avec le ministère 
public, à la charge par l’inculpé de se présenter à tous les actes 
de procédure *. 

Ces modifications, excellentes en elles-mêmes, mais ne s’ap- 
puyant point sur un ensemble de principes, paraissent jetées 
dans notre Code comme un présage salutaire. Seules, ces deux 
lois sont incomplètes : si l’on se sert un jour des débris du 
projet de 1843, nous espérons qu’on reprendra l’article 115, 
mais d'ici là c’est un édifice inachevé qui attend son couron- 
nement. 

Nous avons parcouru lentement la marche de la législation, 
et maintenant que nous avons assemblé dans le passé tant de 
documents, peut-on dire que toutes les preuves soient réunies? 
Nous sommes loin de le penser : pour l’étude et surtout pour 
l'application des lois, il faut tenir compte des temps et de 
l’époque où l’on vit; le progrès, en améliorant les esprits, 
change les conditions au milieu desquelles elles peuvent fonc- 
tionner. Excellentes en un siècle, elles paraissent surannées 
dans un autre : il ne nous suffit donc pas d’étudier les mœurs 
judiciaires de notre ancienne société; nous y avons rencontré 
une part d'enseignement, car la nature de l’homme ne varie pas; 
mais ses besoins se modifient, les éléments de son existence 
se transforment, selon les lois de la politique et de la civilisa- 
tion. Aussi devons-nous demander à d’autres peuples plus 
avancés que nous sur ce point l'expérience présente qui nous 
manque. En Belgique comme en Angleterre, en Suisse et en 
Italie aussi bien qu’en Allemagne, nous verrons successivement 
d’antiques usages et de jeunes essais. Par leur exemple, nous 


1 Décret du 23 mars 1848, art. 1. Le premier paragraphe de l’article 119 
du Code d'instruction criminelle est abrogé. 
? Loi du # avril 1855, V. le nouvel article 94 du Code d’instr. crim. 


DE L’INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVYE. 169 


apprendrons du moins si une coutume consacrée par les âges, 
pratiquée de tant de peuples, admirée de si grands esprits doit 
être rangée parmi les vaines théories et déclarée, au XIX* siècle, 


incompatible avec les maximes du droit nouveau. 
Grorcxs PICOT. 


(La suite prochainement.) 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 


Par M. Ch. FRETEL, procureur impérial à Brive (Corrèze. 
TROISIÈME ARTICLE 1. 


. $ 4. — Des libéralités en usufruit ou en nue propriété 
qui dépassent la quotité disponible. 


Supposons maintenant une libéralité d’usufruit ou de nue 
propriété plus ample que le disponible. L'article 917 prévoit 
une disposition d’usufruit ou de rente viagère et formule une 
règle qui tranche la difficulté. Les réservataires ont l’option ou 
d'exécuter cette disposition ou d’abandonner la propriété du 
disponible. La loi s’en rapporte au choix de lhéritier. Dans 
l'hypothèse inverse d’un legs de nue propriété, l’héritier sera- 
t-il obligé d’opter éntre sa légitime franche et quitte de toutes 
charges ou d’exécuter le legs? Cette option lui sera-t-elle im- 
posée de plein droit, quoiqu’elle ne forme pas une clause ex- 
presse du testament, par application de l’article 917, comme 
édictant une règle générale qui embrasse les deux situations, 
ou bien l'héritier devra-t-il imputer sur sa réserve l’usufruit 
des biens légués en nue propriété qu’il trouve dans la succes-- 
sion? Le legs de nue propriété qui entame la légitime sera-t-il 
réduit par la querelle d’inofficiosité et le réservataire bénéfi- 
ciera-t-il aussi de l’usufruit des biens légués en vertu de sa 
vocation légale et universelle à recueillir ce qui compose la 
succession ab intestat? Ce sont là des questions intéressantes, 
récemment soulevées devant les Cours impériales de Rennes et 


L 4 


1 V. Tome XX, p. 345. 


470 .. DROIT CIVIL, 


de Caen, devant la Cour de cassation, et qui ont donné lieu à 
des dissertations de savants jurisconsultes . 

La Cour suprême a fait triompher, par arrêt du 7 juillet 1857, 
la cause de la réserve. Elle a décidé que l’article 917 est une 
disposition exceptionnelle dont l’application est restreinte au 
cas d’un legs d’usufruit ou d’une rente viagère dont la valeur 
excède la portion disponible, en déduisant ses motifs des 
réflexions philosophiques du président Espiard de Saux et de 
son illustre premier président, en considérant que la réserve 
est frappée d’indisponibilité pour subvenir à l'établissement 
des enfants dans la société et leur maintenir le rang marqué 
par leur naissance. 

La Cour de Caen, saisie de la question par le renvoi qui lui 
en fut fait, adopta la même doctrine par arrêt du 17 mars 1858. 
La jurisprudence me parait fixée par ces décisions, mais l’au- 
torité de l’éminent doyen de la Faculté de Caen a ouvert une 
controverse sérieuse dans la doctrine. Il s’appuie sur l’autorité 
de nos anciens jurisconsultes , sur les principes du droit en 
cette matière, sur Îa raison et l’équité, pour démontrer que 
V'article 917, en décidant que l'héritier n’aurait pas le droit 
d’opter entre la réserve et l’exécution du testament dans l'hypo- 
thèse où le testament laisserait un legs excessif d’usufruit, a, 
par cela même, et à fortiori, statué sur l'hypothèse inverse, 
dans laquelle le legs consisterait en nue propriété et l’a résolue 
ainsi du même çoup. 

Il cite comme ayant enseigné sa doctrine Pothier, Henrys, 
Bretonnier, Roussilhe et Lebrun. 

Il ajoute que la règle de droit exigeant que le réservataire, 
qui intente l’action en réduction, impute sur sa réserve tout ce 
qu’il a reçu du défunt, amène forcément l'héritier à choisir le 
legs de nue propriété ou sa légitime entière. L'opinion de 
M. Demolombe n’a de précédents ni dans l’ancien droit ni 
sous l’empire du Code Napoléon; c’est une innovation hardie 
que rejettent les principes, l’esprit et le texte de l’article 917. 

Les lois 32 et 36, Code, De inoff. test., la novelle 18, cha- 
pitre 3, ne laissent pas de doute sur le droit en cette matière. 


1 V. Journal du Palais, recueil des arrêts, 1858, p. 134, 337. — Disser- 
tation de M. de Cacqueray, professeur à la Faculté de droit de Rennes; dis- 
sertation de M. Demolombe; Journal du Palais, 1858, p. 337 et suiv. 


DE L’INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 474 


L'éminent doyen de la Faculté de Caen en convient; elles sont 
contraires à sa doctrine, 

Les interprètes de ces lois appliquaient à la libéralité en usu- 
fruit ou en nue propriété plus ample que le disponible les 
principes que nous avons exposés plus haut en matière de 
substitution. 

La légitime doit être livrée en corps héréditaires, sans 
charges ni condition; si le père a laissé aux légitimaires la 
nue-propriété de son patrimoine, l’usufrait à son épouse, ou 
vice versd, s’il a épuisé en legs la nue propriété, le démembre- 
ment qui amoindrit la légitime sera considéré comme non écrit. 
Les enfants institués en la nue propriété de la succession en- 
tière auront cette nue propriété, suivant la volonté de leur père, 
et obtiendront de plus l’usufruit de la Ste en vertu de leur 
qualité personnelle {, 

Si le testament impose aux enfants l’obligation d'opter entre 
le legs ou 'a légitime, des docteurs accordaient pleine vigueur 
à cette alternative’; d’autres l’annulaient comme inofficieuse ?. - 

Tels étaient les errements de la question, en France, dans les 
provinces gouvernées par le droit écrit. Lebrun * nous apprend, 
en effet, que la loi 36, C., De inoff. test., éfait suivie dans tous 
les Parlements de droit écrit, au sujet de “ARpURRUOES d’une nue 
propriété ou d'un usufruit sur la légitime. 

En pays coutumier, les constitutions de Justinien perdent un 
peu de leur valeur et de leur uniformité par la divergence des 
arrêts. La jurisprudence est tour à tour invoquée par les ju- 
risconsultes divisés sur cette matière. Les interprètes du droit 
écrit prétendent qu’elles sont d'usage au Parlement de Paris 
et citent l’arrêt vulgairement appelé de Clermont-Tonnerre, 
du ? mars 1548, rapporté par Papon, livre XX, titre 3, arti- 
cle 3°. 

Lebrun, qui a combattu avec force les constitutions de Jus- 
tinien, qui a soutenu que le legs de l’usufruit ou de la nue pro- 
priété devait s’imputer sur la légitime, s’étaye de deux arrêts 


1 Voët, 4d Pandectas, lib. V, tit. 2, S 64, 

2 V. plus haut Perezius et Fachinée, loc. cit. 

5 Traité des successions, liv. IE, chap, 3, sect. 4. — V. aussi Rivard, Tratte 
des donations entre-vifs, I\E° partie, chap. 8, sect. 10, n° 1120, 

+ V. Lebrun, loc. cit. 


172 | DROIT CIVIL. 


du Parlement de Paris. Merlin ‘ réfute la théorie de Lebrun : 
« Les lois romaines, dit Merlin, sont reçues dans nos mœurs, et 
c'est ce qui résulte ciairement des arrêts dont nos livres sont 
remplis sur cette matière. » Il relève sept arrêts du Parlement 
de Paris, huit autres de parlements divers, et discute les deux 
arrêts mis en avant par Lebrun pour prouver qu’ils sont étran- 
gers à la question. 

Quelle que soit la variété de la jurisprudence coutumière, 
nous lisons dans les écrits des jurisconsultes les plus éminents 
la doctrine des lois romaines, importée en pays de coutumes 
comme une filiation naturelle de ces lois. On sait que la légi- 
time y est d’origine romaine, qu’elle s’y est introduite par imi- 
tation du droit de Justinien. Pour interpréter avec intelligence 
leurs écrits et préciser leur controverse, il faut diviser notre 
question en deux branches, continuer de l’envissger comme 
les docteurs romains. Quoi qu’en dise le savant professeur, la 
question n’a pas changé de physionomie. Lebrun et les auteurs 


cités par lui ont discuté sur le même terrain que leurs devan- - 


ciers et accepté l’autorité des lois romaines sur les points où 
elles tarissaient toute controverse. | 
Ricard retrace les diverses nhrases de la question ?, et expose 
les vrais principes, soit par rapport à l’inviolabilité de la ré- 
serve, soit au regard de l’imputation. Il suppose d’abord, 
comme Voët, un testament conçu sans prévision des statuts 
sur la légitime. Le père a laissé à ses enfants l’usufruit ou la 
nue propriété d’une partie considérable de son patrimoine. Le 
testament est inofficieux, selon Ricard. La querelle qui sera 
soulevée par les enfants fera restituer la légitime en pleine pro- 
priété. Le legs d’usufruit ou de nue propriété n'étant pas des- 
tiné, loco legitimæ, à tenir lieu de la légitime, sera régi par les 
principes du droit commun. Si l’héritier lutte avec de simples 
légataires, il ne leur doit pas de rapport et recueille ainsi le 
legs. « Nous avons fait voir en section précédente, dit-il au 
n° 1156, qu’à l’égard des donataires ou légataires les fruits que 
l'enfant légitimaire a au delà de la portion qui lui est due, ne 
doivent pas être imputés sur la légitime. Mais il y a une diffé- 
rence à établir entre les légataires ou donataires etles héritiers; 


1 Répertoire, v° Légitime, sect. 8, 6 3, art. 1°", n° 9. 
3 Traité des donations, t. Ie’, [11° partie, chap 8, sect. 10, n°° 1129, 1130, 
1132, 1156. 


DE L'’INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 173 


car la raison pour laquelle ce qui excède en simple propriété 
ou en usufruit demeure au légitimaire au préjudice des léga- 
taires, résulte de ce que les légataires n’ont pas de qualité ni de 
droit pour lui ôter ; mais à l’égard des héritiers cet excès re- 
tournant dans la successsion ils peuvent sans difficulté y prendre 
part jusque-là même qu’étant plusieurs enfants, il peut indirec- 
tement profiter au légataire, parce qu’en y joignant la pro- 
priété ou la jouissance qui y manque, il peut servir à remplir 
la légitime des autres enfants. » 

Cette explication de Ricard sur le sort du legs est encore de 
mise sous les articles 921, 922, qui formulent lesrègles relatives 
à l’imputation. 

Puis, supposant le cas où le testateur a manifesté l’intention 
de payer par ce legs la légitime due au fils, il se range à l’avis 
de Voët ?. Le legs a alors une destination, une cause particulière. 
Si l’héritier opte pour la pleine propriété de la portion réservée 
par la loi, le legs, que la volonté du testateur domine et régit, 

s’évanouit par la répudiation. 

Le père a pu réduire le fils à la légitime; c'est ce qu'ila fait 
La charge d’usufruit ou de nue propriété qui la grève ne sera 
pas annulée, parce, qu'aucune fraude n’a circonvenu la légi- 
time, « neque videri possit in fraudem eine conceptum tes- 
tatoris præceptum”. » 

L'opinion de Voët, quoique fortement combattue par les 
docteurs du droit écrit qui invoquaient la novelle 18 de Justi- 
_nien, était généralement suivie dans la pratique. La novelle 18 
avait été promulguée pour détruire un usage qui consistait à 
laisser aux époux l’usufruit de la totalité du patrimoine et aux 
enfants la nue propriété, La doctrine et la pratique inventèrent 
un moyen de tempérer les prescriptions de cette novelle pour 
conserver quelques heureux effets de cet usage; ce fut le droit 
d'option laissé au légitimaire. 

M. Demolombe n’a pas distingué ces deux branches de la 
question ; aussi la pensée des jurisconsultes qu’il cite à l’appui 
de son opinion, n’est pas toujours fidèlement reproduite. 

En effet, les passages de Pothier n’ont pas trait à la question. 

Potbier traite de la réserve coutumière au n° 55, et l’opinion 


1 V. loc. cit., n° 1132. 
_ 3% V. Voët, Ad Pandect., tit. De inoff. test., n° 64. 


474 DROIT CIVIL. 


qu’il émet ne concerne que les quatre quints des propres, Il a 
soin de faire remarquer que la légitime est entourée de plus de 
faveurs et il écarte l’argument tiré de la loi 36, $ 1, Code, De 
tnoff. test. Sa réponse est que cette décision, qui n’est établie 
qu’à raison de la grande faveur que mérite la légitime de droit, 
ne doit pas être étendue à la légitime coutumière. 

Lorsque Pothier s’occupe, sur la coutume d'Orléans, titre 15, 
n° 68, d’une substitution qui embrasse même la légitime, il 
envisage la question sous diverses faces, comme Ricard et les 
jurisconsultes romains. « La légitime, dit-il, doit être laissée 
aux enfants sans aucune charge ; c’est pourquoi si un père avait 
grevé son fils de substitution-en le chargeant de restituer en 
entier après sa mor! à ses enfants ou à d’autres sa portion hé- 
réditaire, le fils peut demander que la moitié qui lui appartient 
pour sa légitime lui soit délivrée franche de la substitution ; il 
n’est même pas tenu d’imputer sur sa légitime la jouissance 
. qu'il aura du surplus de cette portion héréditaire jusqu’à l’ou- 
verture de la substitution (L. 36, Code, De inoff. test.), à moins 
que le testateur ne lai eût laissé ce surplus que sous cette con- 
dition expresse {. » 

Le deuxième passage de Pothier cité par M. Demolombe, ex- 
trait du Traité des donations testamentaires, chap. 4, art. 11, 
$ 5, n’est que la reproduction textuelle du n° 55 de la coutume 
d'Orléans, et nous y lisons la même restriction à l'égard de la 
légitime de droit, | 

Roussilhe, Henrys et Bretonnier, dans les extraits de leurs 
traités invoqués par l’éminent doyen de la Faculté. de droit de 
Caen, supposent que le testateur a nettement exprimé l’inten- 
tion de gratifier le légitimaire d’un legs pour lui tenir lieu de 
légitime; ils ne raisonnent donc que sur la seconde branche de 
notre queslion. 

Voyons d’abord Roussilhe ? : « Peut-on remplacer la légi. 
lime en usufruit ou revenus? Nous venons de dire que le légi- 
time ne peut être blessée ni diminuée par aucune disposition et 
qu’elle est due sans chargé ni condition. Mais on demande si 
un père ne peut pas remplacer en usufruit de ce qu’il doit à 


‘ Pothier suppose une substitution ; mais ses principes, basés sur la loi 36, 
s'appliquent aussi au cas d’un usufruit ou d’une nue propriété plus une 
que le disponible. 

? Institutions au droit do légitime, art. 3, chap. 6. 


DE L'’INVIOLABILITÉ BE LA RÉSERVE. 478 


son enfant en propriété; par exemple, un enfant est hors d'état 
de gagner sa vie; 8a légitime pouvait aller à 1,000 livres en 
‘propriété; mais on lui ferait une pension de 100 livres tous les 
ans, pendant sa vie, sous la condition que le surplus de sa légi- 
gitime resterait à l'héritier. Pour moi, je pense que celte ques- 
tion doit être décidée par les principes que nous avons déjà 
établis que la disposition est indivisible et qu’on doit l’accepter 
avec ses charges ou la répudier, suivant la loi unique, 4, au 
Code, De caducis tollendis ; d’où je conclus que ce qui a été 
donné soit par manière d’usafruit ou de propriété, lorsque cela 
vaut la légitime, si le légitimaire aceepte, il ne peut demander 
autre chose; mais s’il voulait prétendre sa légitime en propriété 
" c’est-à-dire, demander ce qui lui revient de droit, alors il per- 
drait l’usufruit ou pension qu’on pourrait lui avoir donné, Cela 
est équitable, etc... » 

Roussilhe a en vue on testament dans lequel serait insérée la 
condition expresse que le surplus de ja légitime resterait à l’hé- 
ritier. Alors la volonté du testateur ramène à elle toutes les 
règles : ce qu’il a donné soit par nanière d’usufruit ou dé pro- 
priété vaut légitime; l'enfant doit opter entre le legs et sa part, 
ne peut scinder ce que la volonté da père a-uni. Roussilhe cite 
à l'appui la décision de la loi unique, $ 4, au Code, De caducis 
tollendis, qui porte qu’on ne doit pas écouter celui qui, tout en 
voulant conserver une libéralité, ne veut tenir aucun compte 
de la charge qui y est annexé : « Neque enim ferendus est is 
qui lucrum quidem amplectitur, onus autem ei annexum con- 
temnit. » Cette loi romaine précise bien la pensée du juriscon- 
eulte Roussilhe. Le legs d’un usufruit plus considérable que la 
légitime lui a été offert au jieu et place de celle-ci, et il devient 
eaduc si l’enfant s’en tient à ses droits. 

Henrys et Bretonnier ne statuent que sur la seconde face de 
la question. | 

« La légitime ayant été assignée en argent, disent-ils, il faut, 
pour la prendre en corps héréditaires, répudier le légat. C’est 
. duuc encore la volonté du testateur qui fixe d’une manière ex- 
presse le sort du legs de l’usufruit, et comme le fait observer 
Ricard, le testateur ôte ce qui excède la légitimes il n’est pas 
douteux qu’il n’agisse dans le cercle de ce que la loi a laissé à 
sa disposition. » 

Arrivons à lopinion de Lebruu. C’est le jurisconsulte qui se 


476 . DROIT CIVIL. 


rapproche le plus de la doctrine nouvelle de M. Demolombe. 
Cependant Lebrun n’est pas aussi absolu que le savant profes- 
seur, et nous verrons que son éditeurlimite l’opinion de Lebrun 
qui consiste à imputer le legs d’usufruit ou de la nue propriété 
sur la légitime, au cas seulement ou le testateur a obligé l’hé- 
ritier d'opter entre le legs et la légitime. 

Lebrun *, après avoir dit que la légitime n’est susceptible 
d’aucune charge aux termes de la loi 32, Code, De inoff. test., 
et de la novelle 18, chap. 3, ajoute : « C’est une question 
très-importante que de savoir si un père ne peut pas ré- 
compenser son fils en usufruit de ce qu’il lui ôte de sa légi- 
time en propriété ou le récompenser en propriété de ce qu’il 
lui ôte en usufruit : comme si, devant à son fils 1,000 écus pour 
sa légitime, il lui donne les 1,500 écus en propriété, sous la 
réserve de l’usufruit au profit d’un autre. » 

Il passe en revue les raisons pour l’imputation, les arrêts 
rendus en ce sens qu’il appelle préjugés, les moyens contre ce 
système et se décide pour l’imputation. Il examine ensuite 
quelle sera la destinée du legs, et ajoute : « Mais:1l faut pour 
cela que quelqu’un soit en état de recueillir l’excédant de la 
nue propriété ou de simple usufruit, qu’on lui ferait abandon- 
ner lorsqu'il ne se contente pas de ce qui lui a été légué. C’est 
pourquoi, s’il y a un héritier pour recueillir cet excédant, qui 
retourne dans la succession, à la bonne heure, on peut déférer 
l’optionaulégitimaire sans lui donner d’un côté, contre la teneur 
de la disposition, sa pleine légitime, d’autre côté, l’excédant 
de son usufruit ou de sa nue propriété, suivant la disposition ; 
ce qui semble s'impliquer. Car de dire que la charge tombe 
d'elle-même, et doit être rejetée aux termes de la loi Scimus, 
ce n’est pas un argument qui ait lieu en tous cas, puisque sou- 
vent le père ne laisse pas la propriété, par exemple, à la charge 
de l’usufruit; mais il lègue à Pun l’usufruit et à l’autre la pro- 
priété, ce qui semble différent... » | 

Que si, au contraire, il n’y a point d’héritier, mais seulement 
des légataires particuliers, il serait difficile de dire qui devrait 
avoir cet excédant ; ainsi l’on retombe alors par nécessité dans 
la décision du droit, qui permet au légitimaire de le con- 
server. » | 


t Sect. 4, De la légitime, liv. II, chap. 8, Traité des successions. 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 477 


Mais pour quelle hypothèse Lebrun se prononce-t-il pour l’im- 
putation des fruits sur la légitime? C’est lorsque le testateur a 
fait à l'héritier un legs d’un usufruit plus ample sous l’alterna- 
tive de ce legs ou de la part légitimaire. L'éditeur explique 
àinsi la pensée de Lebrun : « Les autres autorités contraires à . 
l'opinion de Lebrun, telles que la loi Scimus et la novelle 18, 
sont dans le cas d’un legs fait au légitimaire sans déclaration 
de la part du testateur qu’il entend que son fils choisisse entre 
ce legs et sa légitime. Il n’est pas étonnant que dans l’incerti- 
tude de l'intention on décide en faveur du légitimaire et qu’on 
lui permette de réunir avec le legs, la légitime. Mais dans l’es- 
pèce actuelle, il s’agit d'un testament qui serait littéralement 
prohibitf de cette réunion. » 

Ainsi Lebrun ne déplace pas la controverse des. docteurs du 
droit romain. Il donne force au testament du père lorsque la 
plainte d’inofficiosité a été détournée par la précaution que le 
testateur a prise de reconnaître pleine et entière la légitime en 
faveur de son fils. 

Reportons-nous à l’espèce jugée par la Cour de Caen. 

La dame de Thouaré avait légué la nue propriété d’un domaine 
et fait diverses autres libéralités, à titre particulier, qui dépas- 
saient le disponible. Sa fille urtique, la dame de Piennes, était 
saisie de l’universalité de sa succession et chargée d’en acquitter 
les legs. Elle avait droit, à titre de réserve, à la moitié des 
biens, et en qualité d’héritière, à tout ce qui n’était pas com- 
pris dans les dispositions de dernière volonté. 

La Cour de Caen établit que la dame de Thouaré n’avait pas 
mañifesté l’intention de réduire sa fille à la réserve ; que cette 
intention ne pouvait s’induire des résultats de l’estimation de 
l’hoirie qui constataient que les legs dépassaient le disponible. 
La testatrice pouvait ne s’être pas rendu un compte exact de sa 
fortune et de la valeur des legs. Elle considéra aussi que la 
dame de Piennes se présentait comme héritière ab intestat et 
ne puisait dans les testaments aucun titre de libéralité, | 

Dans ces circonstances, la Cour de Caen alloua à la dame 
de Piennes, pour la remplir de la réserve, la pleine propriété 
du domaine dont la nue propriété avait été léguée, jusqu’à con- 
currence de la moitié des biens, sans être tenue d’imputer sur 
cette part indisponible l’usufruit de ce domaine que la dame 
de Piennes retrouvait dans la succession ab intestat. 

XXL 12 


178 DROIT CIVIL. 


Aucune autorité citée par M. Demolombe ne se serait élevée 
contre la décision de cette Cour. Lebrun, le jurisconsulte de 
l’ancienne jurisprudence française le plus indépendant au re- 
gard des lais romaines en cette matière, qui les discule et les 
confronte avec l'équité et la raison, aurait jugé que cet usufruit 
revenait à la dame de Piennes comme héritière ab intesjat, 
parce qu’elle n’entrait en lutie qu'avec des légataires particuliers. 
« On retombe alors, dit Lebrun, par nécessité dans la décision 
du droit qui permet au légitimaire de le conserver. » 

L'éditeur de Lebrun aurait aussi adhéré à cet arrêt, parce 
qu’il ne s’agissait pas d'un testament littéralement prohibitif 
de cette réunion de l’usufruit avec la légitime. 

Ainsi, rien dans l’ancien droit n’accrédite la doctrine de 
M. Demolombe. 

Le Code Nupoléon a-t-il déserté les anciens principes et ren- 
versé par l'article 917 la sage prévoyance de l’empereur Jus- 
tinien de fonder dans la famille un fonds productif de fruits, 
sans être démembré ni vicié de précarité? A-t-il permis de 
composer la réserve d’une perception annuelle de fruits qui 
s’éteindrait à la mort de l’héritier, ou d’une valeur en nue pro- 
priété frappée momentanément de stérilité? 

Le texte, l'esprit, l’économie de }’article 917 en précisent 
Papplication, lorsque la disposition par acte entre-vifs ou par 
testament est d'un usufruit ou d’une rente viagère dont la valeur 
excède la quotité disponible. 

Si un père a légué bona mente à son fils an usufruit considé. 
rable au lieu et place de la légitime et lui a laissé l'option entre 
eet usufruit ou le prélèvement de la légitime, cette disposi- 
tion me paraît devoir être sanctionnée par les tribunaux. Nous 
avons considéré cette option comme non éerite, alors qu’elle 
était amorcée à une substitution. Le legs de nus propriété ou 
d'usufruit diffère de la substitution plus ample que le dispo- 
nible, quoiqu’ils aient beaucoup d’aflnité. Les raisons politi- 
tiques qui ont amené le législateur à prohiber les substitutions, 
à en circonscrire Le cercle dans les prévisions des articles 1048 


et suivants du Code Napoléon, fortifisient notre principe de l'in- 


tégrité de la réserve ei concouraient, au besoin, à frapper d’im- 
puissance la volonté du testateur qui s’évertuait à l’éluder par 
des voies détournées; tandis que le droit d'option annexé au 
legs de nue propriété ou d’usufruit puise un puissant argument 


DE L'’INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 479 


dans la disposition nouvelle de l'article 917 qui a octroyé : 
cette clause un caractère légal. 

Mais, si le tosiateur n’a pas cantonné l'héritier dans l'alter. 
native du legs ou de la réserve, l’article 917, qui la supplée de 
plein droit, ne doit pas servir de régulateur, dans la situation 
inverse de celle qu’il prévoit. | 

Le texts se refuse à cette extension. Avant MM. de Cacqueraÿ 
et Demolombe, aucun interprète du Code n’avait appliqué l’ar- 
” ticle 917, si la disposition portant sur le disponible consistait 
eu nue propriété. MM. Coin-Delisie ‘, Troplong * en discutent 
l'étendue et ne sortent pas du cercle d’une libéralité en rente 
viagère ou en usufruit pur et simple, à temps, conditionnel et de 
droits personnels d'usage et d'habitation. Ces droits d’usage et 
d’habitation n’y sont pas dénommés, mais ils y sont compris 
par analogie, étant de même nature que l’usufruit, Telle est la 
seule étendue que l’interprétation puisse donner à l’article 917. 

Los travaux préparatoires du Code Napoléon en révèlent 
l'esprit. 

La commission, chargée de préparer le projet du titre des 
donations et des tostaments, adopta l’opinion de Ricard que 
nous avons exposée, à savoir que le legs d’usufruit à prélever 
sur le disponible ne pourrait en absorber que le revenu. Elle 
continuait les errements du droit ancien. L'article 17 du projet 
de l’an 8 était, en effet, ainsi conçu : « La disposition en usu- 
fruit ne peut excéder la quotité dont on peut disposer en pro- 
priété, en telle sorte que le don d’un usufruit ou d’une pension 
est réductible au quart, à la moitié et aux trois querts du re- 
vony total dans les oas ci-dessus exprimés, » 

Le projet du consul Cambacérès (art. 544) avait reproduit la 
même disposition. Mais la section de législation du Conseil 
d'État modifis ce projet qui restreignait trop la faculté de dis- 
poser laissée au père de famille, comme un attribut du droit 
de propriélé, afin d’obvier aux inégalités naturelles ou nées au 
cours de la vie entre les enfants, de récompenser la piété filiale 
et de punir l’ingratitude. Ce projet affaiblissait cette magistra- 
ture paternelle qui veille, comme une providence, sur l'avenir 
dela famille, et dont l’autorité tutélaire est l’ancre de la société, 


4 Commentaire des donations et des testaments, art. 917, n° 9. 
2 Commentaire des donations et des testaments, art, 917, n° 841. 


180 DROIT CIVIL. 


Si le père, guidé par des raisons de convenance, ne voulait en- 
lever à ses enfants qu’une simple jouissance à terme pour en 
disposer peut-être au profit de l’un d’eux, son pouvoir était 
circonscrit au revenu de la portion disponible en pleine pro- 
priété. C'était faire une trop large part de faveur à la légitime, 
‘au détriment de la puissance paternelle. Les droits du sang 
devaient recevoir un tempérament que de hautes raisons sociales 
suggéraient au législateur. 

La section de législation présenta à la séance du 28 pluviôse 
an XE, l’article 19 ainsi conçu : « Si la donation entre-vifs ou 
par testament est d’un usufruit ou d’une rente viagère, les hé- 
ritiers auront loption ou d’exécuter la disposition ou de faire 
l’abandon de la portion disponible. » Cet article-projet fut dé- 
finitivement voté, sauf une modification de rédaction qui n’a pas 
trait à notre sujet. 

Quel est donc l'esprit de cet article? En vue de fixer une ba- 
lance égale entre le disponible et la réserve, les rédacteurs du 
Code ont ébréché l’antique principe de }’inviolabilité de la lé- 
gitime dans une de ses ramifications qui s’étendait trop loin 
sur le domaine de la faculté de disposer, lorsque son application 
réduisait cette faculté aux eeuls revenus du disponible. Ce n’est 
point uniquement, comme on l’a dit tant de fois pour éluder les 
évaluations incertaines, aléatoires d’un usufruit, d’une rente 
viagère que l’article 917 confère à l’héritier le droit d'option. 

Les règles qui régissaient la légitime, telles qu’elles étaient 
renfermées dans les lois romaines et interprétées par la géné- 
ralité des jurisconsultes français amenaient au même résultat. 
Le projet de la commission qui l’érigeait en loi fixait aux re- 
venus du disponible le legs ou la donation d’un usufruit et d’ane 
rente viagère et formulait une règle invariable, d’une applica- 
tion facile, qui reposait sur une base d'évaluation certaine. Ce 
projet se prononçait nettement sur la divergence de l’ancienne 
jurisprudence française, tarissait la source des procès engagés 
sur ce dissentiment dans le sens des constitutions romaines. Il 
a été cependant abandonné et le motif du rejet est évident, c’est 
parce qu’il réduisait trop la faculté de disposer, si le père ne 
léguait ou donnait entre-vifs qu’un usufruit ou une rente viagère. 
Que l’on se reporte aux discussions du Conseil d'État sur les 
articles 913 et suivants et l’on verra que la grande question, 
qui occupait le législateur, était de savoir dans quelle mesure il 


DE L'’INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 481 


convenait de graduer le disponible et la réserve. L’établisse- 
ment de cette dernière était une nécessité unanimement re- 
connue, la controverse roulait sur sa quotité et sa graduation. 
Tous les systèmes anciens furent tour à tour discutés ?. L’or- 
ganisation de la famille, la prospérité de l’État, les droits du 
sang, la propriété et ses prérogatives étaient les grands intérêts 
sociaux en jeu dans ces mémorables discussions. La réserve 
et le disponible les séparaient en deux camps. Une équitable 
mesure de la réserve était le terme de la conciliation. Les ré- 
dacteurs du Code adoptèrent un terme moyen qui parut la 
meilleure transaction dans ce conflit des droits de la famille et 
de la propriété, Ces considérations qu’ils pondérèrent dans leurs 
laborieuses méditations, que le jurisconsulte ne doit pas perdre 
de vue s’il veut pénétrer l’esprit de la loi, mettent en relief 
- l’économie de l’article 917 qui fait suite à ces discussions. 
Il a introduit dans le droit une règle nouvelle pour équilibrer 
la réserve et le disponible. Tronchet en précise toute la portée, 
en ne prévoyant qu’une disposition du disponible en usufruit 
ou en rente viagère : « La légitime doit être laissée en entier. 
Il pourrait arriver, cependant, qu’un testateur, en réservant la 
totalité de ses biens à ses enfants, les eût chargés d’une rente 
viagère ou d’un usufruit qui en réduirait le produit au-dessous 
des trois quarts. On a demandé si le légitimaire pourrait se 
plaindre ; et quelques-uns ont pensé qu’il était récompensé de 
la diminution de sa jouissance par la propriété de la portion 
disponible, Mais il a été décidé conformément au sentiment de 
Ricard, que le testateur avait fait ce qu’il ne pouvait pas et 
qu’il n'avait pas fait ce qu’il pouvait. Or, n'étant pas permis aux 
juges de suppléer la volonté du testateur, on réduisait ordinai- 
rement l’usufruit ou la rente au revenu de la portion disponible, 
La section a cru devoir proposer une règle fort simple qui pré- 
vient ces sortes de procès. » 

Si l’on considère la difficulté législative que l’article 917 a 
tranchée, il n’y a pas de corrélation nécessaire entre les prévi- 
sions de cette disposition et l’hypotbèse inverse d’un don en 
nue propriété plus considérabie que le disponible. L’argament 
à fortiori de M. Demolombe manque de valeur. « En effet, 
dit-il, si le législateur a admis que le réservataire, afin d’avoir 


1 Locré, Code civil, tome XI. e 


182 PROIT CIVIR. 


Ja pleine propriété de sa réserve, pourrait être obligé d’aban- 
donner la pleine propriété de la quotité disponible à un léga- 
taire d’usufruit, c’est-à-dire à un légataire d’un droit purement 
temporaire, et qui jamais ne devait prétendre à cette pleine 
propriété, à fortiori, a-t-il entendu virtuellement que le réser- 
vataire pourrait être obligé d'abandonner l’usufruit à un lége- 
taire de nue propriété qui était destiné à l'avoir un jour et 
auquel le De cujus l'avait finalement destiné. » 

Par l’article 917, nous avons vu, en analysant les travaux 
préparatoires, que le législateur a voulu arrêter les empiéte- 
uents du réservataire sur le disponible, briser une ramification 
du principe de l'intégrité de la légitime qui envahissait le 
faculté de disposer dans ses derniers retranchements, et me- 
naçÇait de stériliser l’influence de cette magistrature siégeant 
au foyer domestique que le législateur tenait à bonneur d’armer 
du pouvoir de punir lingratitude, da récompenser l'amour 
filial. L'article 917 est un arrangement proposé par la loi pour 
assurer autant que possible l'exécution du testament d’un père 
qui ne s’est pas montré inofficieux envers sa famille, puisqu'il 
lui a laissé le fonds patrimonial. Les rédactours du Code ont 
abrogé les errements du droit pour fortifier la faculté de dis- 
poser, lorsqu’elle se traduisait en un mode temporaire qui ne 
compromettait pas irrévocablement l'avenir, c’est-à-dire en 
une libéralité d’usufruit ou de rente viagère. Mais, que l’on 
renverse l’hypothèse, que la nue propriété du patrimoine du 
père ait été donnée ou léguée à des étrangers, et le droit d’op- 
tion n’est plus un moyen heureux pour refréner les prétentions 
exagérées du réservataire, il devient une combinaison pour 
protéger des dispositions officieuses, une arme dans les mains 
du légataire contre l'héritier du sang qui se plaint d’être adroi- 
tement spolié. Le testateur a enlevé à ses enfants la nue pro- 
priété d’une partie considérable de sa fortune, et l’usufruit s’y 
adjoindra à son extinction dans un avenir peut-être prochain. 
Ea présence de ce résultat, la section de législation du Conseil 
d’État n’eût pas trouvé trop restreinte la faculté de disposer et 
n’eùt pas proposé l'article 917 pour remplacer l’article de la 
commission qui réduisait le legs d’usufruit et de rente viagère 
aux revenus de la portion disponible. Pour maintenir, au cas 
d'un legs considérable de nue propriété une balance égale 
entre la réserve et le digponible, il eût fallu, au contraire, se 


DE L’INVIOLABILITÉ DR LA RÉSERVE. 183 


toufner èn faveur du légitimaire dont les droits sont plus lésés, 
mais les règles qui ont créé l’inviolabilité de la réserve infir- 
maient ce legs; aussi l’article 917 ne s'en ocèupe pas, et le: 

législateur n’avait pas à craindre qu’on se servit de cet article 
pour atteindre cette situation qui conduisait à des résultats tout 
opposés; M. Demolombe reproche à notre doctrine des incon- 
séquences manifestes, des contradictions sans issue et véritable 
meñt inextricables, « 11 s’ensuivrait, dit-il, que l’enfant aurait 
d'autant plus de droit contre le légataire que le père de famille 
aurait voulu lui en accorder moins; et que le légatairé, lui, 8e- 
rait d'autant plus maltraité que le disposant aurait, au contraire, 
voulu lui faire une libéralité plus grande! Si le père, en effet, 
avait légué à un tiers, laissant à son fils la nue propriété, l’en- 
fant, pour avoir la pleine propriété de sa réserve, serait obligé 
d'abandonner l’autre moitié en pleine propriété au légataire de 
l’usufruit. Et, au contraire, si le père, faisant beaucoup moins 
pour l’enfant et beaucoup plus pour le légataire, avait légué à 
un tiers, à titre particulier, la nue propriété de ses biens, 
laissant à son enfant seulement l’usufruit; l’enfant, pour avoir 
la réserve en pleine propriété, ne serait pas obligé d’abandon- 
ner l’ugufruit de l’autre moitié au légataire dé la nue propriété! 
Est-ce que cela est possible !» Ces inconséquences ne sont 
que des résultats juridiques amenés par l’action en réduction; 
Le testament du père qui blesse la nue propriété de la légitime 
est imprégné d'inofficiosité; il subit, dès lors, les effets de la 
querelle. 

Ce qui fait toucher du doigt le vice d’inofficiosité, ve sont 
les prétendues inconséquences relevées par l’éminent profes- 
seur, En effet, le réservataire privé de la nue propriété, en 
optant pour la légitime, n’abandonne que l’usufruit eu léga- 
. taire, il concède une valeur moindre, parce que le légataire a 
plus reçu et trop reçu des dernières volontés du pères c’est aussi 
à raison de ce que le père a fait beaucoup moins pour l’enfant 
et beaucoup plus en faveur du légataire que son iestament 
prête le flanc à l’action en réduction, dans le cas d’un legs con- 
sidérable en nue propriété; il échappe à cette action par la 
faculté d'option, lorsque la légitime n’est grevée que d’un 
simple droit temporaire d’usufruit. 

M. Demolombe signälé des difficultés inextricables si des 
dons de nue propriété concourent avec des libéralités d’usufrait 


484 DROIT CIVIL. 


et si l’on restreint l’application de l’art. 917 au legs d’asufruit 
seulement #. | 

Je ne me dissimule pas ces difficultés pratiques en cette 
matière d'évaluation de la réserve et du disponible, hérissée 
de questions de réduction au marc le franc ou par rang de 
date et d’imputation pour des situations où le Code Napoléon a 
innové. Mais ces difficultés sont loin d’être inextricables ; 
elles subsistent également dans les deux doctrines et M. Com 
Delisle en indique la solution *. 

L'art. 917 régit la situation dans laquelle concourent plusieurs 
legs, les uns en propriété, les autres en usufruit, toutes les es- 
pèces prévues par M. Demolombe. L’héritier à réserve se trou- 
vant en présence d’un legs d’usufruit qui entame le disponible, 
il est clair que s’il ne veut pas délivrer ce legs, il ne peut ré- 
clamer que sa légitime. L’art. 917 l’oblige à abandonner la 
quotité disponible entière, et cet abandon est fait à tous les 
intéressés ?, 

En ce qui concerne la règle de l'imputation, qui veut que 
le légitimaire impute sur sa réserve ce qu'il a reçu, et qui mili- 
terait contre notre opinion, suivant M. Demolombe, nous avons 
vu que Ricard et Lebrun attribuent à l’unique héritier du sang 
l’usufruit des biens compris dans les legs particuliers par la 
puissance des principes qui régissent les transmissions suc- 
cessorales, les rapports et l’imputation que le Code Napoléon 
a recueillis de l’ancien droit dans les art. 921, 992. 

On ne doit imputer sur la légitime que des biens en pleine 
propriété. C'est ce que portent les constitutions romaines qui 
ont défini sa nature et créé ses priviléges. 

Dans l’ancien droit romain, à côté de la querelle d’inofficio- 
sité s’est de suite placée, il est vrai, comme correctif, l’excep- 
tion d’imputation qui a pris successivement de l’extension. 
Mais cette exception n’a jamais blessé l’intégrité de la réserve, 
ni empêché l’héritier de prendre dans la succession, à titre 
héréditaire, tout ce que le testateur n’en a pas distrait par une 
disposition entre-vifs ou de dernière volonté. Du reste, les 
légataires, quels qu’ils soient, n’ayant pas de droit au rapport, 


1 V. la dissertation du savant professeur, Loco cit. 
2 Commentaire des donations et des testaments, art. 917, n° 8. 
# Comment. des donat. et test. de M. Coin-Delisle, art. 917, n° 10... 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 185 


ne peuvent profiter de l’action en réduction qui ne leur com- 
pète pas. | 

Nous avons constamment parlé, dans le cours de cette dis- 
sertation, de la légitime des enfants. Mais, le caractère d’in- 
violabilité, dont nous avons développé les conséquences juri- 
diques, tenant à la nature de la légitime, ce que nous avons 
dit de la réserve dévolue aux enfants s’applique à celle des as- 
cendants. En effet, la cour de Rouen a eu occasion, par arrêt 
du 1° avril 1856 !, qui infirme un jugement du tribunal civil 
de la même ville, de juger que le père, institué légataire uni- 
versel de l’usufruit de tous les biens, meubles et immeubles, 
de sa fille décédée sans enfants, la nue propriété de ces mêmes 
biens étant léguée aux collatéraux de la ligne maternelle, n’est 
pas tenu d’opter entre son legs d’usufruit et la réserve du quart 
de la propriété que la loi lui accorde, si l’intention de la testa- 
trice de le réduire à un usufruit n’est pas formellement expri- 
mée : il a droit, en qualité de réservataire, à la propriété du 
quart des biens de la succession, et en outre, en qualité de lé- 
gataire, à l’usufruit des trois autres quarts des mêmes biens", 


1 V. Journal du Palais, 1857, p. 931. 

2 Cette discussion était écrite lorsqu’a paru le livre II du Traité des dona- 
tions et des testaments, de M. Demolombe, dans lequel le savant doyen de la 
Faculté de Caen a donné à sa thèse les développements les plus complets. 
(NV. Traité des don. et des testam., t. I1,) du n° 432 au n° 471. Sa puissante et 
vigoureuse argumentation se brise pourtant contre le principe de l’intégrité de 
Ja réserve. L’usufruit que la dame de Piennes recueillait dans la succession 
de M*° de Thouaré, sa mère, quoiqu'il fût une substance héréditaire, n’était 
pas une valeur assez pleine ni assez viable pour être imputée sur la réserve. 
Écoutons parler le célèbre jurisconsulte : « N° 329. Quoique la loi ne con- 
sidère, dans la réserve, que sa quotité lorsqu'il s’agit de l’action en réduc- 
tion (suprd, n° 427), il faut ajouter que, régulièrement, la réserve doit être 
laissée en pleine propriété. L’héritier réservataire ne peut donc étre forcé de 
se contenter ni d’un droit d’usufruit ni d’un droit de nue propriété, et cela 
lors même que la valeur de l’un ou de l’autre droit dépasserait la valeur de 
sa réserve, etc., etc. » Les lois 32, 36, $ 1, Code, De inoff., test., sont la pierre 
d’achoppement de la doctrine qui a succombé devant la Cour de Caen. 

M. Demolombe reproduit les raisons qu'il a exposées dans sa consultation 
délibérée à l’occasion de l'affaire de la dame de Piennes. Je n’ai pas l’inten- 
tion de revenir sur cette discussion ; je me bornerai à quelques obervations 
au sujet d’un point historique qui me paraît avoir une grande influence sur 
. Ja solution de la difficulté. II importe, en effet, de préciser nettement les 
derniers errements de la question sous l’ancienne jurisprudence. Cette donnée 
historique fixera mieux que l'interprétation nouvelle de l’éminent juriscon- 


186 DROIT CIVIL. 


sulte la portée restrictive et exceptionnelle de l’article 817 du Code Napoléon, 
de l'innovation législative que cet article a inaugurée. 

Au n° 432, M. Demolombe commence par poser les deux faces de la ques- 
tion : ou le testateur a expressément déféré l’option à l'héritier, en le ré- 
duisant 4 la réserve pour le cas où il ne voudrait pas exécuter la disposition 
en nue propriété; ou le disposant n’a pas songé à cette alternative et ne lui 
a pas imposé de choisir le legs ou la légitime. Dans la première hypothèse, 
on paraissait s’accorder à reconnaître, dit-il, que l’héritier devait opter entre 
sa légitime ou sa réserve ; dans la seconde, la question était vraiment con- 
troversée. 

Ces deux propositions sont exactes à l'endroit de la réservé coutumière des 
quatre quints des propres. Mais la controverse s'élevait entre les docteurs au 
sujet de la légitime de droit, lorsque le défunt avait laissé un legs d’usufruit 
ou de nue propriété plus ample que la légitime pour en tenir lieu, soit 
d’une manière implicite, soit en lui déférant l'option entre le legs et la lé- 
gitime. Si le testateur avait grevé la légitime d’une charge d'usufruit ou de 
nue propriété, sans prévenir la querelle d’inofficiosité de l'héritier par des 
dispositions qui témoigvaient de son respect des droits légitimaires, la charge 
était réputée non écrite. Les termes absolus des lois 32 et 36, Cod., De inoff, 
test, et là novelle 18, chap. 3, ne permettaient à cet égard aucun doute. 
M. Demolombe traite péle-méle dans les mêmes termes, comme étant réglées 
par les mêmes principes, la légitime de droit et la réserve coutumière des 
quatre quints. Les autorités qu’il cite ont trait, les unes à la première, les 
autres à la seconde, et il en résulte une confusion qui voile la vérité et 
ouvre une controverse inextricable sur un point de droit clairement défini 
et souverainement tranché par les arrêts de la Cour de cassation et de la 
Cour de Caen, Ainsi il cite Ricard parmi les auteurs qui accordaient à 
l'héritier l’option entre le legs et la pleine propriété de la légitime dans le 
cas où le défunt avait combiné ses dernières dispositions sans se préoccuper 
des droits propres de l'héritier et ne l’avait pas placé dans l’alternative de 
choisir le legs ou la légitime. Il renvoie aux n° 1434, 1435, 1441, 1450 et 
aux n° 1129 et 1130 du Traité des donations de Ricard, (V. n° 432, 433, 
._ 471, Traité des don. et test., Demolombe.) 

Ricard émet l'avis que M. Demolombe indique, au sujet de la réserve cou- 
turmière des quatre quints des propres. Le chaos que Ricard signale dans les 
écrits des jurisconsultes au n° 1436 concerne la réserve coutumière. 

ll en est de même de la citation du remarquable plaidoyer du 3 avril 1699 
de d’Aguesseau ‘dans la cause de la duchesse de Ventadour. D’Aguesseau 88 
demande si, par rapport aux biens dont les coutumes ne permettent de dis- 
poser que pour une quotité en propriété, on ne peut donner plus en usufruit, 
ou si les portions qu’elles réservent aux héritiers du sang ne peuvent étre 
chargées d'aucun u:ufruit. 11 s’agit sans contredit de la réserve coutumière 
régie par des considérations politiques qui ne sont pas de mise, lorsqu'il 
s’agit de la légitime de droit et de la réserve du Code Napoléon. La réserve 
coutumière a fait naufrage à la révolution de 89. La loi, porte l’article 732 
du Code civil, ne considère ni la nature ni l’origine des biens pour en régler 
la succession. 

Au regard de la légitime de droit, Ricard enseigne comme Pothier (loca 
cit.) aux n° 1128, 1129, 1130, que l'héritier la prélèvera exempte de toutes 


DE L'’INVIOLABILITÉ DA LA RÉSERVE.  Ey 


charges, et il recueillera ce qui excède la légitime, soit en vertu du testa- 
ment, soit en vertu de sa vocation légale, à moins que le disposant ne l'en 
ait privé par une clause non équivoque. Eh effet, pour résoudre la question, 
il fallait remonter aux lois romaines, qui étaient la source d’où découlaient 
la légitime de droit et son caractère inviolable, Voët (loca cit.) indique en 
quelle hypothèse on peut se soustraire à la rigueur des térnies de ces lois ; le 
testateur devrait marquer son respect des droits légitimaires en invitant 
l'héritier à choisir la légitime ou le legs. Le président Espiard de Saux com- 
bat la validité de cette clause et continue contre Voët et Lebrun la controverse 
des docteurs qui ont écrit sur le droit romain, Eapiard de Saux (loco cit.) 
pose en effet en ces termes la question que la doctrine et la jurisprudence 
agitaient : « C’est renverser toutes ces vues que de permettre aux pères et 
mères de laisser la légitime à leurs enfants ou toute en propriété ou toute en 
usufruit, én lés récompensant par une propriété plus ample ou par un plus 
grand usufruit, si mieux les légitimaires n'aiment se tenir à leur légitime. » 
La docttine et la jurisprudence discutaient la validité de la clause d’option, 
qu'elle fût annexée à une substitution où à un legs d’usufrüit. 

Le droit romain et l’ancienne jurisprudence francaise ne voyaient pas avet 
défaveur les subtitutions, et les charges de substitutionet d'usufruit qui gre- 
vaient la légitime étaient tout à fait soumises aux mêmes principes. 

Of la réserve du Code Napoléon tire son origine de la légitime de drolt. 
Sans doute elle y a été codifiée, déjà transformée sous divers rapports au 
souffle de l’esprit des coutumes. Damoulin y avait imprimé son inîluence 
en formulant l’adage : Non habet legitimam nisi hæres est, Introduite dans 
les coutumes, la légitime de droit, tout en subissant des modifications, y a 
prig une place propre, a conservé son caractère romain et n’a pas été confondue 
aves la réserve des quatre quints. La coutume de Partis règle la légitimé pat 
l’article 298, et la réserve des quatre quints des propres pat l'article 292. Les 
commentateurs distinguent les principes de l’une et de l’autre. Ces deux insti- 
tutions d’origine si différente jurent de se trouver réunies sous le même com- 
mentaire, interprété au même plan. Le principe de l'intégrité de la légitime, 
dont les lois 32 et 86 précitées ont posé les fondements, a escorté la légitime 
de droit en pays coutumiers et affecte la réserve du Code Napoléon, sauf les 
modificatious appottées par l’article 917. Cette disposition tarit la controverse 
des docteurs sur la faculté d'option et en forme même una règle législative 
pour couper court à des difficultés d'évaluation dans l'hypothèse la moins 
préjudiciable à la résetve. Les travaux préparatoires du Code, exposés au texte, 
rendent cette vérité palpable. (Note de l'auteur.) 


Cu. FRETEL, 


(La suite d une prochaine livraison.) 


. 488 BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOGRAPHIE. 


LECONS ÉLÉMENTAIRES DE DROIT COMMERCIAL, 


À L'USAGE DES ÉCOLES PRIMAIRES SUPÉRIEURES ET DES ÉCOLES PROFESSIONNELLES ; 


Par L. Ch. Bone, docteur en droit, avoué à Bar-le-Duc. 
Paris, Dezobry, Ferdinand Tandou et C', libraires-éditeurs, 
18, rue des Écoles. 


Par M. Loxgarn, docteur en droit, avocat à la Cour impériale de Nancy. 


Nul, dit-on, n’est censé ignorer la loi. La nécessité pratique 
de cet axiome est évidente; et cependant la grande majorité des 
36 millions de Français que gouvernent nos Codes est à peu près 
condamnée à les ignorer. La science de la loi sera toujours le 
partage du petit nombre. Mais il y a une classe de citoyens, 
celle qui entretient surtout l’activité du corps social, qui a un 
intérêt puissant à connaître les lois spéciales sous l’empire des- 
quelles elle traite ses affaires : nous voulons parler de l'industriel 
et du commerçant obligés, par la nature de leur profession, à 
faire à chaque instant de ces actes qui sont soumis aux règles 
du droit commercial. Il ne convient guère qu'ils agissent dans 
l'ignorance de ces règles appelées à exercer sur leur conduite 
une influence fréquente et décisive. Tous les jours l’utilité de 
l’enseignement professionnel se fait mieux sentir et s'impose 
aux esprits réfléchis. Nous ne sommes pas, il est vrai, de ceux 
qui poussent l’exagération d’une idée juste jusqu'à latransformer 
en une monstrueuse erreur, et voudraient, par exemple, rem- 
placer l’éducation classique et littéraire, mère des bons esprits, 
par des leçons de pratique et de métier qui ne sauraient donner 
à l’âme humaine la lumière dont elle a besoin pour se gouverner, 
mais qui, en faussant et rétrécissant les intelligences, les dis- 
poseraient plus qu’on ne croit aux utopies sociales. Nous n’en 
admettons pas moins qu’à côté de ce noble enseignement et 
pour répondre aux besoins si variés de notre temps, l’ensei- 
gnement professionnel doit grandir et se développer, suivant 
le mot heureux de M. Saint-Marc Girardin, adopté pour épigraphe 
par l’auteur du modeste manuel dont nous nous proposons de 
rendre compte. Or il est manifeste que cet enseignement devra 


LEÇONS ÉLÉMENTAIRES DE DROIT COMMERCIAL. 189 


our le commerçant comprendre la loi commerciale. Sans au- 
cun doute il ne s’agit pas d’entreprendre une tâche impossible, 
et de transformer chaque commerçant en jurisconsulte. Mais 
l’enseignement pratique des notions de droit que comporte l’in- 
telligence du Code de commerce, dans ce degré qui est néces- 
saire au commerçant pour la saine entente des affaires,'ne peut- 
il être distingué de l’étude approfondie des théories juridiques? 
Il ne s’agit pas de suivre les principes dans la chaine de leurs 
plus lointaines conséquences, dans ces manifestations sans 
nombre que la multiplicité des espèces découvre aux yeux du 
jurisconsulte. M. Bonne, docteur en droit, avocat à Bar-le-Duc, 
qui emploie les loisirs que lui laisse le labeur quotidien des 
affaires à faire un cours élémentaire de droit commercial au 
lycée, pour les élèves de l’école française, s'est proposé une 
tâche plus modeste, mais d’une incontestable utilité. Il s’est dit 
avec raison que si la loi impose au commerçant des devoirs, il 
. est logique de les enseigner, et que cet enseignement doit 
précéder l’époque où il entrera dans l’activité des affaires. Eu 
apprenant ses devoirs, il connaîtra par là même ceux d’autrui 
et pourra se faire, en général, une idée juste de ses droits. 
Ainsi la loi commence par lui dire, en quelques mots très-clairs, 
en quoi consiste la qualité de commerçant, et c’est une chose 
sur laquelle il n’est pas rare que les commerçants eux-mêmes 
se trompent. Cependant sette qualité sert souvent à apprécier 
la partie d’une convention, et à déterminer l’étendue des obli- 
gations qui en dérivent : il est donc utile de lui en donner une 
idée précise. Et pareillement, comprend-on qu’un commerçant 
débute dans sa profession sans être pourvu de notions usuelles 
sur les effets de commerce, les droits et devoirs du tireur de la 
lettre de change, de l’endosseur et du tiers porteur, sans con- 
naître les règles qui donnent aux sociétés une existence légale 
et en font des personnes civiles? L'usage, dit-on, apprendra 
tout cela, et bien des commerçants ont fait leur fortune sans ce 
bagage de connaissances! La-pratique de la vie apprend en effet 
bien des choses, mais au prix d'erreurs et de mécomptes qu’il 
faut tâcher de prévenir. Et quant à la richesse, elle est le plus 
souvent le prix du travail honnête. Or le savoir n’a jamais con- 
trarié le travail; il en est le meilleur auxiliaire ! 

Le Manuel de M. Bonne nous semble propre à atteindre le ré- 
sultat désirable : il présente en vingt-neuf chapitres, et sous 


190 BIALIOGRAPHIBe 


forme de questions at de réponses, l’ensemble des éléments du 
droit commercial, auxquels l’auteur a nécessairement dû ajouter, 
pour être clair et aomplet, des notions générales sur les obli- 
gations, C’est ainsi qu’il offre aux jeunes gens un enseignement 
suffisant pour les familiariser avec la loi qui va les régir, sans 
les enfler de la pensée d’un savoir chimérique, ni leur donner 
des prétantions à cette habileié et à cette expérience du ju- 
risconsulte, qui sont toujours le prix de travaux longs et opi- 
piâtres. 

Il faut d'ailleurs considérer cet enseignement sous un autre 
rapport que celui d’une utilité toute positive, Il y a un honneur 
commercial, une probité sévère dont le germe doit être cultivé 
de bonne heure, La connaissance de la loi écrite nourrit en 
général et fortifle ce sentiment qui doit accompagner le com- 
merçant dans toute sa carrière, et lui assurer une vieillesse res- 
pectée, ua honorable repos après une laborieuse existence. 1] 
est vrai que l'instruction ne sauve pas toujours de la perversité, 
et comme la loi ne peut statuer que par dispositions réglemen- 
taires, en vue de l'utilité générale , il se rencontre telle circon- 
stance exceptionnelle aù une conscience sans scrupules peut la 
faire servir à l’accomplissement d’une injustice. C’est ainsi que 
tel fripon connaît assez le Code pénal pour glisser sur ses lisières, 
Il n’en est pas moins certain que la loi porte en elle-même de 
graves et austères leçons, capables d'arrêter les défaillances de 
la conscience. La loi commerciale répète sans cesse diligence, 
bonne foi, probilé. À côté des devoirs qu’elle énonce apparaît à 
chaque instant la sanction qui ne punit pas seulement la fraude 
et la mauvaise foi, mais encore la négligence et l’inertie. A 
chaque pas ces vérités sont sensibles dans le Code de commerce, 
mais principalement en matière de faillite. Ainsi l’alliance de la 
morale et de la loi écrite se révèle à de jeunes esprits et les rend 
plus fermes dans leur droiture naturelle, 

C'est ençore une bonne idée d’avoir compris dans ces leçons 
lea prinçipes de la propriété industrielle, qui grandit tous les 
jours en importance. Il faut graver chez les jeunes gens ce 
respect de la prapriété qui doit tempérer l’ardeur de la con+ 
currencs, et les prémunir contre les entrainements de la cupi- 
dité. L'étude même de la loi n'est-elle pas le meilleur moyen 
de parvenir à ce but si désirable, et de former les mœurg com- 
merciales? 


LEÇONS ÉLÉMENTAIRES DE RBROIT COMMERCIAL. 491 


Dans les contestations qui s’élèvent entre eux, les commer- 
çants ont pour juges des magistrats électifs et temporaires qu’ils 
choisissent dans le sein de leur classe, comme réunissant à la 
probité le plus d'expérience et de sagacité. Au milieu des pro- 
grès du travail et de l’industrie de la richesse générale, cette 
juridiotion, réputée moins coûteuse et plus expéditive, se charge 
sans cesse d’affaires plus nombreuses, plus variées, peut-être 
plus difficiles à juger. Elle semble gagner ce que perd, au moins 
dans les départements, la juridiction civile. La seule habitude 
du commerce est-elle une préparation suffisante à des fonctions 
8) hautes? Nous ne méconnaissons pas les garanties d’une hon- 
nêteté et d’un bon sens éprouvés par les affaires; mais l’étude 
des principes du droit commercial, entrant dans l’éducation du 
futur négociant, du jurisconsulte futur, deviendrait une garantie 
de plus qui ne serait pas à dédaigner. Elle le rendrait plus 
promptement capable de pénétrer le véritable esprit de la loi, 
dans l’examen des questions souvent épineuses pour le juris- 
consulte consommé. Elle Jui ferait franchir plus vite ce premier 
moment d’hésitation, de tâtonnement, de défiance de soi-même 
inévitable dans l’exercice de toute fonction nouvelle. Ainsi dis- 
paraîtrait cetie anomalie que révèle avec raison M. Bonne : le 
législateur imposant au commerçant l'obligation d'appliquer ee 
qu’il n’a pas eu la pensée de lui apprendre! 

Peut-être doutera-t-on, non pas de l’utilité de ces connais- 
sances, mais du succès d’un tel enseignement. Vous voulez, 
dira-t-on, communiquer ce langage de la loi, si sévère et si 
exact, à des esprits bien peu formés; mais seront-ils assez mûrs 
pour le comprendre? Ces esprits qu’on reconnait propres à 
l'étude des sciences naturelles ou mathématiques sauront aussi 
entendre ce langage, ordinairement clair et simple, et se rendre 
compte des actes de la vie commerciale auxquels ils s’ap- 
pliquent, Ils le sauront, pour peu qu’on sache se mettre à leur 
portée, et leur donner cet enseignement élémentaire dans la 
mesure qui leur convient. Le sentiment d’équité, inné dans 
notre âme, seconde ici puissamment l'intelligence et la rend 
attentive aux leçons qu’elle reçoit. Enfin, la question est déjà 
tranchée par l’expérience, suivant l’auteur lui-même, auquel 
on peut ajouter foi : « Chargé, dit-il, depuis quatre aus de faire 
« un cours élémentaire de droit commercial au lycée impérial 
« de Bar-le-Duc, pour les élèves de l’école française, nous avons 


192 BIBLIOGRAPRIE. 


« été surpris de la facilité avec laquelle la plupart des élèves 
« comprennent cet enseignement et du plaisir que leur cause 
cette étude, étrangère à leurs exercices babituels. Pourquoi 
«n’en serait-il pas de même dans toutes les écoles françaises, 
à la condition, toutefois, de réserver cet enseignement aux 
classes supérieures qui doivent entrer dans le commerce en 
quittant l’école? Dégagée des abstractions de la théorie, cette 
« étude serait en quelque sorte une initiation à la vie réelle, et 
« je ne doute pas du bonheur que les jeunes gens, fiers de cette 
« instruction, éprouveraient en faisant tous les jours, chez leurs 
« patrons, l’application des connaissances qu’ils auraient ac- 
« quises. » 

Le mérite de ce livre tout élémentaire consiste dans la sûreté, 
dans la netteté d’explications concises et cependant suffisantes. 

L'esprit de l’auteur est resté familier avec les théories du 
droit; au milieu du mouvement des affaires, il n’a jamais déserté 
cette noble étude ; il appartient à cette catégorie d'hommes 
laborieux qui aiment leur science pour elle-même, et chez les- 
quels la pratique du Palais sert constamment à éclairer la théorie. 
C’est en même temps un esprit sage, méthodique, et qui se ren- 
ferme soigneusement dans les bornes qu’il s’est prescrites, 
parce qu’il songe avant tout à être utile. Cependant les ré- 
flexions qui précèdent son ouvrage sont remarquables, et ré- 
vèlent une pensée large, un sens élevé: seulement il n’oublie 
pas que le premier mérite d’un auteur consiste à se conformer 
aux vues qui lui dictent son œuvre, et sa préoccupation constante 
est de demeurer à la portée des jeunes gens auxquels, nous 
l'espérons, son livre rendra de véritables services. 

A. LOMBARD. 


# 


2 


EXAMEN DOCTRINAL. 193 


EXAMEN DOCTRINAL. 


Revue critique de la Jurisprudence sur les nullités 
des contrats de mariage. 


Par M. A. BERTAULD, 
avocat à la Cour impériale et professeur à la Faculté de droit de Caen. 


_ PREMIER ARTICLE, 


Le contrat de mariage, cette loi des relations entre époux que 
la société laisse dans le domaine des volontés privées, doit par- 
ticiper au caractère de fixité et d’irrévocabilité de l’union qu’il 
est appelé à gouverner. 

Il ne constitue pas une convention ordinaire ; il est, et c’est 
notre premier mot, une vraie loi, une loi de capacité. 

Comment pourrait-il suivre, comment ne serait-il pas as- 
treint à précéder l’état dont il va régir les conditions, organi- 
ser et distribuer les pouvoirs? 

La qualité d’époux exclut peut-être la certitude de la liberté; 
elle fait appréhender des surprises ou des abus, elle laisse en- 
trevoir la possibilité des séductions de la faiblesse ou de l’as- 
cendant exagéré de la force; peut-être la qualité d’époux se 
concilie-t-elle difficilement avec les précautions, avec les tirail- 
lements que suscite le conflit d'intérêts pécuniaires. Nous ne 
disons pas, et nous nous gardons bien de dire que ces raisons 
ne contribuent pas à expliquer pourquoi, après la célébration 
du mariage, les époux n’ont plus le droit de choisir ou de mo- 
difier le régime auquel ils entendent se soumettre. 

Mais ces considérations, si puissantes qu’elles soient, n’ont 
pas eu, n’ont pas dû avoir la part principale d’ influence. Il 
s’agit d’une loi qui ne liera pas que les époux, qui liera les tiers 
parcequ’elle sera réputée connue d’eux ; elle devra, au moins, 
être stable; elle sera affranchie de toute chance d’abrogation; 
elle n’aura pas, sans doute, la publicité des lois faites par les 
pouvoirs sociaux, elle ne sera pas assujettie aux conditions de 
promulgation de ces lois; mais, en revanche, elle ne variera : 
pas, et, après tout, on n’aura qu’un texte à consulter, un texte 
indélébile, le texte qui aura présidé à la formation de l’asso- 
ciation conjugale. La loi domestique sera une, et elle ne sera 

XXI. 13 


194 REVUE PE LA JURISPRUDENCE. | 


pas rétroactive; or, elle rétroagirait, si elle était faite après 
coup; ou si, faite après coup, elle n’était pas rétroactive, elle 
manquerait à la condition d’unité, puisque la période antérieure 
à sa rédaction et la périade postérieure ve seraient pas domi- 
nées par la mème règle. 

Le contrat de mariage est une loi, et une loi qui commande 
à tous, quand elle a été licitement et régulièrement faite. 
. Qu'est-ce qu'un commandement sous condition, sous une con- 
dition casuelle surtout? Comprend-on comment un agent sera 
ou ne sera pas responsable d’un acte dont la légitimité ou l’illé- 
gitimité dépendra d’un événement à venir qui ne dépend pas de 
lui? Une loi, tout au plus, pourrait imposer l’abstention ; maig 
. elle ne peut pas tout à la fois autoriser et interdire des faits, en 
subordonnant l’autorisation ou l'interdiction à des circonstances, 
à l’açcomplissement ou à l’inaccomplissement desquelles ceux 
dont elle réclame l’abéissance doivent demeurer étrangers. La 
loi matrimoniale doit done être, parce qu’elle mesure upe ea- 
pacité qui ne saurait être an suspens, une loi pure at simple. 

Nous n’avons pas besoin de dire que, si elle ne saurait être 
soumise à une condition casuelle, elle ne saurait non plus 
être soumise à une condition potestative de la part des époux 
et pouvant se réaliser après le mariage, 

Si ces idées sont vraies, bien qu’elles ajent rencontré de 
contradicteurs, n'éclairent-elles pas une question sur laquella 
on a déjà beaucoup disser{é sans parvenir à dissiper toutes les 
incertitudes et à écarter toutes les obscurités ? 

Quel est le sort du contrat de mariage arrêlé par un inca- 
pable? — Je ne veux pas compliquer le problème d’éléments 
qui ne lui appartiennent pas essentiellement; je choisis pour 
exemple un contrat de mariage fait par un mineur qui n’est pas 
assisté de ceux dont le consentement est nécessaire pour la va- 
lidité de son union. La nullité de çe contrat de mariage n’est» 
elle que relative? N’esi-elle opposable que par le mineur, ou, 
au contraire, l'époux majeur peut-il s’en prévaloir? En d’autres 
termes, l’article 1125, Code Napoléon, est-il applicable? Les 
tiers qui seraient liés par un contrat de mariage valable, la 
sont-ils par un contrat qui, du chef de l’une des parties au 
moins, est annulable? La nullité, dans tous les cas, est-elle ra- 
tifiable expressément? Est-elle susceptible de se couvrir par 
prescription pendant le mariage? Si la prescription et Ja ratifi+ 


EXAMEN DOCTRINAL. 195 


cation sont impossibles pendant le mariage, ne peuvent-elles 
pas au moins produire effet après Ja dissolution du mariage ? 
Quel serait l’effet d’une ratification expresse intervenua eutre 
la rédaction du contrat et le célébration civile du mariage? 


6 1. 


L'aricle 1125, Code Napaléan, est-il applicable aux contrats 
de mariage ? 

Un mineur a arrêté des canventiong matrimoniales sans l’as- 
sistance de ceux dont le consentement était négessaire pour 
l’autoriser à se marier, 

Si le contrat da mariage était un contrat ordinaire, la son 
joint majeur, maître de ses droits, gerait lié, tandis que aon 
conjoint incapable ne le serait pas. Il y aurait donc deux lois 
matrimoniales, puisqu'il y aurait des relations civiles d’époux, 
et il n’y a point de relation qui ne soit gouveruée par une règle 
(nous supposons que l’union a été valable dans son origine, ou 
qu’au moins elle n’est plus attaquable). Nous n'examinons paint 
en ce moment quelle serait la loi vis-à-vis de l’inçapable ; nous 
disons seulement que la loi résultant de la convention exprimée 
n’est pas sa loi par la seule efficacité de l'expression. 

Si la loi exprimée est la loi obligatoire pour l’époux capable, 
est-elle la loi obligatoire pour les tiers ? 

On répondra peut-être oui, si elle eat favorable à l’incapable; 
non, si elle lui est défavorable. Mais les tiers seront donc alors 
juges des avantages et du mérite de la loi? Ils seront mis en 
demeure de donner ou de refuser, à leurs périls et risques, 
leur approbation à une loi qui est réputée leur prescrire obéis- 
sance et dont pourtant ils ne doivent tenir compte qu’autant 
qu’ils la reconnaissent bonne et salutaire. 1ls n’ont donc pas en 
façe d’eux une loi certaine, fixe, invariable ; s'ils jugent antre- 
ment que ne jugera l'incapable, s'ils considèrent comme oné- 
reuse une loi que l’incapable, devenu capable, considérerg 
comme protectrice, ils seront victimes des erreurs de leur apr 
préciation; ils seront victimes ensore, s'ils considèrent comme 
protectrice une loi quo, plus tard, l’incapable considérera 
comme onéreuse. Ils seront, dans la réalité des choses, à la 
merci de l’un des époux ou plutôt da tous les denx. Ils y seront 
- pendant toute la durée du mariage, si, comme le sontiennent 


\ 


496 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


des auteurs graves qui ne reculent pas devant l’application de 
l’article 1125, Code Napoléon, le vice, purement relatif, résul- 
tant de l’incapacité d’un des contractants n’est susceptible de 
se couvrir ni par la ratification expresse, ni par la prescription, 
tant que dure l'association conjugale. Nous nous séparons à 
regret, mais avec une conviction profonde, d’une théorie qui 
compte des noms imposants dans la science (MM. Rodière et 
Paul Pont, I, 288; Odier, II, 640; Marcadé, sur l’art. 1398, n°9; 
Troplong, I, 288 ; Aubry et Rau sur Zachariæ, 3° édition, t. IV, 
p. 211; Larombière, 1, I‘, p. 179, ett. IV, p. 145). 

Les parties au contrat de mariage ne stipulent pas seulement 
pour elles-mêmes, leurs héritiers ou ayants cause, elles ont, en 
vertu d’une délégation sociale, une sorte de mission législative; 
elles se créent des droits, des immunités opposables à tous, et 
puisqu'elles font une loi, elles ne peuvent pas faire une loi 
boiteuse ; elles ne sont compétentes pour faire cette loi qu’à la 
condition de se lier elles-mêmes et de se lier d’un lien égale- 
ment solide pour chacune d'elles. L’aptitude de tous ceux qui 
doivent participer à la confection de la loi est une condition et 
une condition sine qué non, de la validité de cette loi. 

Sans doute, il peut paraître étrange qu’une femme mineure 
qui, sans la protection officielle de la famille, se sera très-bien 
protégée elle-même par la soumission au régime dotal et la 
constitution en dot de tous ses biens présents et à venir, soit 
privée du bénéfice de ces stipulations prudentes, sous prétexte 
d’une insuffisance de capacité, et surtout qu’elle soit désarmée 
de ces garanties par le fait du mari majeur, auquel elle voulait 
bien confier sa personne, mais non confier sa fortune. 

Nous nous empressons, d'abord, de faire remarquer que la 
sagesse de la femme ne sera pas paralysée par la volonté du : 
mari et que cette sagesse ne sera impuissante que par le résul- 
tat de ses propres lacunes. Ce n’est pas une sagesse assez sage 
qu’une sagesse imprévoyante. Quand le mari voudrait rester lié 
au régime dotal, il ne pourrait, nous le démontrerons bientôt, 
rester dans ses entraves; mais nous n’avons pas tout à l’heure 
à préjuger la question de l'efficacité des ratifications. 

La preuve que nous entendons écarter en ce moment la ques- 
tion des ratifications, c’est que nous examinons le point de sa- 
voir si le mari est lié, aux termes de l’article 1125, envers la 
femme, alors que la femme n’a pas encore été en mesure d’ex- 


EXAMEN DOCTRINAL. 197 


primer ses préférences entre le régime qu’elle s’est fait et celui 
que Ja loi peut lui faire. Toute notre argumentation se déduit 
du caractère législatif du contrat de mariage; le contrat est 
obligatoire, ou il ne l’est pas; s’il est obligatoire, il l’est pour 
tout le monde ; s’il n’est pas obligatoire, il ne l’est pour per- 
sonne. 


ç 2. 


Les tiers peuvent-ils se prévaloir des vices résultant de l’in- 
capacité de l’un ou des deux futurs époux figurant au contrat 
de mariage? 

Nous avons presque malgré nous résolu ce second point. 

C’est en effet surtout à cause et au profit des tiers que nous 
avons vu, dans l’incapacité des deux époux ou même dans line 
capacité de l’un des époux, un vice qui enlevait à la loi matri- 
moniale toute son autorité. 

Nous avons pensé que les tiers ne sauraient être astreints à 
attendre, en face des époux, que ceux-ci aient pris leur parti. 
Nous n’avons pas vu dans le contrat de mariage une convention 
ordinaire, une convention dont la portée se concentrât entre les 
parties et leurs représentants. Nous y avons vu la loi d’une pe- 
tite société, la loi d’une famille, que la grande famille fait 
respecter. C’est une loi à part, qui n’est pas l’œuvre de la sou- 
veraineté sociale, que celte souveraineté sanctionne seulement, 
qu’elle déclare inviolable, mais évidemment à la condition 
qu’elle se présente avec un caractère de perfection sous le rap- 
port de la compétence de ceux qui l'ont faite. 

Nous allons bientôt dire qu’elle ne peut pas être corrigée, 
complétée, purgée de ses taches ex post facto, alors même 
qu’elle serait ralifiable tant qu’elle n’est pas au moins ratifiée; 
les tiers, sous le prétexte que la ratification pourra venir, sont- 
ils engagés et peuvent-ils être préjudiciés par elle? 

Puisque l’époux capable n’est pas.lié, puisqu'il peut écarter 
l'application de l’article 1125, à bien plus forte raison les tiers 
ne sont-ils pas liés et peuvent-ils dire qu’une loi imparfaite n’est 
pas pour eux üne vraie loi, 

C’est bien là ce qu'a dit la Cour de cassation, dans un arrêt 
du 5 mars 1855 de la chambre civile, rendu sous la présidence 
de M. le Premier président Troplong. 

a Attendu qu'aux termes des articles 1394 et 1395 du Code 


198 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


« Napoléon, toutes cohventions matrithoñiales doivent être ré- 
« digées nvant le mariâge, par acte devañt notairé, et qu’elles 
« te peuvent recevoir ducuh chañgement après la célébration 
« du mariage ; 

à Attendu que M sblenhité et l’immutabilité du pacté matti- 
« monial n’intéressent pas seulement les époux, les deux fa- 
« milles qui s'unissent et la famille qui va naître; qu’elles 
« intéressent aussi les tiers dans leurs relations avec les époux 
« ét avec les ayañits droit de ceux-ci; 

à Attendu qu'auxt termes de l’article 1398, les conventions et 
« donations faites dans le contrat par le mineur habile à con- 
« traëter mariage, ne #ont valables que s’il y a été assisté per 
« lés personnes dont {é consentement .est nécessaire pour la 
.« validité du mariage; 

 & Attendu que, s’il dépendait de l’époux qui, après le mariage, 
« a contracté avec des tiers, de faire tomber ou de laisser sub- 
« sistér les cohventions matrimoniales, selon qu’il lui plairait 
« d’én demander ou de n'en pas demander la nullité, la condi- 
« lion des tiers demenräit prerpétucllemeut incertaine, et qu’à 
« leur égard le pacte matrimonal perdrait le caractère d’immus 
« tabilité que la loi a voulu y attacher; 

« Attendu qu’il n'f a pas lieu de faire à celte matière l’api 
« plication de la règle en veriu de laquelle le mineur peut seul 
« attaquer les actes par lui éonsenlis hors des limites de Ba 
« capacité, ét que lés tiers doivent être reçus à exciper de là 
« nüllilé da contrat de murfage à laquelle fls ont iniérêt; 

« Attendu qu’il résulte des articles 1387 et 1393 qu’à défaut 
«a d'un Contrat valablé, la loi supplée à l’itrégularité de l'acte, 
« dé même qu'elle suppléé à l’absence de conventions en soû- 
« méttañt les époux au régime de la commutauté; qu'il suit 
+ de 1à qu'en refusant d'avoir égard à l'exception de nullité 
« proposée pat la femme Pelet contre la saisie*arrêt pratiquée 
« sûr ses déniers, qu’elle prétendait être dotaux, le jugement 
u atladué n'a pas violé les articles 1125 ét 1305 du Code Napo- 
« léon, ét que, loin d’avoir faussement appliqué les arti- 
« cles 1387 et 1398, il en a fait, an contraire, une juste appli- 
« Calôn. » 


$ 3. 


Le vice du contrét de mariage résultant de l'incapacité des 


EXAMEN DOGTRINAL, 400 


deux futurs éjoux beut-il être couvert par une ratification 
, expresse ou par la prescription de l’article 1304 du Code Nà- 
poléon ? 

Les idées qué nous avons déjà exprimées fésolveñit éette 
question. Nous discutons, sous des paragraphes divers, des 
points qui sont intimement liés et qui sont dans la réalité 
indivisibles, qui sont dominés pat un principe commun. Cha- 
cuün d’eux, pris isolément, peut appeler l'appui, suivant nous 
surabondant, de considérations particulièress mais une seule 
et décisive f'aison entraine toutes les solutions. {1 s’agit d’une 
loi qui s’adresse à l’avenhir de la famille qu’on 8e propose de 
fonder, d'une loi qui réglera les relations qu'on va contracter : 
elle ne peut être faite que pur céux qui ne sont pas époux en- 
core ; cile fie peut pas être changée, modifiée tprès [4 célébra- 
tion civile du mariage ; les altérations qui adviendraient seraient 
trop suspectes, et la société ne croirait pas à l’indépendance 
des légistateurs ; ces altérations pourraient d’ailleurs être la 
source de trop de débats, de trop d’anxiétés et de trop de dou 
leurs au foyer domestiqué. Enfin, elles conétitueraient une loi 
aouvelle, une lof abrogaloire d’une loi précédente, ou biet une 
loi rétroaétive, écartant jusqu’au souvenir de l’ancienne loi, 
qt'’elle privérait de vie non-seulement dans l'avenir, mais dans 
le passé. La souveraineté que Îa société laisse aux époux ne 
survit pas à la formation du lien conjugal. 

Que serait üne ratification? Un vrai contrat de mariage fait 
après le mariage. Le premier contrat, œuvre de deux incapables, 
d’un seul incapable si l’on veut, n’était pas une loi : comment 
deviendrait-il une loi par le fait des deux époux ou par le fait 
de l’un d’eux? Précisément il né peut devoir la vie à des époux! 
il ne pet naître, il ne peut vivre qu’en recevant la vie des 
partiés qui vetlent devenir époux, mais qui ne le sont pas en- 
core! Du moment où il ne réalise pas toutes ses conditions de 
perfection avant la célébration civile de l’union conjugale, il 
est mort-né, il n’a rien à attendre de l’avenir! La ratification 
serait ou un Contrat fait depuis lé mariage, ou un changement 

apporté à une ébauche de loi matrimoniale .…. 

D’éminents auteurs ont dit qué la ratification ne serait pas 
opposablé aux tiers qui auraient cohtracté avec celui dés époux : 
qui l’aurait consentie. Elle ne rétroagirait pas, disent-ils, au 
préjudice des droits acquis, et surtout par le fait de celui qui 


200 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


aurait constitué ces droits. On appliquerait le paragraphe final 
de l’article 1338 du Code Napoléon. 

Cette théorie implique la validité de la ratification pendant 
le mariage; elle implique en même temps la succession de 
deux lois matrimoniales, de deux lois fixant la capacité et dis- 
tribuant les pouvoirs de l’organisation domestique. Elle fait 
ainsi échec tout à la fois aux principes d’unité, d’indestructi- 
bilité et d’autorité absolue du contrat de mariage. Pour nous, 
la ratification est nulle, d’une nullité essentielle, radicale; elle 
est opposable par tous, et personne n’a qualité pour se prévaloir 
d'un essai législatif véritablement avorté parce qu’il n’a pas 
satisfait aux conditions de la délégation sociale en vertu de 
laquelle il pouvait être mené à bonne fin. 

Du moment où l’article 1125 du Code Napoléon était écarté, 
il était évident que nous ne devions pas, que nous ne pouvions 
admettre l’application de l’article 1338. 

Une chose nous préoccupe, c’est que de savants jurisconsultes 
qui ne voient, dans la nullité du contrat de mariage résultant 
du défaut de capacité des deux époux ou de l’un d’eux, qu'une 
nullité relative, ne croient pas à l’efficacité de la ratification. 
MM. Rodière et Pont, t. I, 158 ; M. Troplong, t. 1, 288; MM. Au- 
bry et Rau, sur Zachariæ, t. IV, p. 213; Larombière, t. IV, 
p. 145, nous paraissent sous ce rapport déserter leur théorie, 
ou au moins ne pas en accepier les conséquences. 

Ce n’est pas que M. Troplong, au moins n’ait parfaitement 
aperçu ce que semblaient offrir de contradictoire les deux solu- 
tions qu'il adoptait. Il n’est pas possible de mieux mettre en 
relief qu’il ne l’a fait dans le n° 288, que nous voulons repro- 
duire, l’objection que nous maintenons malgré sa réponse. 

« .…. Le mari ou la femme pourront-ils expressément ra- 
« tifier pendant le mariage le contrat de mariage infecté de 
u nullité? | | 

« Si nous étions encore sous l’empire de l’ancien droit coutu- 
« mier, qui prohibait toute convention entre mari et femme con- 
« Stant le mariage, la négative ne ferait pas hésiter un instant; 

« Si, d’un autre côté, nous avions à nous occuper d’une nul- 
« lité d'ordre public, telles que sont les nullités prononcées par 
« les articles 1394, 1395, 1396, le doute ne serait pas plus ad- 
« missible. La ratification serait illusoire; elle ne serait qu’une 
« violation de pius de la loi. 


RYAMEN DOCTRINAL. 201 


a Mais, on le sait, il s’agit ici d’une nullité relative, tirée de 
« la personne de l’époux mineur, nullité dont lui seul peut ar- 
« gumenter, et qui n’appartient ni à son cocontractant ni aux 
« tiers, nullité par conséquent susceptible d'être couverie, du 
« moins en thèse générale. 

« Partant de là, voici ce qu’on peut dire avec apparence de 
« raison : Pourquoi le mari devenu majeur, pourquoi la femme 
« devenue majeure ne pourraient-ils pas déclarer qu’ils re- 
« noncent à cette nullité? pourquoi ne tiendrait-on pas compte 
« de leur consentement, lorsqu'il est sérieux, libre, exempt de 
« toute suggestion et de toute contrainte? Qu’on ne puisse pas 
« opposer à l’époux l’argument résultant de son silence pendant 
« la plus longue durée da mariage, on l’accorde : ce silence ne 
« s’explique pas nécessairement par une adhésion.Il trouve aussi 
« sa raison dans le désir de ne pas troubler la paix conjugale. 
« Mais quand émane de l’époux une ratification expresse, quel 
« doute pouvait s'élever? Cette ratification est censée être, jus- 
“qu’à preuve contraire, le résultat d’une volonté libre; c’est 
« un acte spontané d'adhésion dont on ne saurait méconnaître 
« la valeur. | 

.« Ces raisons ne sont pas sans gravité. Casondaut À à cause 
« des principes spéciaux qui gouvernent le contrat de mariage, 
« je pense qu’elles doivent fléchir, et que, la ratification d’un 
«“.contrat de mariage nul opérant un changement dans la situa- 
«-tion où le mariage a trouvé les époux, cette ratification s’éva- 
« nouit devant le principe posé par l’article 1395 du Code civil. 
« car elle substitucrait, pendant le mariage, un pacte nuptial 
« valable au pacte nuptial nul, sans valeur, sans autorité, qui 
« existait au moment du mariage. Or un tel changement n’ést-il 
“ pas en opposition avec les idées de l’article 1395 du Code civil? 
« Je sais qu'il peut être utile pour les tiers de faire cesser un 
“ état de choses qui n’est que provisoire; mais il n’est pas moins 
« ulile de réserver aux époux la liberté d'action et d’opinion 
« que l’état de mariage ne leur laisse pas pleinement, » 

La prescription de l’article 1304 n’est pas plus admissible que 
la ratification. | 

Ce n’est pas que celte prescription ne soit qu’une ralification 
jacite. La prescription de l’artiele 1304 peut avoir de l'efficacité 
Jà où unc ratification expresse en manquerait. La prescription 
et la ratification ne sont pas absolument soumises aux mêmes 


202 | REVUE BR EA JURISPRUDENCE. 


règles, et de l'application où de la nou-application d’une de ves 
fins de not-recevoir, on ne peut pas nécessairement conclure 
à l’application ou à la non-application de l’autre. 

Pour nous, la prescription est impuissante, parce qu’elle cons 
stitucrait un fait postérieur à la célébration civile du mariage, 
et qu'un tontrat de mariage nul avant ne peut pas devenir va- 
lable après la célébration civile dé l’union. Il s’agit d’une nul» 
lité d’ordre public, parce que l’ordre public est intéressé à ve 
que la loi atrimonialé que les parties se font n’ait pas d'auto» 
rité ou aft uhe autôrité absolue. Nous d’avons donc pas besoin 
d’invoquer les articles 2253 et 2256 du Code Napoléon: (Voir 
M. Troplong, t. 1, 286 et 287. 

Où ne doit pas confondre, disent les auteurs dont nous com- 
battons la théoMé, les présomptions d'insuffisance de consen- 

-temerit avec les vices de forme qui entraînent la nullité des con- 
trats. 

11 y à dés conditions qui, sous l’apparence de pures condi- 
tions de forme, ont un autre caractère ; elles se lient aux con- 
ditions de capacité, vice versé, il y a des conditions qui, sous 
l’apparence de pures conditions de capacité, sont quélque chose 
de plus ; elles font partié des conditions de solennité; elles sont 
exigées non plus sans doute pour la preuve, mais pour la va- 
lidité des télés doft l’essence est d’être irrévocable. 

Nous n’avons pas à chercher bien loin des exemples de con 
ditions qui réunissent au caractère apparent de conditions de 
formé, le caractère de conditions de capacité. La constatation 
d’uné convention matrimoniale ne peut résulter que d’un acte 
authentique antérieur au mariage. La maxime £Locus regit 
actum permettra-t-elle aux Français qui se marient à l’étranger, 
das un pays où les conventions entre époux, bien que posté- 
rieures au mariage, sont reçues comme loi matrimoniale, de ne 
pas tenir compte des prescriptions des articles 1394 et 1395? 

M. Troplong professe l’affirmative; mais, nous le pensons au 
moins, sa théorie n’est pas destinée à prévaloir. Les raisons 
de là loi française pour proscrire les pactes postnuptiaux, la 
présomption d’insuffisance de liberté, la possibilité de troubles 
domestiques, le caractère législatif de l’acte, sont des causes 
indépendantes du lieu où le contrat de mariage est rédigé. 
Qu'importe que la rédaction se fasse en dedans ou en dehors 
de nos frontières ? Les conditions de capacité des contractants 


EXAMEN DOCTRINAL. 303 


font partie des conditions de là validité du cofñtrat, toutés les 
fois qu’il est de l'essence de ce contrat d’offrir un cachet d’ime 
mülabilité absôlte, et d'entraîner, non pas seulement la rétipro- 
cité, mal une égale solidité de lien, | 


_ Sa. 


La nullité du contrat de mariagé, résultant de l’incapacité 
soit de l’un des contractants, soit de tous les deux, ne peut-elle 
pas être couverte après la dissolution de l’association conjugale 
par la ratification ou pat la prescription de l'article 1384? 

La question, par elle-même, n’ést pas sans singularité. Le 
contrat de mariage eët une loi pour les époux, pour leurs fa- 
milles, pour les tiers. Il est la loi du marisge pour tout ve que 
la société à laissé dans le domaine des conventions privées. Il. 
gouverne les rapports des époux entre eux et les rapports des 
époux avec les tiers tant qu’ils restent époux. Eh bien! on 
demande si la loi, qui n’a pas eu de vie pendant la période con: 
temporaine du mariage, peut recevoir, quand le mariage 
ne subsiste plus, cette vie qui lui a manqué dans Île temps 
qu’elle dévait régir. Bizarre loi, qui ne s’appliquera ni au pré- 
sent ni à l'avenir, et qui s’appliquera encore moins au passé, 
si on ne veut la charger d’une rétroactivité impossiblel Une 
Joi pour les époux quand ils auront cessé de l’être! Une loi 
pleine d’à-propos et d'opportunité qu’une loi posthume! 

On dit due l’époux survivant et les héritiers du prédécédé 
pourrent prendre pour base de leur règlement l’acte imparfait, 
hier encore dénué de valeur, au moins en ce qui concerne 
celui des contractants qui était incapable au moment de la con- 
vention matrimoniale. 

Incontestablement, si les parties intéressées sont libres et 
maîtresses de leurs droits, elles peuvent prendré tous les ar- 
rangements que comporte leur convenance ou leur fantaisie ; 
mais, pôur cela, elles n’ont pas besoin d’être investies de la 
faculté de ratifier un acté nul d'une nullité d'ordre public: Si, 
pendant toute la durée dû mariage, ‘le contrat est resté au, nul 
pour tout le monde, il ne peut pas acquérir une validité à la- 
quelle on ne saurait assigner une cause râisonnable. 

La difficulté n’a d'intérêt, d’ailleurs, que pour les donations 
que peut contenir le contrat de mariage, 1l serait, en effet, bien 


204 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


étrange et par trop injuste d’opposer aux tiers, créanciers soil 
de la partie originairement incapable, soit même de la partie - 
capable, comme mesure des pouvoirs des deux époux ou de 
l’un d'eux, une loi rétrospective, réduite pour unique effet à . 
agir sur une période durant laquelle pourtant elle n’existait pas. 

La Cour de cassation semble avoir été frappée de la gravité 
de ces considérations, dans un arrêt de la chambre des requêtes 
du 6 avril 1858 (Dalloz 1858, 1, 224). 11 s’agissait, il est vrai, 
non pas d’un contrat de mariage nul d’une nulllité d'ordre pu- 
blic, ou, dans le système que nous combattons, uul d’une nul- 
lité relative résultant de l’incapacité d’un des époux. Le contrat 
de mariage était vicié par l’absence de la future épouse qui 
avait été représentée par son père se portant fort pour elle; et 
on examinait le point de savoir si la nullité pouvait être, après 
Ja dissolution du mariage, couverte par la ratification ou par la 
prescription. La Cour de Toulouse, dans son arrêt du 2 juin 
1857, avait dit : « Que, s’il est vrai qu'après la dissolution du 
« du mariage, il était permis à la veuve Chanson (la femme 
« pour laquelle son père s'était porté fort), ainsi qu'aux héri- 
« tiers de son mari, de régler leurs droits respectifs conformé- 
_« ment aux dispositions du contrat du 28 février 1811, une 
« pareille intention avait besoin d’être manifestée par une con- 
« veniion nouvelle intervenue entre les parties ; que le contrat 
« précité se trouvant anéanti, il ne faut pas le confondre avec 
«a les autres actes dont le vice peut être couvert par ratification 
« ou exécution volontaire et contre lesquels l’article 1304 Code 
« Napoléon, ouvre une action en nullité qui ne dure que dix 
« ans (Dalloz, 58, 2, 34 ). » 

La Cour de cassation formule l’idée peut-être encore avec 
plus de netteté et d'énergie. 

« Attendu que, si, après la dissolution du mariage, et lorsque 
« les motifs d'ordre public avaient cessé, il était permis aux 
« parties de régler leurs intérêts civils par un nouvel acte 
« come elles le jugeraient convenable, ce n’était pas à la dis- 
« position spéciale de l’article 1338 qu’elles devaient recourir; 
« que cette dispositiou suppose, en effet, l’existence d’un acte 
« entaché d’un vice ou d’une nullité qu’il s’agit de réparer ou 
« de couvrir, mais qu’elle ne reçoit pas d'application au cas 
« d’un acte nul d’une nullité d'ordre public et qui, en égard à 
« sa nature et à son objet, n’aurait pas pu prendre naissance 


° 


EXAMEN DOCTRINAL, 205 


«“ même sous une forme d’ailleurs régulière à l’époque où la 
« prétendue ratification a eu lieu; que ces principes, consacrés 
« par l’arrêt atlaqué, résistent à toute critique. » 

Si, comme nos anciens auteurs le disaient, les traités de ma- 
riage sont de droit public, si l’immutabilité est de leur essence, 
s'ils ne sont rien à moins d’être irrévocables, l’incapacité et 
l'absence des contractants sont des vices aussi radicaux l’un 
que l’autre; ces vices ne peuvent être couverts ni par la ratifi- 
cation, ni par la prescription. 

Que deviendront les libéralités faites par ces contrats de ma- 
riage nuls d’une nullité d'ordre public, si elles sont de la classe 
de celles qui ne peuvent être faites que par contrat de mariage ? 

C’est une donation de biens à venir faite par un tiers à 
l'époux incapable d'arrêter seul ses conventions matrimoniales, 
ou même, si l’on veut, à l’époux capable. . 

Il n’y a pas de contrat de mariage, et la donation ne pouvait 
se faire que par contrat de mariage. Entachée de la nullité ra- 
dicale qui vicie l’acte dans lequel elle a été reçue, € elle ne pourra 
être validée pendant le mariage. 

Le contrat de mariage doit précéder l'union conjugale. 

Après la dissolution de l’union conjugale, la prescription et 
la ratification sont-elles admissibles? Non. Des donations qui 
ne peuvent se faire qu’en faveur du mariage et par contrat de 
mariage ne sauraient avoir lieu quand le mariage est dissous. 

Les donations faites par le contrat de mariage nul d’une nullité 
d'ordre public, en tant qu’elles ne peuvent être faites que par 
contrat de mariage, participent à la nullité de l’acte qui les 
renferme, et demeurent sans effet, soit qu’elles soient l’œuvre 
de l’époux incapable, soit même qu’elles soient l’œuvre de 
l'époux capable. Elles sont exclusives de toute ratification et de 
toute prescription pendant et après le mariage. 

Le contrat de mariage ne peut pas être divisé, Toutes ses 
stipulations sont corrélatives; les donations s "expliquent et se 
justifient par leur rapprochement. Elles sont tout à la fois cause 
et effet. Elles sont, d’ailleurs, le plus souvent subordonnées à 
la rature du régime matrimonial adopté, aux avantages que 
peut offrir pour l’une et pour l’autre des piarties ce régime. — 
L'anéantissement partiel de la loi domestique tromperait les fa- 
milles, et, de même que cette loi est nulle ou valable vis-à-vis de 
tous, elle est pour le tout nulle ou valable d’une manière absolue. 


206 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


Le vice d'incapacité qui inficie le contrat de mariage peut-il 
au moins être couvert par une ratification antérieurp à la célé- 
bration civile de l'union conjugale? Oui, à la condition de sa- 
tisfaire aux prescriptions de l’article 1396 du Coda Napoléon, 
c’est-à-dire de praduire dans la même forme que Île contrat de 
mariage et avec le consentement simultané de toutes les per- 
sonnes qui y ont élé parties. Pour être opposable aux tiers, la 
ratification doit être rédigée, aux termes de Particle 1497, à la 
suite de la minute des conventions matrimoniales. (V. cagsa- 
tion, 5 mars 1855 et 90 juillet 1859; Dallo, 55, 1, 101 ei 59, 
1, 279.) 

Lorgque la cause de nullité qui vicie le contrat da mariage 
vicie le mariage lui-même, mais que ce mariage, par suite de 
quelque fin de nou-recevoir, est devenu inattaquable, l’inviola- 
bilité acquise à l'union conjugale entraîne-t-alle l'inviolabilité 
de la loi qui l'a précédée ? 

Le mineur s’est marié sans obtenir le consentement de ses 
ascendants au du canseil de famille ; mais le consentement, qui 
devait précéder, a suivi. ou bien une année s’est écoulée sans 
réclamation de la part de ceux qui devaient le donner, depuis 
qu'ils ont eu connaissance du mariage. Le mineur lui-mème a 
laissé passer sans se plaindre, depuis qu’il a atteint l’âge com- 
pétent pour consentir par lui-même au mariage (art. 183C Nap.), 
le délai qui lui étatt accordé pour l’attaquer. Nous entrons dans 
uo autre ordre de dimeules qui seront l’objet d’un prachain 
examen *. À. BERTAULD. 


( La suite à une prochaine livraison. ) 
4 V. M. Coin-Delisie, Donations es testaments sur les articles 934 et 935. 


ERRATA. 


Page 523 {t. XX), ligne 19, au lieu de : « pourtant, » lises : « partant. » 

Page 525, ligne 28, au lieu de : « qu'aux, x lisez : « point quz. » 

Page 5314, ligne 33 et suivantes, au lieu de : « Non, l'homme n’a ni inventé 
s ni adopté la société. S'il n’a pas été fait par elle, il a été fait pour elle. 
« Bien que la société ne soit pas un but, elle n’est qu'un moyen proridentiel 
« de développement ct d'épreuve, » lisez, en ponctuant ainsi : « Non, l'homme 
«a u'a ni inventé ni adopté la société. S'il n'a pas été fait par elle, il a été 
« fait pour elle, bien que la société ne soit pas son but; elle n’est qu'un 
« moyen providentiel de développement et d'épreuve. » 


Los mere Sn sd 


DES CHAMBRES CORRECYPIGNNELLES D'UN SEUL JUGE. 907 


DE LA CRÉATION PE CHAMBRES CORREGTIONNELLES D'UN SEUL JUGE 


A L'EFFET D'ABRÉGER LA DÉTENTION PRÉYENTIVE. 
Par M. Gustave Rausse?, ancien magistrat. 


Pour être complète, l'étude d’une question aussi importante 
devrait embrasser non-seulement l’examen des difficultés qu'elle 
soulève, mais indiquer aussi les solutions qu'elles comportent; 
toutefois, comme mon intention est moins de propeser un pro: 
jet de loi que de démontrer la possihilité actuelle de créer des 
juridictions correçtionnelles, permanentes, à formes expéditives 
et composées d’un juge seu}, je me bornerai à établir que les 
principes fondamentaux de notra organisation judiciaire ne 
font eu rien absiacle à une pareille iastitution, | 


I. Embarras que rencontre l’administration de la justice 
devant les tribunaux correctionnels. 


Toute loi nait d’un abus; signaler les vices d’ane législation 
n'est-ce pas justifier sa réforme ? | 

C'est ce qui a été fait déjà pour celles de nos lois qui règlent 
la marche de la procédure devant les tribunaux carrectionnels : 
on 4 suffisamment constaté, en effet, pour qu'il y ait Jieu d'y 
revenir : 

1° L'augmentation croissante des délits : — C'est un fait attesté 
chaque année par la statistique ; 

2° Les lenteurs qu'entraîne forcément dans l'instruction l’af- 
fluence des procédures ; 

3° La prolongation et trop souvent l'inutilité (49 sur 100) des 
détentions préventives ; | 

4° L’impossibilité où se trouvent ensuite les juges de don- 
ner à l’examen des affaires, que chaque jour accumule devant 
eux, le temps et l’attentian qu’elles méritent ; 

y” Et, ce qui est enfin le plus regrettable, la précipi{ation 
avec laquelle ils proçèdent pour épuiser Le rôle toujours trop 
chargé de leurs trop courtes audiences! ; aussi expédtent-ils quel- 


‘ Le tribunal correctionnel de la Seine juge plus de 14.000 affaires par an, 
ee qui donne une moyenne de 30 affaires par audience de cinq heures. 


9208 LÉGISLATION. 


quefois en cinq minutes des prévenus qui, pour attendre leur 
tour, ont subi de quinze jours à un mois de détention. 

Que dire d’une justice aussi lente à ses débuts et si préci- 
pitée au moment le plus grave? 

Quelle impression en retiennent les témoins et ces inculpés 
frappés avant d’avoir été entendus ou compris ? 

Et quels fruits peut-on retirer d’une condamnation qui, ve- 
nant si tard, après l’oubli de la faute, a perdu l’efficacité de 
exemple? 


Il y a là une situation dont les dangers ont frappé les esprits 
les moins clairvoyants. 

Nos formes judiciaires excèdent quelquefois l’évidence et la 
simplicité des infractions; une procédure qui sacrifie, plus 
qu’il ne faut, les droits de la liberté individuelle, est une procé- 
dure qui faillit au but de la loi, une procédure vicieuse; et si 
l'on discute encore, c’est moins sur la réalité du mal que sur 
son étendue et les moyens les plus efficaces d’y porter remède. 


L'érennue pu mar. — Disons tout de suite que pour ceux 
qui réclament le plus contre les lenteurs de notre procédure, 
le mal n’est pas dans ses formes; ils en apprécient trop la 
bienfaisante protection, mais dans l’abus qu’on en fait en les 
observant pour des affaires où leurs garanties est plus un 
embarras qu’un service. 

Ils distinguent en conséquence entre les délits que carac- 
térisent la gravité du fait et l'intention criminelle et ceux qui, 
indépendamment de cette intention, consistent dans la com- 
mission matérielle d’un acte prohibé : délits par la nature de la 
peine, contraventions par la nature de leurs éléments consti- 
tutifs et qualifiés pour cela de contraventions correctionnelles. 

Pourquoi soumettre ces contraventions aux involutions de 
procédure que nécessitent seuls les faits compliqués? Pourquoi 
ne pas juger simplement ce qui est simple? ne pourrait-on en 
attribuer la répression à une juridiction plus expéditive? 

Notre système d'organisation judiciaire y répugnerait moins 
qu'on ne pense : la division des juridictions, d’après la nature 
des infractions, y conduirait presque. Rien ne compléterait 
mieux en effet la série des institutions judiciaires que la créa- 
tion d’une juridiction correctionnelle intermédiaire, correspon- 
dant par ce titre au titre correctionnel de ces transgressions, et 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 209 


qui ne serait en réalité qu'un tribunal de police comme elles 
ne sont en réalité que des contraventions. 

Mais n’anticipons pas sur l’ordre naturel des idées : — 
Ces observations n’ont d'autre but que de bien préciser les 
faits pour lesquels on réclame une répression plus rapide ; — 
Les esprits sérieux qui espèrent sous ce rapport quelques ré- 
formes n’ont en effet en vue que ces contraventions correction- 
nelles et les flærants délits légers qui peuvent leur être assimilés *, 
— Ce sont d’ailleurs les seuls dont il y ait lieu ici de se préoc- 
cuper. | | | 

Le champ des améliorations possibles ainsi délimité, pas- 
sons aux principes. 


La détention préventive et les délais de la procédure sont 
des nécessités judiciaires ; — À ce titre la nécessité seule doit 
être la mesure de leur utilité. 

Or, qu'y a-t-il de nécessaire en matière de poursuite ? deux 
choses : | : 

_ La constatation du délit, et la connaissance de son agent. 

Le délit constaté, le coupable arrêté ; il n’y a plus qu’une 
chose juste : Le suce, qui déclare la culpabilité ou l'innocence 
de l’inculpé : toute détention, tout retard est une rigueur 
inutile, uo abus et quelquefois pis : une faute. 

N'employer que le temps et le personnel strictement indis- 
pensable pour la constatation du délit et de la culpabilité, et 
accélérer d'autant plus le jugement que le délit est d'une impor- 
tance plus minime, — Tel est en dernière analyse le principe 
véritablement supérieur en matière d’organisation judiciaire. 

_ Le législateur en France ne l’a certainement point méconnu, 
mais les moyens d'application n’ont pas répondu à ses vœux : 
en ne distinguant pas, par le mode d’instruction, les délits gra- 
_ ves des délits mineurs ; — En adoptant pour tous la même pro- 
cédure, — il a soumis ces derniers à des complications inutiles. 


1 1] est logique de faire juger par une juridiction expéditive les affaires 
correctionnelles qui ont plus le caractère de contraventions que de dé- 
lits, et dont le plus souvent la preuve est facile et la nature peu grave. 
Mais ce n’est pas là l’un'que besoin social à satisfaire. 11 y a de vrais délits, 
sans assimilation possible avec ces contraventions, graves ou non, dont 
le jugement requiert célérité, et qui, lorsqu'ils sont flagrants, peuvent 
étre prouvés immédiatement et facilement, et qu’il faut comprendre dans la 
réforme. | | | | | 

XXL. 14 


90 LÉGISLATION. 


L'intérêt mieux entendu de la vindicte publique exige une 
application plus intelligente du principe. 

L'harmonie de notre législation s'y opposerait-elle ? aurait- 
elle à redouter quelq'e chose de ses conséquences? la 
crainte des innovations pourrait-elle en faire ajourner les 
bicnfaits ? | 

Crainte puérile et que rien ne justifie. — Entre ceux qui, par 
respect pour l'autorité ou l’harmonie des lois, en repoussent les 
améliorations et ceux qui les réclament au nom de l'intérêt gé- 
néral, il n’y a pas à hésiter ; les législateurs n’ont pas préci- 
sément pour mission de cer intactes les institutions du 
passé, mais de les approprier suivant les temps et les lieux 
aux convenances et aux légitimes besoins des populations, et 
fussent-elles le résultat d’une théorie encore plus parfaite, il 
n’y aurait pas à les respecter davantage du moment où l’expé: 
rivnce en a démontré l'insuffisance ct les imper'ections. 

Quoi qu'il en soit, là n’est plus la question : 

La nécessité de modifier la légis'ation en ce qui concerne 
Je jugement et la poursuite de certains délits a été souverai- 
nement reconnue ct, à "noins de nier la possibilité de ces mo- 
difications, il n’y * plus qu’à rechercher les moyens qui peuvent 
les concilier le mieux avec les principes. 


II. Des moyens adoptés par les législations étrangères. 


La France n’est pas le seul pays où l’accroissement inat- 
lendu des délits ait produit des embarras; la Belgique et 
l'Angleterre les ont également éprouvés ; — Il ne sera pas in- 
différent de connaitre ce qu’elles ont tenté pour y remédier, 
-car dans les voies obscures et difficiles du progrès toujours un 
législateur en guide un autre. 


En matière de justice, comme dans l'industrie, le division 
du travail est un procédé précieux: il faut répartir entre plu- 
sieurs ce qu'un seul ne saurait ou ne pourrait faire. 

C'est à cette idée qu'ont obéi l’Angleterre at la Belgique, en 
différant toutefois sur le choix des deux seuls modes possibles 
de son application. 

La Belgique y a pourvu, sans juridictions nouvelles, en attri- 
buant aux juges de paix les délits légers et les contraventions 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 211 


correctionnelles qui surchargeaient ses tribunaux de première 

instance; — l'Angleterre, par la création d’une juridiction spé- 

ciale, — le juge unique des cours de police — à qui a été confié 

le jugement, sur conviction sommaire, des infractions dont le 

peu de gravité ne méritait ni la solennité des cours d’assises, 

ni la flétrissure qui en résultait pour le prévenu ou accusé. 
Ces deux systèmes méritent d’être étudiés. 


À) Srsrkux puLgE : — Extension de la compétence 
des juges de paix. 


Trois moyens se présentaient au législateur en Belgique pour 
opérer la dévolution d’attribution qu’a réalisée la loi du 1e" mat 
1849 : 

1° L’élévation de la compétence des juges de paix jusqu'aux 
. taux des peinés correctionnelles des délits qu’il y avait lieu 
d’enlévér aux tribunaux correctionnels ; 

90 L'abaissement de leurs pénalités jusqu'aux limites des 
peines de simple police, ce qui les eût fait passer dans la caté- 
gorie des contraventions; 

8 Ou enfin L’élévation de la compétence combinéé avec 
l'abaissement des pénalités de ces délits. 

C'est ce dernier parti qui fut préféré : — Le maximum def 
peinés qüe les juges de paix pouvaient prononcer fut porté de 
trois à huit jours d'emprisonnement et de 15 francs à 200 france 
d’aménde, et c’est à cetté limite qu’a été réduit le maximum 
des peines édictées contre les délits déclassés. 


L'article 3 de la loi du 1* mai 1849 porte : « Les juges de paix 
e appliqueront les peines éncourues par les infractions men- 
« tionnées en Particle 1 jusqu’à concurrence de huit jours 
« d'émiprisonnement et de 200 francs d'amende ; 
« Les peines plus élevées seront de plein droit réduites à 
« ce maximnm.» 


Quant aux délits décorrectionnalisés, l’article 1* en donne 
l'énumération comme il sait : 


« Art. 1%. — Indépendamment des affaires de simple police 
a qui leur sont attribuées, les juges de paix connaîtront : 
« 1° Des délits de vagabondage, de mendicité et d’injures 
« des articles 274, 274, 275 et 375 du Code pénal ; 


212 | LÉGISLATION. 

« 2° Des délits ruraux prévus par les dispositions encore 
«en vigueur de la loi du 6 octobre 1791 ; 

« 3° Des contraventions aux lois et règlements sur la 
« grande voirie, le roulage, les messageries, les postes et les 
« barrières ; | L 

« 4° Des contraventions aux arrêtés légaux sur les poids 
« et mesures ; 

« 5° Des infractions aux règlements provinciaux ; » 


Et, pour simplifier la procédure en ce qui concerne les vaga- 
bonds et mendiants arrêtés, l’article 3 ajoutait cette disposition 
importante : 


« ART. 3. — Dans les cas de vagabondage et de mendicité pré- 
« vus par les articles 271, 274 et 275 du Code pénal, l’indi- 
« vidu arrêté sera amené dans les vingt-quatre heures devant 
«le juge de paix à son audience ordinaire ou à celle que 
a l'officier du ministre public requerra pour le lendemain, 
a afin d'y être statué conformément aux artides 1 et 2, et 
« cependant l’inculpé restera sous la main de la justice en 
« état d’arrestation. 
« Si le prévenu le demande, un délai de trois jours lui 
« sera accordé pour préparer sa défense. » 


Le Piémont a adopté le même système; par une loi du 
23 juin 1854, certains faits qualifiés délits ont été attribués aux 
juges de mandements; la disposition de cette loi qui opère 
cette dévolution est ainsi conçue : 


« ART. 5. — Les blessures, coups ou autres mauvais traite- 
« ments corporels faits sans armes proprement dites et qui 
« n'auront occasionné aucune maladie ou incapacité de tra- 
« vail de plus de cinq jours seront de la connaissance des 
« juges de mandement (de paix) qui appliqueront des peines 

«de simple police avec faculté de doubler l’emprisonnement 
« et l’amende. » 


Quelque simple que soit ce système, et si facile qu’en pa- 
raisse l’application, il n’y a pas cependant à se faire illusion 
sur Îles difficultés qu'il rencontrerait ou ferait naître en 
France. 

Voici d’ailleurs, au double point de vue de l’abaissement de 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 243 


la pénalité et de l'extension de la compétence qui le caractérisent, 
les motifs principaux qui me semblent devoir en faire repous- 
ser l’adoption. 

L'abaissement de la pénalité, rien ne pourrait en France la 
justifier; ce serait là, en effet, plutôt un expédient qu’une amé- 
lioration réelle; — Le taux des peines se détermine en effet, 
non point d’après ia compétence ordinaire du juge, mais uni- 
quement d’après la gravité des infractions et l’intention qu’elles 
supposent; sous ce rapport la pénalité des délits à déclasser n’a 
fait l’objet d'aucune critique sérieuse. 

En ce qui concerne l'extension de la compétence, outre 
qu’elle excéderait quelquefois la capacité et l'indépendance des 
juges de paix, elle porterait une atteinte séricuse à leur in- 
fluence et, ce qui est plus grave, au caracière même de leur 
juridiction. 

Je m'explique : 

Des lois récentes ont, à diverses reprises, étendu la compé- 
tence civile des juges de: paix, l'accroitre aujourd’hui en matière 
pénale ce serait les détourner des devoirs qui sont l’objet prin- 
cipal de leur institution et donner la prééminence à celles de 
leurs attributions qui n’en avaient été jusqu’à ce jour que le 
côté secondaire. 

Abandonné à lui-même, le juge de paix décide seul; à la 
différence des membres des tribunaux de trois juges, il est seul 
l’auieur et porte seul la responsabilité des condamnations qu’il 
prononce; cette situation nuirait à son influence conciliatrice 
auprès de ceux qu’il aurait condamnés ; et ce que son autorité 
gagnerait comme juge de police ne compenserait pas ainsi ce 
qu’elle perdrait comme arbitre pacificateur. 

Seraient-ils d’ailleurs à la hauteur de leur nouvelle mission? 
sans parler de la fermeté et de l’indépendance qu'il leur faudrait 
pour résister aux influences extérieures, l'étendue de leurs con- 
naissances juridiques répondrait-elle à l’extension de leurs at- 
tributions? On peut en douter sans leur faire injure; quoique 
renfermant des hommes instruits, le personnel des juges de 
paix laisse, en général, beaucoup à désirer; les notions de 
droit et de jurisprudence sont loin de leur être familières; la 
plupart ne sont même pas licenciés; il y aurait dès lors de 
sérieux dangers à leur conférer un pouvoir dont ils pourraient, 
à leur insu, abuser ou mal user et dont l’indépendance ne se- 


214 LÉGISLATION. 


rait pas entre leur main garantie par l'inamovibilité du j juge. 

Mais, il y a plus, la seule disposition de la loi belge qui réa- 
lise sur ce point un véritable progrès, celle de l’article 3, 
serait précisément celle qui présenterait le plus de difficulté : 
a les inculpés de mendicité et de vagabondage doivent, aux 
« termes de cet article, êfre jugés dans les vingt-quatre heures 
«ét rester dans l'intervalle en état d'arrestation. » — Une 
semblable mesure serait le plus souvent inexécutable. — Tous 
les chefs-lieux de canton ne sont pas pourvus de lieux de déten- 
tion et surtout de lieux de détention suffisants et convenable ; 
…— Tous les juges de paix ne résident pas dans ces chefs-lieux ; 
— Les brigades de gendarmerie n’y sont pas toujours placées; 
toutes ces circonstances rendraient difficiles et souvent impos- 
sibles les mesures de cet article; et fussent-elles praticables, 
elles entraîneraient des frais considérables pour la construction, 
l'appropriation et la garde des maisons d’emprisonnement de 
simple police * 

Tels sont les motifs qui me paraissent s’opposer à l’intro- 
duction dans les départements en France du système adopté en 
Belgique. 

Quant à son application à Paris ou dans les grands centres, 
comme elle entraînerait forcément une augmentation du per- 
sonnel des juges de paix et l'établissement par quartiers des 
tribunaux de police, il n’y a plus entre cetie création et celle de 
juges uniques correctionnels tenant dans divers quartiers des 
audiences permanentes qu’une différence toute à l’avantage de 
ces derniers, à savoir : la considération qu’ils retireraient de 
leur inamovibilité et de leur position hiérarchiquement plus 
élevée?. — Les questions que soulève dès lors à ce point de 
vue, le système belge, se confondent avec celles que fait naître 
l'adoption du système anglais. 


Faisons observer toutefois ici, pour Ceux qui pourraient 
croire que la création d’une ou deux chambres correctionnelles 
? 


1 V. le rapport de la commission de la Chambre des députés de la Bel- 
gique, chargée d’examiner le projet de loi de 1849. 

* Un motif d’ailleurs, déterminant, est la concurrence de compétence, dé- 
sirable et nécessaire, entre le juge unique et le trihunal correctionnel ordi- 
naire, de façon que le premier puisse se dessaisir dès que Paffaire devient 
compliquée, et qu'aucune nullité ne puisse résulter de ce que le même délit 
soit porté devant l’une ou l’autre chambre correctionnelle. 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLRS D'UN SEUL JUGE. 915 


de plus à Paris pourvoirait à tous les embarras, que le tribunal 
de la Seine n’est pas seulement insuffisant par le nombre cer- 
tainement trop restreint des chambres qui le composent, mais 
encore et surtout par la tenteur et la complication de la procé- 
dure suivie devant elle; et qu’il s’agit moins d'augmenter le 
nombre des juridictions que d'organiser une procédure plus 
rapide pour juger les délits de peu d'importance ; ce qui réduit 
la question à cette aliernative : 

Ou de créer des chambres correctionnelles de trois juges, 

Ou des chambres correctionnelles d'un seul juge du en 
permanence. 

Mais toujours avec procédure sommaire devant les unes ou 
les autres. 

Ce qui nous ramène à l’examen du système anglais des 
cours de police de Londres, 


B.) SYSTÈME anGLAIS: — /nstitution d'une juridiction dorfec- 
tionnelle spéciale pour les petite délits et les contraventions 
correclionnelles ‘. 


Les cours de police, tenues par un seul magistrat, siégeant 
tous les jours non fériés dans certains quartiers de Londres,ont 
été instituées en 1792 en vue d’enlever au jury surchargé les 
délits d'une gravité minime et d’én accélérer, à moins de 
frais, la poursuite et la répression. 

Ces cours ont depuis cette époque reçu des développements 
qui leur ont acquis une importance considérable, 

Les services qu’elles rendent, la faveur qui les entoure ont 
donné lieu de penser à ceux qui en ont étudié le fonctionne- 
ment que l’établissement à Paris de juridictions analogues pro- 
duirait les meilleurs résultats ?. 


t V. à ce sujet les très-remarquabies discours de rentrée de M. de Plas- 
män, substitut dé M. le procureur général à Lyon, ën 1858, et de M. de 
Lagrevol, substitut de M. le protureut général prés la méme Cour, en 1860, 
sur la justice et la procédure criminelle en Angleterre. = V. aussi l'ouvrage 
publié par M. Berenger, ancien conseiller à la Cour de cassation, sous le 
titre de la Répression pénale, de ses formes et de ses effets. 

3 C’ést à M. Valentin Smith, conseiller à Lyon, que surtout revient 
l’honñent d’avoir préconisé én Francé les avantages de ces juridictions. Dès 
1851, il avait été désigné pour aller en étudier sur les lieux l’organisation 
et les moyens de les importer en France. 


216 LÉGISLATION. 


. Pour apprécier jusqu’à quel point notre organisation judi- 
ciaire comporlerait une pareille institution, il convient d’en 
exposer non-seulement la composition, la compélence et la pro- 
cédure, mais encore, et surtout, les principes, afin de voir s'ils 
peuvent se concilier avec ceux de notre législation criminelle. 


JL. CompPosiTION DES COURS DE POLICE DE Lonres. — Rien n’est 
moins compliqué que l’organisation intérieure de ces juridic- 
tions ; chacune d’elles se compose : 

1° D'un magistrat salarié et inamovible qui, sous le nom de 
juge de police, siége tous les jours de dix heures du matin à 
cinq heures du soir, assisté: 

20 D’un greffier pour inscrire sur un registre les noms du 
inculpés, des plaignants, des témoins, les points à retenir de 
leurs déclarations, plaintes et défenses, et les décisions du 
magistrat; 

3° D'un trésorier, pour recevoir le montant des amendes, les 
avances de frais, et les sommes déposées pour les mises en li- 
berté sous caution. | 

“Des huissiers, des messagers et des policeman, plus ou moins 
nombreux, suivant les besoins du service, se trouvent en outre 
placés sous les ordres du magistrat. 

La loi a limité à vingt-sept le nombre des cours de police 
qu’il est loisible à la Reine d’établir à Londres. 

Dans ces Cours, pas plus que dans les autres, il n’existe, 
comme cela a lieu en France, de magistrats chargés de l’exer- 
cice de l’action publique. . 

Le Ministère public n’est pas une fonction organique de la 
justice en Angleterre ; cela tient à la différence des principes et 
des règles de l’action judiciaire. 


IL. De L'ACTION PUBLIQUE ET DE L'ACTION PRIVÉE EN ANGLETERRE. — 
En France, ce qui dans les délits l'emporte aux yeux du lé- 
gislateur, c’est l’atteinte à l’ordre public; — la violation des 
droits privés n’en est que l'élément secondaire ; 

En Angleterre, c’est l'opposé : la loi, moins abstraite ou plus 
positive, ne voit dans le délit que le dommage immédiat, la 
violation du droit privé; l’alarme n’est rien, l’iutérêt particulier 
est toul. | 

Cette différence d’appréciation, dont on pourrait peut-être 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 247 


trouver la raison dans l’étude comparée des mœurs et des insti- 
tutions politiques des deux peuples, explique la différence de 
leurs systèmes judiciaires. 

Là où la loi constate dans les délits le principe d’une action’ 
publique distincte de l’action résultant du dommage causé, 
l'institution d’un officier public chargé de son exercice était 
non seulement une nécessité d'ordre public, mais la conséquence 
forcée de la théorie répressive : aussi le ministère prblic est- 
il en France une fonction essentielle de l'organisaticn judi- 
ciaire. . 


En Angleterre cette institution eût été un contre-sens. 

Ce qui y prédomine et ce qui devait y prédominer dans la 
poursuite, c'était la vindicte privée : elle y absorbe en général 
l’action publique; quelque intérêt que Ordre puisse avoir à la 
punition des infractions, il est primé par celui dela partie lésée ; 
le juge ne peut être en conséquence saisi que par sa plainte ou 
dénonciation; elle peut seule mettre ainsi en mouveinent l’ac- 
tion judiciaire. 

Il est toutefois des exceptions à ces principes, — en cas de 
_crimes et de délits publics ou politiques, d’attentats contre la sû- 
reté de l’État, de la personne.du souverain, de ses héritiers où du 
grand chancelier, ou encore lorsqu'il s’agit de morts violentes; 
— soit que l’on considère ces faits comme ne portant atteinte 
qu’à l'intérêt général, soit à raison de l’impossibilité d’une plainte 
de la part des victimes ; la poursuite est alors exercée d’office 
par certains officiers de la couronne, l'attorney général ou son 
substitut, Je sollicitor général, ou le coroner, pour les meurtres. 

Dans tons les cas, et par exception encore, l’arrestation d’un 
coupable sur flagraut délit saisit le juge et lui donne droit d’in- 
struire et de prononcer; mais en dehors du flagrant délit, le pa- 
tient est seul maître de la poursuite. 


Deux points sont à retenir de cette théorie anglaise, savoir : 

1° Que le ministère public n’est point représenté ct ne pouvait 
l'être dans les Cours de police; 

2° Que la poursuite des infractions de leur compétence ne peut 
avoir lieu que sur la plainte ou la dénonciaticn de la partie 
lésée, ou d'office sur l'arrestation du coupable sur »ris en flagrant 
délit. | 


Ce sont là d’ailleurs, avec l’absence de toute instruction préa- 


218 LÉGISLATION. 


lable ct secrète, les conséquences de l'idée de vindicte privée qui 
est le principe de l’action judiciaire en Angleterre. 


, JL. De LA COMPÉTENCE DES Cours DE POLICE, — Très-restreinte 
dans le principe, la compétence des Cours de police a été, de- 
puis leur création, considérablement étendue : elle comprend 
aujourd’hui, outre les contraventions de police proprement dites, 
un grand nombre de faits qualifiés délits en France; tels sont : 

Le vagabondage; 

La mendicité ; 

Les blasphèmes ou outrages à la religion ; 

Les coups et blessures volontaires sans gravité; 

Les rixes et rébéllions:e 

Les dommages à la propriété d’auirui ; 

Les bris de clôture; 

Les vols simples et autres délits des enfants de moins dg 
quinze ans ; 

Et les vols simples de moins dé 195 francs commis par des 
majeurs de quinze ans, mais seulement lorsqu'ils consentent à 
être jugés sur sommaire conviction. 

Cette compétence ratione materiæ est en outré délimitée par 
la compétence ratione pænæ : il faut en effet pour que le mogis- 
trat puisse prononcer, qu’il n’y ait pas lieu, à raison des cir: 
_constances, de prononcet contre les auteurs de ces délits uñé 
peine supérieure à six mois d’emprisonnemeut où à 500 francs 
d’atnende ; soûs le rapport de la pénalité, leur juridiction expire 
à cette limite. 


IV. De LA PROCÉDURE ET DES JUGEMENTS DANS LES COURS DE POLICE. 
— Ainsi que cela a été dit, les juges de police ne peuvent être 
saisis des délits de leur compétence que de deux manières : 

Par la plainte ou l'accusation de lu partie lésée, 

. Ou d'office par l'arrestation du coupable surpris en flagrant 
délit. 

Une fois saisi, le magistrat est maître absolu de l'aôtion ; ju- 
diciaire, et remplit tour à tour les fonctions de juge instructeur 
et de juge de juridiction. 


I. Comme juge instructeur, il recoit les plaintes, les dénoncia: 
tions et les informations ou rapports de police. 
Si l’auteur du délit n’est pas arrété ou ne comparaît pas; il 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 319 


décerne contre lui des mandats de comparution ou d'arrêt ou 
lui fait donner citation. 

Il prescrit toutes les mesures de nature à amener la décou- 
verte de la vérité; constatation des circonstances et du corps . 
du délit, visite des lieux, perquisitions à domiciles, saisie des 
objets du délit, arrestation des complices et des recéleurs. Les 
officiers placés sous ses ordres sont chargés de l’exécution de 
ces diverses mesures; il fait citer les témoins et reçoit leur dé- 
position en public. ‘ 

Si l’auteur du délit est arrêté ou comparait, l'instruction con- 
tradictoire a lieu immédiatement et publiquement ; 

Le plaignant ou le policeman exposent le fait ; les témoins 
cités ou amenés sont entendus. 

Cela fait, si le délit est de ceux que le magistrat a le droit 
absolu de juger sur conviction sommaire, il donne la parole 
au prévenu ou à son défenseur, et prononce ensuite, séance 
tenante, soit la condamnation, soit l’acquittement, soit le ren- 
voi à une audiencé suivante pour continuer l’iostrüction ou 
attendre de nouveaux renseignements. 

Si le délit est de ceux que le magistrat ne peut juger sur con- 
viction sommaire, qu’en vertu du consentement du prévenu, il 
est procédé de la manière suivante, conformément aux dispo- 
sitions de la loi du 14 août 1855. 

Après l’audition des témoins à charge et avant toute défense 
et interrogation de l’inculpé, le magistrat lui expose la nature 

de l’accusation dirigée contre lui et termine par ces paroles : 
 « Consentez-vous à être jugé par nous ou désirez-vous étre 
renvoyé .par-devant un jury aux sessions vu aux assises ? 
(Art. 2.) 

Si l'accusé ne répond pas, le magistrat P : 

Voulez-vous plaider coupable ou non coupable? guilty or not 
guilty. 

Si l’accusé persiste dans son silence ou répond négative- 
ment, le magistrat procède à toutes les constatations ordinaires, 
dicte au greffier les points à retenir dé l’information et renvoie 
l'affaire au jury. 

L’accusé consent-il, au contraire, à être jugé sommatrement, 
l'accusation est rédigée par écrit; elle lui est lue ; il lui est 
ensuité demandé s’il est coupable ou non coupable : — cou- 
pable, le juge applique la peine encourue, — sinon la parole est 


290 LÉGISLATION. 


donnée à la défense pour le développement de ses moyens, 
et le juge prononce. 


IL, Comme juge. — Le magistrat, si le délit est de sa com- 
pétence, inflige la peine, sinon il renvoie devant la Cour com- 
pétente. 

En cas de condamnation comme en cas d’acquittement, il a 
tout pouvoir pour statuer sur les frais, les réparations civiles 
et la restitution des objets à leurs propriétaires; ces objets leur 
sont rendus en l'état où ils ont été saisis et retrouvés, et chose 
à noter, sans que nul se soit cru autorisé à en vérifier le con- 
tenu : la magistrature est pénétrée d’un si grand respect pour 
les droits des citoyens, en Angleterre, qu’elle croirait manquer à 
ses devoirs si elle allait, par une indiscrétion quelconque, au 
delà de ce qu’exige la constatation et la réparation des délits : 
un portefeuille volé est rendu, après jugement, sans avoir été 
onvert i. 

Tant que l’évidence n’est pas faite, le magistrat peut renvoyer 
d’un jour à un autre sa décision, laissant l’inculpé en état de 
détention ou en liberté, suivant les circonstances; dans tous 
les cas, il a la faculté la plus illimitée d'accorder la liberté pro- 
visoire avec Ou sans Caulion. 

L’instruction est ordinairement terminée le jour même ou le 
lendemain ; elle dure quelquefois deux ou trois jours, rarement 
plus d’une semaine. 

L'instruction de la même affaire eût pris en France huit jours 
au moins. 

C'est peu, dira-t-on : c’est trop, si c'est inutile et si rien 
ne s'oppose à ce qu’une procédure plus rapide rapproche, 
comme en Angleterre, le jour du jugement. — Il n’y a pas, à 
cet égard, à argumenter du danger qu’il peut y avoir de toucher 
aux institutions établies : les instituiions peuvent toujours être 
modifiées et doivent l’être lorsque l’expérience en découvre les 
imperfections, et quelle plus grave imperfection que celle qui 
entraîne l’injustice! — quelle plus dure injustice que la déten- 
tion préventive prolongée, infligée à des innocents? La sta- 


1 La vérification du contenu de l'objet saisi est souvent une nécessité, 
car le voleur a pu l'ouvrir et y placer des objets révélateurs, souvent aussi 
un moyen de vérifier si le plaignant est sincère dans ses descriptions. Les 
formalités dégénèrent quelquefois en puérilités dans l’Angieterre. Mais Ja 
restitution est en France trop lente et trop embarrassée. | 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 921 


tistique ‘ consullée la constate par des chiffres d'une MEDIA 
tion bien redoutable. 


Nombres proportionnels sur (1,000) moins de 15 jours 


des prévenus mis en liberté de 15 jours à 1 mois 
comme non coupables, après | de 1 mois à 2 mois 
avoir été détenus préventivem. de 2 mois à 6 mois 


Regrettables lenteurs qu’épargnerait à la justice une juridic- 
tion permanente. devant laquelle les prévenus arrêtés seraient 
duits et qui, procédant immédiatement contre eux, en décla- 
rerait le jour même ou le lendemain l'innocence ou la culpa- 
bilité! 

C’est ce que demandent pour Paris et les grandes villes ceux 
qui ont vu à Londres les Cours de police. 


III. Institution à Paris et dans les grandes villes de chambres correctionnelles, 
composées d’un seul juge avec un officier du ministère public. 


Comme une pareille institution en France ne serait un progrès 
gu’à la condition d'adopter les formes sommaires des Cours de 
police de Londres, la première chose à faire est de rechercher 
la pensée dont ces formes sont la réalisation, afin d’apprécier 
jusqu’à quel point elles peuvent se. concilier avec les principes 
de notre procédure et de notre système judiciaire. 

Cette pensée n’est pas autre que celle qui a été posée dès le 
début de cette étude comme le principe vraiment supérieur 
de toute organisation judiciaire. 

N’employer que le personnel et le temps strictement nécessaires 
pour la constatation des délits et de la culpabilité, et accélérer 
d'autant plus le jugement que le délit est d’une importance plus 
minime. 

Le législateur, en Angleterre, a réalisé l’application de cette 
pensée par les trois moyens qu caractérisent l'institution des 
Cours de police: 

1° L'unité du juge; 

LL 


1 V. le compte rendu de la justice criminelle pour l’année 1860. Rapport, 
P. LXXVI. 


222 LÉGISLATION. 

2° L'instruction immédiate et publique ; | 

3° La réunion des fonchons de la poursuite, de l'instruction 
et du jugement. 

La France, en ce qui concerne les délits mineurs et les con- 
traventions correctionnelles, a été moins bien inspirée en 
adoptant les moyens contraires : 

1° De la pluralité des juges ; 

2° L’'instruction préparatoire et secrèle ; 

3° Et de la division des fonctions de la poursuite, de l'in- 
struction et du jugement. 

Il ne sera pas sans utilité de vérifler le véritable caractère 
de ces moyens, afin de ne s’en exagérer ni la portée ni l’im- 
portance. 


I. De la pluralité et de l’unité des juges. — La pluralité des 
juges que l’on a quelquefois considérée comme un principe . 
n’est simplement qu’un moyen, une garantie d’impartialité et 
de justice. 

Mais il ne faut rien pousser à l'extrême, l’exagération ou 
l'application sans discernement des meilleurs moyens peuvent 
les rendre détestables. 

De 1791 à l’an VIII, — et par une sorte de réaction contre les 
juridictions anciennes, où le même magistrat élait examinateur 
enquesteur en même temps que juge',—lapluralité des juges fut 
regardée comme une condition de lumière et d'indépendance. . 
Cette pensée domina sans restriction toutes les instilutions 
judiciaires de cette époque ; elles furent toutes composées de 
plusienrs membres, même les tribunaux de simple police. — 
C'était un excès. 

L'expérience apporta une restriction à La trop grande géné- 
ralité de cette opinion, en démontrant : 

1° Que la pluralité des juges n’était pas plus un prinope 
qu'une nécessié, mais seulement une garantie qu'il ne fallait 
pas étendre au delà de ce qu’exigent l’examen et l’appréciation 
des faits; — que là par conséquent où Le simple bon sens suf- 
fit, un seul juge peut suffire : — la pluralité des juges fut donc 
réservée pour les juridictions chargées des jugements des 
crimes et des délits; 

2° Que l'unité dujugeloin d’êtreincompatible avec notre sys- 


t Le lieutenant criminel. 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 293 


tème judiciaire était au contraire un excellent moyen d'accélérer 

l'expédition des affaires qui demandent célérité ; — les juges 
de paix furent en conséquence débarrassés de leurs assesseurs 
et chargés de juger seuls les contraventions de simple police. 

La législation de l’empire consacra ces précieuses données. 
serait-ce en compromettre aujourd'hui l’autorité que de provo- 
quer les développements qu’elles comportent? L'unité du juge 
ne pourrait-elle supporter une compétence plus étendue que 
celle du juge de paix? 

La réponse est ici facile : si cette extension de compétence 
devait comprendre des méfaits graves, compliqués, pour l’ap- 
préciation desquels une intelligence isolée ne serait pas sufñ- 
sante, on pourrait doutér; — mais il ne s’agit, ainsi que cela 
a été dit, que de délits dont la pénalité n’exige le plus souvent 
que la constatation d’un fait matériel, de faits avérés et avoués, 
d’infractions ne différant des contraventions de simple police 
que par le taux des peines ; la juridiction ne sera pas différente, 
-e centre en sera déplacé, le rayon restera le mêmr i, 


IT. De l'instruction préalable et secrète. — I] est un point par 
lequel la législation anglaise diffère particulièrement de la 
nôtre, en ce qui concerne la poursuite des délits : — c’est 
l'absence de toute information préparatoire et secrète. 

Ce vestige de notre ancienne procédure inquisitoriale n’est, 
en Angleterre, qu’une exception *, — [l ne pouvait en être au- 
trement avec le principe de la vindicte privée, qui est dans ce 
pays le fondement de la théorie répressive. — Dans le duel 
judiciaire, le magistrat est moins le champion de l’ordre public 
et de l’autorité que le juge du camp; — s’il agit, c’est sur la 
plainte de la partie lésée ou sur les réquisitions du défendeur; 
ce qu'il poursuit, c’est la vérité sans doute, mais c’est particu- 


1 En fait, la prépondérance dans un tribunal de trois juges appartient au 
président qui, seul, connaît l'instruction écrite, ou au juge d’instruction 
qui peut juger comme juge d'audience. — Il en sera de même du juge prési- 
dant seul les chambres dont il s’agît ; {1 formera sa conviction sur une infor- 
mation publique, contrôlée par la présence du prévenu et du ministère 
publie. : 

2 Les magistrats anglais, remarque à ce sujet M. de Lagrevol, après Rey, 
s'efforcent de supprimer dans l'instruction préparatoire le concours des 
attorneys (avoués) et la publicité, — V. Rey, Des institutions judiciaires de 
l'Angleterre. Paris, 1826, tome II, p. 334 à 336. 


9924 LÉGISLATION. 


lièrement en vue de la satisfaction à donner à la victime du délit, 
— Il eùt été en conséquence contradictoire et en opposition 
avec les mœurs publiques, de ne pas tenir constamment la ba- 
lance égale entre les deux adversaires, et de faire au prévenu 
une condition pire en lui refusant d’assister à tous les actes de 
l'information et d’en discuter les résullats au moment même où 
ils se produisent. 

La publicité de l’instruction est donc restée une règle ab- 
golue de droit constitutionnel à toutes les phases de la procédure 
en Angleterre. 

En France, où la justice n’a et ne doit avoir d’autres préoc- 
cupations que la découverte de la vérité, et la punition du vrai 
coupable en vue de rassurer l’ordre et les intérêts généraux 
alarmés par son délit, le secret de l’instruction préparatoire 
était une condition de son succès, une nécessité même de son 
but: — le seul moyen efficace de déjouer les intrigues et les 
démarches des complices ou des parents. 

Mais s’il faut en reconnaître ainsi l’utilité lorsqu'il s’agit de 
crimes et de délits graves, il n’y a pas à se faire illusion sur 
ses inconvénients et ses abus lorsqu'il s’agit de faits peu im- 
portants, constatés, avérés el avoués. 

A quoi bon instruire, — lorsque tout est connu, et que le 
coupable avoue ? 

À quoi bon une instruction secrète, lorsqu'il n’y a plus rien 
de caché, et que tout est découvert? 

Il semble donc possible, sans porter atteinte à l’économie du 
système judiciaire, et sans renoncer aux avantages de l’instruc- 
tion secrèle, d’en restreindre l’application dans les limites 
de son ntilité réelle en cessant d’y soumettre les faits patents, 
avérés et constatés, c’est-à-dire Les flagrants délits légers. 


III. Réunion et division des fonctions de la poursuite, de 
l'instruction et du jugement. — Dans toute organisation un 
rouage de trop est un inconvénient aussi grand que l'absence 
d’un rouage nécessaire. 

Quelles sont, en matière de noieuités. les fonctions vraiment 
nécessaires ? — C'est la première question à poser ici, 

L'analyse et l’observation ont depuis longtemps distingué 
trois catégories de fonctions indispensables à l’action judi- 
ciaire : 

1° Rechercher les delits et leurs auteurs, rassembler les 


DES CHAMBRES CORRECTIONNÉLLES D'UN SEUL JUGE. 225 


preuves et les livrer à l’autorité chargée de le punir. — Opé- 
rations préliminaires qui constituent l'instruction; — elles 
font l’objet des fonctions des juges d'instruction ; 

2 Peser les preuves et décider: — opérations du jugement, 
fonctions du juge ; 

3° Mettre en mouvement les agens de l'instruction, en d’au- . 
tres termes, exercer l'action publique, provoquer la poursuite 
et l'instruction; — opérations ou fonctions du ministère public. 

Trois groupes distincts d’opérations : trois fonctions dis- 
tinctes. 

* Cette division des fonctions, que notre législation a acceptée, 
si elle a cet avantage de produire des effets plus puissants et 
plus sûrs, a d'autre part le désavantage d’exiger une plus grande 
dépense de temps'. Elle est une garantie dans l'instruction 
des affaires graves où la précipitation serait un danger, mais 
ne pourrait-on y renoncer lorsqu'il s’agit de délits légers qui 
n’ont rien à redouler d’une procédure plus rapide? Cette divt- 
sion est-elle à ce point commandée par la force des choses, que 
la réunton fût toujours impossible ? C’est en d’autres termes 
demander s’il existe entre elles des incompatibilités radicales 
ou seulement de simple convenance et de plus grande garantie ? 

Question considérable, sur laquelle les précédents législatifs 
et la science juridique ont consacré les résultats suivants : 

Entre les fonctions de la poursuite et de l'instruchon, incom- 
patibilité radicale; on ne saurait être à la fois juge et partie. — 
L'exercice de l’action publique exige, dans notre organisation, 
d’ailleurs une fonction spéciale et indépendante de toute autre. 
— On pourrait toutefois réduire les retards qu’entrainerait son 
intervention à des communications directes et à des réquisiiions 
verbales, en le faisant assister l’instruction *?. 

Entre les fonctions de l'instruction et du jugement, il n’y a à 
vrai dire aucune incompatibilité réelle; — s’il était en effet 
toujours possible que ce fût le même magistrat qui recueillit 


1 V. Ortolan, Éléments de droit pénal. 

3 Voici comment nous comprendrions alors son intervention : — Lors-: 
qu’un individu arrêté en flagrant déiit serait conduit à la barre du juge 
unique, le fait méme de l’arrestation, suivi des réquisitions verbales du 
ministère public tendant à l’instruction publique du délit, serait, dans la 
juridiction que nous proposons, le mode légal de saisir le juge. Les réqui- 
sitions verbales du ministère public tiendraient alors lieu de réquisitoire 
tntroductif pour l'information et de citation pour le jugement. 

XXI. 15 


996 LÉGISLATION. 


les preuves, visitât les lieux, entendit les témoins et jugeât, la 
justice y gagnerait en célérité et en lumières; mais Îl n’est pas 
souvent possible qu’il en soit ainsi. À cette impossibilité se 
joint, il est vrai, la convenance de donner aux prévenus un 
juge nouveau, dégagé de toute prévention. Mais pour les délits, 
. c’est le premier motif plutôt que le second qui a déterminé le 
législateur à diviser ces deux fonctions. Il y a d’ailleurs si peu 
d’incompatibilité entre elles qu’elles ont été réunies toutes les 
fois que cette réunion était simplement possible ouutile. 

Sans parler, en effet, du droit du juge instructeur de siéger 
à l’audience correctionnelle, ni de l'instruction à l’audience sur 
citation directe et du pouvoir, discrétionnaire d'instruction, 
donné par les articles 268 et 269 aux présidents des Cours 
d'assises, non plus que du pouvoir conféré, depuis les modifi- 
cations du Code d’instruction criminelle, au juge d'instruction 
de statuer seul sur les résultats de ses opérations, n’est-1l pas des 
cas où la loi donne aux mayistrats, soit isolés, soit réunis, le droit 
de poursuivre, d’instruire et de juger ? — les articles 181, 507 
du Code d'instruction criminelle ne laissent à cet ésard aucune 
espèce de doute. 

Art. 181. « S’il se commet, porte cet article, un délit cor- 
« rectionnel dans l’enceinte et pendant la durée des audiences, 
« le président dressera procès-verbal du fait, entendra le pré- 
« venu et les témoins, et le tribunal appliquera les peines de la 
« loi sans désemparer, » et cela sans attendre les renseignements 
du casier judiciaire, sans se préoccuper de savoir si le prévenu 
est ou non en état de récidive ; car la rapidité de la condamnation 
importe plus que la connaissance des circonstances qui pour- 
raient en élever la sévérité. 

Art. 504 et 505. — « Lorsqu’à l’audience ou dans un lieu 
« où se fait publiquement une instruction judiciaire, il se pro- 
« duit un tumulte accompagné de voies de fait ou d’injures 
« donnant lieu à l’application de peines correctionnelles ou de 
« police, ces peines pourront être, séance tenante, immédiate- 
a ment appliquées après que les faits auront été constatés. » 

ART. 507.— « A l'égard de voies de fait qui auraient dégénéré 
« en crimes, ou de tous autres crimes flagrants commis à l’au- 
« dience d’une Cour, la Cour procédera au jugement de suite et 
« sans désemparer. » 

« Elle entendra les témoins, le délinquant ou son conseil, ct 


DES CHAMBRES CORRECTIONNELLES D'UN SEUL JUGE. 227 


« après avoir constaié les faits et oui le procureur général ou : 
« son substitut, le tout publiquement, — elle appliquera la 
« peine, » — toujours sans rechercher dans le casier judiciaire 
les antécédents du prévenu. 

Dans tous ces cas le juge, agissant comme le magistrat des 
Cours de police à Londres, se saisit lui-même et procède d’of- 
fice en réunissant les attributions du ministère public, de l’in- 
struction et du jugement. — Cette dérogation au principe de la 
division ne peut-elle être invoquée comme un précédent et en 
justifier un autre; le tout serait d’en établir la nécessité : ce 
qui précède la démontre : — quoi, la nécessité de venger sans 
retard la majesté du tribunal outragée ou de profiter de la 
présence du juge pour la constatation des délits dont il est 
témoin a paru suffisante pour autoriser cette extension de leurs 
attributions : et l’on ne ne trouverait pas suffisante pour mo- 
tiver une semblable dérogation la nécessité d’abréger les dé- 
tentions préventives, de rapprocher des délits une décision 
dont la célérité ajoutera à l’exemplarité, et de débarrasser 
les tribunaux correctionnels d’affaires insignifiantes qui ab- 
sorbent leur temps et ne leur permettent pas de donner aux 
plus importantes toute l’attention qu’elles méritent? Les droits 
de la liberté individuelle et les- avantages d’une bonne et 
- prompte justice importent-ils moins que la nécessité de faire 
respecter le juge outragé sur son siége ? le devoir de celui-ci de 
venger son injure est-il plus pressant que le droit de tout in- 
culpé, d’être jugé lorsque l'instruction est terminée ? 

Qui oserait le soutenir? 

Mais, objectera-t-on, une aussi prompte justice risquerait de 
n’être pas une bonne justice : la célérité de la procédure som- 
maire du juge anglais ne permettant pas toujours de se procurer 
les renseignements relatifs aux antécédents du prévenu, — 
le juge ne pourra proportionner la peine au degré de perversité 
du délinquant. 

On oppose aux avantages ‘d’une poursuite rapide les dangers 
d’une insuffisante répression. — La réponse est ici facile : — 
ils ne sont pas à redouter, car la possibilité de l’indulgence 
sera largement compensée par la séverité répressive qu’entrai- 
nera le flagrant délil'. La vivacité des plaintes et du témoi- 


_ 4 Cette crainte que la condamnation ne soit pas assez sévère est d’ailleurs 
plus affectée que réelle. D'abord le plus grand nombre des prévenus de dé- 


298 LÉGISLATION. 


gnage produira en effet sur le juge une impression bien autre- 
ment puissante que l’état de récidive du coupable: et sous le 
rapport de l’exemplarité, la condamnation gagnera plus d’ail- 
leurs à être rapprochée du délit qu’à attendre les éléments 
d’une plus grande rigueur. | 

Si l’objection est calculée pour faire écarter les modifica- 
tions que l’on réclame; il faut alors prendre la réponse de 
plus haut : 

Les questions d'innovation législative se décident par la pré- 
pondérance des avantages sur leurs inconvénients, il n’y a 
donc qu’à les mettre en balance et voir lequel doit l’emporter, 
de l'inconvénient qui résulte pour la répression de l’ignorance 
des antécédents des prévenus, ou des bienfaits d’une procé- 
dure qui, en les négligeant, préviendra les détentions préven- 
tives imméritées, et dégagera les tribunaux correctionnels 
surchargés, en réalisant une économie considérable. 

C’est toujours là qu’il faut en venir; et sur ce point notre 
proposition triomphe de haute lutte. 


Mais c’est assez insister, il faut conclure. 

L'institution à Paris, et dans les principales villes de l’em- 
pire, de juridictions correctionnelles de’ quartiers, tenues par 
un juge seul assisté d’un officier du ministère public pour 
procéder à l’instruction et au jugement sommaires des flagrants 
délits légers et des contraventions correctionnelles { 


lits proprement dits ne sont pas récidivistes. Pour les délits-contraventions 
la répétition n’est pas toujours une cause morale d’aggravation. Les tribu- 
paux correctionnels n’agyravent pas toujours la peine à raison de la répéti- 
tion des délits ou même de la récidive légale. Trop souvent le casier judi- 
ciaire créé en 1850 ne leur est d'aucune utilité effective; et le mêémeindividu 
est condamné par eux sept, neuf et onze fois dans une année. C’est tout dire! 
si les peines de la récidive ne sont pas appliquées, le mal n’est pas grand. 
C'était avant le casier un cas fréquent. Enfin, s’il y a doute grave sur les 
antécédents, le juge se dessaisira, et en cas d'erreur constatée le ministère 
public remédiera à tout par un appel. L’inconvénient, s’il see, tourne au 
profit de l’inculpé. 

+ Le juge-président de ces chambres réunirait en ses mains les attri- 
butions des juges d'instruction et des juges de jugements avec le pouvoir 
discrétionnaire des présidents des Cours d’assises en ce qui concerne la 
direction des débats et les mesures à prescrire pour la découverte de la 
vérité ; — leurs audiences seraient publiques; ils pourraient juger après avoir 
fait l'instruction. — Telle que nous la comprenons, la juridiction à établir 


1e 
(Ste) 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 


Abrégerait la durée de la détention préventive, 

La supprimerait le plus souvent, 

Diminuerait les frais de justice criminelle, 

Dégagerait les chambres correctionnelles surchargées, 

Présenterait plus d’avantages que d’inconvénients 

_ Etse concilierait sans efforts avec les principes et les règles 
des juridictions à côté desquelles elles auraient à fonctionner. 

Telle est la proposition que notre dessein était de justifier en 
commençant cetie étude ; — au législateur seul appartient de 
se prononcer sur les moyens d'exécution.  G. ROUSSET. 


DE L'USEMENT DE ROHAN OU OU DOMAINE CONGÉABLE. 
Par M. Théodore DEROME, docteur en droit, procureur impérial à Quimper. 
PREMIER ARTICLE. 
Notions préliminaires. 


L'assemblée générale des états de Bretagne avait décidé, le 
4 août 1532, que le duché serait irrévocablement et à perpé- 
tuité uni à Ja couronne de France. Malgré cette solennelle an- 
nexion, les Bretons se considérèrent pendant de longues années 
encore comme indépendants. 
: Deux siècles plus tard, en 1748, Poullain-Duparc écrivait 
que le bannissement hors de la Bretagne opérait le même effet 
que le bannissement hors du royaume, c’est-à-dire la mort 
civile du condamné, et il en donnait cette raison que la Bre- 
tagne devait être regardée comme une province étrangère. Le 
censeur royal s’alarma d’une doctrine si manifestement opposée 


serait une espèce de chambre de référé correctionnel, où le juge procéderait 
comme les juges d'instruction des petits parquets, avec cette différence 
qa’ils procéderaient publiquement et pourraient juger, séance tenante, après 
l'instruction terminée, renvoyer ou se dessaisir, s’il y a lieu, avec faculté 
de mettre en liberté avec ou sans caution. 

1 Notamment pour les délinquants arrêtés en flagrant délit, conduits à 
la barre du tribunal, ils pourraient y étre immédiatement interrogés et 
jugés. s 


230 HISTOIRE DU DROIT. 


à l’unité de la monarchie française : le jurisconsulte breton dut 
faire amende honorable en modifiant le passage critiqué, et se 
justifier en assurant qu’il n’avait fait qu’attester un usage exis- 
tant, sans vouloir en apprécier le mérite. A l’appui de sa dé- 
claration, il joignit un certificat signé de douze anciens avocats 
au parlement de Bretagne. « C’est une opinion qui n’est pas 
« entièrement effacée dans l'esprit des Bretons, disait à ce 
« sujet d’Aguesseau, que leur pays est une espèce de royaume 
« à part, qui a ses lois et ses mœurs distinguées de celles du 
« reste de la France. » Et l’illustre chancelier ajoutait : « Si 
« telle a été, comme on peut le présumer, l’origine de la maxime 
« que l’on suit en Bretagne, c’est une raison de plus pour l’a- 
« balir entièrement *. » | 

La coutume de Bretagne réfléchissait les mœurs particulières 
de cette province, où la féodalité semblait incrustée dans un 
sol de granit. On sait que, suivant Hévin, la Très-ancienne 
coutume de Bretagne remonte à l’année 1330; qu'elle fit place 
à l’Ancienne coutume, publiée à Nantes, dans l’assemblée des 
états de la province, au mois d’octobre 1539; que la Nou- 
velle coutume fut ratifiée et promulguée en 1580. Elle trouva 
jadis d’illustres commentateurs, qui furent en même temps 
d’intrépides champions de la féodalité, dans les d’Argentré, 
les Hévin, les Poullain-Duparc. De nos jours, les savantes 
études des maîtres de la science, de MM. Laferrière et Giraud 
surtout, en ont fait ressortir la physionomie si originalement 
accentuée. 

A lombre de la coutume générale, qui formait comme le 
Code de la Bretagne, se développaient, dans certaines parties 
de la province, des usements ou usances qui sont autant de 
types singuliers du système féodal, et qui nous placent face à 
face avec le domaine congéable. Si nous en croyons Baudouin", 
près de 400,000 citoyens vivaient dans la basse Bretagne sous 
l'empire des usements convenanciers, et quelques-uns pensent 
qu'on peut sans exagération doubler ce chiffre : opinion très- 
vraisemblable, quand on considère que le chiffre de la popula- 
tion des trois départements des Côtes-du-Nord, du Finistère et 


1 D’Aguesseau, Lettres des 23 septembre et 12 octobre 1748; édition Par- 
dessus, tome XI, pages 653-657. . 
4 Baudouin, Institutions convenancières, préface. 


DU DOMAINE CONGÉABLE, 931 


du Morbihan, berceau du domaine congéable, s’élève aujour- 
d’hui à 1,702,000 habitants {. 

En quoi consistaient ces usements? quel en était lé fond 
commun? Le bail à domaine congéable ou titre de convenant ? 
peut être défini un contrat synallagmatique, par lequel le pro- 
priétaire d’un héritage, en retenant la propriété du fonds, 
transportait et aliénait les édifices et superfices moyennant une 
certaine redevance , avec faculté perpétuelle de congédier le 
preneur, à la charge seulement de lui rembourser les édifices 
et superfices suivant leur valeur à l’époque du: congément *. 
Dans ce contrat, observe Hévin *, tria sunt substantialia : 
savoir, d’un côté, rétention d’une espèce de seigneurie foncière 
ou directe, pour raison de quoi le bailleur était appelé seigneur 
foncier; d'autre côté, l’acquisition des édifices et superfices 
avec la faculté de jouir du fonds en payant une redevance an- 
nuelle, annuum canonem, à raison de quoi le premier était 
appelé domanier superficiaire ou colon; et enfin la faculté 
qu'avait le scigneur foncier d’expulser le colon, nonobstant 
quelque longue suite d'années que ce fût, en le remboursant 
de ses édifices et superfices à dire d’experts. C’est cette dernière 
condition propre et spéciale à ce contrat qui lui a donné le nom 
de domaine congéable, dominium migratorium. | 


CHAPITRE I. 


DE L'ORIGINE DU DOMAINE CONGÉABLE. 


Roch le Baïilli, médecin de Henri IV, fait remonter aux 
Troyens l'institution du domaine congéable, de laquelle autre- 
ment ne saîit-on l’origine”. On me permettra de ne pas discuter 


1 Les tableaux du recensement du 20 décembre 1856 attribuent 621,573 ha- 
bitants aux Côtes-du-Nord, 606,552 au Finistère, 473,932 au Morbihan. 

? Baudouin, t. I, p. 1 à 18, fait la remarque suivante : « Le Dictionnaire 
de Trévoux, au mot Convenance, porte : Vieux mot, faire paction, demeurer 
d’accord par stipulation; terme fait de l'anglais et fréquent dans leurs au- 
teurs. De là sans doute le mot de convenant, et l’usage d’appeler le domanier 
colon à titre de convenant franch. » — J'ajoute que Loysel disait dans le 
même sens : convenance vainc loi. 

- 8 Baudouin, t. I, p. 46. 
* Hevin, consult. 104. 
8 Roch le Bailli, Petit traité et sing. de la Bretagne armoricaine, p. 18. 


» 


9392 HISTOIRE DU DROIT. 


une conjecture qui va de pair avec l’histoire de Francus, fils 
d’Hector, et premier roi de France. | 

Je n’examinerai pas davantage si cette institution existait du 
temps que Jules-César élait dans ce pays, comme le prétend 
Dufail', en s'appuyant sur cet unique argument qu’à cette 
époque les différentes peuplades de la Gaule différaient entre 
elles de langage, de lois, d'institutions : Gallia est omnis di- 
visa in parlestres, quarum unam incolunt Belgæ, aliam Aqui- 
tani, tertiam qui ipsorum lingud Celiæ,nostrà Galli appellantur. 
Hi omnes lingud, institutis, legibus inter se differunt ?. Avec de 
tels raisonnements, devant quelles barrières s’arrêterait l’au- 
dace des systèmes ? 

Mais on me persuadera difficilement que la législation ro- 
maine n’a exercé aucune influence sur la formation du domaine 
congéable; je ne puis croire que cette institution soit tellement 
propre à la Bretagne que le type primordial ne s’en retrouve 
nulle part ailleurs. De telles théories peuvent convenir à l’hu- 
meur altière et à la fière indépendance des jurisconsultes bre- 
tons , fidèles interprètes des coutumes d’une province qui 
prétend être, dans la plus haute acception du mot, fille de ses 
œuvres, qui veut devoir à elle-même tout ce qu’elle est, rien à 
autrui. Mais on a beau faire, telle n'est pas la marche des 
choses humaines; les institutions ne sont pas créées comme 
d’un seul jet; elles se forment lentement, découlent les unes 


des autres, souvent identiques dans leur principe générateur, 


toujours variées à l'infini dans les formes que leur imposent 
chaque temps et chaque lieu, chaque siècle et chaque pays. 
Bien que les commentateurs des usements convenanciers re- 
poussent formellement, pour la plupart, l’opinion que j'ose 
émettre, ou qu'implicitement ils la condamnent par un dédai- 
gneux silence ?, je ne persiste pas moins à penser que le do- 


1 Dufail, liv. 1, cap. 355. 

? Cæsaris Comment. de Bello Gallico, lib. I, cap. 1. 

3 Girard, Usements ruraux de basse Bretagne, rattache, comme moi, le 
domaine congéable aux principes romains. Cet auteur fait découler le droit 
du domanier sur les édifices et superfices de divers textes du Digeste et du 
Code, aux titres Locati-conducti, De superficiebus, De pignoribus et hypo- 
thecis, notamment de la loi 3, ff., Locati-conducti : Quum fundus locetur, et 
æstimatum instrumentum colonus accipiat, Proculus ait, id agi, ut instru- 
mentum emplum habeat colonus, sicuti fieret, quum quid æstimatum în 
dotem daretur. — V. aussi loi 55, 6 1, au méme titre. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 233 


maine congéable de la Bretagne n’est autre chose qu’une dégé- 
nérescence de l’emphyÿtéose romain; il m'est impossible de n’y 
pas reconnaître l’élément romain modifié, transformé, dénaturé 
par l’élément celtique et par l’élément féodal. 

Pas plus aue les autres contrées de la Gaule, la Bretagne 
n’avait échappé à la domination romaine. Lorsque, sous la 
conduite de César, les aigles romaines se déployèrent dans les 
champs de la vieille Armorique, elles eurent à triompher de 
celle mâle et vigoureuse résistance qu’inspirent aux peuples 
les tressaillements instinctifs et les vives impulsions du senti- 
ment national attaqué dans ce qu’il a de plus cher, l’amour de 
l'indépendance. L'énergie et la bravoure d’un pays qui com- 


‘ battait pour ses foyers, pro aris et focis, étonnèrent la discipline 


° 


romaine et le génie de César. Mais comme il est dans les plans 
de la Providence que les peuples civilisés, quand ils sont dans 
l’âge viril, apportent la lumière à ceux qui sont plongés dans 
les ténèbres de Ja barbarie, les Armoricains devaient suc- 
comber. 

A la première attaque, ils s'étaient soumis. Bientôt, revenant 
sur cette pacifique détermination, ils formèrent une ligue puis- 
sante, arrêtèrent dans toutes les cités les ambassadeurs romains, 
et firent appel aux armes : Celeriter missis legatis, per suos 
principes inter se conjurant, nihil nisi communi concilio acturos, 
eumdemque omnis fortunæ exitum esse laturos, reliquasque 
civitates sollicitant, ut in ea libertate, quam à majoribus acce- 
perant permanere, quam Romanorum servitutem perferre, 
mallent ?. La cité des Venètes, Vannes, fut le théâtre du dernier 
combat qu’ils livrèrent aux Romains, combat fatal à leur indé- 
pendance, dans lequel leurs navires, au nombre de deux 
cents, furent anéantis, sous les yeux de César, par la flotte de 
Brutus : Quo prælio, bellum Venetorum tohiusque oræ maritimæ 
confectum est; nam omnis juventus, omnes etiam gravioris 
ætatis, in quibus aliquid consilii aut dignitatis fuit, eo conve- 
nerant..…. Itaque, se suaque omnia Cæsari dediderant : in quos 


1 « La coutume des Romains étant de parler toujours en maîtres, dit 
Montesquieu, les ambassadeurs qu’ils envoyaient chez les peuples qui n’a- 
vaient point encore senti leur puissance, étaient sûrement maltraités; ce 
qui était un prétexte sûr pour faire une nouvelle guerre. (Grandeur et dé- 
cadence des Romaïns, chap. 6.) 

? Cæsaris Comment. de Bello Gallico, lib. II, cap. 8. 


934 HISTOIRE DU DROIT. 


eù gravius Cæsar vindicandum statuit, quû diligentius in reli- 
quum tempus à barbaris jus legaturum conservaretur. Ttaque 
omni senalu necalo, reliquos sub corond vendidit 1. 

C'est ainsi que, cinquante-six ans avant Jésus-Christ, l’Ar- 
morique tomba sous le joug romain, pour ne s’en affranchir que 
cinq siècles plus tard, en l’année 409 de Jésus-Christ. En 416, 
Exsuperantius, préfet des Gaules, tenta de la faire rentrer dans 
la dépendance de l’empire, mais ses efforts échouèrent; il ne 
put obtenir qu’un traité d'alliance avec ce peuple qui, après 
avoir secoué les chaînes de la servitude, allait bientôt vivre 
d’une vie nouvelle au sein d’une société qui devait se renouveler 
jusque dans ses fondements. 

Que s’est-il passé dans cet espace de quatre cent cinquante 
années d'occupation? J’accorderai que la civilisation romaine 
a jeté dans le sol breton des racines moins profondes que dans 
les autres parties de la Gaule; que l’Armorique a pu, mieux que 
d’autres, défendre ses mœurs séculaires et conserver jusqu’à sa 
langue traditionnelle ; que, mieux que d’autres, elle a été pro- 
tégée par léloignement, par la mer, par la rigueur du climat, 
par la stérilité du sol, par d’inaccessibles retraites; qu’elle a 
été, en un mot, le dernier refuge de cette race celtique qui avait : 
porté en Europe et en Asie la terreur du nom gaulois. Mais un 
grand fait est acquis à l’histoire : c’est que l’occupation romaine 
se prolongea pendant près de cinq siècles dans ce pays; que, 
pendant ce temps, l’Armorique fut incorporée à l'empire ro- 
main, enclavée dans l’une de ses provirces, la Lyonnaise, sous 
Auguste, la troisième Lyonnaise, sous Adrien et ses succes- 
seurs *, et qu’à cette même époque, elle renonça au culte san- 
glant des druides pour se convertir au christianisme . 

Quoi! lorsque, jusque dans les forêts de la Bretagne, nous re- 
trouvons les statues et les inscriptions qui rappellent l’invasion du 
polythéisme romain °; lo-sque nous découvrons, jusque dans ses 


1 Cæsaris Comment. de Bello Gallico, lib. IT, cap. 16. 

3 Suivant la notice de l'empire, le pays de Léon et de Vannes fut occupé 
par les troupes romaines jusqu'en 401. 

$ Malte-Brun, Géographie universelle. 

& Déodatus précha le christianisme chez les Vénètes au IV* siècle, date de 
la conversion de l’Armorique. 

# La Vénus de Quinipily, à Baud, près Napoléonville (Morbihan). Les 
paysans lui ont donné le nom de Groa-hoart ou vieille couarde. (Maïte-Brun, 
Géographie universelle.) 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 235 


landes, ici les débris d’un aqueduc, là les vestiges d’une voie 
romaine ?, ailleurs les monuments qui témoignent de la puis- 
sance du peuple-roi, nous croirons facilement que Ia domina- 
tion de ce peuple, législateur autant que guerrier, s’est éxercée 
pendant cinq siècles dans ce pays sans laisser la plus légère 
marque de son passage dans les lois et les institutions? 

Dans l’Armorique, comme ailleurs, deux races se trouvaient 
èn présence : les Romains et les Celtes, les vainqueurs et les 
vaincus; les vainqueurs apportant leur puissante organisation, 
leur hiérarchie administrative fondée, développée, perfectionnée 
par les empereurs, leur système des colonies et des municipes, 
leur religion, leurs mœurs, leurs usages; les vaincus, dont le 
sort dépendait du prix qu’ils avaient mis à leur soumission, 
dont quelques-uns conservèrent leur liberté, leurs droits civils, 
leurs propriétés, à la seule charge de payer tribut (vectigal) aux 
vainqueurs, tandis que d’autres, pris les armes à la main, furent 
condamnés à cet état de demi-servitude qu’on réservait aux 
déditices, ou même furent réduits en esclavage : Itaque Cæsar, 
omni senatu necato, reliquos sub corond vendidit. | 

Après les premières terreurs de la conquête, l'influence 
bienfaisante de l’œuvre de la pacification se fit sentir; des jours 
meilleurs commencèrent à luire. Peu à peu la race vainoue 
reconquit son indépendance ; les fers de l’esclavage devinrent 
moins pesants; les faveurs de l’affranchissement créèrent la 
classe des colons, possesseurs de la terre dont ils aspiraient à 
recouvrer la propriété! « Le colonat est venu comme palliatif 
« de la grande propriété, dit M. Troplong*, comme intermé- 
« diaire entre l’esclave qui recule devant le travail et le maître 
« qui languit devant ses richesses improductives..... Le maître 
« choisit parmi ses esclaves les plus laborieux et les plus intel- 
« ligent ; il leur donna une ‘existence plus libre et des terres à 
« cultiver. Mais il les attacha au sol, eux et toute leur famille, 
« par un lien perpétuel, combiné avec quelques restrictions 
« d’une pleine liberté. » 

Girard, dans ses Usements ruraux de la basse Bretagne, se 
prononce dans le même sens et s’exprime, pour ainsi dire, 


1 On a découvert les traces d’une voie romaine se dirigeant de Brest à 
Carhaix, et de Carhaix à Nantes, — une autre conduisant de Vannes dans le 
Maine. (Girard, Usements de basse Bretagne, p. 208-209.) 

3? Troplong, Louage, préface, ps 60, 


_ 936 HISTOIRE DU DROIT. 


dans les mêmes termes : « Dans ceite invention du domaine 
« corgéable, soit chez les Romains, soit chez les Bretons, je 
« crois voir la création d’un troisième genre de propriétés, et 
« dans elle un remède aux grands maux qui résultent partout 
« ailleurs des grandes propriétés et de l’esclavage ou de la 
« misère des cultivateurs !. » 

Le temps que dura l’occupation de l’Armorique fut précisé- 
ment celui où le contrat emphytéotique se développait chez 
les Romains. 

Gaïus, qui vivait vers le milieu du Il° siècle de l’ère chré- 
tienne, sous Antonin et sous Marc-Aurèle, nous en montre 
l’origine dans le bail perpétuel des biens du municipe : 
Adeo autem emptio et venditio et locatio et conductio fanu- 
liaritatem aliquam inter se habere videntur, ut in quibusdam 
causis quæri soleat, ;'utrune emptio et venditio contrahatur, 
an locatio et conductio, veluti si qua res in perpetuum locata 
sit; quod evenit prædiis municipum quæ ed lege locantur, ut 
quamdiu id vectigal prœstetur, neque ipsi conductori neque 
heredi ejus prædium auferatur *, 

Vers la fin du même siècle, Papinien rappelle ce contrat 
d’une nature particulière : Quum igitur ed lege fundum vecti- 
galem municipes locaverint, ut ad heredem ejus qui suscepit, 
pertineret, jus heredum ad legatarium quoque transferri potuit °. 

Paul s’en explique de la même manière vers le milieu du 
IT siècle : J’ectigales vocantur (agri), qui in perpetuum locan- 
tur, id est, hâc lege, ut tamdiu pro his vectigal pendatur, quam- 
diu neque 1psis qui conduxerint, neque his, qui in locum eorum 
successerunt, auferri eos liceat *. 

Dans le même siècle, l’empereur Philippe consacrait le prin- 
cipe de la perpétuité de l’emphytéose : Fundum vectigalem, si 
suis quibusque temporibus debitæ quantitates inferantur, invito 
possessore auferri non posse, manifestum est 5. 

Valérien et Gallien prociament la même règle (IIL° siècle) : 
Quamois incrementum conductioni factæ publici prœdit videtur 


1 Girard, Usements ruraux, p. 10. 

? Gaïus, Comment., 111, S 145. 

3 Papinien, L. 219, Î., De verborum significatione, lib. L, tit. 16. 

* Paul, L. 1, ff., Si ager vectigalis, lib. VI, tit. 3, 

s L. 1, Code, De administratione rerum publicarum, lib. XI, tit. 30. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 9237 


offerri, non tamen additamenti specie oportel fre locationis 
infringt 

L'État, les corporations, les propriétaires de vastes terres sui- 
virent à l'envi l'exemple donné par les municipes, et les con- 
stitutions impériales se multiplièrent sur ce sujet avec une 
prodigieuse rapidité pendant les IIIe, IV* et Ve siècles ?. Aussi 
Justinien ne fait-il que consacrer un état de choses préexistant, 
lorsqu'il reconnaît l’emphytéose : Sed talis contractus quia 
inter vereres dubitabatur, et à quibusdam locatio, à quibusdam 
venditio existimabatur, lex Zenoniana lata est, quæ emphy- 
teuseos contractus propriam.slaluit naturam, neque ad loca- 
tionem, neque ad venditionem inclinantem, sed suis pactionibus 
l'ulciendam *. 

Voilà la marche de l’emphytéose pendant les cinq siècles que 
dura la soumission des Gaules. Dans ce long espace de temps, 
un jour vint où les Romains, étendant au territoire armoricain 
le système d'exploitation qu’ils appliquaient partout à la grande 
propriété, latifundüs, y portèrent le contrat emphytéotique, 
et ce jour fut, au plus tard, celui où, par l’édit du II! siècle, 
tous les habitants des pays conquis furent admis aux droits de 
citoyens, celui où les lois civiles de Rome devinrent communes 
à tout l’empire *. 

L'emphytéose a dû être nécessairement importée chez les 
peuplades celtiques de la basse Bretagne comme dans le reste 
de l'empire romain, et l’on découvre dans cette institution les 
premiers linéaments du domaine congéable. Bien que séparés 


1 L. 2, Code, De vendendis rebus civitatis, lib. XI, tit. 31. JL s’agit dans 
cette loi de l’ager vectigalis, et non de l’ager publicus proprement dit, 
comme le prouve le titre De vendendis rebus civitatis. Cette confusion de 
l'ager vectigalis et de l’ager publicus se produisait souveut, ainsi que l'ex 
plique Ulpien : Bona civitatis abusive publica dicta sunt; sola enim ea 
publica sunt, quæ populi romani sunt. (L. 15, f., De verborum significa- 
tone.) 

s L. 11, $ 1, ff., De publicanis et vectigalibus, lib. XXXIX, tit. 4 (III° siè- 
cle); — L. 1, Code, De administrationie rerum publicarum (Philippe, em- 
pereur, Ille siècle); — L. 5, Code, De locatione prædiorum civilium, lib. XI, 
tit. 70 (Théodose et Valentinien, fin du IV° siècle); — L. 2 et 3, Code, eodem 
titulo (Arcadius et Honorius, commencement du V° siècle). 

8 Institutes de Justinien, lib. IL, tit. 24, $ 3, De locatione et conduc- 
fione. 

# V. Laferrière, Histoire du droit français, t. I, p. 38- 39, sur l'édit du 
Ill: siècle. 


938 HISTOIRE DU DROIT. 


par des nuances tranchées, ces deux contrats ne sont autre 
chose que de simples variétés d’un même genre. Leur base 
est la même : c’est le bail à long terme, modifié tour à tour 
par les conditions qui affectent la propriété et par l’état de 
ceux qui la cultivent; leur but est identique : c'est la mise en 
produit des terres, et de celles-là surtout qui réclament les 
grands travaux du défrichement ; enfin ils offrent l’un et l’autre. 
l'avantage, pour le bailleur, de se prêter à la constitution aris- 
tocratique de la propriété, — pour le preneur, de l’attacher à 
la terre en récompensant suffisamment ses efforts et en le pré- 
parant ainsi à une honnête existence. | 
Aussi voyons-nous le jurisconsulte romain et.le commenta- 
teur des coutumes tenir le même langage : Adeo autem emptio 
et venditio, dit Gaïus, et locatio et familiaritalem aliquam inter 
se habere videntur, ut in quibusdam causis quæri soleat, utrum 
emptio et vendilio contrahatur, an locatio et conductio, veluti 
st qua res in perpeluum locata sit. .… Sed magis placuit loca- 
tionem conductionemque esse *. — Le contrat qui a pour objet 
le domaine congéable n’est à proprement parler, selon les iuris- 
consultes bretons, « ni vendition, ni location, conduction, ni 
« emphytéose, superficie, ni censive * ; » il tient quelque chose 
de tous ces contrats, mais il diffère de tous, et l’usage, levant 
les doutes de la science, lui a donné le nom de bail à domaine 
congéable ou bail à convenant. Ainsi, dans la classification 
des contrats. l’emphytéose et le dornaine congéable se placent 
entre la vente et le louage, $e rapprochant davantage de ce 
dernier. C’est dire qu’ils ont des points de contact essentiels, 
qu’ils appartiennent à la même famille, et que si on les trouve 
tous les deux, l’un à la suite de l’autre, implantés sur le même 
sol, on peut hardiment en inférer que le second est une déri- 
vation du premier. 
C'est ainsi que se dégage l'élément romain : exploitation 
des grandes propriétés, défrichement des terres incultes, et, 
pour atteindre ce but, baux à longs termes, indéfinis ou même 
perpétuels. Ne nous arrêtons pas devant cette objection que la 
durée des baux convenanciers était limitée, qu’elle était bornée 


1 Gaïus, Comment., lib. III, 145. 
3 D’Argentré, sur l’article 299 de la coutume de Bretagne, f° 1308. — 
évin, consult. 104, p. 418. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 939 


à six années en Rohan :, à neuf années en Brouerec, Cornouaille 
et Tréguier ?. Ces restrictions à la perpétuité du bail n’ont dû 
se produire que dans les temps postérieurs, sous l'influence 
féodale, pour multiplier les droits de commission que le sei- 
gmeur prélevait à chaque renouvellement de baillée. Dans l’ori- 
gine, le bail convenancier devait être consenti pour un très-long 
terme, s’il n’était perpétuel; car les baux de courte durée ne 
se concilient ni avec le grand but de l’exploitation et du défri- 
chement, ni avec le droit de congédier réservé au seigneur, ni 
avec la faculté de vendre la tenue concédée au vassal ou do- 
_ manier, ni avec le système de succession et de déshérence tel 
qu’il était particulièrement organisé dans l’usement de Rohan. 
Ce n’est pas là une simple conjecture : car, d’une part, il est 
bien positif que, dans le fait, les baux étaient renouvelés avec 
une constante régularité, et que les tenues se transmettaient 
dans les familles des domaniers de génération en génération; 
et, d’autre part, Rosmar, le plus ancien interprète de l’usement 
de Tréguier, déclare que « les baux sont sans limitation de 
« temps dans cet usement, sauf le droit du propriétaire de con- 
« gédier son vassal et convenancier, toutes fois et quantes, le 
«a remboursant. » D’Argentré semble aussi faire allusion à ces 
baux indéfinis : Nostri prædia vocant, quæ domini solent 
colonis tribuere sub certà annud pensione colenda in tempus, 
quod alibi novennii est ex agrarus locorum legibus, alibi Lon- 
ctoris ?. Tenons pour certain que, dans le principe, le domaine 
congéable était, comme l’emphytéose, un baïl perpétuel ou du 
moins un bail à très-long terme *. 


1 Usement de Rohan, art: 10. — Le Guével, Commentaire sur l’usement, 
p. 103. 


2 Usement de Cornouaille, art. 3, 4, 17. — D'Argentré, Traité des lods et 
ventes, $ 40, sur l’article 299 de la coutume de Bretagne. — Duparc-Poul- 
lain, t. Ill, p. 29, ett. VI, p. 53. — Perchambault, Cout., De l’usufruit, 
tit, 20, 6 2. — Belordeau, Obs. for., liv. IV, partie IV, art. 12. — Gatechair, 
Mémoire sur Brouërec. 

3 D’Argentré, loco citato. Le même dit ailleurs (De laudimiis, $ 40) que 
les baux de dix-huit ans et plus doivent être considérés comme perpétuels : 
pro perpetuis haberi debent. 

+ Hévin, Questions féodales, p. 175; — Perchambault, Cout., art. 541; — 
Gatechair, Sauvageau sur Dufail, livre 1°, p. 472 et 484; — Baudouin, 
Institutions convenancières, t. 1, p. 1 à 18; — Girard, Usements ruraux de 
basse Bretagne, t. 1, p. 1 à 10, attribuent unanimement l'institution des 
convenants à la quantité de terres incultes qui existaient dans la province, 


240 HISTOIRE DU DROIT. 


Après la chute de l’empire romain, les cités armoricaines 
furent soumises à des chefs qui prenaient le titre de comtes, 
de ducs ou de rois. Si cette époque de notre histoire fut mal- 
heureuse comme toutes les époques de brusque transition, les 
conditions de la propriété ne se modifièrent pas cependant d’un 
seul coup. Les institutions économiques, que cinq siècles d’oc- 
cupalion romaine avaient fondées sur le sol breton, ne s'éva- 
nouirent pas subitement; elles continuèrent à s’y maintenir, à 
y vivre, ou, 81 l’on veut, à y végéter; mais elles y persistèrent 
enfin, en se modifiant peu à peu. en se pliant aux exigences de 
la féodalité, qui, à mesure qu’elle se constituait, qu’elle se dé- 
veloppait, qu’elle grandissait, les marquait à un plus haut degré 
de sa vigoureuse empreinte. Ce fut là encore l'œuvre de plu- 
sieurs siècles; car ce n’est que du X° au XII° que fut consommée 
la grande révolution du régime féodal. C’est l’époque où son 
triomphe fut complet, son établissement définitif. Le bail à 
long terme se perpétua. « La féodalité, dit avec sa baute raison 
« M. Troplong, considérée dans ses rapports avec la classe des 
« cultivateurs, n’a été autre chose qu’un vaste bail à ferme 
« perpétuelle ou à colonage héréditaire *. 

Nous voyons alors le principe déposé ne l’'emphytéose sur 
le sol de la France se reproduire et se modifier de mille ma- 
nières, conservant son nom et son empire dans certaines par- 
ties de notre pays, se voilant sous le nom et les règles spéciales 
de la locatairie perpétuelle dans le Languedoc, la Provence, les 
pays de droit écrit, — sous le nom d’albergement dans le 
Dauphiné, — voire sous celui de colonage à métairie perpé- 
tuelle dans la Marche et le Limousin, de champart et.de com- 
plant dans l’Anjou, le Maine, la Saintonge, la Rochelle, le 
Poitou, le Nivernais, — à peine reconnaissable dans les baux 
à fief, les baux à cens, les baux à rente perpétuelle. De la même 
manière se développait le domaine congéable dans le pays bre- 
ton. Si l'on y regarde de près, il y a certainement de frappantes 
dissemblances entre ces diverses tenures; mais, au foud, elles 
ont Ja même origine, elles convergent au même but, et il a fallu 
que les légistes vinssent pour en distinguer les nuances, pour 


et aux concessions faites par les seigneurs aux paysans pour les défricher. 
— V. dans le même sens Minier, Précis historique du droit français, p. 95. 
1 Troplong, Louage, préface, p. 72. . | 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 241 


donner à chaqué contrat son véritable nom, pour classer dans 
la science juridique les multiples créations du génie féodal. 

S’il fallait une preuve de plus pour démontrer que le domaine 
congéable n’est pas un contrat sans antécédents, je citerais la 
convention que signale Terrasson ?, et qui fut passée en Pro- 
vence près de Fayeance, l’an 540: le bailleur vendait au pre- 
neur les édifices et superfices, et lui concédait pour vingt-cinq 
ans la jouissance du fonds. N’est-ce pas le domaine congéable ? 
Et comment expliquer l’apparition accidentelle de ce contrat à 
une si grande distance de Ja basse Bretagne et à une telle 
époque, si ce n’est comme une conséquence qu'un même prin- 
cipe produisait à la fois, pour mettre les terres en gagnage*, 
sur deux points différents de notre pays. 

S’il est difficile, s’il est impossible même de déterminer d’une 
manière précise l’élément celtique dans l’économie du domaine 
congéable, parce qu'il s’est confondu avec l’élément romain 
d’abord, parce qu’il a été ensuite dominé et absorbé par l’élé- 
ment féodal, on ne saurait le méconnaître cependant; car ce 
serait méconnaître l'influence nécessaire qu’exercent sur les 
transactions civiles, dans chaque pays, les usages, les mœurs, 
le caractère, les conditions mêmes de la propriété et la nature 
du sol. Je crois pouvoir attribuer à cet élément les extensions 
‘primitives de l’emphytéose, les larges concessions faites au 
colon par des propriétaires qui, en donnant à défricher d’im- 
menses terres incultes, n’avaient d’autre intérêt que de se ré- 
server la reconnaissance de leur titre, recognitionem dominu. 
— Ce n’est pas tout : il faut rechercher dans le domaine con- 
géable, non-seulement ce qui s’y trouve, mais encore ce qui ne 
s’y trouve pas. Le but du propriétaire foncier n’était pas de 
s'attacher par des bénéfices gratuits une milice fidèle, mais de 
former, suivant l’expression de Gatechair, un simple contrat 
de ménagement et labourage. Dispensés du serment de fidélité, 
que les Romains et après eux les Francs exigeaient des soldats 
gratifiés de terres léfiques *, les colons armoricains ne furent 


1 Terrasson, Histoire de la jurisprudence romaine, p. 71. — Girard, 
Usements ruraux, p. 1 à 10. 
? Loysel, Bentes, liv. IV, S 1. | 
8 L'abbé Desfontaines, dans son Histoire des ducs de Bretagne, t. I, p. 23, 
dit que les Bretons insulaires qui vinrent dans l’Armorique, en 383, furent 
appelés letes, comme les Frances établis à Rennes ; les terres qu’ils reçurent, 
XXI. 16 


242 , HISTOIRE DU DROIT. 

jamais hommes liges, | amais vassaux de fief. Ils tenaient sim- 
plement leurs terres à titre de cultivateurs d de l main! même des 
possesseurs de fiefs. Ïls promettaient, non pas | le foi, mais leurs 
bras pour défricher et des redevances pour reconnaitre les 
droits d du propriétaire | foncier. Ainsi semble ge distinguer l’élé- 
ment celtique 6 de l'élément féodal. 

Que si c’est pousser trop loin les investigations de l'analyse 
que de vouloir discerner, après tan} de siècles écoulés, le prin- 
cipe celtique et le principe féodal, il est du moins facile de 
montrer ce que leur mélange : a produit. Il a produit, en s ’écar- 
tant du principe : romain ; 

1° La faculté de congédier introduite dans l'intérêt du sei- 
gneur, et toute la procédure du congément ; 

2° La reconnaissance de la propriété des édifices et superfices 
au profit du colon : reconnaissance qui, sous l apparence d'un 
bienfait, cachait une mesure fiscale, le prélèvement des droits 
de lods et yentes au profit du seigneur pour chaque mutation de 
la tenue, sans compter que obligation de réparer les bâti- 

ments retombait tout entière sur le colon ; ; 

| go La : restriction de la durée des baux, l'obligation imposée 
au colon de les renouveler, soit tous les six ans, soit tous les 
neuf ans, parce que chaque baillée de renouvellement procurait 
de nouvaux droits de commission au seigneur ; 

4] Les juridictions seigneuriales, les seigneurs s'étant réservé 
le justiciement de leurs domaniers !, co - le retrait lignager, les 
corvées, et tous autres droits féodaux ; : 

5 Le système des successions de la tenue, telles qu'elles 
étaient organisées particulièrement daps l’usement de Bobap, 
et le droit de déshérence réservé au seigneur. 

Ce sont là les principales modifications que l’élément celtique 
et l'élément féodal ont fait subir à l'élément romain. 

Piverses circonstances, dans lesquelles on a vu à tort l’ori- 
gine du domaine congéable, ont eu pour effet d’en fayoriser le 
développement. 


“jee 


à la charge de les défricher, de les défendre et de fournir des troupes à 
l'armée des empereurs, prirent le nom de terres létiques. — Let, en langue 
celtique, ‘signifie largeur, étendue: lec’h, la demeure et les terres d'un 
colon. (Girard, p. 1 à 10. — Baudouin, t. I, p.11. ) — V. aussi Dubos, His- 
Loire critique ( de l'établissement de la monarchie française, 1. I, p. fé et 
Suiv. 

1 Baudoin, t.1,p. 12. 


Li 


DU DOMAINE CONGÉARLE. 243 


Telles sont du III° au VI siècle, et plus spécialement dans le 
IV'et le Ve, les fréquentes émigrations des Bretons insulaires ?, 
Chassés de leur-pays par les Saxons, ils vinrent en grand 
nombre chercher un asile dans l’Armorique. En 383, on en 
voit arriver une troupe considérable sous la çonduite de 
Maxime. D'autres vinrent ensuite, et les derniers émigrants 
furent accueillis et traités en amis par ceux qui les avaient pré- 
cédés : venerunt ad suas concives ad Armoricam ?. 

La plupart des jurisconsultes bretons font remonter l'origine 
même du domaine congéable à ces invasions successives. Les 
indigènes ne voulant pas se dépouiller gratuitement de leurs 
terres en fayeur des nouveaux yenus, ceux-ci ne voulant pas : 
accepter le rôle de serfs de la glèbe, le moyen terme des bail- 
lées convenancières vint concilier, par une heureuse transac- 
tion, les intérêts opposés. Moyennant de modiques redevances, 
les émigrants obtinrent de larges concessions tarritcriales, dont 
les indigènes conservaient la propriété, le fonds : combinaison 
avantageuse pour tous, féconde surtout pour le pays breton, si 
tant est que les nouveaux colons défrichèrent le territoire de 
Goëlo couvert de bois, et créèrent en quelque sorte Brouërec 
et la Cornouaille en y faisant fleurir l’agriculture ?. 

L'auteur des Institutions convenancières, Baudouin, et d'autres 
à sa suite, voient l’origine du domaine congéable dans les émi- 
grations du Ve siècle seulement, non dans celles du IV*, non 
dans celle de l’année 383 surtout. — En 383, les troupes ro- 
maines occupaient encore le pays ; des concegsions de terri- 
toires furent faites sans doute aux nouveaux venus, mais des 
concessions pleines et entières, comprenant tout à la fois la 
jouissance, les édifices et superfices, le fonds lui-même : c'est 
ainsi que les empereurs romains distribuaient les bénéfices aux 


4 Duparc-Poullain, Princines du droit français, t. Il], p. 35. — Baudouin, 
u 1, p. 1 à 18. — Carré, p, 2 à 1. — Aulanier, Traité du domaine congéable, 
p. 1. — Dalloz, v° Bail à domaine congéable, n°1 ct 2. 

? Salfred, lib. V, çap. 16. — Miorcec de Kerdanet, Notice inséré dans l’ou- 
yrage de Carré. — Ad suos concives : Suivant l'interprétation de Baudouin, 
je vois dans ces mots une allusion à l’accueil fait par les premiers émigrants 
à ceux qui yinrent ensuite; mais ils pourraient s’entenqre aussi bien de 
l'hospitalité donnée par les Celtes armoricains aux Celtes de Ja Grande-Bre- 
tagne. 

- 8 Baudouin, loc. cit, — Aulanier, loc. cit, — Miorcec de Kerdanet, notice 
insérée dans l’ouvrage de Carré. 


’ 


244 HISTOIRE DU DROIT. 


barbares etes. Mais on ne découvre là aucun vestige du do- 
maine congéable., — Je ne puis voir, pour ma part, dans l’opi- 
nion de Baudouin, dans sa distinction entre les premières et 
les dernières transmigrations, qu’une de ces tentativesextrêmes, 
hasardées pour séparer vioiemment le droit breton du droit ro- 
main. Que les premiers émigrants aient obtenu des empereurs 
des concessions territoriales, l’histoire le dit ; je ne dois pas le 
nier *. Mais croira-t-on facilement qu’en présence de l'invasion 
de 383, les anciens Armoricains qui, après avoir franchi tous 
les degrés de l’esclavage, avaient pour la plupart recouvré la 
liberté, qui étaient rentrés dans la possession réelle de leurs 
droits, qui étaient redevenus propriétaires, qui dix-huit ans plus 
tard allaient être affranchis du joug romain, croira-t-on facile- 
_ment que ces vieux Celtes n’aient, de leur côté, noué aucune 
relation avec les émigrants bretons, qu’ils ne leur aient fait 
aucune concession de terres, soit définitivement, soit plutôt à 
titre précaire? N’est-il pas évident, au contraire, que le do- 
maine congéable dont le principe était déposé dans la législa- 
tion antérieure, dut se développer sous l'influence des rapports 
nouveaux des Romains et des Celtes de PArmorique avec les 
insulaires bretons? Et n’est-ce pas, dans ce grand mouvement, 
que lélément celtique est venu se mêler, en le modifiant, à 
l'élément romain pour la formation du domaine congéable? 
Quoi qu’il en soit, j’observe que les émigrants de 383 prirent le 
nom de letes, comme les Francs établis à Rennes, à Bayeux, à 
Chartres, et si je m’en rapporte à la puissance des étymologies, 
je trouve que le mot lef, dans la langue celtique, signifie largeur, 
étendue; et le mot /{ec’h, demeure et terre du colon, ea sorte 
que l’idée du colonat perce jusque dans les temps des premières 
transmigrations. Si, dans l’effervescence générale causée par 
de tels événements, je ne reconaais pas l’origine première du 
domaine congéable, j’y vois du moins une de ces causes puis- 
santes qui ont dû lui imprimer un mouvement plus rapide et 
lui communiquer une vie nouvelle. 

M. Troplong pense que le domaine congéable peut avoir été 
introduit dans les contrées de la basse Bretagne par suite des 
longs voyages et des émigrations de ses marins : « Le proprié- 

1 Anquetil, Histoire de France, année 416. — Constance confirma, en 416, 


les concessions territoriales précédemment faites par le dernier des Con- 
stantin. | 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 945 


« taire qui s’absentail pour un temps indéterminé, dit l’illustre 
« jurisconsulte, devait avoir à cœur de s’épargner les em- 
« barras de l’administration et de se dispenser des réparations 
« des bâtiments, tout en s’assurant, pendant son absence, un 
« revenu raisonnable; or ce but était atteint par le domaine 
« congéable, combinaison ingénieuse et qui atteste l’originalité 
« du peuple qui en est l'inventeur !, » Ingénieuse conjecture! 
,s’écrie M. Dalloz?. Cette conjecture cependant repose sur un 
fait, comme l'explique fort bien M. Carré ?, sur un de ces faits 
qui ne recèlent pas, il est vrai, le germe du domaine congéable, 
mais qui le développent, le multiplient et le propagent. Je n’en- 
tends pas soutenir que le convenant remonte aussi haut que les 
excursions des marins bretons : ce serait en placer le berceau, 
comme Dufail, dans les temps qui ont précédé la conquête tle 
Jules César : Quod et naves habent Veneti plurimas, quibus in 
Britanniam navigare consueverunt, et scientià atque usu nauti- 
carum rerum ceteros antecedunt *. Sans aller si loin, nous savons 
qu’au VII° siècle le commerce était florissant dans toute la Bre- 
tagne ; que les franchises et les libertés accordées par les ducs 
à leurs ports, y attiraient un nombre considérable d'étrangers ; 
qu'il s’y faisait un grand négoce de blé, de fer, de plomb, d’é- 
tain, de cire et de miel; que les peuples de Vannes, sans oublier 
les Nantais et les Malouins, pouvaient être cités comme d’ha- 
biles navigateurs et de riches commerçants". C’est à cette 
. époque, si je ne me trompe, qu’il convient d'appliquer les très- 
judicieuses observations de M. Troplong. 

 Lobineau a cru découvrir des vestiges du domaine congéable 
dans des actes du 1X:° siècle, et partant il a fixé au IX° siècle 
l’origine même de ce contrat; mais ces actes ne supposent-ils 
pas la préexistence des usages convenanciers, et, en les in 
comme Lobineau, Dom Morice n’a-t-il pas fait ES de n’en 
pas tirer la même conclusion ‘? 

Du X° au XIle siècle, une immense révolution avait été con- 


1 Troplong, Louage, t. 1°", n° 61. 

2 Dalloz, Jurisprudence générale, v° Louage à domaine congéable, n°* 1 
et 2. 

3 Carré, p.2à 7,n*b et 6. 

# Cæsaris Comment. de Bello Gallico, lib. II, cap. 8. 

5 D'Argentré, Histoire, p. 110, recto. 

e Lobineau, Histoire et preuves, p. 12. — Dom Morice, Preures, t. le, 
p. 17 (préface). L 


946 HISTOIRE DU DROIT. 


sommée! La féodalité s’était définitivement constituée, frac- 
tionnant en urie multitude de soùverainetés lôcales la grande et 
impüissarite souveraineté des descendants de Charlemagne. 
Chaque flef était devenu uü centre d'activité et d'énergie. Le 
seigneur s’apbliquäit à trouver déns lé nombre et l’âisance de 
des sujéls la force dotit il avait besoin pour rester à là hauteur 
de son rang, pour n’être pds inférieur à ses voisins. Le domaine 
côhgéäble dut se développer alors en Bretaghe, comme sé dé- 
veloppäient ailleurs les autres Coutrats ayant pour base l’exploi- 
tätion des richesses agricoles, et prénidre en même temps cette 
physionorhie féodalé qui lui valut la proscription momentanée 
dës lépisläteurs de 1792. Les abus, il faut lé dire, étaient nés à 
V'üribré Ue là puissance, et uni jour vint où les plaintes des do- 
maniërs, exhälées du fond de la basse Bretagne, se réunirent à 
cb concert de doléänces qui, éclätarit sur tous les points de là 
Frärice; ämetièrent la proclamation des imthortels principes 
de 1789. 

Au Xl siècle se déroule l& grahde épopée dés Choisades. 
Pattout, eh Fräncé, en ÂAtigleterre, en Allemagne, le monde 
chrétien se lève au cri de Dieu le veut! Seigneurs et vassaux se 
pressent et se confondent sous les saints étendards de la crüix; 
avec tet enthôusiashe qui fait les grärides chosés, ävec cette 
foi vive qui éhfante les iniracles: Ce prodigieux mouvement qui 
excitait à un si haut degé les sentiments d’humänité, de charité, 
d'égalité chrétienne, qui préparait à là France une ère d’aftrari- 
chissement et de liberté, tie fut päs sans influence sür les con- 
ditioiis économiques de là brôpriété et sur les contrats qui #y 
rätfachent: Le Seigneur quittant son hniique manoir pour se 
läicer dans de loiñläinés expéditions, ses terres eussétit élé 
livrées à l'abandon ëi, contre üü tel danger, ne s’élail présenté 
le secours des baillées & à long terme, de celles-là surtoït qui; 
conme les baux convenanciers, réserväient ad maître les rede- 
vances Stipulées, et laissaient äu colon tous les risques. Je 

n'hésite pas à dire, malgré le silence des jurisconsultes bre- 
tons, que les Croisades furent une des causes qui activèrent de 
la manière la plus énergique le rayonnement du domaine con- 
géable. 

Aussi remarquons-nous que, dès le commencement du 
XIV: siècle, les convenants ont pris une extension telle dans la 
basse Brelagne, que l’usement de Cornouaille, rédigé en 1540 


DU DOMAINÉ CONGÉABLE. S47 
$i l’on èn érbit Girard, constate dans son article 4 qué, depuis 
deux cents ähs, il se (rouvé u une rifinité de baux convenanciers 
faiih pour fieuf ans; bour dix-huit ans où pour plus longtemps. 

Airiëi naît dan les ténèbres du passé, ainsi se développe 
sous des inflüeñtes diversès l’institülion du doriaine congéable. 
Nous toichons, en suivant l’ordre des temps, à l'époque de la 
rédactloti des usemèhts bas bretons. 


CHAPITRE il. 
DE LA RÉDACTION ET DE L'AUTORITÉ DES USEMÉNTS DE LA BASSE BRETAGNE. 


Les usements ou usances de la basse Bretagne avaient la 
même source que les coutumes générales : use pratique an- 
cienne, une observation commune en formaient le sceau i ils 
constituaient un droit non écrit, fus non scriplum : nam diurni 
mores, consensu utentium comprobati, legem imitantur ?. Des 
milliers de contrats, de baux, d'actes de toute espèce, des juge- 
ments innombrables des différents siéges, une infinité d’arrêts, 
tous les ouvrages des jurisconsultes bretons témoigneraients 
au besoin, de l’existence des usements, de leur force obliga- 
toire, de leur autorité légale. . 

La très-ancienne coutume de Bretagne, rédiué en 1330, n’y 
fait-elle pas allusion dans son Chapitre 274? Il y est dit qu ’eh 
plusieurs pays et terrouers il est établi plusieurs usemenis qui ne 
sont pas par toute la Bretagne généralement, et pour ce, ajoute 
le même chapitre, les doit-on garder, s'ils ne sont contrée bonnes 
mœurs. 

En 1539, il est vrai, les commissaires de la réformation fail- 
lirent les méconnaître : « Ayant demandé aux États s’il y dvait 
« aucuns articles, coustume, ou observances audit pays sultres 
«“ que celles qui étaient escriptes audit Cahier (de la éoutume 
« générale de Bretagne), il fut par-tout lesdicts États respondu 
« qu’ils n’avaient aultre loi, coustume; ni pratique: » Sur quoi; 
les, commissaires ajoutèrent, à la fit de leur procès-verbal 
« des défenses de recevoir désormais aucun à alléguer, prou- 
« ver, ne vérifier aultre coustume.... et que sans avoir égard 
« à icelles les juges et officiers aient à juger les procès fondés 


1 Girard, Usements ruraux de Basse-Bretagne, p. 1 à 10. 
3 Justinien, Institutes, liv. I®, tit. 2, 9. 


948 ‘ HISTOIRE DU DROIT. 


« en coustume..... selon les coustumes escriptes audit livre 
« coustumier, ou selon les particulières usances et coustumes 
« locales lues en laditte assemblée desdits États et par eux pu- 
« bliées. » Ces usances étaient seulement celles de Rennes, de 
Nantes et de Goëlo sur les censives et le préciput de l’ainé ‘, et 
il est bien certain que les usances convenancières n’ont pas été 
publiées par l’assemblée des États. Mais l’article 636 de la cou- 
tume générale tempéra la rigueur du procès-verbal des com- 
missaires en disposant que « les priviléges et droits particu- 
« liers, patrimoniaux et héréditaires de plusieurs prélats, 
« comtes, seigneurs en plusieurs lieux en Bretagne et qui ne sont 
« escripts, compris, ne contenus en ce livre coustumier, toutes- 
« fois seront gardés et observés, ainsi qu’ils l’ont été par le 
« passé; nonobstant la rédaction, lecture et publication des- 
« dites couslumes. » 

Dufail, Lesrat, d’Argentré citent plusieurs arrêts intermé- 
diaires de 1539 à 1580, qui ont pour base unique les usements 
particuliers sur les convenants. 

La seconde réformation de la coutume, en 1580, corfirma 
pleinement leur existence. L'article 541 de la nouvelle coutume 
ordonna, par forme de provision, que ceux qui prétendaient les 
droits de convenants et de domaines congéables, en jouiraient et 
useraient comme ils avaient fait au temps passé, bien et dûment. 
L'article 684 reproduisait en même temps l’ancien article 636, 
en conservant aux seigneurs et autres leurs priviléges et droits 
particuliers, qui ne sont écrils, compris ni contenus en ce livre 
coutumier, et en ajoutant que ces drotts et privilèges seraient 
gardés et observés ainsi qu'ils avaient été au passé. 

Ce qui précède ne saurait faire aucune difficulté en ce qui 
touche la force légale des usements. Mais s’ensuit-il,, comme 
un savant professeur de Ja Faculté de droit de Rennes a entre- 
pris de le démontrer *, que les textes qui les constatent et les 
transmettent à la postérité aient reçu la sanction au moins in- 
directe du législateur ? Je ne puis le croire. 

La nouvelle coutume de Bretagne avait été publiée en 1580, 
dans l'assemblée générale des États. À la même époque, les 
commissaires de la réformalion furent chargés de procéder à 


1 Baudouin, Institutions convenancières, t. I, p.19 et 20. 
4 Carré, Domaine congéable, p. 15. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 949 


l'examen des cahiers, requêles et mémoires présentés pour 
faire reconnaître les droïis et usements de domaine congéable. 
1! s'agissait de reviser tous les usements, d’en arrêter les termes, 
et de les publier à la suite de la coutume générale. L’un des 
commissaires, d’Argentré, réclamait avec instance ce complé- 
ment de l'œuvre ; mais on recula devant les difficultés de l’en- 
treprise. Les réformateurs s'étaient, en effet, réunis à Rennes, 
et ils avaient rédigé, le 14 janvier 1581, un procès-verbal énu- 
mérant les différents cahiers soumis à leurs délibérations, et se 
terminant ainsi  : « Nous, auparavant passer outre, ne faire 
« droit sur lesdits cahiers et requêtes, avons ordonné que ceux 
« qui les ont présentés ou signés, ci-devant nommés, seront à 
« la requête et diligence du procureur syndic desdits États, par 
«le premier huissier ou sergent royal sur ce requis, intimé et 
« ajourné à comparoir devant nous, ou procureurs pour eux 
a duement fondés de procuration valable, en cette ville de 
« Rennes, au vingtième jour du mois de mars prochain venant, 
« afin de voir extraire de leurs cahiers, el arrêter les faits qui 
« seront trouvés pertinents et recevables tant par raison des 
« usements dudit domaine congéable et convenant, que autres 
« leurs droits, pour après iceux communiqués audit procureur 
« général du roi, et, lui oui, en être informé, si métier est, et 
a« autrement par nous ordonné ce qu’il appartiendra par raison. 
« Signé de Bourgneuf, Pierre Brullon, R. Glé. » 
C’est là une sorte d’avant dire droit, d'où il serait impossible 
d’induire la consécration des textes des usements. Comment 
ces mémoires seraient-ils des recueils so/ennellement approuvés, 
pour me servir des expressions de M. Carré, alors que les com- 
missaires se bornent à ordonner la communication au procureur 
_ général? Parmi les cahiers présentés, on en trouve trois, par 
exemple, qui portent le même titre : Usances locales et cou- 
tumes particulières de la vicomté de Rohan. Le premier est signé 
par M“ François de Cadillac et Pierre du Fresne, procureurs 
spéciaux du seigneur vicomte de Rohan; le second, par les 
juges et officiers de Ploërmel ; le troisième, par Anne de Saujay, 
Jacques Rimason, sieur dudit lieu ; Jean Duval, sieur de Couebic; 
Tanguy, Henri, sieur de Guego; Guillaume Philippe, sieur du 


1 Ce procès-verbal est textuellement reproduit dans l’ouvrage de Baudouin, 
t. Il, p. 267-272. 


250 HISTOIRE DU DROIT. 
Resto; Even, procureur de la dame du Houllo. Un quatrième 
cahier, intitulé Briefve relection du domaine congéable de la 
viconilé de Rohan, est signé René de Kermeno. Ces quaire mé- 
moireë étaient-ils d'accord sur l’üserment? Les texiés élaieni- 
ils idétitiques ? Rieï ne le prouve, et il est bien vraisemblable 
qu'il deväit 6 trouvér plus d’üne divergence dans des Cahiers 
présentés pour soutenir des intérêts différents èt quelquefois 
opposés. S'il n’y ävait pas complète harmonie entre les texies 
| proposés, ; lequel d'entre eux à été solennellement approuvé > Il 
serait difficile de le savoir, et je ne suis pas Surpris de troüver 
lé passage suivait dans ün commentaire sur l üsement de 
Rokiah : « Cepéndant il faut savoir que lä première qualité : re- 
« quise pour dünner force de loi ranque à cet usement, n'ayant 
« pôint élé examiné, reçu ni approuvé par les commissaires, 
« qui, en 1580, füreit occupés à la réformalion générale de là 
« coùtümé de cé pays de Bretäène, étant si fort pressés de s’en 
« ällér; qu'ils n’eurent pas Le lerips de considérer les mémoire 
« qui leur füren présentés par les officiers du seigneur de Rohan 
« de märiièré qu’on doit regärder le Coïtenu dans cet séemenl 
« cotinie de sitiples mémoires qu' on tolère jusqu’à ce qu il 
« plaise 4 l’autorité souveraine du roy de leur donner le carac- 
« tèré de véritables lois ?. » Cè caractère devait leur däñquef 
Loujours*. Cé qu'il ést permis d'affirmer seulement, c’est qué 
le texte de l’usemett qüi nous est parvenu est aütérieur à l’ah- 
née 1603, époque dè l'érection de la vicomté en duché-päirie ; ; 
car l'article 1* porte avec lui cet enséignement : ! « Au seigneur 
« vicomte dé Rohaï et äüx autres seigneurs et gentilshommes 
qui ont Hommes et sujets en ladilé vicomité. » Aucune meniioi 
de lä qualité de duché-pairie dans le texte. 

Les niëmes observations s’appliquent duk usemenñis de 
Brotiérec èt de Tréguier èt Goëlo. Dans leur procès-verbal du 
14 jänvier 1581, les comrüissaires dé là réformation mention- 


1 Commentaire de l’usement da Rohan, manuscrit conservé à la biblio= 
thèque du tribunal de Napoléonville (Morbihan). 

2 M. de Blois, avocat À Quimper, a vü l'üsement de Rohan mentionné 
dans une baillée À domaine congéable de l’année 1509, pour une térfe située 
das la paroisse de Pieybert-Christ; mais cètte baillée faisait-elle allusion 
à l'usement lui-même, à l’usage convenancier, — ou au texte de l’usement, 
— au texte tel qu’il nous a été transmis? Point d’indication à cet égard. 
(Préface inédite dû Commentaire de Füric, par M. de Blois; tanuscrit 
déposé à la bibliothèque du tribunal de Quimper.) 


| DU DOMAINÉ CONGÉABLE. 531 
nent quatré cahiers différents, présentés sut les domaities con- 
géables de Saint-Brieuc, Tréguier, Goëlo, Quintin et Guingamp: 
Auquel de ces cahiers, qui, à coup sûr, ne pouvaient pas être 
entièrement conformes, s’attacherait le sceau de l’authenticité? 
Comment prononcer dans le silence des commissaires eux- 
mêmes? Hévin âttestäit al surplus, le 6 novembre 1678, qu’à 
cette daie il n’y avait eu aucune rédaction des usements de 
Brouërec et de Tréguier ‘. Comment donc les réformateurs de 
la coutume auraient-ils approuvé, dès 1580, un texte qui n’a 
pris naissance qu un siècle plus tard? 

L'origine du texte de l’usement de Cornouaille n’est pas 
moins incertaine. Le commentaire de Furic sur cet usement 
parut en 1644, soixante ans environ après l’ époque de la réfor- 
mation, On 5 ‘étonne du silence qu ’il garde sur le Lexte qui. lui 
sert de base, et dont la source ne devait être alors un mystère 
pour pérgonne. Girard, il est vrai, assure que l’usement de 
Cornouaille a êlé rédigé en 1540; mais il n’en apporte aucune 
preuve, et il n’est pas permis d'accueillir comme une vérité 
historique , la simple assertion d’un auteur qui a écrit deux 
siècles s après l’accomplissement du fait qu’il atteste ?. 

N'hésitons pas à conclure que toute sanction légale manque 
aux textes qui nous sont parvenus ; mais reconnaissons foule- 
fois qu’ils ont une incontestable valeur. Les rédacteurs de ces 
lois locales sont inconnus. On suppose qu’à diverses époques 
des jurisconsultes ont recueilli et formulé celles que la pratique 
leur révélait. Il ne serait même pas téméraire de penser que ces 
textes sont l'œuvre des présidiaux des, divers ressorts, qui, 
seuls , auraient eu qualité pour procéder aux “enquêtes par 
turbes nécessaires dans de tels travaux. Quoi qu’il en soit, ces 
textes ont été généralement acceplés comme l'expression 
exacte des antiques usages du pays, el de la jurisprudence qui 
les avait consacrés ; c'étaient des recueils qui formulaient un 
droit non écrit, et qui avaient le degré d'autorité qu’on recon- 
näissait à toutes les coutumes avant leur rédaction | telle S'il 
s’est élevé quelques nuages dans la discussion de ce problème, 
c’est qu'on n’a peut-être pas distingué ävec assez de 8oin entre 
le fond et lä foriie; tv’ est qu'on a confondü dähs üne question 


: Hévin, consultation io4°, — Rosmar n’a écrit qu’en 1680 son traité, qui 
est devenu le texte de l’usement. » 
3 Girard, Usements ruraux de basse Bretagne, p. 8. 


252 HISTOIRE DU DROIT. 


complexe l'authenticité des usements et l’authenticité des textes 
destinés à les monumenter , 


CHAPITRE NI. 


DES DIFFÉRENTS USEMENTS CONVENANCIERS ; 
DE LEUR CIRCONSCRIPTION ; DES COMMENTAIRES AUXQUELS ILS ONT DONNÉ LIEU. 


Il existait quatre principaux usements convenanciers : ceux 
de Tréguier et de Goëlo, ceux de Cornouaille, ceux de Brouërec, 
éeux de Roban. Les trois premiers ont entre eux une analogie 
presque parfaite; ils concordent dans leurs maximes fonda- 
mentales, que l’on retrouve encore dans les usements moins 
importants de Porhoët, de Poher, de Léon et Daoulas. L’use- 
ment de Rohan, l’un des plus considérables, diffère des pré- 
cédents par des règles essentielles, par des institutions à part, 
dont on ne découvre quelques traces que dans les usances très- 
limitées et presque inconnues de Motte et de Quévaize ?. 

L’usement de Tréguier et de Goëlo comprenait le diocèse de 
Tréguier, l’ancien comté de Goëlo, Paimpol, Lanvolon, Quin- 
tin, Pordic et plusieurs autres cantons dans les diocèses de 
Saint-Brieuc et de Dol notamment. Il a exercé, il exerce de 
nos jours encore une influence considérable sur les pays qui 
obéissent au régime du domaine congéable, influence qui s’ex- 
plique par deux causes. La première, c’est que l’usement de 


_ Tréguier a l’incontestable avantage d’être le plus simple, de 


présenter les règles les plus générales, de s’arrêter à la limite 
précise où les autres usances commencent à se singulariser *. 
C’est qu’il a eu, en second lieu, la bonne fortune de rencontrer 
des commentateurs qui ont prêté à ses principes toute la force 
de leur autorité, Dès 1680, Rosmar rédigeait un « Traité des do- 
maines congéables à l’usement de Tréguier et comté de Gouello, » 


1 V. Aulanier, Domaine congéable, p. 3. — Carré, Domaine congéable, 
p. 14-15. — Baudouin, Institutions convenancières, t. I, p. 19 et suiv. — Le 
Guével, préface, p. vit, note a. 

2 Dalloz, Jurisprudence générale, v° Louage à domaine congéable, n° 3. 
— Aulanier, Domaine congéable, n° 2. — Carré, Domaine congéable, p. 18 
à 32 de la notice de M. Miorcec de Kerdanet, et p. 12 du traité. — Baudouin, 
institutions convenancières, préface, p. x1. — Furic, Usement de Cornouaille, 
passim. — Le Guével, Usement de Rohan, p. 1. 

$ Baudouin, t. I, p. 12 de la préface. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 253 


et ce traité a formé depuis le texte de l’usement. En 1776, Bau- 
douin de Maison-Blanche publiait ses Institutions convenan- 
lières, qui sont devenues le véritable Code des pays inféodés au 
système du domaine congéable. Lorsqu’en 1822 M. Carré, 
_ professeur à la Faculté de droit de Rennes, faisait paraître son 
Introduction à l'étude des lois relatives aux domaines congéables, 
il ne cachait pas « que c’est l'ouvrage de Baudouin que l’on 
« consulte ordinairement, et avec raison, parce qu’il est le seul 
« qui présente des notions générales que l’on peut, jusqu’à 
« un certain point, considérer comme le droit commun en ceite 
« matière. » Enfin M. Aulanier, avocat à Saint-Brieuc, publiait 
en 1824 son savant Traité du domaine congéable au centre 
même et comme au sein des traditions de l’ancien usement de 
Tréguier et Goëlo *, 

Ainsi s'expliquent les tendances envahissantes de cet use- 
ment, et tel est l'empire qu’il exerce même de nos jours, que 
nous n’osons affirmer que les jugements et arrêts des tribunaux 
et des Cours n’aient pas quelquefois tranché, par les lois de 
Tréguier, les procès de Cornouaille ou de Rohan *. 

L’usement de Cornouaille régissait l’ancien diocèse de Quim- 
per et quelques parties de celui de Léon. Un cahier, intitulé 
Usements des droits de convenants observés en Cornouaille, fut 
présenté aux commissaires de la réformation, en 1581, par 
Rosmadec, sieur de Pontecroix et Le Baud. — Julien Furic, 


1 Une deuxième édition de cet ouvrage a paru en 1847. 

2 Je citerai, par exemple, la jurisprudence sur la question de savoir si le 
domanier peut être tenu d'enlever les pailles et engrais existant sur une 
tenue à l’époque du congément; — ou si, au contraire, il peut en exiger le 
remboursement du propriétaire foncier. Le tribunal de Napoléonville (an- 
cien usement de Rohan) juge constamment en faveur du domanier : juge- 
ment du 13 décembre 1843, entre Jossec et Guégannic, confirmé par la 
Cour; l'arrêt s'appuie sur des motifs d'équité pour confirmer, mais n’admet 
pas les principes posés par le tribunal ; — autres jugements du tribunal de 
Napoléonville, du 25 mars 1846, du 17 janvier 1855 (en faveur de Le Dain, 
domanier, contre le marquis de Langle, propriétaire foncier), du 14 février 
1855 (en faveur de Guillouzo, domanier, contre le marquis de Langle); ces 
deux dermiers jugements rendus conformément à mes conclusions. — La 
Cour de Rennes pose au contraire en principe que le propriétaire foncier peut 
contraindre le domanier à enlever les engrais; voir notamment arrêt du 
31 juillet 1834, et doctrine conforme de M. Aulanier. — Il n’y a là autre 
chose, si je ne me trompe, que l’indice d’un conflit entre les usages de 
Rohan et ceux de Tréguier. 


254 HISTOIRE DU DROIT. 


sieur du Run, homme de singulière audition et probité, comme 
l'appelle un de ses contemporains *, publia en 1644, sur l’use- 
ment de Cornouaille, un commentaire qui annonce une intelli- 
gence étendue, un esprit cultivé, des connaissances sérieuses, 
en droit romain surtout; mais on n’y rencontre pas les traits 
d'un praticien en matière de domaine congéable ; il se trompe 
parfois, et vise en général à la réformation plutôt qu’à l’inter- 
prétation de l’usement. — Sous le titre général de Traité des 
usements ruraux de basse Bretagne, Girard, avocat à Quimper, 
a publié, en 1774, un Commentaire dans lequel il se préoccupe 
principalement de la loi locale de Cornouaille, commentaire 
où l’on parle, comme porte le titre, de tout ce qui neut favo- 
riser les progrès de l'agriculture. Les traités de Girard et de 
Furic, celui de Girard surtout, sont plutôt des essais de poli- 
tique que des œuvres de jurisprudence. Sous le rapport de 
l’exégèse et de la pratique, ils sont bien inférieurs à celui de 
Baudouin. Au moment où l’auteur des Jnstilutions convenan- 
cières, après six années de travail et de recherches, terminait la 
première partie de son commentaire, la province était inondée 
des prospectus d’un ouvrage qui sollicitait l’anéantissement des 
domaines congéables : c’était l'annonce de la seconde partie 
du traité de Girard ?. « Ils sont un don précieux du ciel, s’écria 
« Baudouin, ces génies sublimes qu’il a créés pour réformer 
« la législation de leur patrie, et donner une nouvelle face à la 
« moilié d’une province qui s’imaginait jusqu'ici régie par des 
« lois agraires, favorables à la cultivation *. » 

L'usement de Brouêrec s’étendait de la rivière de la Roche- 
Rernard à celle de Quimperlé, et depuis la mer jusqu'au comté 
de Porhoët et à la vicomté de Rohan. Le texte que nous possé- 
dons est extrait de deux enquêtes par turbes, faites en 1570 
par Eustache de la Porte et Julien Tituan, conseillers au parle- 
ment. Il n'existe, que je sache, aucun commentaire de l’usance 
de Brouërec ?. | 


ÿ Guy Autret, dans ses additions à la Vie des saints de Bretagne: cité dans 
la préface inédite de M. de Blois, sur l’usement de Cornouaille. | 

2? Je n'ai pas pu trouver ce second volume : le premier volume existe seul 
à la bibliothèque du tribunal de Quimper; le second a cependant dû étre 
publié, d’après le passage cité de Baudouin. 

8 Baudouin, Institutions convenancières, préface, p. 14. 

* Notice de M. Miorcec de Kerdanet, ipsérée dans le Commentaire de 

Carré, p. 20. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. | 255 


Un mot sur les lojs locales qui, dans un rayon limité, se 
groupaient autour de çes trois premiers nsemen(s. 

L'existence de l’usement convenancier de Porhoët est contes- 
tée par Poullain-Dupare, Baudouin et Girard. Mais l'erreur 
de leur opinion est démontrée par le procès-verbal que dressè- 
rent, en 1581, les commissaires de la réformation, et qui relate 
Je cahier des Usements obserués en ladite comté de Porhouet, 

pour les (enues baillées par leur seigneur à leurs hommes à Do- 
MAINE coNGÉABLE. Ce qu’on sajt de cet usement, c'est qu’il est le 
même à peu près que celui de Tréguier; bien plus, suivant 
Héyin, l’ysement de Tréguier était appelé aussi de Porhoët?. 
Nous n’en avons d’ailleurs ni texte ni commentaire. 

L'étendue de l’ancien comté de Pohaër où Ppher n'est pas 
plus connue que celle d’un archidiaconé du même nom, qui 
était yne des principales digoités du chapitre de Quimper. 
L’usement de Poher pouvait être comparé, selon Vexpression 
de Girard *, à ua fief en l'air, vanum habendi simulacrum, in 
quo tanquam in stafuis prœler litulum nikil si6 additamenti ?. 
L’usement avait conservé son titre, mais il avait perdu l’empire 
de son domaine démembré. Il ne s’en trouve plus aucune preuve 
écrite, si ce n’est dans quelques baillées qui se fournissent aux 
environs de Châteauneuf et de Carhaix, Il en est fait mention 
dans le procès-verbal de 1581 :« Sommaire déclaration que fait 
« le sénéchal de Karhaye de l’usance ohservée de tout temps 
« ay terrquer de Poher, pour les détempteurs de tenues à titre 
« de convenant franç et congéable. » L'usement de Poher pa- 
rait être le même que celui de Cornouaille, sauf des nuances 
qu’il est inutile de faire ressortir 5. 

L’usement de Léon et Daoulas ne suivait pas généralement 


1 Poullain-Duparc, Principes du droit, t. Il, P. 37; — Baudouin, t: 1, 
p- 18-26 et 27; — Girard, 4. 1, p. 20. 

: Notice de M. Miorcec de Kerdanet, insérée dans le Traité de Carré, 
P. 25. — Hévyin, consult. 104°. 

8 Girard, p. 24. — Notice de M. Miorcec de Kerdanet, p. 24. 

5 Dumoulin, Cout: de Paris, $ 35, n°° 16, 17 et suiv., et$ 41, n°, 8, 9, 
3, 30, 51. 

# Ainsi, en Poher, le congédié payait les frais du congément, ce qui pou- 
vait devenir une cause de ruine pour les vassaux, tandis que, dans les au: 
tres usements, ces frais sont toujours supportés par le congédiant. (Notice 
de M. Miorcec de Kerdanet, p. 24. — Girard, p. 28. — Baudouin ; t. I, 
p.21.) 


256 HISTOIRE DU DROIT. 


les règles du domaine congéable : « La ferme muable, ou de 
« neuf ans, y était universelle ?. » Mais, dans cette principauté 
même, il se trouvait quelques tenues convenancières, qui étaient 
régies, les unes, par les usements de Tréguier; les autres, par 
ceux de Cornouaille, suivant que leur position géographique 
les rapprochait plus de l’un ou de l’autre de ces pays *. 

_ Il n’était peut-être pas hors de propos de présenter cet 
aperçu général des divers usements avant d’aborder celui de 
Rohan. Si l’on voulait suivre, dans ses développements, la 
jurisprudence bretonne sur le domaine congéable jusqu’à nos 
jours, c’est à l’étude de l’usement de Tréguier et de Goëlo qu'il 
faudrait s'attacher ; c'est le commentaire de Baudouin de Mai- 
son-Blanche qu’il conviendrait d'approfondir. Mais, au point 
de vue historique, il m’a paru préférable de choisir un autre 
usement qui, tout en donnant une suffisante idée du régime 
des convenants, nous représentât mieux le spectacle des anti- 
ques mœurs de la basse Bretagne, et découvrit davantage à 
nos yeux les couches profondes de la société féodale. L'examen 
de l’usement de Rohan nous permettra d’atteindre ce but. 

Indiquons les limites précises du territoire soumis à l’em- 
pire de cet usement ?. 

Rohan, aujourd’hui simple chef-lieu de canton du Morbihan, 
était jadis une ville très-forte, que les Anglo-Bretons et les 
Franco-Bretons se disputèrent plusieurs fois au temps de la 
guerre de la succession de Bretagne. Les Anglais la prirent en 
1345, et l’incendièrent après l’avoir livrée au pillage. C'est 
cette ville qui a eu le privilége de donner son nom à l’illustre 


1 Article 1°" de l’Usement. 

3 Notice de M. Miorcec de Kerdanet, p. 23. — Furic, à la suite de son 
Usement de Cornouaille, a consacré quelques pages à l’explication de l'Use- 
ment de Léon et Daoulas. | 

* Voir, pour la géographie de la vicomté de Rohan, le savant travail de 
M. Arthur Le Moyne de la Borderie, inséré dans le Recueil des mélanges 
d'histoire et d'archéologie bretonne, publié à Rennes en 1855, t. Ie", p. 17. 
— À consulter le mémoire du vicomte de Rohan pour la préséance aux États 
de Bretagne, rédigé en 1479 et imprimé au tome II de l’Histoire de Bretagne, 
de Morice et Taillandier; l’aveu de la vicomté de Rohan, de 1471; celui de 
la châtellenie de Corlé, de 1576, et un autre de la même date, de la prin- 
cipauté de Guéméné:; enfin les deux aveux de 1639 et de 1682. Tous ces 
documents, sauf le mémoire, sont inédits et font actuellement partie des 
archives départementales de la Loire-Inférieure, où M. de la Borderie a pu 
en prendre communication. 


DU DOMAINE CONGÉABLE. 257 


famille des Rohan, dont chacun sait la fière devise : Rot ne suis, 
prince ne daigne, Rohan suis. Elle descendait des anciens ducs 
de Bretagne, et elle fut longtemps en possession du comté de 
Porhoët, du duché de Rohan et de la principanté de Gué- 
méné. 

Alain de Porhoët, troisième fils d’Eudon [°, comte de Porhoët, 
fut le premier seigneur de la vicomté de Rohan, Il mourut en 
1128. Cinq siècles plus tard, en 1603, par lettres patentes du roi 
(Henri IV), la vicomté fut érigée en duché-pairie au profit de Henri 
de Rohan, vingtième vicomte de ce nom, qui avait épousé Marie 
de Béthune, fille de Sully. | 

La première résidence d’Alain I fut Châteaunoix (Castennec), 
ce qui explique comment, dans la notice de la fondation du 
prieuré de la Couarde !, il est intitulé vicomte de Châteaunoix, 
vice-comes castri-noïcr. Il fit construire, pendant les dernières 
années de sa vie, le château de Rohan, qui donna son nom à la 
seigneurie et en demeura longtemps le chef-lieu. Il semble 
toutefois, d’après un aveu de 1471, que, dès cette époque, Pon- 
tivy était devenu la véritable capitale, privilége qui lui fut en- 
suite confirmé, en 1603, lorsque la vicomté de Rohan devint 
duché-pairie. Les divers siéges de juridiction du nouveau duché 
relevèrent tous alors en appel de celui de Pontivy ?. 

La vicomté de Rohan paraît avoir eu, dès l'origine, l'étendue 
que lui donnent plus tard les aveux détaillés qui nous en res- 
tent, et dont les plus anciens datent du XV: siècle *. 

Suivant un aveu de 1471, la vicomté de Rohan était divisée 
en trois membres : 1° la seigneurie proprement dite de Rohan, 
2° la chatellenie de Gouarec, 3° la châtellenie de Corlé. 

La seigneurie proprement dite de Rohan comprenait 46 trêves 
ou paroisses : Mur, Saint-Guen, Suaint-Connec, Saint-Caradec, 
Saint-Gonnery,. Croixanvec, Neuillac, Kergrist, Hémonstoir, 
Cléguérec (partie sud), Séglien, Malguénac, Stival, Guern, Pon- 
tivy, Noyal-Pontivy, Saint-Gérand, Gueltas, Kerfourn, Saint- 
Thuriau, Saint-Gouvry, Saint-Samson-sur-l'Oust, Rohan, Cre-- 
din, Pleugriffet, Reguiny, Radénac, Saint-Fiacre, Naïzin, 


1 Dom Morice, PR., I, 552 et 553 ; Cartul. Roton., M; fol. limin., v°. 

2 Pontivy, aujourd’hui Napoléonville (Morbihan). 

8 Dom Morice, PR., I, 552, 553, 697, 124, 725. Notices de la fondation de 
la prieuré de la Couarde, charte de l’abbaye de Marmoutier et titres de la 
fondation de l’abbaye de Bonrepos, en 1184. 

XXI, 17 


258 HISTOIRE DU DROIT. 


Moustoir-Remungol, Pluméliau, Bieuzy, Châteaumoix (Casten- 
nec), Melrand, Baud, Guénin, Remungol, Moréac, Locminé, 
Saint-Allouestre, . Buléon, Bignan, Saint-Jean-Brévelay, Mous- 
toirac, Plumelin, Camors. 

La châtellenie de Gouarec s’étendait sur treize paroisses ou 
trêves : Plouray, Mellionec, Plouguernevel, Saint-Gilles, Goua- 
rec, Pielauf, Lescouet, Penret ou Perret, Sainte-Brigitte, Silfiae, 
Cléguérec (partie nord), Saint-Aignan, Saint-Caradec Trégomel, 
La résidence seigneuriale, dans cette châtellenie, était le châ- 
teau de Penret, appelé aussi le château des Salles en Sainte- 
Brigitte. 

La châtellenie de Corlé on Corlay comprenait douze trêves : 
Corlé (résidence seigneuriale), Saint-Martin-des-Prés, Merléac, 
le Quilio, Saint-Mayeuc, Saint-Gilles-Vieux-Marché, Caurel, 
Lauiscat, Saint-Guelven, Rosquelfen, Saint-Igeau, Plussu- 
lien. 

Telle était la vicomté de Rohan en 1471. Elle fut réduite de- 
puis par divers démembrements. Ainsi, à la fin du XV° ou au 
commracement du XVI siècle, la châtellenie de Carlay fat tout 
‘entière distraite de la vicomté de Rohan, en faveur de la 
branche de Rohan-Guéméné; et, en outre, on en démembrera 
quatre trêves de la châtellenie de Gouarec (Saint-Caradec-Tré- 
gomel, Plouray, Mellionec et Plouguernevel), et les seigneuries 
de Pleugriffet, du Gué de l’Ile-Naigin, de Kergrois, de Baud et de 
Kerveno. | | 

Aussi, en 1603, lors de l'érection de Rohan en duché, la 
seigneurie ainsi réduite ne parut plus en état de soutenir con- 
venablement l'éclat de son titre nouveau, et l’on y annexa la 
châtellenie de La Chèze, séparée à cet effet du comté de 
Porhoët, et compreuant vingt et une paroisses : Uzel, Saint- 
Hervé, Grâce, Saïnt-Télo, Trevé, La Motte, Saint-Sauveur-le- 
Haut, La Prénessaie, Lanrénan, Plémet, Loudéac, Cadelac, 
Saint-Barnabé, La Chèze, La Ferrière, Plumieuc, La Trinité, 
Saint-Étienne du Gué-de-l’Ile, Saint-ïiaudan, Saint-Samson, 
Brebhant. 

Dès les anciens temps, la vicomté de Rohan avait été parta- 
gée en plusieurs ressorts de juridiction, dont les siéges étaient 
à Corlay, Loudéac, Gouarec, Baud et Pontivy. IL n’y avait pas 
alors de siégs: de juridiction à Rohan. Un juge de Pontivy al- 
lait seulement y tenir audience une fois par semaine, élat 


= 


DU DOMAINE CONGÉABEE. . 259 


de choses qui dura jusqu’à lPérection de Rohan en duché. 

Au XVIT° siècle, on trouve le nouveau duché divisé en six 
juridictions: La Chèze, Loudéac, La Trinité, Gouarec, Rohan 
et Pontivy. Pontivy était, de plus, tribunal d'appel, au premier 
degré, à l'égard des cinq autres siéges. Comme on le voit, 
dans cette période, les juridictions de Corlay et de Baud, par 
suite des démembrements survenus, ne dépendaient plus de'la 
terre de Roban *, 

L’usement que je vais faire connaître ne régissait pas seule- 
ment le territoire du duché, tel qu’il fut définitivement consti- 
tué; il s’étendait aux autres terres et seigneuries qui n’en 
relevaient plus, ou qui n’en relevaient qu’en juveigneurie, c "est- 
à-dire sur toutes les terres de l’ancienne vicomté ?. 

Les interprètes de l’usement de Rohan sont : Caris, le Gué- 
vel et Georgelin. Le commentaire de Caris, procureur fiscal de 
Bignan et Kermeno, a été publié en 1750; celui de le Guével, 
avocat à Josselin, a paru à Rennes en 1786; celui de George- 
lin, sénéchal de Corlay, rédigé en 1789, est resté à l’état de 
manuscrit *. Ce sont les ouvrages qui vont principalement nous 
servir de guides dans l'exposé des institutions juridiques 
reçues et consacrées par l’usement de Rohan. 

Taéonore DEROME. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


1 Mémoire du vicomte de Rohan pour la préséance aux États de Bretagne, 
rédigé en 1479. 

? Aveux de 1639 et 1652. 

8 Manuscrit conservé à la bibliothèque du tribunal de Napoléonville sur 
l’usement de Rohan. 

* Notice de M. Miorcec de Kernadet, p. 27-28. — J'ai vu à la bibliothèque 
du tribunal de Napoléonville un manuscrit, cité plusieurs fois déjà dans ce 
travail, sur l’usement de Rohan, sans nom d'auteur, paraissant avoir été 
rédigé à la fin du XVIII‘ siècle, et qui est vraisemblablement, sans que je 
puisse aujourd’hui vérifier ce fait, le Commentaire de Georgelin. 


260 INSTITUTION DU MARIAGE. 


RECHERCHES SUR L'ÉTAT DE LA FEMME, 
L'INSTITUTION DU MARIAGE ET LE RÉGIME NUPTIAL. 


Ci 


Par M. Eug. BIMBENET. 


QUATRIÈME ARTICLE !. 


Peut-il résulter de l'institution du mundium que la femme 
fût achetée, alors même qu’elle aurait été affranchie de l'usage 
du rapt et de l’enlèvement? 

Pour justifier l’affirmative de cette proposition, M. Kœnigs- 

warter invoque la loi des Saxons : elle contient, dit-il, le prin- 
cipe de l'achat dans toute sa crudité primitive : lifo regis liceat 
uxorem emere ubicumque voluerit ; et en cilant ce texte, ilaurait 
dû y être ajouté ce qui termine : sed non liceat ullam feminam 
vendere?. 
_ Le sens donné à ce passage semble beaucoup trop absolu; 
l'achat, d’après lui, était restreint aux lites du roi, car en de- 
hors de cette classe, on né pouvait acheter la femme qu’il n'é- 
tait pas permis de vendre. 

Il est probable qu’ici se rencontre un de ces priviléges qui, 
ne peut être considéré comme la loi commune et qui, consti- 
tuant une exception, établit, au contraire, que la règle était 
prohibitive de l’acquisition; il ne faut pas séparer le reste de 
la phrase du mot ubicumque, exprimant ainsi le droit de 
prendre femme partout ailleurs que dans les terres soumises à 
l'autorité de la loi; c’est évidemment une extension à une situa- 
tion primilivement restreinte et en même temps le maintien 
de la règle générale qui défendaitla vente de la femme. 

Il est vrai que l’article 6 de la même loi, De conjugiis, s'ex- 
prime ainsi : Uxorem ducturus 300 solidos det parentibus ejus; 
mais outre que ce texte ne se sert pas du mot emere, il semble 
r’intéresser que le mariage contracté dans les classes élevées, 
car selon ce que nous enseigne M. Kænigswarter, le solidus va- 
lait 11 francs de notre monnaie, ce qui aurait élevé le prix de 
la femme à 3,300 francs, somme considérable qu’une classe de 


1 V.t. XX, p. 24. 
? Loi saxonne, t. XVIII, & 19° et 17 de ie 


RECHERCHES HISTORIQUES. 261 


ces peuples pouvait seule réaliser ; à plus forte raison ne peut- 
on faire remonter cet usage au temps où le peuple germain vivait 
dans toute la simplicité de sa vie vagabonde, pastorale et 
guerrière, où il ne connaissait pas la monnaie, et faire de cette 
loi une règle applicable à toutes les classes composant cette 
nation. 

Jl est vrai que le mot emere, qu’on ne recontre pas dans celte 
première disposition citée de la loi saxonne, se trouve dans celle 
. constituant le $ 3 du titre 7, De heredibus et viduis : Qui viduam 
ducere velit, offerat tutori pretium emplionis ejus, consentien- 
tibus ad hoc propinquis ejus — et si tutor abnuerit convertat 
se ad proximos ejus et eorum consensu accipiat illam, paratam 
habens pecuniam, ut tutpri ejus, si forte aliquid dicere velit, 
dare possit hoc est 300 solidos. 

Et enfin au titre 9, De raptu mulierum : Qui fæœminam ab alio 
desponsatam rapuerit 300 patri puellæ ; 300 sponso componat ; 
et insuper 300 solidos emat eam. 

La première de ces dispositions de la loi veut-elle dire que 
l’on achetait la femme, même alors qu’elle était veuve, au tuteur 
qu’elle devait toujours avoir ? 

Il serait sigulier, si elle était soumise à l’achat, qu’on ne dût 
*l’acheter que du tuteur lui-même, et qu’à son refus de la 
vendre les parents de la veuve pussent la donner sans aucun 
prix à celui qui la recherche en mariage ; et cependant c'est ce 
que dit cet article : Et eorum consensu accipiat illam. 

La seconde de ces dispositions veut-elle dire que, dans le 
cas où l’enlèvement de la femme mariée est consommé, le ra- 
visseur, après avoir composé avec le mari et le père de la 
femme, devait l’acheter, en d’autres termes que le premier 
mariage était rompu et qu’il s’en contractait un nouveau dont 
le prix était de 300 sous ? | 

Il serait surprenant qu’une loi rédigée sous l'autorité du 
christianisme, à ce point qu’elle punissait exceptionnellement 
de mort l’assassinat commis sur la personne d’un fidèle se 
rendant à l’église dans les fêtes solennelles de la religion, fit 
aussi bon marché du sacrement de mariage. 

L'intelligence de ces textes est donc subordonné au véritable 
-sens du mot emere et des mots pretium emptionis. | 

On l’a dit, en parlant des institutions romaines, il faut se 
défier du langage et ne pas y attacher un sens classique et 


262 INSTITUTION DU MARIAGE. 


restreint, Cette proposition s’applique bien davantage encore 
aux lois des peuples barbares rédigées dans un latin dé- 


généré. 


Ducange ne traduit pas les mots emere, emptio par acheter, 
achat, mais bien par les mots prendre à ferme; le mot emere 
est synonyme de ceux-ci: ad censum recipere ; emptor veut 
dire fermier ; emphio est synonyme de locatio; dans un sens 
plus large, emptio veut dire indemnité. 

Les mots preltum emptionis correspondaient au montant 
d’une indemnité ; appliqués à la somme donnée par l’époux, au 
père ou au tuteur, ils représentaient la compensation de la perte 
que l’un ou l'autre faisait per le passage dans une autre famille 
de la fille ou même de la femme dont ils avaient la tutelle, qui 
entrainait avec elle la jouissance de leurs biens ?. 


1 La loi des Allemands, au titre 54, justifie bien cette explication. 
M. Kænigswarter la cite comme démontrant l'achat de la femme; et cepen- 
dant il semble évident qu’il démontre le contraire. 

Ce titre est intitulé : De eo qui filiam alienam non desponsatam accceperit 
(Lendenbrog). 

M. Kœnigswarter s'exprime ainsi en citant cette loi (R. de lég., 1, 1849, 
P. 165) : « La loi des Allemands exige également que l'épouse légitime soit 
« achetée par le mari ; et traduisant la loi : si quelqu’un a pris pour épouse 
« une femme qu'il n’a pas achetée, et si le père la redemande, qu’it la lui 
« rende avec 80 s. de composition. » 

Les mots qu'iln'a pas achetée sont admis parce que le traducteur applique 
le mot non au mot altenam, au lieu de l'appliquer au mot desporisatam; 
le titre et l’article 1‘ de la loi s'opposent à ce qu’ilen soit ainsi : Si quis 
filiam alienam non desponsatam acceperit sibi uxorem, Comme on le voit, 
il s’agit d’une femme épousée sans que les solennités des fiançailles aient 
eu lieu. 

Il s’agit bien d’une fille non desponsatam, car le titre 53 de la même loi 
est ainsi conçu : De eo qui suam sponsam demiserit et aliam duxerit, et le 
texte est ainsi conçu : St quis filiam alienam. Ainsi deux lois s'appliquent 
par opposition à la femme fiancée et à celle qui ne l’est pas ; le mot non de la 
loi 54 s'applique donc au mot desponsatam, et non au mot alienam qui ne 
veut pas dire achetée, mais qui veut dire étrangère; s’il voulait dire achetée, 
il aurait fallu dire alienatam. 

Le mot achetée disparaissant de la loi, il est facile de voir qu’il ne s’agit 
pas du prix d’une acquisition, mais d’une indemnité étrangère à la valeur 
de la femme. 

L'article 1°" de la loi 54 prévoit le cas où le père, dont l’autorité a été 
méconnue, peut reprendre sa fille ; le mari la lui rend avec une composition 
de 80 «. 

L'urticle 2? prévoit le cas où la femme non desponsata et mariée, sans pave- 


RECHERCHES HISTORIQUES. 263 


Et c'est ainsi que les disposiiuus de la lui saxonne qui, 
sans cette explication se contrarieraient et seraient d’une in- 
tellisence difficile, avec elle se concilient et s'entendent clai- 
remeut. - 

Elles se contrarieraient, car si d’une part l’une d’elles permet 
au litus du roi d’acheter une femme où il voudra (ubicumque), 


ment du mundium, est morte. Comme le père ne peut plus la reprendre, le 
mari lui doit une composition, non plus de 80 s., mais de 400. 

Enfin le troisième article prévoit le cas où la femme et ses enfants sont 
morts sans que le mundium ait été payé : alors elle ordonne que l'indemnité 
soit payée cum weregeldo, c’est-à-dire par la composition comprenant tout 
à ja fois le pretium nativitatis et la solutio capitis. 

Le soeregelde était, en effet, la composition payée dans ce double cas : au 
point de vue du premier, elle était comprise dans le mundium ; dans le s6- 
cond, e: e était la réparation du tort fait à une famille par Ja privation d’un 
ou ile r.usieurs de ses membres. 

Le werrgëèlde était dû au père de la fille mariée sans son consentement, 
lorsqu'elle et ses enfants étaient morts, car si elle ne s'était pas mariée, le 
père aurait eu sa tutelle entraînant ja jouissance de ses biens; si elle était 
morte sans enfants, ses biens lui seraient restés ; si les deux époux, même 
après le payement du mundium, étaient morts avant leurs enfants, la tutelle 
et par conséquent la jouissance des biens auraient appartenu à l’aïeul de ces 
derniers. 

* I était donc juste qu’il retrouvât une indemnité représentant la perte 
de ces deux avantages ; la loi lui donnait dans ce eas et le pretium nat:- 
vitatis et la solutio capilis. 

C’est ainsi que M. Kœænigswarter le comprend. On lit (à la page 158, Rex. 
de lég., 1, 1849) : « Chez les Lombards, toute femme, sans exception, avait 
« son mundualdus; la fille avait son père, la femme mariée son époux, la 
« sœur $on frère — ses agnats — et, à leur défaut, la Cour du roi qui tenait 
« la femme en garde ; quant au munrdium de la veuve, il appartenait soit 
s au fils, soit aux héritiers mäles de son époux, si ses propres parents ou 
« son second époux ne l'avaient pas racheté. 

« C’est cette garde que les Germains achetaient des parents de la future 
« épouse à l'époque des fiançailles. » 

De ceci découlent deux conséquences : la première, e’est que le mundium 
payé aux parents de la fille ne représentait pas un achat; car comment 
comprendre que le fils et Za Cour du roi pussent vendre, l'un sa mère, l’autre 
une femme qui ne lui appartenait à aucun titre et sur laquelle elle ne pou- 

vait exercer qu’un droit de tutelle et de protection? . 
= La seconde, c'est que le mundium n’était qu’une indemnité, une compeu- 
sation de la perte de la jouissance des biens de la femme passant dans une 
autre famille. , 

Les mots emere, emptio, pretium emptionis, ne peuvent donc pas signi- 
fier acheter, acquisition ou achat, prix d'achat ; ils veulent dire jouir des 
biens, jouissance des biens, prix de la jouissance des biens. 


264 INSTITUTION DU MARIAGE. 


elle défend en même temps de vendre la femme; sed non liceat 
ullam fœminam vendere. . 

Si d’une part encore, l’une d’elles impose à l’époux de la 
veuve de l’acheter de son tuteur moyennant 300 sous, d’une 
autre part elle permet aux parents de la femme de l’accorder 
sans prix à l’époux, en cas de refus du tuteur. 

Enfin si, d’une part, elle accorde une composition au père et 
au mari de la femme enlevée et prescrit au ravissseur d'acheter 
la femme moyennant une somme de 300 sous, égale à la com- 
position, elle est en cela contraire à ses propres dispositions 
qui ne prescrivent le payement qu’envers le tuteur ou le père 
et non à la femme recherchée, et elle permet la dissolution 
du mariage que l'Église a toujours considéré comme indis- 
soluble. 

Ces dispositions s’entendent très-bien si, au lieu d’un acbat, 
ce n’est qu’un indemnité; alors le litus du roi peut se marier 
où il voudra, et cependant la femme restera invendable. 

Les parents peuvent donner à l’époux la veuve recherchée, 
et cela sans indemnité, le tuteur qui, seul, y a droit ne 
pouvant, par son refus, retenir la femme et ses biens. 

Et enfin la femme enlevée peut recevoir 300 sous pour l’in- 
demniser de l’outrage dont elle a été l’objet sans que la loi soit 
violée en ce qui touche son état perpétuel de pupillarité, sans 
que le mariage soit rompu, et sans qu’elle passe aux mains du 
ravisseur à titre d’épouse ou de concubine. 

Ainsi les mots emere, prelium emplionis, contiennent un 
sens qui constitue une différence très-importante entre le con- 
trat de vente et le contrat précédant le mariage. 

Ge contrat perd son caractère personnel; la femme lui est 
étrangère; ce n’est plus qu’une convention purement civile; 
tandis que si les mots emere, emptio, prelium emptionis, expri- 
ment les mots acheter, vente, prix de vente, la femme devient 
l’objet du contrat, la chose, l’animal, la servante ou j’esclave 
vendus. | 

Le mari doit donc être considéré, non pas comme ayant 
acheté la femme, mais comme ayant donné un prix pour la 
jouissance et, comme pour le bail, de la fortune de sa femme. 

C’est bien ainsi que l’entend Laurière : « Les Français, dit-il 
« au mot Communaulé, ont fait quelque avantage à leurs femmes 
« parce qu'ils jouissaient de tous les biens qu’elles possédaient 


RECHERCHES HISTORIQUES. 265 


« non à titre de dot, comme chez les Romains, mais à litre de 
« baili, » : 

Et poursuivant cette pensée dans les autres — de son 
Glossaire ?, il dit « que le mot bail est synonyme de garde; 
« que dans certaines coutumes le bai! des mineurs nobles où ro- 
« turiers appartient tant au père ou à la mère qu’aux collatéraux 
« qui s'appellent baillistres. » Il cite ‘cette circonstance que 
« Je duc de Bourgogue comme bail de sa femme a été reçu par 
« le roi de France en l’hommage du comté d’Artois®. » 

Et il ajoute : « Il résulte de ces autorités que parmi nous 
« le mari ne jouit pas des biens de sa femme à titre de dot, et 
» que les fruits des immeubles que la femme apporte en ma- 
« riage n’appartiennent point au mari comme chef de la com- 
.« munauté, mais seulement comme baïillistre, ainsi que les 
« pères et mères ont la jouissance et les fruits des biens de 
« leurs enfants dont ils ont le bail et garde; » et il suppose que 
« il se pourrait bien que le bai! du mari, comme très-avanta- 
« geux, aurait été une des raisons qui ont donné lieu à l’éta- 
« blissement de la société conjugale afin que les femmes fussent 
« indemnisées. » | 

Il est inutile, en présence de cette discussion, de s’arrêter au 
woittemon de la loi des Burgundes, au metha de la loi des Lom- 
bards et au reippus de la loi des Saliens. 

Nous n’ajouterons qu’un mot: ce prelium emptionis concou- 
rait avec la dot de la fiancée, quidquid de sede paterna secum 
attulit, ainsi que Île dit la loi des Lombards, en cela d'accord 
avec la loi des Bavarois, qui dit aussi : quidquid illa de rebus 
parentum bi adduzil. 

On n’achète pas une femme propriétaire et dotée, et cepen- 


1 Laurière, au mot Communauté de biens, p. 268. 

3 Au mot Baïl de mariage. 

s Au même mot, Laurière cite à ce sujet les coutumes d'Amiens, de 
Ponthieu, d'Artois et de Cambrai. | 

En cela il est d’accord avec de la Thomassière, qui, dans son Glossaire, 
définit le mot bail, gardien tuteur, et qui ajoute : le mari est bail de sa 
femme. 

Il cite le mot bajulatio, et au mot Bajuius on rencontre en synonymies : 
tutor, bail, bailliste, et ces mots qui se réfèrent à l’hommage du duc de 
Bourgogne pour le comté de Flandre qu’il tenait de sa femme : et le roi l’a 
reçue en son hommage, et le duc son baron comme bail d'elle. 

Les justifications, à cet égard, pourraient se multiplier à l'infini. 


266 INSTITUTION DU MARIAGE. 


dant on invoque encore la loi anglo-saxonne : la 39° loi d’Æ- 
Lhelbyÿrth condamne celui qui couche avec la femme d'autrui 
à lui proourer pour ses deniers une autre femme ; et la 76° loi 
de ce même prince ordonne que les vierges soient achetées de 
leurs parents : st vtr virginem mercetur, pretio empta sit !. 

Mais cette nation ue peut être mise en rapport avec les 
autres chez lesquelles l’élément romain, ainsi que le reconnaît 
M. de Savigny, s'était infiltré * ; César nous apprend que de son 
temps elle admettait encore la plus odieuse des promiscuités 
des femmes : uxores habent deni duodenique inter se communes, 
et maxime fratres cum fratribus, parentesque cum liberis 5 ; et 
c’est pour cela, sans doute, que la loi des Augles et de Warnes 
n'eut point de disposition sur les fiançailles et le mariage *. 

Un pays civilisé où l’on peut, comme on le fait encore quel-. 
quefois aujourd’hui même, conduire la corde au cou la femme 
au marché et la vendre, aurait bien pu avoir de pareilles cou- 
tumes ; mais elle n’a pas duré, car la loi de ce payÿs a été mo- 
difiée par Edmond et abolie par Canut; et suivant la loi de ce 
dernier, le mariage de la femme était subordonné à son consen- 
tement; le futur était obligé de lui donner pour don du matin 
et de transformer ainsi en douaire la somme que celle-ci aurait 
fixée ; et la dot ou le payement du mundiwm était attribug à la 
femme et non à son parents F. 

On peut ainsi se résumer sur ce point : les lois barbares 
codifiées, réformées et singulièment altérées par les rois de la 
première et de la seconde race, ne sont en aucun rapport avec 

‘les mœurs primitives dés Germains. 

Celle des Anglo-Saxons semblent les seules qui aient pu con- 
server quelque souvenir des coutumes germaniques dépravées 
par l’isolement ; elles sont bien différentes de ces lois conser- 

1 M. Troplong, préface du Contrat de mariage, p. ct, cite cette loi, et il 
en tire la conséquence de l'achat de la femme chez les Germains. Nous re- 
poussons cette interprétation en nous fondant sur la considération qui suit 
immédiatement notre propre citation. (V. Kæœnigswarter, Revue, t. 1° de 
1849, p. 160 et 161.) | 

3 Histoire du droit romain au môyen âge, t. II, p. 6. 

3 Comm., liv. V. 

# V. Lendeubrog. | 

# « Et non cogatur neque uxor neque puella ad eum qui ipsi displieet; 


neque pretio ea vendatur, nisi ille aliquid ex propria voluntate dare velit, 
(Loi 72, De canut.) 


RECHERCHES HISTORIQUES. 267 


vées telles qu’elles avaient été transformées par le christia- 
nisme et l'influence des institutions romaines s'infiltrant dans 
les institutions du moyen âge. 

Et l’on peut ajouter : les formes du mariage, que l’on remonte 
au temps de Tacite ou que l'on s'arrête aux Codes barbares, 
n’ont jamais été que symboliques. 

Cette proposition a été adoptée par d’illustres savants et 
entre autres par Grimm, ainsi que le reconnaît M. Kænigswarter ; 
mais il la combat en raisonnant dans l’hypothèse du rapt et de 
l’achat; et les raisons qu’il donne pour la repousser semblent 
être celles qui autorisent à l’adopter. 

« La haute antiquité de la loi salique, dit-il, Je caractère 
« primitif dont elle porte l'empreinte, et les mœurs peu poli- 
« cées des Francs lors de la première rédaction de leurs cou- 
« tumes qui remonte à la première moitié du V° siècle sont des 
« arguments qui s'opposent à ce que le prix des fiançailles ait 
« déjà pu être symbolique à cette époque. » | 

Cependant on doit remarquer que les nations les moins avan- 
cées sont celles qui ont le plus recours au symbole, leurs insti- 
tutions par leurs imperfections même en vivent; et la poésie 
des premiers âges par l'élévation de la pensée, la fraîcheur 
et quelquefois la sublimité de ses inspirations, fait douter des 
avantages de la civilisation . 

On doit remarquer aussi que la loi ripuaire, en fixant la dot à 
50 sols, pour le cas où le mari a’aurait rien constitué à la 
femme, ne fait rien perdre à ces institutions de leur caractère 
symbolique, car il ne s’agit ici que du prix du mundium, ou 
du wiftemon ou du reippus, et non de la dot; on plutôt il s’agit 
du douaire constitué pour le mari à la femme, ear la dot, sous 
les lois selique et ripuaire, n’était pas exclusive du mundium 
quelque nom qu'il prit; et elle appartenait à la femme, 

Enfin, quelle que soit l’idée que l’on se forme des institutions 
édictées par les lois barbares, il est impossible de les considé- 
rer comme l’image reproduite des institutions des peuples ger- 


1 M. Kænigswarter prétend, au contraire, que les symboles n6 se ren- 
contrent que chez les peuples d’une civilisation avancée (Développements 
de la société humaine, Rev. de lég., 1, 1849, p. 158). Le livre des Origines 
du droit français de M. Michelet semble réfuter victorieusement cette pro- 
position; il semble aussi que notre AyPsanons dans la pratique, est peu 
sympathique au système symbolique. 


268 *__ INSTITUTION DU MARIAGE. 


‘ mains et gaulois; ces lois ont perdu leur naïveté, le cachet de 
primordialité qui se montrent dans les récits des historiens ; 
elles exhalent un reste du parfum des réponses des prudents et 
de la scolastique romaine; et réfléchissent, en les parodiant, les 
solennités du peuple dont les rois chevelus subissaient l’in- 
fluence, même en recueillant, au temps de sa décadence et de 
sa destruction définitive, les fruits de ses victoires et de ses 
fortes et symboliques institutions. 
_ Et del’examen auquel on s’est livré on tire cette conséquence 
que, quelle que soit l'opinion qu’on adopte sur l’institution et le 
régime nuptial des Germains et des Gaulois et sur les rappro- 
chements entre les lois et les coutumes primitives de ces peu. 
ples, ni les unes ni les autres ne sont incompatibles avec le 
régime de la communauté ; 

Que, loin de là, ce régime est, au contraire, de toute nécessité : 
et par la force et la nature même de la situation de la femme, 
de l’état de la propriété, des rapports sociaux et de l’associa- 
tion conjugale, celui qui a dà préexister; 

Qu'il s’est perpétué, et que lorsque César nous le montre 
sous son application chez le peuple qu’il venait combattre et 
qu’il devait vaincre, on doit le considérer tout à la fois comme 
une dérivation des coutumes primitives et de l’influence exer- 
cée par les relations qui se sont établies entre ceux-ci et les 
colonies grecques et romaines ; 

En un mot qüe ce régime existait chez les Gaulois; et que 
comme il s’était transmis des Germaiïns aux Gaulois, il s’est 
perpétué après la conquête des Francs, et, ainsi, a passé dans 
les lois de la France féodale et dans celle de la France régé- 
nérée par la révolution de 1789. 

Nous terminerons cette discussion en essayant de répondre à 
quelques questions sorties de la plume d’un illustre magistrat. 

Suivant M. Troplong, cette opinion n’est pas soutenable : 

« Si la communauté, dit-il, était un de ces débris vivaces du 
« droit celtique, pourquoi ne se serait-il maintenu que dans le 
« pays coutumier ? Pourquoi pas aussi dans le pays du centre 
« et du midi? Pour quelle raison aurait-elle absolument péri ici, 
« tandis que lä elle aurait poussé des racines qui auraient étouffé 
« le régime dotal !? » 


1 Préface du Contrat de mariage, p. xaIx. 


RECHERCHES HISTORIQUES. . 269 


A la première question, on répondra : Parce que l'élément 
celtique était concentré dans le pays de la langue d’oil'. 

A la seconde : C’est ici que se révèle la grandeur de l’empire 
que les barbares mêmes étaient effrayés de détruire *. 

Cette question que se pose le grand écrivain n’est pas nou- 
velle; Montesquieu explique au chapitre 4 du livre XXVHI : 
comment le droit romain se perdit dans le pays du domaine des 
Franks, et seconserva dans le pays du domaine des Goths et des 
Bourguignons. | 

Mais avant de le suivre dans la solution de ce problème, il 
est bon de jeter un coup d'œil sur le sentiment que causait aux 
barbares leur propre victoire. 

" Après la conquête de César, l’indépendance nationale était 
perdue ; mais les formes de la nationalité ne furent pas détruites 
immédiatement ?. 

Cette proposition de M. Henri Martin pourrait être modifiée : 
les formes de la nationalité continuèrent de subsister dans la 
classe inférieure de la nation gallo-romaine ; c’est là une des 
consolations du faible; dans son dédain le vainqueur lui laisse 
ses mœurs et ses coutumes qui sont ses lois; les hautes classes 
attirées par les faveurs du pouvoir nouveau abandonnent pres- 
que aussitôt après la victoire leur nationalité, leurs mœurs, 
leurs coutumes et leurs lois. | 

C’est ce qui arriva dans la Gaule celtique; le régime romain 
s’introduisit dans les cités, et les familles aristocratiques furent 
entièrement soumises aux lois de Rome. 

Il n’en fut pas ainsi de la plèbe; et c’est surtout pour elle 
qu’on a pu dire que César respecta l’organisation intérieure, 
les mœurs, les coutumes et la religion. 

Les efforts du successeur du conquérant se dirigèrent bien- 
tôt dans une autre voie ; mais le peuple est tenace, et il ne put 
effacer la vieille nationalité dans ses caractères apparents ; elle 
se réfugiait au cœur du peuple, toujours plus fidèle que Îles 


1 M. Troplong s'exprime ainsi, page xcvi1 de la préface du Contrat de 
mariage : » Il faut voif maintenant le système des pays coutumiers. 

« Là l’invasion des Francs avait pénétré d’une manière plus profonde que 
« dans les contrées conquises par les Wisigoths et les Burgundes. » 

? Alarik sembla épouvanté de son triomphe, et n’osa rester dans Rome. 
(Henri Martin, Histoire de France, vol. 1°", p. 341.) 

3 Henri Martin, Histoire de France, vol. Ier, liv. V, p. 191. 


970 INSTITUTION DU MARIAGE. 


hautes classes aux instincts patriotiques, et surtout plus rebelle 
aux innovations apportées de l’étranger !. 

Ce fut en vain que dans quelques provinces de l’est on chan- 
gea les noms gaulois en noms latins, qu’on substitua la langue 
latine à la langue nationale, et qu’on alla jusqu’à établir une ori- 
gine commune aux Latins etaux Gaulois en divisant Ja troupe des 
Troyens fugitifs sous la conduite d’Énée en deux parties, l’une 
ayant peuplé le Latium, l’autre la Gaule vide d’habitants ?. 

Ce fut en vain qu’on répandit le polythéisme en chassant les 
druideg ; que les temples remplaçèrent, pour le culte des dieux 
du paganisme, les sombres forêts où s’exercait celui des Gau- 
lois indépendants ; 

Que les villes se couvrirent de constructions et de monuments 
romains ; que le costume fut changé et que les lettres et les arts 
de l'empire en décadence vinrent assombrir la gaieté des 
anciens Gaulois; le peuple resta étranger à ce mouvement, qui 
sembla convertir l'aristocratie plus qu’il ne la convertit en 
effet. 

Le calme était partout à quelques troubles accidentels près, 
et douze cents soldats romains suffirent à tenir la Gaule sous la 
domination du vainqueur ÿ mais on savait que plusieurs armées 
la surveillaient à la frontière. 

Un jour les Wisigoths et les Germains attaquèrent l'empire. 

Ces peuples et les Gaulois étaient de commune origine; on a 
été jusqu’à rechercher la conformation de leur tête pour établir 
ou rejeter ce lien de parenté; et bien que les Germains eussent 
la tête carrée et non plus ronde comme chez les Gaëls 5, il n’en 
a pas moins été admis; mais sans s'arrêter à cette difficulté 
anatomique, il faut tenir pour certain que les Gaulois étaient 
descendants des hordes germaniques qui avaient envahi le 
pays qu'ils occupaient. 

Les Germains qui leur ont succédé dans la conquête du même 
terriloire se divisaient en Burgundes, Wisigoths et Francs; les 
deux premières races se manifestèrent avant la dernière pour 


tomber sous son joug. 
: Henri Martin, Histoire de France, vol. I[:", p. 204, 
? Hoffman ; Henri Martin, vol. [°", p. 202 et 203. 
Cette fable a été propazée par un assez grand nombre d'écrivains de la 
renaissance. V. Lemaire, Histoire de la ville et du duché d'Orléans. 
$ Henri Martin, .vol. 1, p. 206, à la note 3°, 


RECHERCHES HISTORIQUES. 971 


Leur communauté d’origine est unanimement acceptée ; mais 
il faut convenir que, de même que le temps avait singulière- 
ment altéré les rapports de famille entre les Germains et les 
Gaulois, de même il avait singulièrement relâché le lien de pa- 
renté entre les Burgundes et les Wisigoths. 

Rome devait succomber ; Alaric la prenait d’assaut le 2€ août 
410. Comment le farouche vainqueur ne prit-il pas possession 
de la capitale qu'il venait de conquérir? Il fut comme épou- 
vanté de son triomphé, dit un moderne historien *. 

En 412, le successeur d’Alaric prenait possession de la Vien- 
noise et de la seconde Narbonnaise, mais il y venait comme 
Romain et non comme vainqueur ; sous le double entrainement 
que lui inspiraient son amour pour la civilisation romaine et 
celui qu’il avait conçu pour la princesse Placidie ?, il accepta 
les lois de la ville à laquelle il aurait pu imposer les siennes. 

C'est à l’aide de ce revirement inattendu que les barbares 
s’étendirent dans la Gaule orientale, et la possédèrent jusqu’à 
Clovis et même après sa conquête. 

Qui n’accepterait cette version justifiée par les faits les plus 
persévérants, que la « barbarie germaine s’inclinait avec res- 
« pect devant l’ancienne grandeur et la civilisation nouvelle de 
« Rome? » Les preuves se multiplient à toutes les pages de 
l’histoire de ces temps. ; 

C’est ainsi qu'Alaric se retira de Rome sans oser l’occuper ; 
qu'Ataulf disait qu'après avoir eu l'occasion de détruire jus- 
qu'au nom romain ?, il avait pris le parti de rétablir l’empire 
dans son intégrité, et d’augmenter sa puissance; que Théo- 
dorik, petit-fils d’Alarik continua la politique d’Ataulf, et que, 
vainement, Vallia, ke successeur de ce dernier, en étendant son 
pouvoir dans la Gaule orientale, exerça une tyrannie passa- 


1 Passage déjà cité. 

? Elle était sgur de l’empereur Honorius, avait été faite prisonnière des 
Wisigoths au lac de Rome; elle poussa son amant à se rapprocher de son 
frère ; elle épousa Ataülf, à Narbonne, en l’année 414, Ce fut pour ainsi dire 
la société romaine qu’il Épousa ; dans la cérémonie nuptiale il se montra 
vêtu à la romaine. La majesté de l’empire, dans sa profonde décadence, 
frappait d’admiration et de terreur le successeur d’Alarik; il semblait 
craindre qu’une si grande ruine, en tombant, n’écrasèt le monde. (Henri 
Martin, t. 1°", p. 344.) 

3 Henri Martin, eod. loc. 


972 INSTITUTION DU MARIAGE. 


gère; les lois et les mœurs n’en perdirent pas leur influence ‘. 

Le christianisme marchait, préférant encore au régime de 
l'administration romaine épuisée et vacillante dans la voie de la 
religion nouvelle, la domination des barbares; mais il resta Ro- 
main sous les barbares, parce que ceux-ci se faisaient Romains 
en même temps qu'ils se faisaient chrétiens. 

C’est ainsi que les Burgundes ayant envahi la partie de la 
Gaule s’avançant depuis Langres jusqu'aux rives de la Saône et 
du Rhône ne changèrent pas les lois de Rome, qu’ils respectè- 
rent ses institutions, et s’assimilèrent aux Romains autant qu’ils 
le purent. 

Enfin c’est ainsi que Théodoric, roi des Ostrogoths, après 
qu’il eut conquis la Provence et une partie du royaume des 
Burgundes, écrivait aux habitants de la province des Gaules : 
« Soumettez-vous avec plaisir à la puissance romaine qui vous 
« est rendue après un si long temps, car il est agréable de reve- 
« nir à ce qui a porté si haut vos ancêtres; c’est pourquoi rap- 
« pelés, avec l’aide de Dieu, à votre antique liberté, reprenez 
« les mœurs romaines. » Et lorsqu'il écrivait aux gouverneurs 
de ses provinces : « Fais en sorte, disait-il à chacun d’eux, 
« d'arriver dans la province fatiguée comme un bon juge, de 
«“ manière à ce qu’elle reconnaisse en toi un homme envoyé 
« par un prince romain... Fais qu’elle se réjouisse d’avoir été 
« vaincue et qu’elle n’éprouve rien de ce qu’elle souffrait quand 
« elle regrettait de n’être plus romaine ?. | 
* C’est donc avec raison qu’on a pu dire de ces provinces 
vaincues : « Ce changement de maitres n’amena pas une aussi 
« grande perturbation qu’on pourrait le croire dans l’état de 
« Ja race gallo-romaine. Sans doute il fallut que les proprié- 
« taires gallo-romains partageassent leur terres avec les bar- 
« bares; mais pour prix de leur cession qui leur laissait encore 
« une bonne partie de leurs vastes domaines, ils gardaient leur 
« nom romain, leurs lois, leurs dignités, leurs magistratures, 


1 Armand Rivière, Histoire des biens communaux en France, ouvrage cou- 
ronné par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, p. 113 : « Un seul 
a conquérant, Ataulph (ou Ataülf), essaya de transformer la Romanie en 
«a Gothie; mais il échoua dans cette entreprise, et, voyant qu’il ne pouvait 
« pas changer les institutions, il voulut, au moins, avoir la gloire de tra- 
« vailler à leur restauration. » 

? Armand Rivière, Histoire des biens communaux en France, chap. 2, 
p. 109. : 


RECHERCHES HISTORIQUES. _ 973 


« én un mot leur autonomie, autant qu’elle pouvait se concilier 
« avec l’anarchie causée par les luttes des barbares entre eux 
« et par les caprices des vainqueurs. » | 

Ainsi le respect du nom romain, des institutions et de la ci- 
vilisation romaines, tel est le spectacle imposant qui révèle 
au monde la chute de ce puissant empire; et ce spectacle, en 
_ même temps qu’il est désolant puisqu'il atteste l’insuffisanco 
des plus grandes conceptions bumaines impuissantes à résister 
à la force indisciplinée de bandes errantes et féroces, atteste 
aussi la tendance invincible de l’homme vers la règle, l’ordre 
et la liberté régie par les lois, puisque nous voyons le destruc- 
teur se ranger sous la loi de celui dont il a détruit l'empire, 
et qu’on a pu dire de Rome et de la Gaule romaine elle-même 
ce qu’on a pu dire de la Grèce : Capta ferum victorem cepit. 

Et lorsque les Francs vinrent superposer leur victoire sur 
celle des Germains qui les avaient précédés, ils étaient animés. 
du même sentiment de respect pour cette antique renommée 
du peuple romain, pour ses lois conservées par le clergé chré- 
tien qui, par la gravité de l’attitude, l’énergie du caractère, la 
majesté des rites et la magnificence des costumes, rappelait à 
ces barbares la grandeur du sénat 10m celle de la civili- 
sation et des lois de Rome. 

Les Romains, ainsi que les barbares nommaient tous les an- 
ciens sujets de l’empire, continuèrent de vivre sous la loi ro- 
maine, du moins dans leurs rapports entre eux; et les Francs 
sous la coutume salique qui reçut des modifications analogues 
à la nouvelle situation des Saliens*. 

Ces prémisses posées, il est temps, pour la solution du pro- 
blème que M. Troplong a formulé dans les termes rapportés 
plus haut, de revenir à la réponse de Montesquieu. 

L'auteur de l’Esprit des lois, après avoir établi cette propo- 
sition : que le pays qu’on appelle aujourd’hui la France fut 
gouverné, dans la première race par la ‘loi romaine et le Code 
Théodosien et par les diverses lois des barbares qui y habi- 
taient, se pose cette question : « Mais pourquoi les lois saliques 
« acquirent-elle une autorité presque SenÉrAIS dans le pays des 
« Francs, et pourquoi le droit romain s’y perdit-il, peu à peu, 


1 Le même au même lieu, p. 108. 
3 Henri Martin, t. le", p. 428. 
XXL. su 18 


974 INSTITUTION DU MARIAGE. 


« pendant que dans le domaine des Wisigoths le droit romain 
« s’étendit et eut une autorité presque générale *? » 

Il y répond ainsi : « Je dis que le droit romain perdit son 

« usage chez les Francs à cause des grands avantages qu xl y 
« avait à être Franc, barbare ou homme vivant sous la loi sa- 
« lique; il fut seulement retenu par les ecclésiastiques, parce 
« qu’ils n’eurent point d’intérêt à changer : ils n’en recevaient 
‘« aucun préjudice, et il leur convenait d’ailleurs parce qu’il 
« était l'ouvrage des empereurs chrétiens *?. 
_ Mais bientôt les peuples de commune origine que les liens 
de tant de souvenirs devaient réunir et rapprocher, qu’une 
même croyance, d’autant plus ardente qu’elle était nouvelle, 
devait confondre en un seul et même peuple, se trouvèrent di- 
visés par cette croyance elle-même; la race franque et la race 
gothique se trouvèrent en présence, non plus comme ennemis 
politiques et animés par une haine nationale, mais par celle 
qu'inspire l’esprit de secte. 

Clovis commença l’attaque qu’il dirigeait contre l’arianisme 
par essayer la conquête de la Gaule orientale ; « il voyait avec 
« chagrin que ces Goths d'Orient possédassent une excellente 
« partie de la Gaule, » et il résolut de détruire leur domination. 

On sait quelle fut l'issue de cette grande entreprise; mais 
on ne s’est peut-être pas assez appesanti sur son résultat. 

Ce résultat au point de vue politique fut immense, il fut nul 
au point de vue administratif. 

Le roi franc n’avait pas l'instinct de l’organisation; il créa 
des délimitations, mais il laissa au milieu des circonscriptions 
sur lesquelles il étendait sa domination plus nominale qu’ef- 
fective, la séparation primitive entre le vainqueur et le vaincu. 
Cette séparation fut plus grande encore après la conquête qu’elle 
ne l’était avant; on a remarqué avec raison que les Frances ne 
se fixèrent au midi de la Loire qu’en bien petit nombre, tandis 
qu’au contraire ils s’étaient établis par milliers sur la Somme, 
l'Aisne et la Seine *; et les Wisigoths assservis restèrent plus 
que jamais attachés à l’hérésie d’Arius et aux lois romaines. 

Cette conduite des Francs a été attribuée à ce qu’ils attachaient 
moins de prix à la terre qu’au riche butin qu’ils emportèrent 

1 Esprit des lois, liv. XXVIL, chap. 4. 


3 Le même au même lieu. . 
# Henri Martin, vol. 1°, p. 456. 


RECHERCHES HISTORIQUES 273 


avec eux dans leurs demeures du nord, et l’on à pensé que lé 
sol, dans un temps peu éloigné, retourna en grande partie aux 
descendanis, ou du moins aux compattiotes de ses anciens pés- 
sesseurs *. Ainsi, ajoute un historien, dans les régions au midi 
dé la Loire, l'invasion franque affaiblit plutôt qu’elle né fortifia 
l’élément barbare ?. 

Tout s'explique et s’éclaircit. 

À la haie du conquérant et du chrétien farouche qui vou- 
lait, comme Mahomet l’a voulu dans la suite, convertir par le 
sabre, venait se joindre la supériorité des lois romaines sut les 
lois salique, ripuaire et gombette. 

Cette double circonstance explique la pérsistäncé des peu- 
ples vaincus dans leur obéissance à la loi romaine, et aussi 
comment, loin de l’abandonner, ils en ont exagéré la pratique; 
et comment, plus le régime de la communauté faisait invasion 
dans la Gaule celtique soumise à la domination franque, plus ils 
S’attachaient au régime dotal comme au plus puissant moyen 
qui devait assurer la séparation des deux races. 

Il est vrai, cependant, que l'hommage aux lois, aux usages 
et à la constitution politique de Rome dura longtemps, chez la 
race franqué, après la conquête de la partie orientale de la Gaule. 

Clovis, à son retour de son expédition contre les Wisigoths, fil 
une entrée dans la ville de Tours qui simula le triomphe des 
héros de l’ancienne Rome; il y fut qualifié de consul ét d’Au- 
guste; tous les gouvernements; les évêchés, les fonctions pu-- 
bliques, furent confiés, non à des Francs illettrés, mais à des 
Gallo-Romains. La langue latine fut consacrée aux actes publics 
et judiciaires ; les formules des lois romaines s’introduüisirent 
dans les lois barbares, et les successeurs de Clovis imitèrent 
son exemple. 

Et cependant le droit romain périt bientôt, et les lois bar- 
bares furent les seules auxquelles la Gaule celtique resta sou- 
mise. Comment ce grand mouvement s’opéra-t-1l? Montesquieu 
nôus l’apprend : « Dans le petrimoine des Wisigoths, la loi 
« wisigothe ne donnant aucun avantage civil aux Wisigoths 
« sur les Romains, les Romains n’eurent aucune raison de 
« cesser de vivre sous leur loi pour vivre sous une autre; ils 


LA 


1 Histoire des biens communaux. 
3 Henri Martin, vol, 1°, p. 456. 


_ 


276 INSTITUTION DU MARIAGE. 


« gardèrent donc leur loi, et ne prirent point celle des Wisi- 
« goths !. » 

Il semble que Montesquieu aurait dû ajouter que les Wisi- 
goths, eux-mêmes, se soumirent aux lois romaines, et que 
loin de vouloir les remplacer par leurs propres lois, ils leur ren- 
dirent une vigueur que le temps et les révolutions avaient 
altérée. 

Il continue : « Le droit romain subsisia dans la Bourgogne 
« pour régler les différends que les Romains pouvaient avoir 
« entre eux: Ceux-ci n’eurent point de raison pour.quitter leur loi 
« comme ils en eurent dans le pays des Francs, d’autant mieux 
« que la loi salique n’était point établie en Bourgogne. » 

Il poursuit : « Le droit romainet la loi gothe se maintinrent de 
« même dans le pays de l’établissement des Goths; la loi sali- 
« que n’y fut jamais reçue ?. » 

Voilà pour l’origine des choses. 

Mais déjà sous Pépin et Charles-Martel, les pays conquis 
par les Sarrasins el purgés de cette nouvelle invasion du midi 
qui cherchait à faire refluer l’invasion du nord, demandèrent et 
obtinrent la conservation de leurs lois; et Montesquieu se repor- 
tant à l’édit de Piste (864), y découvre « qu’on distinguait dès 
« cette époque les pays dans lesquels on jugeait par le droit 
« romain d'avec ceux où l’on n’y jugeait pas. » 

Quels sont les motifs de ce défaut d'unité, origine de la per- 
_Sistance du droit romain, dans les pays qui lui avaient été 
originairement soumis, et de la chute de ce droit chez les 
peuples nouveaux auxquels le clergé chrétien aurait voulu le 
faire adopter? 

Ces motifs sont nombreux ; à ceux que nous avons déjà si- 
gnalés il faut ajouter celui tiré du caractère respectif des lois 
romaines et barbares. 

Les premières étaient réelles et territoriales, les autres 
étaient purement personnelles. 

Dans le pays conquis par les Francs, mais dans lequel ils ne 


1 Liv. XXVIIL, chap. 4. 

3 Au même lieu. 

3 Au même lieu. « Ainsi, ajoute Montesquieu, la distinction des pays dé 
« la France cobtumière et de la France régie par le droit écrit, était déjà 
« établie du temps de l’édit de Pistes. » 

Cet édit est celui qui autorisa l’hérédité des fiefs. 


RECHERCHES HISTORIQUES. 977 


s'appliquèrent pas à organiser la conquête, on s’attacha à la loi 
ancienne comme réelle et territoriale ; pour se séparer du 
vainqueur. 

Dans le pays où la domination franque s’établit définitive- 
ment tout d’abord, la loi était toute personnelle. 

Aussi la distinction entre le pays conquis où la loi romaine 
était en vigueur et celui où elle n’était pas suivie signifie « que 
« dans les pays qui n'étaient pas du droit romain, tant de gens 
« avaient choisi de vivre sous quelqu’une des lois des peu- 
« ples barbares qu’il n’y avait plus personne, dans ces contrées, 
« qui choisit de vivre sous la loi romaine; et que dans le 
« pays de la loi romaine, il y avait peu de gens qui eussent 
« choisi de vivre sous la loi des peuples barbares , » 

Et en effet, comme la loi barbare établissait une différence 
tyrannique entre les Francs et les Romains, il ne put y avoir 
longtemps de Romains; « tout le monde avait avantage à devenir 
« franc, et tout le monde le devint, « Sans cette circonstance 
énorme, on ne craint pas de le dire, la Gaule aurait reconquis 
sa nationalité et absorbé l’élément germanique. 

Ce qui arriva en Espagne le prouve bien, puisque la loi ro- 
maine n’y succomba que parce qu’elle y fut proscrite*, La loi 
salique, par un moyen moins direct, mais collatéral, obtint le 
même résultat *. 

Mais bientôt survint l’établissement des fiefs qut entraîna 
avec lui et les lois barbares et le droit romain; et la France se 
trouvant divisée et morcelée en une infinité de petites sei- 
gneuries qui reconnaissaient plutôt une dépendance féodale 
qu’une dépendance politique, il était bien difficile qu’une seule 
loi put être autorisée; et en effet on n'aurait pas pu la faire 
observer *. 

Ce fut alors que s’introduit le servage, la vie au même feu et 
au même chanteau, et cette diversité de coutumes, de mœurs 
et d’usages qui se substituèrent aux souvenirs de la loi ro- 
maine abandonnée pour la loi des barbares, et à celle-ci elle- 
même. 

1 Esprit des lois, liv. XXVIII, chap. 4. 

3 Esprit des lois, liv. XXVIIL, chap. 7. 

3 Nulle dignité, nulle fonction n'est interdite à un Romaïn; mais si haut 
qu’il parvienne, il ne vaudra jamais que la moitié d’un Frank ou d’un Bar- 


bare de condition analogue à la sienne. (Henri Martin, t. 1°", p. 440.) 
+ Esprit des lois, liv. XXVIII, chap. 19. 


9278 INSTITUTION DU MARIAGE. 


Enfin arriva l’invasion des Normands, peuple inaccessible à 
toute autre séduction que celle du pillage, et qui répandgit 
les ténèbres de la plus sombre barbarie aux mêmes lieux où 
les précédents barbares avait ay moins témoigné de leur gp- 
titude à la civilisation par leur respect pour la grandeur et la 
civilisation du peuple romain #, 

Alors disparurent et les lois et les dernières traces de ces 
temps et de ces traditions qui avaient illuminé les peuples sou- 
mis à la domination universelle de Rome; les Normands igpo- 
raient jusqu’au nam de la ville éternelle; à partir da ce moment 
tout est perdu pour les peuples, et le dernier souffle de leur 
existence intellectuelle et le dernier souffle de leur existence 
politique s’exbalent dans ce cataclysme effrayant. La féodalité 
règne et les lois disparaissent, mais aussi l’état primordial de 
la famille se reconstitue dans l’obscurité de la glèbe, dans Ja 
vie de servage avec tous ses besoins, tous ses instincts et ses 
tristes consolations ; et revenus à leur paint de départ, les peu- 
ples gémissant sous ces institutions, retournent aux institutions 
_des peuples primitifs. 

Il est vrai que l'établissement féodal envahit aussi bien la 
Gaule ôrientale et méridionale que la Gaule occidentale et sep- 
tentrionale; mais il ne faut pas perdre de vue qu'il trouva {a 
première partie de la monarchie encore sous l'influence absolue 
de ces lois, tandis qu'il trouva la seconde courbée sous les lois 
des barbares ; que la séparation des deux parties de |a nation, 
maintenue par la différence des lois, l’était encore par cette cir- 
constance que l’élément franc avait exercé san empire dans la 
partie de la Gaule septentrionale et occidentale; que la partie 
orientale. et méridionale a peu souffert de l’invasion des Nor- 
mands qui s’est surtout exercée sur les rivages de la mer du 
Nord et sur ceux de la Seine et de la Loire; enfin que la féo- 
dalité, malgré sa puissance, n’a pu détruire les lois en vigueur, 
mais qu’elle n’a eu qu’un pouvoir légiférant négatif, acceptant 
toutes les lois, c’est-à-dire les mœurs et les coutumes aux lieux 


1 Les règnes malheureux qui suivirent celui de Charlemagne, les invasions 
des Normands, les guerres intestines, replongèrent les nations victorieuses 
dans les ténèbres dont elles étaient sorties; on ne sut plus lire ni écrire. 
Cela fit oublier, en France et en Allemagne, les lois barbares écrites, le droit 
romain et les capitulaires. (Esprit des lois, liv. XXVIIE, chap. 11.) 

L 


RECHERCHES Fonte 279 


RER 


elles étaient encore en vigueur. 

Tout était, en effet, admirablement préparé pour le triomphe 
exclysif des coutumes dans le pays déjà connu sous la dénomi- 
nation de la langue d'Oil, par l'introduction des lois barbares 
et la chute du droit romain. 

Ces lois insuffisantes présentaient d'immenses Bonnes: : per- 
sonnelles à à leur origine, elles ne devenaient territoriales qu’à 
mesure de leur application exclusive; et quand cette application 
fut devenue définitive, il fallut combler ces lacunes par des 
capitulaires qui, eux-mêmes devenus insuffisants, donnaient 
ouverture à l'application des coutumes et des usages. 

« Ainsi, dit Montesquieu !, il y avait dans chaque lieu une 
«loi dominante et des usages reçns qui servaient de supplément 
« à la loi dominante lorsqu ils ne les choquaient pas. » 

[a Du temps du roi Pépip, ajoute-t-il, les coutumes qui s’é- 
« tajent formées avaient moins de force que les lois; mais 
« bientôt les coutumes détruisirent les lois; et comme les nou- 
u veaux règlements sont toujours des remèdes qui indiquent uu 
« mal présent, on peut croire que du temps de Pépin on com- 
« mençait déjà à préférer les coutumes aux lois. » 

La France méridionale était donc moins étrangère aux Jois 
territoriales ; elle avait conservé la tradition du Code Théodo- 
sien; il est vrai qu’il « ne resta, jusqu’à ces provinces que le 
« nom de pays de droit romain ou de droit écrit, que cet 
« amour que les peuples ont pour leur loi, surtout quand ils la 
« regardent comme un privilége; maïs c'en fut assez pour pro- 
« duire cgt effet que, quand la compilation de Justinien parüt, 
« elle fut reçue dans les provinces des domaines des Goths et 
« des Bourguignons comme loi écrite, au lieu que dans l’an- 
« cien domaine des Francs, elle pe le fut que comme raison 
« écrite ?, » 

Les traditions du droit romain effacées dans le pays du droit 
coutumier pont pu y reparaître, fandis que dans le pays où l’é- 
lément celtique avait d’abord disparu pour faire place au droit 
romain, la tradition vivante de ce droit au cœur des popula- 
tions s’est réveillée avec une activité prodigieuse que l’ancienne 


‘ Liv. XXVIIF, chap. 12. 
4 ? Esprit des lois, liv. XXVIII, chap. 8 


280 LÉGISLATION. 


séparation, les anciennes haines qui divisaient les deux contrées 
ont rendue plus vive encore. 

Dans le pays coutumier, la misère a été plus grande, la féo- 
dalité plus oppressive, la terre plus ingrate, le climat moins favo- 
rable aux souvenirs des temps passés ; dans le pays du droit 
écrit, la féodalité a été moins oppressive, la terre plus féconde, 
le climat plus favorable à la méditation et à l’étude ; aussi pen- 
“dant que la France occidentale était plongée dans l’engour- 
dissement du régime féodal, la Provence était l’asile des lettres 
et des travaux de l’imagination, la terre du gai savoir, des 
Trouvères et des ménestrels. 

Elle a été aussi moins tourmentée par les guerres des rois 
et des grands tenanciers, par les guerres religieuses, par les 
invasions. Éloignée de Paris, où se sont toujours et dans tous 
temps agitées les factions aristocratiques et populaires, elle n’a 
pas eu à gémir comme le pays du droit coutumier de ces émo- 
tions violentes qui jetaient la terreur dans tous les esprits, la 
dévastation et le pillage dans les campagnes; elle a joui de 
longs loisirs, si l’on compare les événements dont elle a été le 
théâtre à ceux qui se sont passés sur cette triste terre de la 
langue d’Oil, dont l’histoire réveille tant de crnels souvenirs. 

Voilà comment il est arrivé que le régime dotal a prévalu 
dans le pays de la langue d’Oc, et comment le régime de la 
communauté a poussé dans l’autre partie de la France des racines 
qui ont étoufté le régime dotal, quoique, cependant, la commu- 
nauté fût un débri vivant du droit celtique, et précisément 
parce qu’il avait ce caractère et cette origine. 

EucÈène BIMBENET. 


ÉTUDE SUR LES PRIVILÉGES ET HYPOTHÈQUES. 
Par M. SÉvin, conseiller à la Cour de cassation. 
SIXIÈME ARTICLE !. 


Des cessions et subrogations de l’hypothèque légale de la femme (suite). 


IV. La loi du 23 mars 1855, en exigeant, par son article 9, 
que le cessionnaire de l’hypothèque légale de la femme, pour 


1V.t. XX, p. 535. 


DES HYPOTHÈQUES. 981 


être saisi à l'égard des tiers, fasse faire à son profit l'inscription 
de cette hypothèque, ou la mention de la subrogation en marge 
de l'inscription préexistante, a donné lieu à des difficultés dans 
la pratique, et même à des contestations qui ont compromis 
des intérêts respectables. | 

Déjà, avant la loi de 1855, on s'était demandé dans quelle 
forme devait être inscrite la subrogation d’un créancier dans 
hypothèque légale de la femme. Entre plusieurs subrogés, la 
préférence appartenait-elle à celui quiavait requis l'inscription 
de lPhypothèque légale et la mention de sa subrogation dans 
cette hypothèque, au regard de celui qui se serait borné, con- 
formément à une pratique généralement suivie, à faire inscrire 
son hypothèque conventionnelle contre le mari et la femme, 
en mentionnant dans son bordereau la subrogation consentie 
par celle-ci à son profit? 

M. Paul Pont, qui constate et approuve cette pratique 
(n°* 449 et 781), s'étonne de la voir condamnée par un arrêt de 
la Cour de cassation du 4 février 1856 (S., 56, 1, 225). Et en 
effet, que peut-on raisonnablement exiger d’un créancier, su- 
brogé dans une hypothèque qui subsiste indépendamment de 
l'inscription, dans une hypothèque dont il ne connaît ni l’im- 
portance, ni la date, ni les titres originaires ? Ne doit-on pas 
dire qu’il a satisfait à ce que. prescrit l’article 2153, sur l’in- 
scription des hypothèques légales, lorsqu'il a dit que par tel 
acte, il a été subrogé, jusqu’à concurrence de tellesomme, dans 
les droits indéterminés d’hypothèque légale de felle femme 
contre son mari ? Et que peut-il dire de plus, lui qui ne connaît 
ni le contrat de mariage, ni les apports, ni les reprises de sa 
débitrice ? Que dirait-il de plus, en formulant autrement sa ré- 
quisition, en disantqu’il demande l'inscription de l’hypothèque 
légale de telle femme contre son mari, et mention de sa subro- 
gation dans cette hypothèque ? Pure différence de mots : que- 
relle de style et de formulaire. 

L'arrêt du 4 février 1856 est un arrêt de rejet, rendu par la 
chambre civile. Le pourvoi avait donc été admis par la cham- 
bre des requêtes, et je dois dire que l’admission avait été pro- 
noncée sans difficulté, conformément à un précédent arrêt de 
la même Chambre du 13 novembre 1854. Aussi, les arrêtistes 


1 S., 55, 1, 193. 


282 LÉGISLATION. 


font-ils remarquer que l’arrêt de 1856 établit une sorte d’an- 
tagonismeentreles deux chambres de la Cour . 

Quoi qu’il en soit, cette jurisprudence 8 conduit à une nou- 
velle difficulté, sous la loi du 23 mars 1855. 

Le créancier subrogé fait inscrire, on le veut, l’hypathèque 
légale de sa débitrice, et sa mention de suybrogation. Mais, 
lorsqu'il est payé, lorsqu'il donne mainlevée, qu'arrivera-t-il? 
Le bon sens paraît indiquer que tout est fini par là ; que le 
créancier n’a été subrogé dans l’hypothèque légale que jus- 
qu’à concurrence de la somme qui lui est due; qu'il n’a fait 
inscrire cette hypothèque que dane son intérêt, et pour sûreté 
de cette même somme; que cette somme payée, cette créance 
éteinte, tout doit être TBYé des registres hypothécaires; que 
c’est comme si le mari n’avait jamais emprunté, comme si la 
femme ne l’avait jamais cautionné. 

Non, disent les conservateurs des hypothèques : le créancier 
subrogé n’est pas tenu senlement à faire inscrire sa subrogation, 
i} dait faire inscrire l’hypathèque légale dela femme; il l’a fait 
inscrire, elle existe sur les registres, avec son caractère géné- 
ral, indéterminé, Cette hypothèque subsistera donc su profit 
de la femme, malgré la mainlevée que donnera le créancier, 
et nous pe ragdierons sa subrogation qu’en maintenant sur nos 
registres l’hypothèque légale de la femme. 

Cette prétention, a-t-on dit, est le renversement de tous les 
principes sur lesquels repose le régime hypothécaire. Un 
créancier de la femme, pour la somme la plus minime, aura 
donc pouvoir de grever les biens du mari d’une inscription in- 
définie, de mettre ainsi l’interdit sur tous ces biens, par upe 
formalité accomplie dans son intérêt, pour la conservation de 
sa modique créance ! Et ce qu'il aura fait, ilne pourra plus Je 
défaire! Et cetje hypothèque légale sera d’une pature tout 
autre que ne j'a voulu la loi; car elle ne pourra être purgée; ; 
car elle subsistera malgré la volonté de la femme, qui v’a pas 
demandé qu’elle fût ipscrite, qui ne pourra pas, par son silepce 
lors de lg purge, comme c’est son droit, rendre à son pari la 
liberté d’action dont elle n’a pas voulu le priver. 

Malgré cela, la Cour de cassation, dominée sans doute par 


} 


1 V. les développements de cette controverse dans l'ouvrage ‘de M. Paul 
Pont (n° 780-791). | 


DES HYPOTHÈQUES. 283 
son arrêt de 1856, a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de 
la Cour d’Amiens du 31 mars 1857 (S., 57, 2, 627), qui avait 
donné raison aux prétentions du conservateyr; arrêt vivement 
critiqué par M. Paul Pont dans la revue critique de législation 
(juillet 1857). L'arrêt de rejet a été rendu par la chambre des 
requêtes; mais la question est aujourd’hui pendante à la 
chambre civile, et elle paraît avoir ému le monde des affaires : 
Je notariat réclame, au nom des intérêts qu'il est chargé de dé- 
fendre, et prétend que le maintien de Ja jurisprudence nouvelle 
jetterait la perturbation dans les transactions les plus usuelles 
et leg plus nécessaires. 

La jurisprudence ne pourrait-elle pas être aidée par un 
mot du législateur *? 


Questions diverses sur l’hypothèque légale des femmes. 


I] serait besoin aussi de quelque explication officielle sur 
plusieurs points qui divisent les jurisconsultes et les tribu- 
naux. | 

I. Depuis que le Code Napoléon existe, on s'est disputé sur 
le sens de ces mots de l’article 2135 : à compter du jour du 
mariage. — Est-ce le jour de la célébration du mariage devant 
l'officier de l’État civil? Est-ce le jour du contrat notarié con- 
statant les conventions civiles des’ futurs époux ? 

L'article 2185 paraît clair; mais les articles 2194 et 2195 ont 
semblé l’obscurcir, en parlant du contrat du mariage, et en 
faisant remonter à la date de ce contrat l'inscription prise pour 
conserver les hypothèques légales des femmes mariées. On a 
rapproché de ces expressions ce qui se jugeait dans l’ancien 
droit ; et une opinion mitoyenne s'est fait jour dans ces derniers 
temps qui fixait le point de départ des droits de la femme au 
contrat de mariage, quant il y en avait un (art. 2194 et 2195); 
au mariage célébré quand il n’y avait pas de contrat (art. 2135): 
C'était une conciliation essayée entre deux textes qui se posent 
en apparence comme contradictoires. 


1 2 juin 1858. — S., 58, 1, 433, 

3 Cela n’est plus nécessaire. Depuis notre travail, un arrêt formel de la 
chambre civile, du & février 1861, au rapport de M. Glandaz, a décidé la 
question contre la prétention des conservateurs des hypothèques. (S., 61, 
1, 209.) 


284 © LÉGISLATION. 


Les avis, dans l’enquête de 1841-1844, furent assez diver- 
gents. 

Si la Cour de Rennes ‘ se prononçait pour le jour du ma- 
riage, ét pensait que les articles 2194 et 2195 n’avaient pas 
voulu dire autre chose ?, la Cour d’Agen * reconnaissait que la 
jurisprudence faisait remonter l’hypothèque légale de la femme 
au jour de la passation du contrat de mariage, et proposait 
seulement de fixer un délai (trois mois) après lequel, si le ma- 
riage ne suivait pas, l’hypothèque ne prendrait date que du 
jour de la célébration. 

Les Cours d’Amiens *, d'Angers ‘, de Grenoble ‘, de Pau ‘. 
La faculté de droit de Dijon f se prononçaient pour le jour de 
la célébration du mariage ; 

Les Cours de Metz *, de Montpellier ‘, de Rouen ‘, pour celui 
du contrat, quand il yen avait un : la Cour de Montpellier ré- 
duisait à quinze jours le délai de trois mois proposé par la 
Cour d’Agen. 

Le projet proposé en 1849 par le gouvernement adoptait la 
première opinion, et ajoutait (art. 2142) à la rédaction de l’ar- 
ticle 2135: à compter du jour de la célébration du mariage. — 
Le conseil d’État se prononçait dans le même sens (art. 2196). 

C'est aussi la solution qu’adopte M. Paul Pont (n° 753). Mais 
comme on trouve dans le cämp opposé les opinions d'auteurs 
très-respectables ‘?, 1l serait bon que la loi, par un mot, fit ces- 
ser la controverse, 

Il. La première disposition de l’article 2135 ne fixe au jour 
du mariage la date de l’hypothèque légale des femmes que 
pour leur dot et conventions matrimoniales. 


1 Doc. hyp., 38, 488. 

? Le mot contrat, dit cette Cour, est évidemment pris dans l’article 2194 
dans le sens du mariage contracté. 

3 Doc. hyp., 2, 143. 

® Ibid., 2, 170. 

# Jbid., 2, 183. 

6 Jbid., 2, 250. 

7 Jbid., 2, 832. 

8 Ibid., 2, 389. 

9 Ibid., p. 278. 

10 Jbid., 2, 286. 

1 Jbid., 2, 366. 

13 MM. Tarrible (Rép., v° Inscription, $ 3, n°8); — Troplong (n°* 759 et 
suiv.) ; — Bénoit, t, II, n° 47); — Wolowski (Revue de législ., t. I, p. 218). 


DES HYPOTHÈQUES. 285 


Le Code ne s’est pas expliqué sur plusieurs autres causes de 
créances ou de recours contre les maris. de 

Si, pour les successions échues à la femme, il accorde hy- 
pothèque du jour de l’ouverture des successions (ce qui a pu 
paraître exagéré, et disparaîtrait par l’adoption des mesures 
proposées pour faire inscrire d'office les hypothèques réaul- 
tant de sommes touchées par les maris et tuteurs), il a employé 
des expressions peu claires par rapport aux donations : du 
jour où les donations ont eu leur effet ; il a gardé le silence 
sur l’hypothèque garantissant les deniers paraphernaux que la 
femme aurait laissé toucher par son mari ; sur les indemnités 
que celui-ci peut devoir pour dégradations commises sur les 
biens propres de la femme; enfin sur les droits appartenant à 
la femme dont les biens auraient été indûment aliénés par 
son mari. | 

Pour les donations, le plus raisonnable ne serait-il pas d’en- 
tendre la loi comme si elle avait dit: du jour où le mari aura 
touché le montant de la somme donnée ou léquée ? Est-il bien 
juste de le grever d’hypothèque avant qu’il soit devenu comp- 
table et responsable, avant qu'il ait rien reçu ? Et ne faut-il pas 
généraliser les sages réflexions que faisait la Cour de Dijon à 
l’occasion de l’hypothèque légale des mineurs remontant d’a- 
près la loi actuelle à l’ouverture de la tutelle pour toutes les 
sommes touchées par le tuteur, quelle que soit l’époque du ver- 
sement ? 

« Il n’est point juste, disait cette Cour, que les biens du tu- 
« teur se trouvent grevés, non-seulement pour les valeurs 
« qu’on lui confie actuellement , mais encore, éventuellement, 
« pour toutes les valeurs qui pourront arriver au mineur pen- 
« dant la durée de la tutelle ; de telle sorte que le tuteur, dans 
« l’expectative d’un événement qui peut-être ne se réalisera 
«“ pas, 8e trouve frappé d’une incapacité entière de disposer de 
« ce qui lui appartient. Cet état de choses doit être changé : le 
« tuteur ne doit de garanties que pour les valeurs qui lui sont 
« confiées, et seulement lorsqu'elles lui sont confiées ; la quo- 
« tité de l’hypothèque doit s’augmenter à mesure que les créan- 
« ces s’accroissent, et les créances nouvelles ne doivent pas, 


1 Y. sur la controverse née de ces expressions, M. Paul Pont, n° %57, et 
les autorités qu'il cite en sens opposés. 


386 LÉGISLATION. 


« quant à l’hypothèque qui les assüré, r'étroagir aû delà du jour 
« où elles sont nées... ?, 

Tout cela ne doit-il pas s’appliquet ui mari? 

C’est dans cette pensée que la Cour d’Angers, tranchant en 
faveur des femmes la question de ses créances pour deniéts 
parapherhaux, proposait, botr ces cféances, ainsi qüé poiir 
les indemnités résultant dé dégradations, l’addition à l’arti- 
cle 2135 du paragraphe suivant : 

« Elle a hÿpothèque, pour valeuts paraphernales et indem: 
« nités dues par suite de dégradations commises sur les im- 
« meubles qui sont propres à la femme, de l’époque à laquelle 
« ces créances ont pris naissance *. » 

Quant à l’aliénation illégale des biens de la femme, la faculté 
de droit de Grenoble se posait la question de savoir si la femme 
peut tout à la fois et à son choix agir en revendication contré 
Yes acquéreurs, ou en vertu dé son hypothèque lésale sur les 
biens du mai, et au préjudice des créanciers de ce dernier ; et 
la faculté répondait : 

«a il sera parfaitement raisonnable, dans lé cas où le Bien 
« dotal aura été aliéné indûment, c’est-à-dire, sans que le 
« contrat l’eùt permis et hors les exceptions consacrées par la 
« loi, d’obliger la femme à agit en revendication contre les ac- 
« duéreurs de ses biens, complices nécessaires de la violation 
« de son contrat, et de né lui accorder de recours sur les bienë 
« du mari que subsidiairement, et dans le cas où par l’action 
« en revendication elle né pourrait se retirer tout à fait in- 
« dernne. Ce sera enlever au mari la possibilité de nuire à ses 
« créanciers en consommant frauduleusemént V’aliénation des 
« biens de 14 femme *. » 

Ce serait, 6h le voit, l'inverse de ce que presctivait la cou- 
tume dé Normandie, qui »’accordait recours contre l’acquéreut 
qu’en cas d’insokvabilité du mari. Mais la coùtume normende, 
on l’oublie quelquefois, ne prohibait pas l’aliénation dés biens 
dotaux : éllé la permettait moyénnant remploi. Aussi la Faculté 
de Grenoble, logique dans ses déduüctions, lorsqu'elle examiné 
cetté hypothèse, de l’aliénation du bien doial permise par lé 
contrat à la chargé de remploi, arrive-t:elle à üne conséquente 

1 Doc. hyp., 2, 238. | 


2 Ibid., 2, 185. 
3 Tbid., 2, 441. 


” 


DES HYPOTHÈQUES. 987 


coûtréire. Dâhs ce cas, dit-ellé, l’acduéreur ne peut être rendu 
responsäble du défaut d'emploi qu’aütant que le mari ne pour- 
rait lui-même süffire à cellé respohsabilité : c’ést la position 
que faisait aux époux et à l’acquéreur la cotitumé normande, 
et la solution dôit être celle qüé donnait la coûtume. 

Tout ceci paräît fort râisonnable et suffira sans doute à sau- 
vegarder tous les ihtérèté légitimes, même eh se plaçant au 
point de vue protectionniste du régimé dotäl. 

III. Cônstatons, en finissant, sur ce point, l'amélivration 
notable qui résulté dé l’article 8 de la loi du 23 mars 1855, et 
qui se fera sentir tant que la loi actuélle né Sera pas réformée, 
tant qu’il éxistera des hypothèqies légales, générales, indé- 
terrinées, sur les biens du mari {ou dés tuteurs). Désormäis, 
si l’hypothèque légale de la femme fou du fnineur) reste clan- 
destiné péndant le märiagé {ou la tutelle), du moins tllé ne 
continuera pas à grever indéfiniment, à l’état l'atent, les biens 
du mari (ou du tuteur); elle devra se manifester, à peine de 
tomber dans la classe des hypothèques ordinaires, dans un 
délai déterminé après le moment où l’incapablé a recouvré la 
liberté d’agir qui lui avait été ravie par son état de dépendance 
et dé faiblesse. La loi fixe ce délai à une année après la disso- 
lution du mariage (ou la cessation de la tutelle) : c'est un terme 
moyèn entre céux proposés lors de: l’engnête de 1841 {bix | 
Mois, un an, deux ans, et jusqu’à dix ans). 

La Cour de Colmar avait derhandé : que le délai ne courût 
contre là femme, encore mineure, après la dissolution du ma- 
riage, qu'après sa majorité. Cela paraît raisonnable. 

D’autres Cours avaient demandé davantage. 

Lés Cours d'Amiens, d'Angers, de Besançon, de Douai, de 
.Grenobie, voulaient qu’on assimilât à la dissolution du mariage 
la séparation de corps ou de biens. L'état de lutte dans lequel 
la fernme s’est posée vis-à-vis de son mari, disait la Cour d’An- 
gers, afin d'obtenir une décision judiciaire, atteste à suffire 
qu’elle joùit de toute la liberté nécessaire pour remplir la for- 
alité de l'inscription. — La séparation de biens, disait la 
Cour de Grenoble, place la femme, quañt 4 l’administretion de 
Bà fortune, dns un ‘état indépendant de l'autorité du mari; et 
fait par conséquent cesser le motif de la dispense d’inscrip- 


1 Doc. hyp., 2, 218. 


288 LÉGISLATION. 


tion. Ce cas arrivant, on verra le plus souvent le mari requérir 
lui-même cette formalité afin de mettre les reprises de la femme, 
seule ressource de la famille, à l’abri de l’action des tiers :. 

Malgré ces raisons, le législateur de 1855 s’en est tenu à re- 
nouveler la disposition de l’édit de 1673 qui n’attachait qu’à la 
dissolution du mariage la cessation de la dispense d’inscrip- 
tion ; on a pensé sans doute * que la femme, quoique séparée, 
ne reprend pas sa complète indépendance et reste toujours 
plus ou moins soumise à l’influence maritale. Mais ce motif, 
qui n’a pas d’application en cas de séparation de corps, ne 
paraît pas avoir touché les rédacteurs de nos Codes, qui con- 
sidèrent si bien la femme séparée de biens comme rentrée dans 
exercice de ses droits vis-à-vis de son mari, qu’ils lui enjoi- 
guent (art. 1444, C. Nap.) de les exercer avec rigueur, sous 
peine de nullité de sa séparation. 1l ne serait pas plus difficile 
à la femme de s’inscrire contre son mari que de le poursuivre 
. à outrance, ainsi que le veut la loi. 


De l'hypothèque légale, des mineurs et des interdits. 


Cette hypothèque légale ne diffère qu’en un point, mais en 
un point essentiel, de celle des femmes mariées : le mineur 
ne peut la céder, y subroger, y renoncer. 

Et ce qui fait bien voir l’importance et le danger de cette 
faculté pour les femmes, la seule différence qu’on vient de si- 
gnaler a suffi pour qu’il fût infiniment plus facile d’organiser 
uu système raisonnable en faveur des mineurs, tandis qu’on 
échouait constamment dans les projets relatifs aux femmes 
mariées. 

C’est qu’on n’avait à défendre les mineurs et les interdits 
que contre leurs tuteurs; il aurait fallu défendre d’abord les 
femmes mariées contre elles-mêmes. 

Réduite à ces termes, la question ne manque pas de sérieuses 
dificultés. 

Ce n’est pas qu’on se déclare satisfait de la législation ac- 
tuelle ; tout le monde est d’accord pour la trouver à la fois 
excessive et insuffisante. NL. 

Excessive, en ce qu’elle frappe à l’avance, et à une date où 


1 Doc. hyp., 2, 169, 186, 210, 241, 247. 
3 M. Paul Pont, n° 808. 


DES HYPOTHÈQUES. | 289 


le tuteur n’a peut-être rien reçu et n’est responsable de rien, 
la fortune immobilière de ce tuteur, présente et future, et porte 
obstacle, par là même, à ce que la tutelle soit acceptée, quand 
elle n’est pas forcée, par tout propriétaire d’immeubles qui 
. veut s’en conserver la libre disposition; en ce que, après ac- 
ceptation, le tuteur sera empêché de faire des acquisitions 
d'immeubles qui se trouveraient, en ses mains, ainsi que ses 
biens anciennement possédés, aussi inaliénables que ceux d’un 
majorat; en sorte qu'on a pu dire que, par cette création d’une 
hypothèque légale du mineur, générale et indéterminée, on 
avait deux incapables au lieu d’un. 

Insuffisante d’ailleurs, car cette hypothèque est la seule ga- 
rantie prévue par la loi; toute garantie cesse donc vis-à-vis 
d’un tuteur qui n’a pas d'immeubles. 

Dangereuse, au surplus, pour les tiers, en ce qu’elle est 
occulte, et qu’il est souvent difficile, pour celui qui contracte 
avec un tuteur, de connaître l’existence de la tutelle. 

On a proposé différents remèdes : 

1° S’autorisant de l’exemple tiré de plusieurs législations 
allemandes, notamment du Code bavarois, on a préconisé ! 
une institution qui paraît avoir produit de bons résultats en 
certains pays, je veux dire une administration quasi-publique 
des deniers appartenant aux incapables, une caisse des mi- 
neurs et des interdits, qui, sous la surveillance du gouverne- 
ment, reçoit et utilise les fonds qÜ'on lui verse, et rend par là 
inutile l'hypothèque sur les biens du tuteur, celui-ci n’étant 
plus chargé que de la personne et des revenus de l’incapable, 
et ne pouvant toucher ni dissiper ses capitaux. Quant à ses 
immeubles, on sait que toutes les législations, et surtout la 
nôtre, ont des précautions suffisantes pour leur conservation. 

Le projet de M. Pougeard (art. 38 et suivants) .organisait, 
dans ce but, un système de versement à la Caisse des dépôts 
et consignations, qui aurait servi, sous la garantie de l’État, 
un intérêt de 4 pour 100; et l’exécution de la mesure aurait été 
assurée par la responsabilité de tous les officiers publics et tiers 
dépositaires ou débiteurs, lesquels n’auraient été valablement 
libérés que par le versement imposé par la loi. 


1 V., dans l'enquête de 1841, ce que dit sur cet dE la Cour de Lyon. 
(Doc. hp: 2, 271.) | 
XXI. | 19 


290 LÉGISLATION, 


Le projet du gouvernement s’appropriait (art. 2150, 2151) 
cette disposition, mais seulement pour le cas où le tuteur n'au- 
rait pas d'immeubles, ou n’en aurait que d’insuffisants, selon 
l'appréciation du conseil de famille. 

Le Conseil d’État qui, comme on l’a vu, repoussait tous les 
projets de réforme, faisait surtout des objections contre le mode 
proposé pour asaurer la publicité des hypothèques légales ; il 
n’opposait au système de consignation des deniers pupillaires 
que la crainte de l'inconnu, et les dangers pour le Trésor de se 
trouver surchargé de fonds dont il n'aurait pas l’emploi. Mais 
ne peut-on pas répondre à ces appréciations, d’yne part, que 
l'expérience d'institutions semblables est faite depuis longtemps 
et se continue fructueusement chez des peuples voisins ; d'autre 
part, que depuis la discussion de 1849-1851, le crédit public a 
pris en France de tels développements, est tellement lié aux 
fortunes particulières, qu’il n’y aurait rien à redouter de la 
création d’une caisse de plus, employant ses capitaux en pla- 
cements publics ou quasi-publics, c’est-à-dire en placements 
que tout tuteur bien conseillé aurait faits lui-même pour ses 
pupilles ? 

Ajoutons que si l’an a pu craindre pour le Trésor public l’ac- 
cumulation indéfinie de fonds dont il aurait dû se charger 
moyennant intérêt, par exemple des fonds des caisses d'épargne 
dont rien ne peut limiter accroissement, il n’en est pas de 
même des deniers pupillæires, qui, une fois arrivés à leur 
niveau norma}, subiront, par les majorités survenues, par les 
emplois dûment autorisés, des réductions régulières, en même 
temps que des augmentations provenant des nouveaux yerse- 
ments. 

Si donc le Trésor public n’y mettait pas d’empêchement, 
nous trouverions là une des meilleures solutions du problème. 
Et dans notre pensée ce ne serait pas seulement, comme dans 
le projet du gouvernement de 1849, un secours subsidiajre à 
l’hypothèque légale, mais bien en remplacement complet de 
cette hypothèque, un mode de garantie suffisant pour tous les 
intérêts. Car, ainsi restreinte, l’administration financière du 
tuteur, limitée à l’emploi des revenus du mineur, même à la 
partie des revenus jugée nécessaire par le conseil de famille 
(art. 454 C. Nap,), n’exigerait pas d’autre garantie que celle du 
choix de la personne, choix fait par la loi, d’après l’affection 


DES HYPOTHÈQUES. a9 


présumés et les liens du sang, ou par un conseil de famille, en 
raison de l'affection aussi, de la moralité ou de la probité. 

Et l’on ne pourrait opposer à ce genre d’administration les 
objections qu'on soulevait contre ceux qui voulaient l’appliquer 
aux biens des femmes mariées. Le mari, en effet, tient de sa 
qualité de chef et de maître lg droit d'administration le plus 
absolu ; vouloir limiter et entraver ce droit, c’est porter atteinte 
à la loi du mariage. Il administre d’ailleurs les biens de sa 
femme en même temps que les siens, en même temps que ceux 
de la communauté dans laquelle sont mis ou tombent les de- 
niers des deux époux, sauf prélèvements ou créances à fixer 
ultérieurement. Le tuteur, au contraire, doit administrer sé- 
parément les biens de son pupille, ne doit pas les confondre 
avec les siens propres ; la collocation, l’emploi qu'on lui pres- 
crirait d’en faire ne serait donc pour lui que l’accomplissement 
d’un devoir; et il serait par là débarrassé de responsabilité et 
de charges écrasantes, d’hypothèques générales, indéterminées, 
nuisibles aux tiers, embarrassantes pour lui. Pourrait-on sou- 
haiter une meilleure solution ‘? 

2° Si l’on tient à conserver l’hypothèque légale sur les biens 
des tuteurs, on rencontrera des difficultés bien plus grandes. 

On a voulu et avec raison, dans les projets de réforme pré- 
sentés et discutés depuis quelques années, porter remède aux 
deux vices principaux de l'hypothèque légale; elle est clandes- 
tine; elle est générale et indéterminée. Les mesures proposées 
se rapportent à deux époques qu'il faut soigneusement dis- 
tinguer. | 

A l'ouverture de la tutelle, il y a toujours une réunion du 
conseil de famille; pour nommer le tuteur, si la tutelle est 
dative; pour nommer le subrogé-tuteur, si elle est légale ou 
testamentaire. Il a paru tout simple de choisir ce moment pour 
stipuler l’hypothèque qui devra garantir l’administration du 
tuteur. Cette hypothèque peut être déterminée et spéciale : 
spéciale, car on connaît les immeubles du tuteur, et l’on n’est 
pas, comme lors d’un contrat de mariage, en présence d'un 
jeune homme qui, le plus souvent, ne possède pas de biens 
fonds; déterminée, car on peut apprécier l'importance de l’ad- 
ministration qui va commencer; on pourrait même évaluer 


‘1 C’est celle que recommandait, il y a longtemps déjà, M. Michel Cheva- 
lier. — Lettres sur l'Amérique du Nord, t. II, p. 236, et notes 43 et 417. 


292 LÉGISLATION. 


approximativement les causes qui, éventuellement, devront 
augmenter la responsabilité du tuteur. 

C'est, au surplus, ce qui a paru suffisant au législateur, lors- 
que, par la loi du 30 juin 1838, il a prévu la nomination d’un 
administrateur provisoire des biens d’un aliéné non interdit. 
L'article 34 de cette loi parle d’une hypothèque à constituer 
sur les biens de l’administrateur, hypothèque qui peut être 
générale ou spéciale, jusqu’à concurrence d’une somme déter- 
minée par le jugement; hypothèque à inscrire dans la quin- 
zaine, à la diligence du procureur impérial. 

On peut faire tout cela par la délibération obligée du conseil 
de familles et, quant à l’inscription, il est facile de s’assurer 
qu’elle sera prise, soit en imposant l’obligation de la requérir, 
au greffier de la justice de paix, dépositaire de la minute, soit 
en organisant, au moment de l'enregistrement, un renvoi au 
bureau dés hypothèques où l'inscription serait faite d'office, et 
remonterait, si l’on veut, à l’ouverture de la tutelle. 

C’est à peu près ainsi que le projet du gouvernement, pré- 
senté en 1849, avait prescrit les mesures à prendre lors de 
l'ouverture d’une tutelle. Seulement il laissait flotter, entre trop 
de personnes, l'obligation de requérir l’inscription; et le Con- 
seil d’État ne trouvait pas là de garanties suffisantes. On aura 
répondu à cette objection si l'inscription se trouve faite par la 
seule force de la loi. par une sorte de mécanisme auquel les 
parties intéressées n'auront pas à mettre la main. 

Mais les choses ne peuvent plus se passer aussi simplement, 
lorsque, au cours de la tutelle, les bases de l’administration du 
tuteur viendront à changer. Si le mineur ou l’interdit recueillent 
des successions, si le tuteur reçoit des remboursements sur les- 
quels on n'avait pas compté lors des prévisions premières; si, 
en un mot, les garanties exigées du tuteur deviennent insuff- 
santes, comment s’y prendra-t-on pour rétablir la sécurité des 
incapables, pour assurer à leur recours une efficacité complète 
et certaine? 

Le projet de 1849 n'avait rien trouvé de mieux (art. 2149) 
que d’autoriser le conseil de famille à exiger, ou une augmen- 
tation de la somme que devait garantir l’hypothèque, ou l’ex- 
tension de cette hypothèque à d’autres immeubles, ou le 
dépôt des deniers à la caisse des consignations. 

Mais il était trop facile de répondre, et on répondit en effet, 


DES HYPOTHÈQUES. 293 


que rien n’était prévu pour mettre en mouvement la vigilance 
du conseil de famille , que ce conseil, comme tous les corps 
multiples, n’était pas propre à l’action, mais seulement à la 
délibération ; que ses membres pouvaient ne pas être informés 
des faits, ou compter les uns sur les autres, ou répugner à pro- 
voquer des mesures de rigueur contre un parent ou un ami... 
Tout cela était fort grave. 

On aurait bien pu proposer une mesure analogue à celle que 
nous avons indiquée pour les femmes mariées; dire que, pour 
le mineur, comme pour la femme, l'hypothèque ne devait 
prendre date que de l'ouverture des successions recueillies ou 
du moment des remboursements effectués (déjà dans l’ancien 
droit, on s’était plaint de la jurisprudence qui faisait remonter 
l’hypothèque du mineur, sans distinctions des causes, à l’ou- 
verture de la tutelle, comme celle de la femme pour indemnité 
des dettes contractées à la date du mariage); dire encore que 
tout payement, tout remboursement à un mineur ne serait libé- 
toire qu’autant qu’il serait constaté par acte authentique; dire 
enfin que sur le vu de tout acte constatant une prise en charge 
par le tuteur, une inscription d'office serait prise sur ses biens. 
Mais ici se présenterait la difficulté qui a tant embarrassé les 
rédacteurs de projets sur l’hypothèque légale de la femme : à 
quel bureau faudra-t-il opérer l'inscription d'office? qui sera 
chargé d’indiquer la situation des biens du tuteur ? 11 faudrait 
donc se contenter d’une inscription faite au domicile de celui- 
ci, et retomber ainsi dans les inconvénients d’une hypothèque 
générale. Ils seraient moins graves, sans doute, que ceux de 
l’état actuel des choses ; car au moins l’hypothèque seruit pu- 
blique, serait déterminée quant à la somme. | 

11 faudrait toujours, en outre, pourvoir à une garantie des 
incapables quant aux valeurs mobilières, aujourd’hui si im- 
portantes et si nombreuses, qui peuvent se trouver dans les 
successions dévolues aux mineurs ou aux interdits, Car ces 
valeurs ne donneront lieu, quant à leur négociation, quant à 
leur remboursement, à aucun acte authentique où l’on puisse 
s’éclairer sur Ja responsabilité nouvelle du tuteur. La seule 
mesure à prescrire serail, en ce cas, d'imposer aux officiers 
publics préposés aux inventaires, aux saisies, aux ventes, 
l’obligation de déposer toutes valeurs mobilières intéressant 
des incapables dans la caisse publique à ce destinée. Pourquoi, 


294 LÉGISLATION, 


dès lors, ne pas généraliser ce mode de conservation? Pourquoi 
ne pas l’étendre à toutes les sommes, à tous les deniers prove- 
nant de mineurs et d’interdits ? Pourquoi ne pas renoncer, cette 
garantie étant bien organisée, à l’arme si gênante, si darige- 
reuse, de l’hypothèque légale ? 

L'adoption de ces mesures, ou de mesures analogues, rendrait 
inutile l'examen de plusieurs questions qui troublent encore en 
ce moment l'accord si désirable entre la doctrine, la jurispru- 
dehce et la loi. 

Ainsi, il paraît maintenant bien décidé, que la législation 
actuelle ne scumet pas à l’hypothèque légale du mineur les 
biens de son père, administrateur légal pendant le mariage de 
tout ce qui peut écheoir à son fils par donation, succession, legs 
ou autrement. Les tribunaux se sont tirés facilement de la diffi- 
calté, en se tenant au texte précis de la loi : la loi ne parle que 
de tuteurs; le père pendant le mariage n’est pas tuteur de ses 
enfants ; ; donc il n’est pas astreint à la garantie si génante de 
l'hypothèque légale. Lesyllogisme est régulier et irréprochabie ; 
ei on a élé heureux de le trouver pour diminuer, au moins sur 
uñ point, les inconvénients attachés à 1 ‘hypothèque légale, 
occulte, indétermihée, qui, si on Pé tendait par analogie, ren- 
drait indisponibles, inaliénables, presque toutes les propriétés 
immobilières. 

Mais quand il s’estagl non piusseulement d’appliquer la lot, 
ïais de là juger, de ls réformer, des voix se sont élevées pour 
réclamer en faveur des mineurs placés sous l'autorité de leur 
père, les mêmes garanties que celles appartenant aux mineurs 
placés sous l’autorilé d’un tuteur. Les motifs sont les mêmes, 
disaient, dans l’enquêéte de 1841, les Cours de Besançon, de 
Grenelle, de Montpellier, de Pau: entre l’administration du 
père, en qualiié du tuteur, et son administration exercée en 
vertu de l’article 389, il n’y a pas de différence qui motive dans 
uii cas le refus de l’hypothèque accordée dans l’autre {. 

Et la Cour d’Amiens?, la seule qui, dans l'enquête, relusât 
l’hypothèque légäle au fils de famille, n’en contestait pas la 
juslice : elle n'invoquail qu’un motif général d'utilité : Ce 
«serait, disait-elle, metiré en interdit tous les biens des hom- 
« ines mariés... » Ne pourrail-on pas en dire autant des biens 

1 Doc. hyp., 2, 210, 242, 292, 830. 

1bid., 2, 170. 


4 


DES fYPOTHÈQUES. 205 


des tuteurs? Et si l’hypothèque légale est fondée sur la justice, 
sur la protection due aux incapables, est-il des considérations 
” d'utilité qui doivent la faire sacrifier ? | 

Néanmoins, les Cours qui voulaient accorder cette hypothèque 
légale étaiènt fort embarrassées pour en organiser l’exercice. 

La Cour de Grenoble, bien que décidée à maintenir pour 
les hypothèques légales la dispense d'inscription, n’osait pas 
être conséquente avec son principe : elle reculait devant l’ob- 
stacle qu’elle allait créer à la circulation des propriétés; elle 
n’admettait l’hypothèque légale des fils de famille qu’à la 
charge de l’inscription, s’en rapportant, pour la conservation 
des intérêts à sauvegarder, aux amis, aux parents, à la mère, 
au fils lui-même, au juge de paix... Ce seraient là de bien fai- 
bles garanties. 

La Cour de Montpellier, qui appartenait à un autre système; 
qui voulait la publicité pour toutes les hypothèques légales, se 
trouvait aussi fort empêchée : le mode d'inscription qu’elle pro- 
posait dans l'intérêt des mineufs reposait én première ligne 
sur la délibération du conseil de famille qui doit commencer 
chaque tutelle, Or, l'administration du père commentant sans 
qu’il ÿ ait lieu à aucune délibération de famille, elle était 
obligée de compter, ou sur l’inventaire de la succession échue 
au mineur (if y en aura un de plus souvent, disait la Cour), où 
sur l’action des notaires rédacteurs des actes de donation. 
— Tout cela était fort embarrassant et très-peu sûr. 

Si l’on adopte; pour la sécurité des mineurs, un énsemble de 
mesures qui ne repose pas sur l'affectation hypothécaire des 
immeubles des tuteurs et administrateurs, on n’aura plus à 
craindre {e trouble qui viendrait gêner la disposition des biens 
et la liberté des transactions; il sera alors possible d'étendre 
la garantie qui résultera du système nouveau, à tous les cas 
analogues ; — aux fils vis-à-vis de leurs pères pendant le ma- 
riage; — aux mineurs dont la mère rernariée a qonservé la 
tutelle, vis-à-vis du second mari, — à ceux dont la mère ré- 
mariée, ayant perdu la tutelle, a néanmoins conservé la ges 
tion des biens de ses enfants. 

Ce serait une raison de plus pour recommander ce système 
à l'attention du législateur. | SÉVIN: 


( La suite à une prochaine livraison. ) 


296 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


QUESTIONS DE DROIT PUBLIC ET DE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 
LE SONGE DU VERGIER. 


RECHERCHES SUR L'AUTEUR BE CET OUVRAGE CÉLÈBRE. 
Par M. Léopold Marcez (de Louviers), notaire honoraire. 


DEUXIÈME ARTICLE i. 
Le Sonce pu VERGIER. (Livre second.) 


Chap. 1 à 166. Dans le chapitre 1* le Chevalier demande 
comment le pape peut prétendre au pouvoir temporel, quand 
Jésus-Cbrist lui-même s’en est exclu. Filius hominis non venit 
ministrari sed ministrare. Le Clerc répond par des divagations. 
En définitive, les deux parties reproduisent les arguments émis 
dans le premier livre. L’Ancien Testament, l'Évangile, les Dé- 
crétales, monseigneur saint Augustin, monseigneur saint Ber- 
nard ouvrent leur arsenal aux combattants. L’argumentation 
du Clerc paraît résumée dans les chapitres suivants : (chap. 66) 
« Je dy que Jesuschrist n’eut point de royaulme temporel 
quant a l’admiuistracion et l'exercice, mais il eut bien royaulme 
quant a l’autorité et souveraineté primeraiue, comme il a eslé 
dit et touché aultrefois (aultrefois, en d’autres endroits de l’ou- 
vrage). » (Chap. 80) : Je vous ottroye et confesse que le pape 
pe doit pas prendre l’administracion ne le gouvernement de la 
temporalité, car 8eroit soy entremettre des choses seculieres, 
laquelle chose ne luy appartient pas comme il appert par les 
auctoritez lesquelles vous avez alleguees, mais il a bien la sei- 
gueurie en la temporalité quant a la souveraineté et quant a la 
puissance de commander aux seigneurs seculiers. » 

Chap. 157 à 184. ‘Il est traité plus spécialement dans ces 
chapitres de l’exercice du pouvoir ecclésiastique et séculier, 
c’est-à-dire des droits que leur donne leur juridiction respec- 
tive. Le Clerc veut que les clercs puissent être jugés par la 
juridiction ecclésiastique « mesmement pour cause du serment 
que partie n’a pas gardé. » Le Chevalier se plaint des empié- 
tements de la juridiction ecclésiastique par le moyen des con- 


1 Y. le présent tome, p. 34. 


LE SONGE DU VERGIER. _ 297 - 


ciles provinciaux, des statuts synodaux, des officiaux, elc.; 
« gt cependant, ajoute le Chevalier, sembleroit que nul official 
ne peust prendre ung lay (laïque) et par conséquent le detenir 
prisonnier, et qu’il ait seulement povoir de les excommuuier. » 

Chap. 185 à 252. La discussion continue, mais spécialement 
à l’égard du droit d’excominunier que s’arrogent les évêques. 
« Nous veons que se ung homme lay fait arrester son debteur 
en ville de roy par la justice du lieu, se celluy qui est tellement 
arresté, appelle un prélat du lieu, son official si veult avoir la 
cognoissance de tel arrest..….., et se les gens du Roy contrai- 
gnent les officiaulx a désister ils les excommunient, laquelle 
chose est grandement contre la jurisdiction seculiere. » (Chap. 
195.) Le Chevalier se plaint dans les chapitres suivants, de la 
prétention qu'ont les officiaux de connaître des inventaires, 
des testaments, des actions hypothécaires, des affaires qui 
intéressent les malades retenus dans les maladreries, les veuves, 
les pupilles. Le Chevalier se plaint encore de ce que les prélats 
font grâce aux criminels « par pris ou par prieres. » L’énumé- 
ration de tous les griefs du Chevalier me conduirait bien loin. 
Le Clerc se défend faiblement; il invoque l’usage et fait quelques 
concessions à son adversaire. Le sujet du débat entre les par- 
ties est longuement plaidé dans les chapitres 251 et 252. 

Chap. 253, 254, 255, 256. Dans ces chapitres il s’agit de 
savoir si la légitimation des enfants naturels appartient au 
pape ou au roi. Le Chevalier repousse faiblement le droit de. 
légitimation prétendu par le pape. Il passe assez brusquement 
à la question des enfants nés hors mariage; et, après avoir 
parlé des enfants adultérins et incestueux, il conclut ainsi : 
« Nous avons une aultre conjonction, laquelle n’est de droit 
civil approuvée ne reprouvée, comme sont ceulx qui sont nez 
de concubinage sans incest et sans adultere ; et tels enfans 
sont appelez naturels et devroyent selon droit naturel primerain 
sucteder; car de celluy droit telle conjonction n’estoit mye 
d'avance, » Le Clerc répond que « selon raison et bonne po- 
lice. c’est chose plus expediente et plus convenable que ung 
homme soit conjoinct a une seule femme et par loyal mariage; 
mais droit canon approuve la loy de mariage et reprouve con- 
cubinage : jaçoit ce que droit civil l’approuve. » 

Chap. 257 et 258. Voici donc la discussion engagée sur la 
question d’une ou de plusieurs femmes. « Sire Clerc, dit le 


298 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


Chévaliet, büur cause desbatemernl et nor aultrement je vous 
veuil demoïstret que c’est mieux et chose plus prouffitable a 
la chose publicque que ung homme ait plusieurs femmes que 
une seule par mariage, et il semble que le droit civil ait meil- 
leure consideracion, lequel approuve concubinage que n’a en 
dtoit cañon lequel le reprouve. » Le Ghevalier appuie cette 
plaisante proposition d'arguments qui annonceni l'intention de 
s'amuser : 1° avantage de l’accroissement de la population, 
puisqu'’un Homme peut « engroisser » plusieurs femmes; 2° si 
un homme n’a qu’une seule femme, elle peut être « brehaigne » 
(stérile) ; 3° quand la femme est grosse, « les œuvres de nature 
sont oyseux en elle ; » 4° « l’homme vit mieulx, et c’est la fin 
du monde que bien vivre....:, et pourra avoir de plusieurs plus 
d’enfahs que de une seule, laquelle chose fait l’homme vivre 
et estre en joye..….; doncques t'est mieulx d’en avoir plusieurs 
que üne séule; laquelle chose, sire Clerc, je vous ay prouvée 
par maniere d’esbatement et non aultrement, car je sCay qué 
selon nostre foy nous devons tenir le contraire. » Le Clerc 
répond à dette proposition par des raisons puisées dans la 
religion, dans la raison et dans la politique. Aristote, Platon et 
le Digeste sont les principales autorités des deux champions, 
Chap. 259 à 281. Le Chevalier paraît n’avoir engagé le 
débat sur la question de plusieuts femmes que pour avoir l’oc- 
casion de traiter plus à son aise une question qui s’y rattache, 
quoique d’un peu loin, le célibat religieux. « Vous aves dit et 
touché plusieurs biens de mariage et semble par vos dits que 
mariage vaille mieulx et soit plus expedient que virginité. » 
(Ghap; 269.) Le Clerc répond que « se il ÿ avoit grant faute de 
peuple:...., virginité serait grant vice...., car adoncques vir- 
ginité tendroit a la destruction d’espece d'hommes. Ainsi il 
pourroit estre si grant multitude de peuple que la terre ae 
souffiroit pas pour leur administrer vivres. Puis doncques que 
aujourdhuy humain lignaigé est assez multiplié..:.., virginité 
est approuvée..…..;, concluens doncques que Jés droits canons 
qui appartiennent a virginité si sont fondés sur raison natu+ 
relle : car comme dit le decret virginité si remplit paradis et 
mariage si remplit la terre. » (Chap. 260.) « Mais comment, 
replique le Chevalier (chap. 261), pourrez vous dire que la loy 
canonicque soit fondée sur raison naturelle, laquellé approuve 
plusieurs abstinences, comme est de jeûner, aller en lange 


LE SONGE DU VERGIER, 299 


(chemise de laine), et de vestir la hayre, comme doivent faire 
lea religieux, moynes, merdians, les chartreux et plusieurs 
eultres, et sembleroit que ce seroit plus vice que vertu. » 

Le Chevalier argumente sur cette proposition. 

Le Clerc justifie l’abstinence (chap. 262) par les considéra- 
tions que tout le monde connaît; et de plus il s’appuie sur les 
Éthiques d’Aristote qu’on est assez surpris de voir jouer un 
rôle dans ce débat. 

Le Chevalier reprend (chap. 463) : : « De aultres religieux j je 
me passe (passe pour les autres religieux) et croy que leur vie 
si soit tres saincte et tres bonne : mais des religieux mendians 
lesquels si sont approuvez selon vos decretales et par nostre 
saint pere le pape de Romme, je fais grant doubte et entre les 
aultres choses je ne me puis taire de ce qu’ils ne veulent nuis 
labours (travaux, du latin labores), de leurs mains faire et ne. 
considerent pas ce que monseigneur saint Pol dit : Scitis quod 
ad ea que michi opus erant et his qui mecum ministrabant ma- 
nus iste, etc... Celuy doncques qui avoit puissance ordinaire 
non pas seulement de demander mais aussi de exigier ses 
vivres necessaires ne le vouloit pas faire: comment le feront 
ceux qui n’ont nulle puissance ordinaire et qui sont fors et 
puissans de labourer (travailler, du latin laborare) et de gai- 
gner leur vie? Mais quoy : ils sont gros et gras... Et pleust a 
Dieu que de saincte Église et de pure devocion ces freres 
mendians voulsissent entendre et considerer ung libelle (petit 
livre, du latin libellus) de monseigneur saint Augustin lequel 
est appelé de opere monachorum, la ou monseigneur saint Au- 
gustin parle tres durement contre tels mendians..…. De rechief 
se la vie des mendians estoit plus approuvée que n’est la vie 
de ceulx qui labourent (travaillent), certes chascun devroit 
vouloir estre jacobin, carmeliste, augustin ou frere mineur... » 
Le Chevalier développe son idée et il Lerrhine sa diatribe en 
ces termes : « Et Dieu scait se les freres mendians sont char- 
geans au peuple, quia juxta verbum psalmiste si non fuerint 
saturati murmurabunt : se ils ne sont bien saoulz et se on ne 
leur donne ce qu’ils demandent ils murmurent : eta peine 
peuvent ils estre assoufis *. » Le Clerc (chap. 264) se prévaut 


1 Jai vu quelque part ces deux vers léoninis süt les moines mendianhts : 


O monachi, vestri stomachi sunt amphdrd Bätchi, 
Vos estis, Deus est testis, teterrihà pestis: 


Ca 


300 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


en réponse de l’extravagante Ita quorumdam. La discussion 
continue sur le même sujet jusques et y compris le chapitre 281. 

Ce chapitre 281 est très-remarquable. Le Chevalier établit 
d’abord une grande différence entre « l’ordre (des mendians) 
qui est ordonné et establi par homme humain... et un ordre 
ordonné et establi de Dieu comme les evesques et les curez. » 

Le Chevalier ajoute que « les dits freres pour cause de leurs 
previleges et de leurs exempcions sont ainsi multipliez par 
leur grant fraulde et mauvaistié ; car ils procurent que les en- 
fans et les innocens entrent en leur ordre en les soubstrayant 
a leurs parens par frauide et par barat (ruse, perfidie; eu bas 
latin barattum). Et souventesfois on les emble (on les enlève, 
on les vole) contre la saincte Escripture..... Pourquoy doncques 
ne sont ils pas pugnys par les prelats de saincte Eglise? ou 
s'ils ne les osent pugnyr pour cause de leurs previleges, au 
moins les roys et les seigneurs seculiers y devroyent mettre 
remede, car c’est en leur grant prejudice que leurs subjects 
leur soient ainsi tollis et emblés et au prejudice du peuple a 
qui si tres grant multitude de meudians sont si tres chargeans 
et au prejudice aussy de la chose publicque, car ils deussent 
labourer (travailler) et nompas truander. Mais ils dient que ce 
leur est tres grant merite que de mendier et a leur tres grant 
perfection : et qui les vouldroient escoudire (éconduire) sans 
riens leur douner, il pourroit dire comme fist ung maistre en 
theologie a ung mendian qui lui demandoit : absit, frater, ut 
tuam perfeclionem imminuam; frere, Dieu ne veuille que je 
admenuise (diminue) ta perfection. Ainsi comme s'il voulsit 
dire, tu maintiens que ta perfection est plus grant de mendier, 
par consequent plus mendieras et auras de souffreté et de po- 
_ vreté et plus seras parfait. Doncques je ne te donneray rien, 
affin que tu soyes plus parfait que tu ne es de present. » 

Enfin le Chevalier reproche aux moines meudiants de « s’en- 
trebayr comme chats et souris et comme deux truans à ung 
huys. » 

Continuation du chap. 281, et chap. 282 et dernier. « Ce dis- 
cord lequel est entre eulx (entre les moines mendiants des divers 
ordres), si engendre plusieurs fois grant esclandrees meurs des 
simples gens. Et se un jacopin dit je prens noir, certes le cor- 
delier dira je prens blanc. » 

Puis le Chevalier dit qu'il va soumettre au roi une grande 


LE SONGE DU VERGIER. 301 


question, « c’est assavoir De conceptione beate Marie V’irginis, 
de la concepcion de la benoiste glorieuse Vierge Marie. Et pour 
ce que une loy dit que en arguant et en disputant l’en peut plus 
a plein savoir la verité de chascune question, mon entente est 
pour collacion (conférence, instruction) et non aultrement de 
soustenir l’oppinion des jacopins, jaçoit ce que je croye cer- 
tainement l’aultre partie estre plus vraye. Et vous sire Clerc, 
s’il vous plaist serez cordelier et tiendrés l’auitre partie et res- 
_ pondrés a mes raisons. » | : 

La lutte s'engage donc entre le Chevalier et le Clerc. Le 
premier se fait, contrairement à sa conviction personnélle, l’a- 
vocat des jacobins qui repoussaient l’immaculée conception, et 
le Clerc soutient l’opinion des cordeliers par lesquels cette doc- 
trine était préconisée. L'Église ayant décidé la question à la 
plus grande gloire de la mère du Sauveur, il est inutile de rap- 
porter ici les arguments qu’on invoquait pour et contre au 
XIVe siècle, Le lecteur comprendra d’autant mieux mon ab- 
stention que le Chevalier présente à l'appui de sa thèse vingt- 
trois raisons, et que la cause dont l’Église vient de décréter le 
triomphe est développée par le Clerc en huit pages pleines de 
notre édition in-fol. O vanas hominum mentes / 


« Cy sensuyt l’excusacion de l’acteur de ce présent livre et 
comment il le presente au Roy. 

« Ecce soporatus sum et exsurrexi. J'ay prins somme et me 
suis esveillé de mon songe. Tres souverain et redoubté prince, 
prenez doncques ce merveilleux songe lequel je vous presente 
tres humblement, pour le corriger, adresser (redresser) et re- 
former, ou pour le rejetter de tous points, s’il est advis a votre 
royale majesté qu’il ne soit a recevoir. Mais une chose tres 
souverain prince, vous requier et supplie comme en ce present 
songe vous veuillez plus entendre et considerer la parfondeur : 
. de la matiere de ce songe et la haultesse de la matiere que la 
fragilité et le petit entendement du songeant, » 

L'auteur revient sur son insuffisance; puis il énumère toutes 
les vertus que doit posséder un roi, et il les attribue à Charles V. 

L'auteur professe le plus grand respect pour la religion ca- 
tholique. 

Cette excusacion contenant près de huit pages, est remplie de 
textes de l’Écriture sainte, des saints Pères et des philosophes 


308 LE DROIT PUBLIC ET LR DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


de l'antiquité. On y trouve de bons préceptes, mais qui ne pren- 
draient place ici qu'avee grand ennui pour le lecteur, déjà fa- 
tigué peut-être de cette longue analyse !. 


À présent, lecteurs, que vous connaissez le Songe du Vergier, 
vous comprenez les savants travaux entrepris pour rajeunir sa 
vieille célébrité, pour signaler à la reconnaissance publique 
l’auteur de ce remarquable ouvrage. Voyez avec quelle intelli- 
gence ce glorieux anonyme défend l'indépendance des deux 
pouvoirs! Et combien d’autres sujets’ étrangers à l’objet prin- 
cipal de son livre sont dignes de votre attention! Reportes- 
vous à cinq siècles en arrière, et rendez-vous compte de ce 
qu’il a fallu de courage pour attaquer les chevaliers indignes 
de leur titre (Livre 4, chap. 3), pour jeter un amer et plaisant 
sarcasme sur les gens d'église qui, ne voulant pas supporter 
les charges de l'État, quoique a rien ne soit plus saint que le 
salut du peuple, » se contentent de manger de « gras mor- 
ceaulx, » de boire du meilleur vin et de bien dormir (cha- 
pitres 26 et 28). 

L'auteur considère le sacre des rois comme étant d'institu- 
tion humaine (chap. 71). Que Volney n’a-t-il connu le Songe 
du Vergier ?! 

Quel noble langage tient l'Église par l'organe du Clerc dans 
le chapitre 131! « ne sont pas vrays seigneurs mais hi » 
ceux qui ne gardent pas la justice. 

Remarquez l'argument invoqué par le Chevalier pour. faire 
absoudre Charles V de tout reproche de tyrannie : la preuve que 
le roi n’est pas un tyran, c’est que « il ayme science en laquelle 
il fait introduire et enseigner son aisné filz » (chap. 132). Au- 
maniores litleræ / 


1 L'analyse de Durand de Maillane contient 72 pages moyen texte in-4°. 
Il est vrai que Durand de Maillane a transerit in extenso le Pralogue et l’£x- 
cusacion, ce dont j'ai cru pouvoir me dispenser. En définitive mon analyse 
est de trois quarts moins étendue que celle de Durand de Maillane, et je mi- 
magine qu’elle fait mieux connaître l'ouvrage. Mais qui peut se juger soi- 
même ? . 

2 Volney est auteur d’une Histoire de Samuel, inventeur du sacre des- 
rois (Paris, 1819, in-S°), publiée lorsqu'il fut un moment question du sacre 
de Louis XVIIT. On prétend que le monarque, à qui Volney avait voulu 
adresser une leçon indirecte, lut cet ouvrage avec plaisir. (Biogr. univ. de 
Michaud, article Voiney.) 


LE SONGE PU VERGIER. 303 


Quelle philasophie dans la dissertation sur Ja noblesse de 
race et sur l’anoblissement! Malgré les préjugés que l’auteur 
prête au Chevalier, on voit triompher l’opinion du Clerc qui 
soutient que « celluy qui est anobly de nouvel doit estre plus 
honnouré » parce que 4 gi est de son propre fait » (chap. 153), 
et le Chevalier convient que « quant a Dieu les plus vertueulx 
doivent estre toujours plus honnourez. » (Chap. 154.) 

Dans le même chapitre on voit que « la guerre vient de Dieu 
puisque toute guerre juste tend pour avoir la paix et la tranquil- 
lité du peuple. » Le raisonnement n’est pas facilement saisis- 
sable. Mais n'est-ce rien d’avoir attribué à la guerre yne cause 
morale qui exclut l’idée d’une guerre qui n’a pas pour principe 
le salut du pays? 

Et plus loin toujours dans le même chapitre, à quelle hauteur 
s'élève le Chevalier, quand il professe que « nul mescreant ne 
doit estre contraint par guerre ne aultrement a venir à la foy 
catholique... qu’il n’appartient pas au Saint Pere de soy en- 
tremettre de çeuls qui sont hors de l’Église. » Relisez, je vous 
prie, les quelques lignes extraites de ce chapitre dans l'analyse, 
et vous y trouverez les saints préceptes que trois siècles et 
demi plus tard Fénelon prêchait aux puissances ‘. Un siècle 
encore, et la tolérance religieuse enseignée par l’auteur du 
Songe et par l'illustre prélat va devenir une conquête impéris- 
sable de l’humanité! | 

Ce chapitre suffirait pour assurer au Songe du Vergier une 
place honorable parmi les livres élémentaires de la civilisation 

européenne, Mais la postérité qui se dit impartiale est surtout 
oublieuse. Il y a un beau livre à faire sur l’épithète dont la pos- 
térité s’est décorée elle-même. | 

Dans les chapitres 158, 159 et 160, les interlocuteurs dis- 


1 Le chevalier de Saint-Georges (fils de Jacques Il) était allé voir Fénelon 
à Cambrai, en 1709 ou 1710. Voici les sages conseils que lui donnait le pieux 
archevêque : « Sur toutes choses ne forcez jamais vos sujets à changer leur 
«religion. Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement impé- 
« nétrable de la liberté du cœur. La force ne peut jamais persuader les 
« hommes, elle ne fait que des hypocrites. Quand les rois se mélent de re- 
« ligion, au lieu de la protéger ils la mettent en servitude. Accordez à tous 
« la tolérance civile, non en approuvant tout, comme indifférent, mais en 
s souffrant avec patience tout ce que Dieu souffre et en tâchant de ramener 
« les hommes par une douce persuasion. » (Directions pour la conscience 
d'un ro7....,, 2° supplément. La Haye, 1748, in-1?, p. 101.) 


304 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


sertent sur l’administration de la justice. Le Clerc recommande 
Ja « débonnaireté, » d’après les maximes de l'Évangile et les 
exemples de Jésus-Christ. Bien qu’enclin à une répression ri- 
gourense, le Chevalier veut que les châtiments soient propor- 
tionnés aux délits. Voilà encore une idée qui est devenue un 
principe dans toutes les législations de l’Europe. 

L’appui que l’auteur donne aux juifs dans le chap. 164 se 
rattache à la question de la tolérance religieuse enseignée plus 
haut. 

Les réflexions sur la divination et l’astrologie (chap. 165 et 
suivants) font d'autant plus d'honneur à l’auteur du Songe 
que Charles V n'était pas exempt des erreurs que combat le 
Chevalier. | 

Quelle sagesse dans l’idée exprimée à la fin du 186° chapitre, 
à savoir que, pour bien gouverner et bien juger, il ne suffit pas 
d’avoir étudié Aristote. Il faut que l’homme s’éclaire de sa 
propre expérience, qu’il unisse la pratique à la théorie. Je n'ose 
dire que l’auteur soit ici le précurseur de Bacon, comme il 
l’était tout à l'heure de Beccaria; mais du moins, on voit surgir 
la pensée de débarrasser l’intelligence humaine des liens de 
l’École. 

Passons au livre IT. L'auteur y traite (chap. 259 et suiv.) la 
question du célibat monastique avec uneliberté qui a dû frapper 
le lecteur. Tout en ayant l’air de ne vouloir s’en prendre qu'aux 
moines mandiants, il attaque tous les moines. L’étendue de sa 
pensée se révèle dans ces mots : « Je me passe des autres or- 
dres religieux. » En effet, étaient-ce seulement les moines men- 
diants qu’on pouvait accuser d’enlever les enfants à l’affection 
paternelle? Tous les moines n’avaient-ils pas le privilége de 
se soustraire à la juridiction des curés et des évêques? La 
plupart d’entre eux ne contrevenaient-ils pas au précepte de saint 
Paul qui recommande le travail? Si je ne me trompe, l’auteur 
du Songe du Vergier est un des ancêtres de celui qui dans sa 
bouffonne épopée a qualifié les moines de poids inutile de la 
terre; il demandait à Charles V ce que Rabelais, cent cinquante 
aus plus tard, demandait à François I", l’anéantissement d’insti- 
tutions « non ordonnées et establies de Dieu {. » 


1 Nos rois ont cherché à réformer les couvents et à en diminuer le nombre. 
Cependant ont-ils fait tout ce qu’ils auraient pu faire? D'un autre côté la 
Révolution n’a-t-elle pas été trop radicale? Les faits dont nous sommes 


LE SONGE DU VERGIER. 305 


Il n’en fallait pas tant pour mériter la censure de l’Église; 
aussi le Songe du Vergier a-t-il été compris par le Concile de 
Trente dans les livres mis à l'index. Ce qui est plus surprenant, 
c’est qu’on l’y ait maintenu jusqu’à nos jours. (V. Catalogue des 
livres mis à l’indeæ, Paris, 1825, in-8°, aux mots Aureus 
Libellus...…) | 


DISSERTATION SUR L'AUTEUR DU SONGE DU VERGIER. 


C’est une opinion généralement reçue que le texte latin et le 
texte français de la composition qui nous occupe appartiennent 
au même auteur. Je n’ai rien de mieux à faire que d’accepter 
cette tradition‘. 


les témoins semblent condamner l'abolition absolue des cloîtres. Dans son 
admirable ouvrage sur Ja Révolution française, le protestant Edmond Burke, 
qui veut améliorer et non détruire, se montre complaisant pour les moines. 
(Réflexions sur la Révolution de France. Paris, S. D. (1790), in-8°, p. 342 et 
suiv.) Mais Burke n’appuie son opinion d’aucune considération imposante. 
Une raison à invoquer en faveur des mouastères, c’est que pour certains 
membres de la société la vie contemplative, la vie de jeûne et d’abstinence 
est un besoin auquel la société doit donner satisfaction. Il existe, surtout 
dans les climats chauds, des hommes tellement portés à la paresse, que le 
travail est pour eux un mal insupportable. Et puis, en rattachant la question 
à des considérations plus élevées, n’est-il pas humain d’offrir à de grandes 
_ infortunes ou à de lourdes fautes un refuge au sein du Dieu de consolation 
et de miséricorde? 

Burke nous disait : Vons avez des moines, gardez-les. Ch. Nodier s’écriait 
après la Révolution : Rendez-nous nos cloîtres. L'opinion publique en France 
est généralement opposée à ces établissements, et je partage l’opinion 
commune en me demandant toutefois si, comme dans presque toutes les 
choses de ce monde, le terme moyen n’est pas ce qu’il y a de meilleur. 

Les Anglais n’ont ni prêtres célibataires ni communautés monastiques, et 
ils ont pen de soldats ; mais la colonisation leur vient en aide. Chaque na- 
tion a son génie et ses inclinations. On a beau faire, l'Espagne et lItalie 
conserveront leurs moines plus longtemps que le gouvernement constitu- 
tionnel. Et n’y a-t-il pas d’autres peuples encore que Dieu n’a pas doués des 
qualités nécessaires pour jouir de cette belle institution P 

1 Je n'ai rien de mieux à faire, parce que cela est plus commode. Mais 
est-il bien certain que la composition latine et la composition française soient 
sorties de la même plume? L'auteur du Somnium Viridarit a-t-il traduit 
son propre ouvrage sous le titre de Songe du Vergier, avec de nombreux 
retranchements et quelques développements et additions, ou bien le traduc- 
teur est-il autre que l’auteur? Je me borne à poser la question. Elle mérite 
peut-être un examen sérieux. Ne pourrait-il pas en jaillir une lumière nou- 
velle? On a vu quel parti avait tiré M. Paulin Paris de l’étude comparée des 

XXI. 20 


906 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


L'auteur du Songe du Vergier met.en scène deux person- 
nages, un Clerc et un Chevalier. La qualification de clerc dé- 
signait autrefois les ecclésiastiques et par extension tous ceux 
qui faisaient profession des sciences. Mais nul doute que dans 
ce dialogue ce ne soit un membre du clergé qui représente la 
Puissance espirituelle, et le langage que le Clerc tient d’un 
bout à l’autre de son plaidoyer, témoigne que l’auteur a laissé 
consciencieusement l’avocat dans son rôle, Le Chevalier est 
l'organe de la pensée de l’auteur défendant lui-même, par ordre 
de Charles V, les droits de la puissance royale contre les anti- 
cipations de l’Église. C’est ce qui ressort manifestement de 
l’économie de l’ouvrage. 

On peut appliquer la qualification de chevalier soit à un 
homme d’armes, soit à un conseiller au parlement ou au con- 
seil privé du roi. « Saint Louis; dans une ordonnance de 1246, 
« dit : De communi consilio et assensu baronum et militum. 
« Les chevaliers (milites) étaient les conseillers du parlement. 
« Saint Louis les dispensa d'être ecclésiastiques en les dis- 
« pensant aussi d’être chevaliers. Cela ne se fit même que peu 
_« à peu; c’est de là qu’ils ont conservé le titre de chevaliers. 
« On voit dans les registres, sous les dates des années 1317, 
« 1354, 1368, 1384, etc., qu’ils sont qualifiés Messires et che- 
« valiers, milites. » (Encyclop. méthod. de Panckoucke. Juris- 
prudence, 1. VI, p. 397.) On lit dans le même article, p. 308 : 
« Pour ne pas heurter de front le préjugé qu’on avait pour la 
u chevalerie..…., on imagina, dans le XIV® siècle, des cheva- 
« liers de lecture ou ès lois, comme on faisait des chevaliers 
« d'armes. » Le Glossarium de Ducange, au mot Miles, ne laisse 
aucun doute sur la double application de ce mot. 

Dans les premiers chapitres du Songe du Vergier, les deux 
Champions paraissent se prendre corps à corps comme repré- 


deux textes, latin et français. Cette étude pourrait être approfondie au peint 
de vue que j’indique ici. 

Il paraît, au reste, que plusieurs auteurs du XIV* siècle ont traduit eux- 
mêmes leurs ouvrages. J’en signale un exemple que j'ai trouvé dans le cours 
de mes recherches. Jean Lefevre, dont je parlerai plus loin comme étant l’un 
de ceux à qui l’on a attribué le Songe du Vergier, a traduit en français un 
journal intitulé : Diarium historicum quo res gestas omnes quibus auctor 
interfuit singulis diebus; prout gestæ sunt, ab anno 1381 ad 1388 ordine 
describit. On conserve à la bibliothèque impériale des copies de ce journal 
dans les deux langues. 


LE S0ONGE DU YERGIER. 307 


sentant, l’un l’ordre du clergé, l’autre les barons, les ehewaliers 
d'armes; mais les autres partias du dialogue ne Jeissent plus 
voir dans le Chevalier qu'un homme de loi. Il faut expliquer 
aette transformation, On a vu dans le prologue que, sur Ja de- 
 mande du roi, les deux Reines la Puissance cspirituslle et la 
Puissanos séculiens nommant ehacune un avocat pour la défense 
de leurs droits. La première confie tout naturellement sa cause 
à un ecclésiastique. 11 était convenable que, pour lutter avec 
ce merubre du premier ordre de l’État, l’autre reine élût pour 
défenseur un noble de race appartenant au second ordre, un 
chovalier d'armes. Mais ce n’est qu’une affaire d’étiquette, et 
l’auteur ne pousse pas loin sa fiction. Vous le voyez bientôt, 
sous le nom du Chevalier, se montrer ee qu’il est réellement, 
un juriste, un chevalier ès lois. À tout propos, le Chevalier cite 
les toxtes du Digeste et du Code. C’est bien un juriste qui sou- 
tient les droits du roi contre le duc de Bretagne ; c’est bien un 
juriste qui traite la question de la succession au trône. Conce- 
vrait-on un chevalier du XIV° siècle, tout bardé de fer, s’amu- 
sant à disserter philosophiquement sur la guerre? Enfin, est-il 
possible de ne pas reconnaître un juriste de profession, un 
fugeuxæ, comme disent les ordonnances de cette époque, dans 
le chapitre 186 du premier livre : « Doncques le principal 
propos et estude d'ung roy doit estre de bien régir et gouverner 
son peuple per le conseil des saiges, par lesquelz je entens 
principalement les juristes, e’est assavoir qui sont experts en 
droit canon et en droit civil et es coustumes et constttucions et 
droits royaux... Les arciens ont les principes de cette science 
tant seulement, ef si n’en ont pas la praticque. » Il ne faut donc 
pes chercher l'auteur du Songe du Vergier parmi les chevaliers 
d'armes, non plus que parmi les arciens (les philosophes). 

Le clergé paraît également hors de toute hypothèse. Com- 
ment, en effet, concevoir un ecclésiastique prenant le masque 
d'un chevalier, et allant chercher parmi les siens son contra- 
dicteur? Si l'auteur du Somnium eût appartenu à l’ordre du 
elergé, il se serait posé tout simplement comme voulant main- 
tenir la division des deux pouvoirs, il n’aurait pas imaginé une 
controverse dialoguée, dans laquelle le Clerc tient quelquefois 
un langage assez ridicule. Et puis, aurait-il dit dans le prologue 
et répété dans l’Ezxcusation : « Je croy et tiens ce que saincte 
Eglise tient, croit, ordonne et establit ? » Est-ce que le caractère 


+ 


308 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


sacerdotal n’exclut pas l’idée d’une telle profession de foi En- 
fin l’auteur, sous le nom du Chevalier, se serait-il permis, 
dans le cours de l’ouvrage, tant de choses offensantes pour le 
clergé? Aurait-il osé, même sous forme de plaisanterie, abor- 
der la question de la pluralité des femmes ? 

Je conclus de ces préliminaires que l’auteur doit être un che- 
valier ès lois, un membre du parlement. 


M. Paulin Paris (Mém., p. 354) compte neuf écrivains à qui 
l’on a attribué le Songe du Vérgier, savoir : Philotée Achillini, 
Jean de Vertus, Alain Chartier, Guillaume de Dormans, Ni- 
colas Oresme, Charles de Louviers, Jean de Lignano, Raoul de 
Presles et Philippe de Maizières. Je complète cette nomencla- 
ture en ajoutant Jean de Dormans, Jean Desmarets et Jean Le- 
fevre. (Pour ces douze noms voir : Baillet, t. VI, p. 501, édit. 
de 1722. — Dissertation de Brunet, Durand de Maill., 4 IF, 
p. 509. — Notes manuscrites sur le frontispice d’un exemplaire 
du Songe du Vergier existant à la Bibliothèque impériale, 
édit. S. D. de J. Petit — et divers écrivains cités dans le cours 
de cette discussion.) 

M. P. Paris raye d’un trait de plume Philotée Achillini, Jean 
de Vertus, Alain Chartier, Guillaume de Dormans, Nicolas 
Oresme et Jean de Lignano, et sa discussion ne porte que sur 
Charles de Louviers, Raoul de Presles et Philippe de Maizières. 
Bien que la plupart des noms écartés tout d’abord par M. Paris 
ne méritassent pas d’être traités avec plus de cérémonie, je 
me suis attaché à examiner impartialement les titres des douze 
écrivains désignés comme auteurs du Songe du Vergier. Ce 
respect pour toutes les opinions émises, si mal fondées que 
quelques-unes puissent paraître, témoignera du moins de mes 
efforts pour arriver à la découverte de la vérité. 


J’adopte dans cet examen l’ordre suivant : 1. Philotée Achil- 
lini; 2. Jean de Vertus ; 3. Alain Cbartier ; 4. Jean Desmarets; 
. 5. Jean Lefevre; 6. Jean de Dormans; 7. Guillaume de Dormans; 
8. Nicolas Oresme; 9. Jean de Lignano; 10. Raoul de Presles; 
11. Philippe de Maizières ; 12. Charles de Louviers. 


LE SONGE DU VERGIER. 309 


I ET IT. PHiILOTÉE ACHILLINI. JEAN DE VERTUS. 


(Jean.) Philotée Achillini, né cent ans après la composi- 
tion du Somnium Viridarti, ne doit d’ayoir été classé parmi 
les prétendants qu’à l’analogie du titre d’un poëme italien dont 
il est l’auteur, Z} F'iridario, avec le titre de l’ouvrage qui nous 
occupe. C'est donc par une grave erreur que Goldast a réim- 
primé le Somnium dans sa Monarchia imp. rom., sous le nom de 
Pbilotheus Achillinus, (Lancelot, Mémoires de l’ Ac. des inscr., 
t. XIII, p. 662.—Baiïllet, t. VI, p. 501. Texte et notes.—Barbier, 
Anonymes, n° 198923, INT. — Paulin Paris, Mém., p. 354.) 

Néanmoins l’auteur de la Lettre insérée sous le nom de La- 
monnoye dans la Dissertation de Brunet sur le Songe du Ver- 
gier a trouvé le moyen, en proposant Jean de Vertus, de rat- 
tacher à cette hypothèse le nom de Philotheus Achillinus. « Il 
“ semble, dit-il, que le nom de Philotheus Achillinus n’est 
« qu’une traduction de Jean de Vertus. Saint Jean était le dis- 
« ciple bien-aimé du Sauveur du monde; on pouvait donc à 
« juste titre l’appeler Philothée ou ami de Dieu. » Quant au nom 
de Vertus, en latin Firtus, qui signifie force, courage, l’auteur 
de la Lettre y trouve le type d’Achillinus, « Achille le plus cou- 
rageux des Grecs, » et il en conclut que Jean de Vertus s’est 
- déguisé sous le nom de Philotheus Achillinus. 

I! faut laisser de côté cette bizarre interprétation accolée à la 
bévue de Goldast pour étudier en elle-même la raison sur la- 
quelle l’auteur de la Lettre attribue le Songe du Vergier à Jean 
de Vertus : « J’ai trouvé, dit-il, dans l’abbaye de Saint-Sulpice de 
« Bourges un manuscrit du Songe du Vergier : c’est dommage 
« que la première page y manque, peut-être portait-elle en tête 
« le vrai nom de l’auteur, je crois du moins l'avoir trouvé à la 
« fin de la table : celle du premier livre finit par ces mots écrits 
« dela même main (que le corps du manuscrit) : Cy finit la table 
« du premier livre du Songe du Vergier, et on lit ceux-ci aussi 
« de la même main à lafin de celle du second : Cy finit la table 
« du second livre du Songe de Fertus, alio nomine vocatur 
« disputatio inter clericum et militem. Sur le plat du livre en 
« dehors, on lit aussi ces mots : Le livre du Songe de Ver- 
« tus, premier ef second livre ; mais ils sont d’unè autre main 
« que le manuscrit. Le nom de Vertus est un nom illustre... » 


310 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE, 


que l’auteur de la Zettre a vu au bas d’une charte de l’an 1316. 
Pour combler l’intervalle de soixante années, entre cette date 
et l’époque de la composition du Soinñium P’iridarii, il ne s’agit 
que d’avancer cette époque de dix ans, et de prendre pour 
exemple un bambin nommé secrétaire d’État à quatorze ans, 
et qui pourra bien cinquante ans plus tard écrire « un ouvrage 
d’érudition. » Ce raisonnement a problablement beaucoup flatié 
le jeune comte de Maurepas à qui le compliment est adressé, 
mais très-certainement il ne convaincra pas le lecteur. (Pour 
tout ce qui concerne Jean de Vertus, V. Dissertation de Brunet, 
Durand de Maill. p. 510 et 511.) 

« Lancelot, dit M. Paris (Mém., p. 354), a prouvé suffisam- 
« ment que Jean de Vertus n'avait jamais existé. » La réfuta- 
tion parfaitement raisonnée de Lancelot se trouve à la page 662 
de ses mémoires sur Philippe de Maizières, Il faut cependant 
convenir que si jamais on retrouve le mahuscrit de Bourges, 
qui est égaré ou perdu !, les critiques auront encore matière à 
s’exercer sur les indications ci-dessus transtrites. 


ITT. ALAIN CHARTIER. 


Un mot suffit pout effacer de la listé Alain Chärilet: cet 
écrivaih est né en 1386, c’est-à-dite dix ans après la comiposi- 
tion du Sornnium. 


IV. JEAN DESMARETS. 


Jean Desmarets, avocat du roi au parlement, fut condamné à 
mort én 1382, victime des troubles qui desolèrent la Francé 
péndant la minorité de Charles VI. Requis, au moment de subir 
le dernier supplice, de demander pardon au roi, ce respectable 
magistrat répondait : « J'ai servi au roy Philippe son grahd 
« aïeul, au roy Jean et au roy Charles.son père bien et loyaument; 
« ne oncques ces trois roys ne me sceurent que demander, et 
«aussi cestuÿ cy s’il avoit âge et connoissance d'homme ; 
« à Dieu seul veuil crier mérey. » Celui qui dans ces éloquentes 
paroles rappelait de vieux services remontant au règne de Phi- 
lippe de Valois n’est pas l’homme qui remerciait Charles V en 


1 Lé manuscrit du Songe du Vergier n6 se trouve plus à la bibliothèque 
de Bourges, bien qu'il ait été compris dans un catalogue de vette bibliothèque, 
rédigé en 1802. (Renseignement dû à l’obligeance dé M. le bibliothécaire,) 


LE SONGE DU VENGIER. 311 


1376 des faveurs dont ce prince l'avait gratifié detix ans aupa- 
ravant. L'ecplici® du Somnium is at jour pour là première 
fois par M. Paulin Paris d’après les manuserits de la biblio- 
thèque impériale détruit toute conjecture en faveur de Desma- 
rets. Desmarets ne sera pas le seul prétendarit { qu’on verra 
échouer devant ce document si précis : A4nno 1376....,, duobus 
annis revolutis, inter agentes in rebus domus suæ et in consilia- 
rium me duxit.. eligendum. 


V. JEAN LErEvrz. 


« Jean Lefevte, évêque de Chartres, né dans le X1V° siècle, à Paris et 
« non à Douai, suivit avec succès les cours de l’Université, et fut sut- 
« cessivement docteur en droit canon et prévost de l’abbaye de Saint- 
« Waast, d’où il fut élevé, en 1380, au siége épiscopal de Chartres. Il 
« fut député l’année suivante, par Charles VI, vers le duc de Bre- 
« tagne pour traiter de la paix, et Louis d'Anjou, roi de Sicile, le fit 
« son chancelier, IL se prononça fortement en faveur du pape Clé- 
« ment VIL, reconnu seulement par une partie de l’Église... On a de 
« ce savant prélat : Tractatus de schismate, seu de planctu bonorum:; 
« c’est une réponse au traité De planctu Ecclesiæ, composé par Jean 
« de Lignano en faveur d’Urbain VI. » (Biographie univ. de Michaud.) 


La mission dont Lefevre fut chargé témoigne de sa capacité 
eomme homme d’État; son Tractatus de schismate annonce un 
prélat bien disposé en faveur de la royauté qui soutenait l’é- 
lection de Clément VII contre Urbain VI. Lefevre est appelé à 
l'évêché de Chartres peu de temps après la composition qui 
nous occupe. On peut trouver dans ces circonstances des pré- 
somptions favorables à Jean Lefevre. Mais sa biographie ne 
dit pas qu'il ait été membre, soit du conseil du roi, soit du 
parlement, et c’est une condition essentielle imposée par l’ex- 
plicit dont j'ai tout à l’heure rappelé les termes. D'ailleurs sa 
qualité de moine et de prêtre me paraît une cause d'élimination. 
J'ai dit plus haut les raisons qui me déterminaient à mettre hors 
de concours les membres du clergé. 

Au reste l’avocat Brunet, le seul qui ait parlé de Lefevre 
(Dissertation, Durand de Maill., p. 509), l’indique tout simple- 
‘ ment sans appuyer cette prétention d’aucun motif. 


1 L'expression de prétendant pourra paraître inexaete : mais elle évite 
une périphrase dont la répétition eût été fatigante. Au surplus, j'ai pour 
moi l’autorité de M. Paulin Paris. 


312 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


L'article consacré à Jean Lefevre par Casimir Oudin, dans 
son ouvrage De scriptor. eccl. antiquis, t. IH, p. 1196, ne dit 
pas un mot du Songe du Vergier. 


VI xr VII. JEAN ET GUILLAUME DE DORMANS. 


Cette attribution paraît due au cardinal Duperron qui parle 
du chancelier du roi Charles V sans dire si c’est Jean ou Guil- 
Jaume, tous deux chanceliers sous ce règne (Harangue du car- 
dinal Duperron sur le serment. OEuvres, p. 629, avec des notes 
margioales assez obscures). L'indication de Duperron est re- 
produite dans un écrit intitulé : Examen du traité de Jean 
Savaron, de la souveraineté du roi et de son royaume, Paris, 
1615!, écrit qu’on attribue généralement à Jean Lecoq, mais 
que M. Weiss croit être du même cardinal. Dans un livret inti- 
tulé Erreurs et impostures de l’Examen, etc., Paris, 1616, p. 60, 
Savaron combat l’opinion qui attribue le Songe du Vergier à 
l’un des Dormans. L’anonyme et Savaron s’amusent, dans ces 
écrits, sur les mots songeur, dormant, éveillé. Serait-il surpre- 
nant que l'attribution qui fait l’objet de cet article ne dût son 
origine qu’à un jeu de mots? 

Les noms des deux Dormans sont compris dans la nomencla- 
ture inscrite sur le frontispice de l’exemplaire de la Bibliothèque 
impériale, édition S. D. de Jean Petit dont j'ai parlé plus haut. 
J'ai vu à la bibliothèque de l’Institut sur un exemplaire de l’é- 
dition de Galliot Dupré, 1491, cette simple note d’une écriture 
du XVIT° siècle : e Par M. le chancelier Dormants (sic) *. » Mais 
lequel des deux frères, si c’est l’un d’eux qu’on a voulu désigner? 

Le cardinal Duperron et l’auteur anonyme de l’Examen se 
sont évidemment trompés ; et Savaron, tout en les combattant, 
n’a pu les convraincre d’erreur, parce qu’il ne connaissait pas 
plus qu'eux l’explicit des manuscrits du Somnium J'iridari. 
Cet explicit ne laisse, comme on l’a vu, aucun doute sur l’é- 
poque de la composition de cet ouvrage; il a paru en 1376. 
Or le cardinal Jean de Dormans, évêque de Beauvais et chan- 

1 Le passage de cet écrit concernant les Dormans se trouve page 36, Je 
donne cette indication d’après Savaron, n’ayant pu voir le livret anonyme 
dont il s’agit, qui manque à la bibliothèque impériale et qu’on n’a pas trouvé 
à la bibliothèque Sainte-Geneviève, bien qu’il soit inscrit au catalogue. Il 


est probablement relié avec quelques autres ouvrages du même genre. 


3 Je suis redevable de ce renseignement à l’obligeance de M. Tardieu, 
bibliothécaire. | | 


LE SONGE DU VERGIER. | 313 


ceher de France sous Charles V, et Guillaume de Dormans, an- 
cien avocat du roi au parlement, devenu chancelier après la 
retraite du cardinal son frère, sont morts l’un et l’autre en 1373. 
M. Paris, en opposant cetargument péremptoire (Mém., p. 354) 
à la prétention élevée en faveur de Guillaume de Dormans, le seul 
des deux frères qu’il ait nommé, pense avoir mis fin à toute 
discussion. Qu'il me soit permis cependant de continuer cette 
étude sur les Dormans. 

Guillaume de Dormans, le second chancelier du nom de 
Dormans sous Charles V, a laissé cinq fils : 1. Jean ; 2. Bernard ; 
3. Renaud; 4. Miles; 5. Guilijaume. Le premier, comme on Île 
voit, portait le même prénom que son oncle le cardinal ; le cin- 
quième se nommait Guillaume comme son père. Le quatrième, 
Miles de Dormans, a rempli au commencement du règne de 
Charles VI la fonction de chancelier dont son oncle et son père 
avaient été revêtus. Les enfants de Guillaume de Dormans 
étaient dans la maturité de l’âge lors de la composition du 
Somnium ; car en 1371, le cardinal leur oncle motivait sa dé- 
mission de chancelier sur son grand âge; de plus on voit, par 
les fonctions qu’ils ont remplies, que les bonnes grâces du roi 
s'étaient perpétuées dans celte famille. J’ai été frappé de cette 
identité de prénoms et de l’exercice de la même fonction. Je 
me suis demandé si la tradition ne s'était pas méprise en atiri- 
buant à l’un des deux illustres chanceliers de Charles V, une 
composition qui aurait appartenu à l’un de leurs descendants et 
neveux. C’est une veine ouverte à de nouvelles recherches, et 
si je négligeais de l’explorer, il me semble que je manquerais 
à l’eogagement pris d'exposer les titres de tous ceux à qui peut 
être attribué le Songe du Vergier. Je laisse à l’écart Bernard et 
Renaud de Dormans, parce qu’il n’y a pas les mêmes raisons 
de supposer, en ce qui les concerne, l’erreur historique sur la- 
quelle s’appuie mon hypothèse, Ainsi, je borne ma tâche à com- 
battre la réclamation qu’on pourrait élever en faveur soit de Jean 
de Dormans deuxième du nom, et de Guillaume de Dormans 
deuxième du nom, soit du chancelier Miles de Dormans. 

Jean de Dormans a été chanoine de Paris, de Chartres et de 
Beauvais; Guillaume, après avoir été évêque de Meaux, fut ap- 
pelé au siége archiépiscopal de Sens. La qualité d’ecclésiastique 
de ces deux personnages me paraît, par la raison énoncée plus 
haut, une cause suffisante d’exclusion. 


814 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN. ACE, 


Je prononce la même sentence contre Miles de Dormans qui 
a été successivement évêque d'Angers, de Bayeux et de Beau- 
vais, Mais on peut dire : Miles, qui fut élevé à la dignité de 
chancelier, avait exercé, avant d’être appelé à l’épiscopat, la 
fonotion de président à la chambre des Comptes; ne serait-il 
pas possible qu’il eût dépouillé sa robe de prêtre pour défendre 
comme Chevalier ès lois, en face d’un Clerc fictif, les droits de 
la royauté? Si cette objection était présentée, je répondrais que 
Miles de Dormans a été nommé président des comptes en 1361. 
Or, comment n’aurait.il pas rappelé cette fonction dans l’explicit 
de 1376, au lieu de s’annoncer comme honoré des faveurs du roi 
depuis deux années seulement? 

(Pour tout ce qui est relatif à la famille de Dormans, voir le 
Dictionnaire de Moreri. On peut aussi consulter les autres dic- 
tionnaires historiques et les frères de Sainte-Marthe, Histoire 
généalog. de la maison de France, t. II, p. 961 de l'édition 
de 1647.) 


VIT. Nicozas (ou Nicoe) ORESME. 


On croit généralement qu'Oresme est né dans un petit village ap- 
pelé Allemagne, près de Caen. (Biog. univ. de Michaud, et Meunier, 
Essai sur la vie et les ouvrages d'Oresme. Paris, 1857, in-8°.) 

« Nicolas Oresme fut docteur en théologie de la Faculté de Paris; il 
« devint en 1355 grand maître du collége de Navarre... Successive- 
« ment archidiacre de Bayeux, doyen du chapitre de Rouen, trésorier 
« de la Sainte-Chapelle de Paris, et célèbre au loin par ses connais- 
« sances en philosophie et en mathémathiques, il fixa l’attention du 

_« roi Jean qui le donna pour précepteur à son fils en 1360... Son 
_« élève, devenu roi, le nomma évêque de Bayeux en 1317; ce prince 
« rechercha ses conseils dans les matières d'administration et y dé- 
« féra souvent... Oresme mourut dans le chef-lieu de son diocèse, le 
« 11 juillet 1382. » (Biogr. univ.) 

M. Meunier divise en quatre articles les ouvrages composés incon- 

testablement par Oresme et ceux qui lui ont été attribués : 

1° Ouvrages composés en latin (au nombre de huit); 

2° Ouvrages et traductions en français (au nombre de cinq); 

8° Ouvrages rédigés en latin, dont le texte ne se trouve plus et 
dont l'authenticité peut étre aussi bien affirmée que niée (au nombre 
de quatre); 

4° Ouvrages rédigés soit en latin soit en français, dont l’authen- 
ticité a été ou peut être légitimement contestée (au nombre de huit, 
dont fait partie le Songe du Vergier.) 


« Jehan Terano, secrétaire d’Urbain VI, composa un livre à 
« sa faveur, où, non content de montrer qu'il était le vrai 


4 


LU .SONGR DU VERGIER, diÙ 


« pape, il voulut avancer sur l’autorité des rois, et prouver, 
« par des raisons sophistiques , que la puissance des princes 
« temporels est expirée avec le paganisma et tout à fait trans- 
« mise au saint-siége. Charles V, roi de France, commanda à 
« Nicolas Oresme, jadis son précepteur et qu’il avait promu à 


« l'évêché de Bayeux, d'écrire contre ces impertinences ; etee 


« fut alors que l’on tient qu’il composa le Songe du Vergier 
« qui n’est point une rêverie,; mais un puissant raisonnement 
« où il introduit le Clerc et le Gentilhomme disputant de l’au- 
« torité du pape et de celle des princes. J’ide Mézerai, en la 
« Vie de Charles V, roi de France, au premier tome, f° 912, 
« verso. » (IVote man. d’une écriture du XV IT siècle, sur le 
frontispice d’un exemplaire du Songe du Fergier, édit. S, D. 
de Jehan Petit, faisant partie de la bibliothèque des avacats de 
_ la Cour impériale de Paris.) 

« Mézerai, 2° édit., p. 912, l’attribue à Nicolas Oresme, 
« évêque de Bayeux, pour répondre à l’antipape Clément. » 
(Note man. d’une écriture du XVII siècle, sur le frontispice 
d'un exemplaire de l'édition française S. D. de Jean Petit, étant 
à la bibliothèque impériale.) 

Ces notes, comme qn le voit, n’ont par elles-mêmes aucune 
autorité, puisqu'elles sont extraites de l'Histoire de France de 
Mézerai. (Paris, 1643, in-f°, t. 1, p. 912.) Mézerai, qui tra- 
vaillait avec nne extrême légèreté, inspire peu de confiance. 
Il y a de plus ici un anachronisme qui ôte presque toute va- 
leur à l’allégation de l'historien : en effet, le Somnium Firi- 
dar, achevé en 1376, n’a pu être composé en vue de combattre 
les prétentions du pape Urbain VI, élu seulement en 1378. 

M. Meunier pense que c’est à tort qu’on a attribué le Songe 
du Vergier à Nicolas Oresme. Voici ses raisons : 

« 1° Les ouvrages qu’Oresme a écrits en latin et en français 
« le sont dans un autre style et dans un autre esprit que celui 
« dont il s’agit. 

a 2 En 1377, Oresme était occupé de son traité du Ciel et 
« du Monde, et c’est cette même année qu’il fut appelé à l’évé- 
« ché de Bayeux; le temps lui manquait pour écrire un autre 
€ ouvrage. | 

«3° Supposé qu'il en eût eu le temps, en aurait-il eu la vo- 
« lonté? Ge n’était pas un trèsardent champion de la préroga- 
a tive royalé que celui qui a écrit le traité des Monnaies. 


|] 


316 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


a 4 Oresme aurait-il composé un ouvrage en faveur de l’au- 
a torité royale et contre la suprématie temporelle de la puissance 
« ecclésiastique dans le temps où il jouissait déjà ou allait 
a bientôt jouir d’une partie de cette puissance ? Ni le Somnium 
a FViridari ni le Songe du Vergier ne sont d’un évêque du 
« XIV° siècle. Ils sont plutôt de Raoul de Presles, ou de Phi- 
« lippe de Mezières. » Et l’auteur renvoie aux Mémoires de 
Lancelot, de l’abbé Lebeuf et de M. Paulin Paris, insérés dans 
le Recueil de l’Académie des inscriptions. (Essai sur la vie, etc., 
p. 134 et 135.) 

L’ultramontanisme ne remonte pas aussi haut qu’on pourrait 
le croire. Au XIV: siècle, le clergé faisait cause commune avec 
la royauté contre les prétentions des papes. Il est donc difficile 
de tenir compte du dernier argument invoqué contre Oresme 
par M. Meunier. L’induction tirée des occupations d’Oresme à 
l’époque de la composition &u Songe me paraît d’une faible 
valeur; je ne dis rien du livre des Monnaies, que je ne connais 
pas ?. Je ne connais pas non plus les autres ouvrages d’Oresme; 
je ferai seulement remarquer, d’après le catalogue que nous en 
donne M. Meunier, qu’Oresme a composé cinq traités contre 
l'astrologie judiciaire, et l’on peut dire que, sous ce rapport du 
moins, il y a conformité d’idées entre cet écrivain et l’auteur 
du Songe du Vergier. Bien que je trouve l’argumentation de 
M. Meunier plus ou moins susceptible d’être contredite, je 
n’hésite pas à dire que son opinion, qui repose sur une étude 
approfondie de la vie et des ouvrages d’Oresme, doit être prise 
en grande considération. 

M. Paulin Paris oppose à la prétention élevée en faveur d’O- 
resme un argument radical. Selon cet académicien, c’est à 
Oresme, traductenr des Ethiques et des Economiques d’Aristote, 
que s’adresse le trait lancé à la fin du 186° chapitre du premier 
livre contre les professeurs d’Eticques, d’yconomicques et de 
politicques, d’où M. Paris conclut tout naturellement qu’Oresme 
ne peut être l’auteur de lPouvrage. (Mém., p. 346 et 354, et 
Manusc. franç., t. IV, p. 305.) Ce qui est certain, c’est que le 

1 Je dois la connaissance de l'ouvrage de M. Meunier à M. Lemercier, 
avocat à Louviers. 

3 J'ai maintenant une idée du Traité des monnaies, grâce à une savante 
analyse de cet ouvrage, publiée par M. Wolowski dans le Moniteur des 16- 


17 août 1862. Oresme était certainement l’un des hommes les plus remar- 
quables de son temps. 


LE SONGE DU VERGIER. 317 


trait atteint nécessairement l’ancien instituteur de Charles V; 
ainsi, quand même on écarterait toute intention de personna- 
lité, la conclusion n’en serait guère moins rigoureusement juste. 

J'ajoute que le caractère dont Oresme était revêtu est pour 
moi une fin de non-recevoir difficile à combattre. J'ai dit plus 
baut les raisons qui mettent hors de concours tout DEmDre du 
clergé. 

Et puis, je n’ai vu nulle part que Nicolas Oresme ait été offi- 
cier de la maison du roi et attaché soit au grand conseil, soit 
au parlement. C’est cependant une condition indispensable pour 
être classé parmi les prétendants, depuis que M. Paris a dé- 
couvert et publié l’explicit des manuscrits du Somnium Viri- 
darii existant à la bibliothèque impériale : infer agentes et in 
consiliarium avec la date de 1374. A cette époque, Oresme de- 
vait être tout simplement doyen du chapitre de Rouen. 


IX. JEAN DE LIGNANO. 


On ne sait si Jean de Lignano est originaire de Milan ou de Bologne. 
Quem alii mediolanensem, alii Bononiensem fuisse volunt. Le pape 
Grégoire XI le nomma son vicaire général à Bologne, en 1377. Il paraît 
que cette fonction appartenait à l’ordre civil, puisque Jean de Lignano 
était marié, Uxrorem habuit Novellam, filiam Federici Colderini. Le 
pape Urbain VI, successeur de Grégoire XI, députa Jean de Lignano 
vers l’Université de Paris. Jean de Lignano est mort le 16 février 1383. 

Son premier écrit Tractatus de Bello a été imprimé à Paris en 1512. 

: J. de Lignano a composé d’autres ouvrages, la plupart restés ma- 
nuscrits. 

(Extrait d’un long article consacré à J. de Lignanu par Casimir 
Oudin, dans son ouvrage : De scriptoribus Ecclesiæ antiquis, III, 
p. 1072. — J. de Lignano n’a pas d’article dans le Dictionnaire de 
Moreri, ni dans la Biogr. univ. de Michaud.) 


« On est fort incertain, dit l’académicien Camus, quel fut 
« l’auteur du Songe du Vergier. J'ai fait sur cet objet et sur tout 
« ce qui a rapport au Songe du Vergier, des recherches consi- 
« dérables que j’ai lues à l’Académie des (inscriptions et) belles- 
« lettres, les 26 et 29 avril 1785. J’en présentai un extrait à la 
« séance publique de la même année. Le résultat de mes re- 
«“ cherches est que le Songe du Vergier a été écrit par Jean de 
« Lignano, docteur en théologie de la Faculté de Paris‘, .ou 


1 On a vu, dans la courte notice qui est en tête de cet article, que J. de 
Lignano était marié. Casimir Oudin en parle comme d’an docteur bolonais 


4 


LS 


418 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


« par Charles de Louviers, conseiller du roi Charles V. » (&ibl. 
des livres de droit, 3%-édit., 1805, p. 288; — 4° édit., p, 460; 


— 5° édit., p. 516.) Il est vraisemblable que c’est le même 


trayail qui a été communiqué par Camus, à l’Institut netional, 

en l’an VII : « Le citoyen Camus a lu Ja notice d’un livre intitulé 
« Le Songe du Forgier (Somnium J'iridani), qui a été eomposé 
« dans les deux langues, latine et française, sous le règne de 
« Charles V..... Le citoyen Camus a traité, relativement au 
«Songe du FVergier, plusieurs questions de critique et de 
« bibliographie..…...; il a particulièrement examiné quel était 
« l’auteur dé ce livre, question fort débattue entre les biblio- 
« graphes, et le résultat de son opinion est qu’il e été composé 
« par Charles de Louviers. » (Magasin encyclopédique, an VII 
[1799], 5° année, p. 234; compte rendu par Collin d’Harle- 
ville.) L'auteur de cet article, très-superficiel comme on le woit, 
n’a-t-il pas oublié d’ajouter le nom de Jean de Lignano à celui 
de Charles de Louviers? Il ne paraît pas, en effet, que l’opinion 
de Camus se soit modifiée de 1785 à 1799, puisque c’est posté- 
rfeurement à cette dernière époque que Camus exprime son 
incertitude entre Jean de Lignano et Charles de Louviers‘. 

Quoi qu’il en soit, M, Paulin Paris, en constatant que la con- 
clusion de Camus en faveur ds Jean de Ligaano est dénuée de 
toute preuve, a cru n'en devoir tenir aucun compte. (#é- 


(docteur en droit sans doute). Je ne me rends pas compte du titre que lui 
donnes Camus 

N'ayant pas trouvé dans nos bibliothèques tous les rkislesomants bio- 
graphiques que j'aurais désiré avoir sur Jean de Lignano, j'ai fait pour les 
obtenir des démarches réitérées auprès du biblicthécaire de Bologne. Elles 
sont restées sans résultat. 

3 La publication, comme on l'a vu plus haut, est de 1805. Camus était 
mort dès 1804, mais c’est sur le manuscrit qu’il avait laissé que l’ouvrage 
a été mis au jour par les soins de son ami Boulard, notaire. 

J'ai cherché inutilement, au secrétariat de l’Institut, le travail In par 
Camus à l’Académie des inscriptions et ensuite à l’Institut national. Je n’en 
suis pas moins reconnaissant envers M. le chef du secrétariat des soins qu'il 
a bien voulu prendre pour me procurer ce document. Les Recherches consi- 
dérables auxquelles s'est livré Camus auraient probablement répandu 
quelque lumière dans eette discussion. 

M. Guerard, auteur de la France littéraire, a eu l’obligeance de consulter 
ses nombreuses notes pour me venir en aide, Je le prie d'en receyoir mes 
remerciments. 


H n’est pas impossible qu'un autre chercheur soit plus heureux que moi 


dans ses investigations. 


LE SONGE DU VERGIER, | 819 


moules, paga 356; Manusc. franc., ioma IV, page 395.) 

Cependant cette attribution RE d’être examinée et com- 
battue. 

Je conjecture que, dans son mémoire sur le Songe du Ver- 
gier, Camus s'est appuyé, pour attribuer cet ouvrage à Jean de 
Lignano, sur un passage de Jean Savaran, lequel #’appuie lui- 
même sur deux lignes d’Honoré Bonnor, auteur presque con- 
temporain de lPauteur du Songe du Vergier, Voici ce que dit 
Savaron : « Honoré bon Provençal, au discours qu’il a fait des 
« guerres sous le roi Charles VI, cite Jean de Lignan auteur du 
« Songe; il n’ajoute pas du F’erger ; mais la proximité du temps 
« fait présumer qu’il entend le Songe du Verger. n (Erreurs et 
impostures. de l’Examen, etc., p. 62.) Au lieu de Honoré 80» 
Provençal, il faut lire Honoré Bonnor (ou Bonnet), Provençal, 
et 88 reporter à l’4rbre des batailles, composé par cet égrivain ‘, 
On y trouvera ce qui suit : « Item, pape qui glosa les Decre- 
« tales, dit que le roy de France nestoit point subget a lermpe- 
« reur de droit escript, mais est home du pape. Et ceste mesmes 
« oppirion recite Jehan de Lignen en ung livre que 11 fist de ung 
« Songe. » (Liv. IV, chap. 107.) 

Ges derniers mots, je l'avoue, m'ont longtemps Hate Mais, 
après un mûr examen, j'ai trouvé les plus fortes objections 
contre cette attribution. Bien qu'il soit assez difficile de former 
Lignen de l'italien Lignano, je ne m’arrête pas à l’orthographe 
du nom; j'ai À présenter des arguments plus sérieux. Et d’abord 
quelle est l’oppinion que recite Jehan de Lignen? L’auteur de 
V'Arbre des batailles aurait-il eu en vue les chapitres 35 et 37 
du premier livre du Songe du Vergier? Mais quelle autorité 
pouvait avoir le témoignage du Clerc invoqué en faveur du 
pouvoir pontifical, quand l'indépendance des deux juridietions 
est le sujet même du Songe du Vergier? Faire dire à l’auteur 
qui, sous le nom du Chevalier, est l’organe de la royauté, que 
le roi de France est homme du pape, n’eüt-ce pas été ua ab- 
surde mensonge ? 


1 Je n'aurais jamais trouvé que l’adjectif ben devait être remplacé par le 
nom Bonaor {ou Bonnet); c’est à l’érudition de M. Rouard, conservateur de 
Ja bibliothèque Méjanes à Aix, que je dois ce renseignement. M. Rouard, en 
me signalant la faute de Savaron eu de son imprimeur, m'a mis à même de 
chercher dans l’Arbre des batailles le passage qui pouvait s’appliquer à la, 
citation de cet écrivain. 


320 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


_ Au reste, quelle apparence que le roi Charles V ait été cher- 
cher un jurisconsulte bolonais pour soutenir les droits de la 
royauté contre les prétentions du pouvoir pontifical ? Et à quelle 
occasion Jean de Lignano aurait-il reçu du roi la double faveur 
accordée en 1374, ainsi que l’annonce l’explicif transcrit plus 
haut, à l’auteur du Songe du Vergier? En 1377, le pape Gré- 
goire XI confère à Jean de Lignano la fonction de vicaire 
général à Bologne. Est-ce pour récompenser ce prétendu auteur 
du Songe d’avoir voulu restreindre la puissance temporelle de 
la papauté, d’avoir, sous l'inspiration de Charles V, conseillé 
à Grégoire XI de conserver sa résidence à Avignon, quand ce 
pape avait si fort à cœur de transférer, comme il l’a fait, le 
saint-siége à Rome? Poursuivons. On sait qu’après la mort de 
Grégoire XI, en 1378, deux papes furent élus pour lui succéder, 
l’un sous le nom d’Urbain VI, l’autre sous le nom de Clé- 
ment VII La France s’était prononcée pour ce dernier. (P. Du- 
puy, Histoire... du schisme des papes ; Brusselle, t. IE, p. 15.) 
Cependant Jean de Lignano est député par Urbain VI vers l’U- 
niversité de Paris; il compose, pour soutenir l’élection de ce 
pape, le livre dont j’ai parlé à l’article Oresue : De Fletu Eccle- 
siæ. Est-il possible de concilier ces actes avec le rôle qu’aurait 
rempli Jean de Lignano auprès de Charles V, s’il eût été l’un 
des officiers de l’hôtel, conseiller du roi et l’auteur du Songe ? 
Il y a plus : où voit-on que Jean de Lignano soit venu en France 
avant la mission dont il fut chargé en 1378 ou 1379, c’est-à-dire 
deux ou trois ans après la composition du Somnium FPiridaru ? 
Il est permis de supposer que Jean de Lignano, si tant est que 
ce soit l’écrivain dont Bonnor ait entendu parler, a introduit 
dans l’un de ses ouvrages la fiction d’un songe, suivant la manie 
du temps, et que là se trouve énoncée l'opinion rapportée dans 
l’Arbre des batailles. | 

L'indication présentée hypothétiquement par Savaron me 
paraît donc dénuée de toute probabilité. Je n’ai pu combattre 
directement Camus, dans l’ignorance où je suis des motifs qui 
ont déterminé sa conclusion. Mais il semble que la biographie 
de J. de Lignano suffit pour détruire les arguments qui tnt pu 
être invoqués en sa faveur. MARCEL. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 321. 


DE LA PRESCRIPTION DES INFRACTIONS, 


DONT LE CARACTÈRE EST INCOMPLÉTEMENT DÉFINI DANS LA LOI PÉNALE. 


Par M. Paul BEernaR», docteur en droit, procureur impérial 
à Château-Thierry (Aisne). 


1. La loi criminelle a déterminé le temps après lequel les 
diverses infractions punissables sont prescrites. Les arti- 
cles 637, 638 et 640 du Code d'instruction criminelle fixent 
les délais de dix ans, de trois ans et d’un an, suivant qu’il 
s’agit de crimes, de délits ou de contraventions. : 

En rapprochant ees dispositons de l’article 4e du Code 
pénal qui qualifie crimes les infractions punies de peines afflic- 
tives ou infamantes ; délits les infractions punies de peines cor- 
rectionnelles, et contraventions les infractions auxquelles sont 
applicables les peines de simple police, on obtient une règle 
uniforme, facile à retenir, facile à appliquer. 

Comme cette règle est fondée sur des considérations d’ordre 
public et eu égard à la gravité de chaque infraction, il faut la 
considérer comme une disposition de droit commun s’appli- 
quant à toutes les lois postérieures au Code pénal qui ne con- 
tiendraient pas, une disposition spéciale sur la prescription 
(Cass., 11 juin 1829, Bull., n° 123; Cass., 22 août 1834, 
Bull., n° 283; Cass., 14 mai 1835, Pull, n° 181. 

2. Mais quelle sera la règle lorsque par exception, soit dans le 
Code pénal, soit dans des lois spéciales, le fait à réprimer aura 
reçu une qualification qui n’aura plus été déduite de la peine ; 
par exemple lorsqu'il est qualifié par la loi crime ou délit et 
n’est passible que d’une peine correctionuelle ou de simple po- 
lice, ou bien réciproquement quand le fait est qualifié contra- 
vention et qu’il est passible d’une peine correctionnelle ? F'aut- 
il mesurer la prescription sur la qualification légale ou sur la 
nature de la peine? 

. Îl est peu de questions qui aient provoqué des solutions plus 
contradictoire dans la doctrine; tout est confusion. Les uns 
adoptent comme cause déterminante de la prescription Ja 
qualification de l'infraction, les autres la nature de la peine. 
La Cour de cassation a du tantôt un système, tantôt 

XXI, | 21 


322 PROIT CRIMINEL. 


ua autre. Elle a none des principes contradictoires pour 
juger plutôt en fait qu’en droit, de sorte qu’il est impossible, par 
l'analyse de ses arrêts, de formuler une règle quelconque. 

Faut-il ainsi flotter à l'aventure? C’est l’arbitraire, c’est-à- 
dire un abime de perplexités pour la conscience des juges et 
souvent l'injustice pour les citoyens. 

Parcourons les différentes hypothèses qui réclament lappli- 
cation d’un principe invariable et examinons les solutions 
diverses qu'elles ont reçues eu égard aux règles du droit cri- 
minel. Peut-être arriverons-nous à ce résultat que la difficulté 
est plus apparente que réelle et que la règle générale est appli- 
cable toutes les fois que le texte précis de la loi n’indique pas 
une exception. 

8. Il existe des contraventions de simple police que le légis- 
lateur a élevées au rang des délits, lorsqu'elles sont commises 
en réeidive dans les douze mois qui suivent une première con- 
dammation. Quelle prescription faut-il leur appliquer? La pres- 
cription triennale. I ne faut plas considérer l'infraction dans 
son essence et dans les condiuions où la loi la qualifie de con- 
travention : de simple elle devient complexe dès qu’une cir- 
constance agsravante, celle de la récidive, y est adhérenie. 
Gette circonstance aggravante est modificative de sa nature 
mtrinsèque et motive une qualification noavelle; la juridiction 
quien connait est plus élevée, la pénalité est aggravée, la con- 
tavention est métamorphosée en délit. Toutes les règles rela- 
tives à la poursuite, à l’instruction, au jugement des délits lui 
deviennent donc communes. 

Le Cour de cassation l’a jugé ainsi le 15 décembre 1849 : 

« Vu les articles 185 et 192 du Code forestier, 137, 179, 638 
« et 640 du Code d'instruction criminelle ; 

« Attendu que lenlèvement d’un chêne de 6 décimètres de 
« tour dans une forêt de l’État dont le tribunal supérieur de 
« Tours reconnaît que Jacquelin s’est rendu coupable en 1847, 
« constaté par un procès-verbal seulement dix-huit mois après 
« la perpétration, a été déclaré prescrit comme simple contra- 
« vention de police, en vertu de l’article 640 du Code d’instruc- 
« tion criminelle; | 

« Mais attendu que s’il est vrai qu’en l’absence de procès- 
« verbaux la prescription des délits forestiers doit être réglée 
« d’après les dispositions du Code d'instruction criminelle, il 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 9938 


« est admis en fait, par les juges du fond, que le prévenu était 
«en récidive et que l’amende de 8 fr. 40 c. prononcée par 
« l’article 192 du Code forestier., à raison de la grosseur de 
« l'arbre, devait être élevée à 16 fr. 80 c., en exécution de 
« l’article 200 ; 

«a Qu'un fait passible de plus 15 de francs d'amende, ne 
« pouvait donc, sous aucun rapport, êlre traité comme une sim- 
_« ple contravention ; qu’ilconstituait en réalité un délit à l’égard 
« duquel la durée de la prescription, à défaut de procès-verbal, 
« se trouvait régie par l’article 638 du Code d'instruction cri- 
« minelle ; | | 

« D'où ilsuit qu’en déclarant, dans ces circonstances, acquise 
«“ au prévenu la prescription d’une année, le jugement attaqué 
« a faussement appliqué l’article 640 et violé, en ne les appli- 
« quant pas, les articles 638 dudit Code et 192 du Code fores- 
«tier. » 

Voilà donc la règle générale clairement posée par la Cour 
suprême en ce qui concerne les contraventions élevées à la 
classe des délits; nous l’appliquerons sans difficulté : 

1° Aux jeux de loterie ou jeux de hasard tenusen récidive (dans 
les douze mois) dans les rues, chemins, place et lieux publics. 
L’emprisonnement est de six jours à un mois et l'amende de 
16 francs à 200 francs (art. 475, n° 5, du Code pénal) : 

2° A la perception, en récidive, dans les douze mois du droit 
de péage des bacs, bateaux et ponts, plus forts que ceux portés 
au tarif. L’emprisonnement peut être élevé à six jours (lois du 
6 frimaire an VI, art. 52 ; 19-22 juillet 1791, titre I‘, art. 15; 
Code brumaire an IV, art. 607, 608 ; Code pénal, 483); 

2* Aux contraventions en récidive à la loi sur le travail des 
enfants dans les manufactures. L’amende est de 16 francs 
500 francs (loi du 24 mars 1841, art. 12) ; 

4° A la réception, en récidive, des apprentis par des maîtres 
incapables. L’emprisonnement est de quinze jours à trois mois 
et l’amende de 50 francs à 300 francs. (Loi du 22 février 1851, 
art. 6, et 20, paragraphe dernier), 

5° Au refus, en récidive, d’un ouvrier de déférer aux réqui- 
sitions du ministère public pour l’exécution des jugements 
(loi du 22 germinal an IV ; Tarif criminel, art. 114); 

6” Aux contraventions forestières dans les bois des particu- 
liers, lorsque la récidive qui double la peine amène une 


324 DROIT CRIMINEL. 


amende de plus de 15 francs (Code forestier, art 190 et 200) ; 

7° A la fraude simple, en récidive, sur les sels (loi du 17 
septembre 1814, art. 29, 30 et 31); 

8° Enfin, au refus de service, comme garde national dans 
l’année qui suit une seconde condamnation du conseil de dis- 
cipline pour semblable fait. L’emprisonnement est de six à 
dix jours (Loi du 13 juin 1851, art. 83). 

4. Sur cette dernière infraction, toutefois, nous sommes ar- 
rêtés par un arrêt de la Cour de cassation auquel on a peut- 
être, il est vrai, donné une portée qu’il ne devait pas avoir. 

« Attendu, dit l& Cour, que les infractions disciplinaires au 
« service de la garde nationale doivent être assimilées aux 
« contraventions de simple police. » (24 mai 1835, 20 novem- 
bre 1850.) 

La pensée de M. Faustin Hélie lui-même paraît être (t. II, 
pages 686 et 690 Instr. crim.) que la Cour suprême a voulu 
établir une règle générale pour toutes les infractions discipli- 
naires, quel que soit leur nombre et quoiqu’elles soient déférées 
à la juridiction correctionnelle. 

Il faut se reporter au texte de la loi pour se convaincre que 
cette interprétation est erronée et que si la Cour suprême avait 
voulu statuer sur toutes les contraventions, elle aurait posé un 
principe en contradiction flagrante avec l’arrêt que nous avons 
cité plus haut. La Cour de cassation a statué sous l’empire de 
la loi du 22 mars 1831. Voyons les textes. Les articles 89 et 
92 sont ainsi conçus : 

Art. 89. Pourra être puni de la prison pendant un temps 
qui ne pourra « excéder deux jours, et en cas de récidive, trois 
« jours : 1° tout sous-officier, caporal et garde national coupable 
« de désobéissance et d’insubordination, ou qui aura refusé 
« pour la seconde fois un service d’ordre et de sûreté. » 

Art. 92. Tout garde national qui, dans l’espace d’une an- 
née, aura subi deux condamnations du conseil de discipline 
pour refus de « service, sera pour la troisième fois, traduit de- 
« vant les tribunaux de police correctionnelle et condamné à 
«un emprisonnement qui ne pourra être moindre de cinq jours 
« ni excéder dix jours. En cas de récidive, l’emprisonnement 
« ne pourra être moindre de dix jours ni excéder vingt jours; 
« 1l sera, en outre, condamné aux frais et à une amende qui ne 
« pourra être moindre de 5 francs ni excéder 15 francs dans le 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 9325 


« premier cas, et dans le deuxième, être moindre de 15 francs 
« ni excéder 50 francs. » 

11 résulte de ces deux articles : 1° que chaque double refus 
. de service constituait une infraction ; 2° que les deux premières 
infractions commises dans l’année étaient de la compétence 
des conseils de discipline; 3° que l'infraction (troisième) com- 
mise dans l’anñée de ces deux condamnations devait être por- 
tée devant le tribunal correctionnel; 4° enfin que la quatrième 
contravention, dans la même année, constituait la récidive de- 
vant le tribynal correctionnel. (V. arret du 15 février 1833 ; 
Dalloz, P., no 394, vo Garde nationale.) Lorsque la troisième 
et la quatrième infraction n'avaient pas été commises dans 
l’année de la première condamnation disciplinaire, elles n’é- 
taient plus de la compétence du tribunal correctionnel, mais 
étaient soumises de nouveau au conseil de discipline, 

Malgré cette exception à l’article 483 du Code pénal qui était 
toute favorable aux contrevenants, rien dans le texte n’indique 
que les deux contraventions élevées à la classe des délits. 
1° par la quotité de la peine , 2 par la compétence, aient été 
soumises exceptionnellement à la prescription d’un an et qu'on 
ait voulu les soustraire à la prescription triennale du droit 
commun. Le délai d’un an dans lequel doivent être resserrées 
les quatre infractions est sans doute une circonstance constitu- 
tive du délit en ce qui concerne la troisième et la quatrième 
infraction ; mais il n’est pas exclusif du ‘délai de trois ans pour 
l'exercice de l’action publique : la contravention est métamor- 
phosée en délit par l’indiscipline persévérante et incorrigible 
du garde national et, son existence constatée, la poursuite est 
soumise au droit commun. 

On pourra objecter, il est vrai, qu’il est bien sévère de ne 
soumettre qu’à la prescription triennale ces contraventions dis- 
ciplinaires, parce que l’ordre public n’est pas intéressé à ce que 
leur répression ait lieu après un délai moral ; on objectera aussi 
que dans notre système le garde national aurait pu être pour- 
suivi devant le tribunal correctionnel, dans la seconde et la 
troisième année, pour la quatrième infraction, tandis que la 
cinquième, c’est-à-dire la première commise dans la seconde 
année ne l'aurait rendu passible que de peines de simple police 
et de la juridiction disciplinaire, — Je réponds que cela aurait 
pu arriver aussi pour la troisième infraction qui existe dès 


326 DROIT CRIMINEL. 


qu’elle est commise dans l’année de la première, et qui pour- 
rait être poursuivie pendant un délai fort long; si elle avait été 
commise sur la limite de l’année. D'ailleurs, en fait, l’inconvé- 
nient résultant de poursuites tardives n’existait pas, et, en droit, 
la faculté de poursuivre pendant trois ans était facile à justifier; 
car la pensée du législateur était précisément de réprimer sé- 
vérement l’insubordination du garde national qui, dans le cours 
d’une même année, se rendait coupable de huit refus de service 
successifs. 

La loi de 1851 a supprimé avec raison l’exception que celle 
de 1831 avait faite au principe de la récidive. On ne compren- 
drait pas pourquoi une ciuquième infraction, quoique survenue 
dans le cours de la seconde année, n'aurait pas constitué le 
contrevenant en récidive s’il avait refusé le service dans les 
douze mois de la dernière condamnation. La loi nouvelle est 
plus sévère sous plusieurs rapports; elle statue ainsi : 

« Art. 83. Après deux condamnations pour refus de service, le 
« garde national est, en cas de troisième refus de service dans 
« l’année, traduit devant le tribunal de police correctionnelle et 
« condamné à un emprisonnement qui ne peut être moindre de 
« six jours, ni excéder dix jours. , 

« En cas de récidive dans l’année, à partir du jugement cor- 
rectionnel, le garde national est traduit de nouveau devant le 
« tribunal de police correctionnelle et condamné à un empri- 
sonnement qui ne peut être moindre de dix jours, ni excéder 
vingt jours. 

« Il est en outre condamné aux frais ét à une amende qui ne 
« peut être moindre de 16 francs, ni excéder 30 francs dans le 
« premier cas, et, dans le deuxième, être moindre de 30 francs, 
« ni excéder 100 francs. » 

De ce que le législateur a soumis cette dernière infraction à 
la récidive des contraventions, on ne saurait conclure qu'il a 
voulu ne la considérer que comme une contravention pure et 
simple. On voit dans la plupart des lois qui ne prononcent que 
des pénalités peu élevées, une récidive de même nature; en 
effet, sans ces dispositions spéciales il n’y aurait jamais réei- 
dive de la part des délinquants, puisque, suivant l’article 58 du 
Code pénal, il n’y a récidive légale et aggravation de pénalité 
que lorsque les coupables ont été antérieurement condamnés à 
une année d'emprisonnement. 


e 
2 


= 
ES 


D 
Load 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 9327 


J'ai vainement recherché un arrêt relatif à la prescription 
depuis la loi nouvelle. Je n’hésite pas à penser que les infrac- 
tions déférées au tribunal correctionnel sont prescriptibles par 
trois ans, parce qu’elles sont punies de peines correctionnelles. 

5. En matière de contributions indirectes, la Cour de cassation 
a toujours décidé avec raison que la prescription de trois ans 
devait être appliquée aux contraventions fiscales : | 

« Attendu qu’on ne peut ranger parmi les contraventions de 
« police simple les contraventions aux lois qui concernent la 
« perception des contributions indirectes, puisque les amendes 
« qui doivent être imposées aux contrevenants excèdent tou- 
« jours le maximum de l’amende, porté à 15 francs pour les 
« contraventions de police. » (Cass., 25 novembre 1818.) 

La Cour applique le principe que la nature de l'infraction 
est indiquée par la peine qui lui est infligée, conformément à 
la règle du Code pénal. 

6. C’est en vertu du même principe qu’elle décide que le dé- 
lit d'exercice illégal de la médecine n’élant puni, d’après l’ar- 
ticle 36 de la loi du 19 ventôse an XI, que d’une amende de 
simple police, n’est pas prescrit par trois ans, mais par un an. 

Cette solution est juridique si l’on admet, avec la doctrine et 
‘ la jurisprudence, que l’exercice illégal de l’art de guérir sans 
usurpation de titre, constitue une simple contravention. Il est 
évident que dans ce système, la seule attribution de l'infraction 
aux tribunaux correctionnels ne pourrait conférer à celle-ci la 
qualification de délit, puisque les infractions punies de peines 
de simple police sont des contraventions. | 

Mais, ainsi que l’a établi avec beaucoup de lucidité notre ho- 
norable ami et collègue M. Ferdinand Jacques *, ce système, 
_ qui amène mille complications inextricables et des solutions 
arbitraires, est contraire à la loi. Ce magistrat dit : « La loi du 
« 19 ventôse an XI a été promulguée sous l’empire du Code 
« du 3 brumaire an IV, qui contenait les dispositions suivantes : 

« Art. 599. Les peines sont ou de simple police, ou correc- 
« tionnelles, ou infamantes, ou afilictives. | 

« Art. 600. Les peines de simple police sont celles qui con - 
« sistent dans une amende de la valeur de trois jours de travail 


1 V, Journal du ministère public, t. III, art. 219, une dissertation de 
M. Ferd. Jacques, procureur impérial à Orange. 


398 DROIT CRIMINEL. 


« ou au-dessous, ou dans un emprisonnement qui n’excède pas 
« trois jours. Elles se prononcent par les tribunaux de police. 

« Art. 601. Les peines correctionnelles sont celles qui con- 
« sistent dans une amende au-dessus de la valeur de trois jour- 
« nées de travail ou dans un emprisonnement de plus de trois 
« jours. Elles se prononcent par lès tribunaux correction- 
« nels (etc.). 

« Dans ce système tout marche avec simplicité et régu- 
. « larité. La loi spéciale prononce-t-elle une peine, elle est 
« appliquée conformément à l’article 609 du même Code; se 
« contente-t-elle d’incriminer le fait sans préciser le châtiment, 
« la peine se détermine d’après læ juridiction compétente. Si 
« le juge de police est appelé à statuer, il se conformera aux 
« articles 600 et 606 du Code de brumaire, et infligera jusqu’à 
« trois jours de prison et trois journées de travail. Si le tribunal 
« correctionnel est compétent, dans le silence de la loi spé- 
« Ciale, il prononcera en vertu de la loi générale (art. 601 et 
606 du même Code) une amende égale à quatre journées de 
travail ou un emprisonnement de quatre jours *. À une époque 
où les circonstances atténuentes n’existaient pas, on ne pou- 
vait, sous aucun prétexte, abaisser la peine au-dessous de ce 
minimum. En appliquant cette idée à la loi du 19 ventôse, on 
« était amené à dire que le simple exercice illégal était puni 
« d’une amende de la valeur de quatre journées de travail ; si 
«a l’on y joignait l’usurpation du titre d’officier de santé, l’a- 
« mende était au minimum de quatre journées de travail et 
« pouvait atteindre 500 francs; s’il y avait usurpation du titre 
« de docteur, on permettait aux juges d’élever le maximum 
« jusqu’à 1,000 francs. » | 

Le Code pénal a fait subir un changement peu important aux 
classifications du Code de brumaire. Les quatre journées de 
travail qui constituaient le minimum de l’amende correction- 
nelle sont remplacées par 16 francs. Par conséquent lattribu- 
tion seule de ce délit aux tribunaux correctionnels, à une 
époque où cette attribution fixait la pénalité, a, dès cette époque 
aussi, fixé la qualification, et doit produire aujourd’hui le même 
résultat. 

« On objectera que le minimum du Code de brumaire' est 


s 


1 Répert. de Merlin, v° Médecine, S 2, un arrêt du 29 fructidor an X. 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 329 


« différent de celui de la loi actuelle; « mais, dit M. Jacques, le 
« Code actuel ayant élevé le niveau des peines, il en est résulté 
« pour toutes les infractions une certaine aggravation qui dé- 
« coule naturellement de l’abrogation de l’ancienne loi et de 
« son remplacement par la nouvelle. Ce principe une fois posé, 
« le législateur n’avait plus besoin d’en déduire les consé- 
« quences. » 

Cela parait logique ; la loi ne statuant que pour l'avenir, nul 
‘ne pourrait se plaindre de cette aggravation; tout au plus 
pourrait-on soutenir que c'est la loi de brumaire qui est appli- 
cable en ce que les tribunaux correctionnels devraient pronon- 
cer l’amende de quatre journées de travail comme minimum, 
en faisant l’évaluation en argent comme ils la font à l’égard des 
délits ruraux, punis par application du Code rural des 25 sep- 
tembre-6 octobre 1791, et de la loi du 23 thermidor an IV. — 
On me répondra, il est vrai, que les dispositions du Code de 
brumaire an IV, en ce qui concerne la quotité des peines de 
simple police et celles du tribunal correctionnel, sont abrogées, 
tandis que, les lois rurales prononçant une peine déterminée 
dans l’article même relätif au délit pour lequel elles sont con- 
sidérées comme étant encore en vigueur, il n’y a pas assimila- 
tion complète. 

Cependant il faut accepter la loi du 19 ventôse an XI telle 
qu’elle a été faite avec la pénalité existante à l’époque de sa 
promulgation, et résultant de l'attribution faite aux tribunaux 
correctionnels, ou bien avec la pénalité que la loi générale nou- 
velle a substituée au Code de brumaire an IV. 

Quant à cette pénalité dérisoire de simple police, elle ne re- 
pose sur aucune base, et l’on crée arbitrairement une classe de 
contraventions de nature mixte et sans nom dans le droit cri- 
minel. Cette erreur provient de ce qu’on n’a pas remarqué que 
l'attribution faite d’une infraction au tribunal correctionnel in- 
diquait implicitement une peine correctionnelle. Car on ne 
saurait prétendre que l’amende de simple police, fixée aujour- 
d’hui par le Code pénal et à laquelle la Cour de cassation res- 
treint l'exercice illégal de la médecine, représente exactement 
l’amende correctionnelle de la loi du Code de brumaire an IV; 
la peine de simple police peut descendre à 1 franc d’amende, 
tandis que la loi de brumaire infligeait au minimum quatre jour- 
nées de travail ! 


330 DROIT CRIMINEL, 


7. On doit déclarer conforme au principe général la jurispru- 
dence de la Cour de cassation, suivant laquelle le fait qualifié 
crime, mais dépouillé par le jury des circonstances aggravantes 
auxquelles cette qualification était attachée, devient passible de 
la prescription triennale. 

En effet, la qualification du fait résulte de la nature de la peine 
dont il est puni per la loi appliquée, et non de celle qui lui est 
donnée par les magistrats instructeurs, non plus que de l’attri- 
bution qui en est faite à telle ou telle juridiction. Si la chambre 
d'accusation a donné aux faits incriminés un caractère qu'ils 
n'avaient pas, a reconnu l'existence de circonstances aggra- 
vantes qui sont rejetées par le jury, celui-ci, qui juge souverai- 
nement en dernier ressort, n’est point lié par la décision de la 
chambre d’accusation. Ce système, qui est d’ailleurs incorites- 
table, peut avoir pour la société des conséquences déplorables, 
car souvent le jury refuse de reconnaître l’existence d’une cir- 
constance aggravante, dans le seul but d’abaisser la peine; de 
telle sorte qu’il peut arriver que l’inculpé sera renvoyé sans 
condamnation, si le crime a été commis trois ans avant les pour- 
suites et que le jury l’ait voulu faire dégénérer en délit; mais 
il faut bien se résigner aux défauts des Cours d’assises, puis- 
qu’elles présentent de précieuses garanties pour la liberté et 
l'égalité des citoyens. | 

8. Par une conséquence du même principe, lorsqu'un délit 
est déféré à un tribunal correctionnel, si des débats il ressortait 
une circonstance aggravante de nature à lui imprimer le carac- 
tère de crime, cette juridiction devrait se déclarer incompé- 
tente, et le prévenu ne pourrait se prévaloir de la prescription 
de trois ans. 

Nous venons de parler de l’appréciation arbitraire, laissée au 
jury relativement à la qualification définitive du fait; on pour- 
rait aussi nous opposer ces violations de la loi pénale que les 
magistrats se permettent chaque jour, en éludant à leur tour 
les circonstances aggravantes, pour soustraire les inculpés aux 
Cours d'assises. Sans doute les acquittements scandaleux sont 
leur excuse; mais on ne saurait trop redire que la correction- 
nalsation est en opposition avec les habitudes judiciaires, 
puisqu'elle ne peut être faite sans illégalité et qu’un grand 
nombre de magistrats se plaignent avec raison de ce que la loi 
ne régularise pas un usage dont l'utilité est incontestable. 


DE LA PRESCRIPTION DA CERTAINES INFRACTIONS. 4914 


9. On doit reconnaître aussi, par suite des principes géné- 
raux, que si un fait réputé crime par la loi en vigueur au mo- 
ment où il & été commis, avait dégénéré en délit par suite de 
modifications apportées à la loi qui le punissait, c’est la pres- 
criptieu de trois ans que le prévenu pourrait opposer, puisque 
dans le concours de deux lois c’est la plus douée qui doit être 
appliquée, lorsque l’une existait au moment où l'infraction a 
été commise et lorsque l’autre existe au moment du jugement! 

10. Mais si un fait doit recevoir sa qualification de la peine 
qui lui est attachée, et non de la juridiction qui est appelée à 
le réprimer, il faut entendre le principe en ce sens, que c’est la 
peine applicable à ce fait, sans se préoccuper des considérations 
d'âge ou d’autres circonstances atténuantes qui auraient motivé 
une exception dans tel cas déterminé. 

11. Ainsi la Cour de cassation a jugé que lorsqu'un mineur 
de seize ans, qui n’a pas de complices au-dessus de cet âge, a 
commis un crime qui est réprimé par le tribunal correctionnel 
(art. 68 C. pénal) et est puni de peines correctionnelles, ce crime 
Be prescrit par trois ans. 

Avant la modification du Code pénal (1832), le mineur était 
dans tous les cas jugé par la Cour d’assises, mais puni de 
peines correctionnelles. Lorsque la Cour de cassation fut saisie 
de la question de savoir si cette substitution des peines correc- 
tionnelles aux peines afflictives et infamantes ôtait le caractère 
de crime aux faits pour lesquels le mineur était poursuivi, elle 
se prononça formellement pour la négative dans un grand nom- 
bré d'arrêts. Elle posait en principe que la peine correction- 
pelle n'avait été substituée à la peine ordinaire qu’en considé- 
ration de la faiblesse de l’âge du coupable, mais que la nature 
des faits qualifiés crimes par la loi générale n’était pas changée *. 
Par suite, ellé décidait aussi que celui qui avait été condamné 
pendant sa minorité pour crime encourait l’aggravation de 
peine prescrite par l’ancien article 56 s'il commettait un s6- 
cond crime. | 

Intervint la loi du 25 juin 1824, adoptée par la loi du 28 
avril 1832. Cette loi attribua aux tribunaux correctionnels la 
connaissance des crimes les moins graves comrhis paë les mi- 


1 Mhngit, Action publique, t. ÎI, p. 127. 
5 Cits.; 10 avril 1818, 2 avril 1825. 


332 DROIT CRIMINEL. 


neurs de seize ans. Dès lors la Cour de cassation adopta une 
jurisprudence complétement opposée à ses premiers arrêts. 

En 1828 elle jugea que les peines de la récidive n'étaient 
plus applicables à ceux qui n’avaient encouru que des peines 
correctionnelles pour crime. A cette époque l’article 56 ne por- 
tait pas encore quiconque ayant été condamné à une peine 
afflictive et infamante; par conséquent le motif déterminant de 
ce changement de jurisprudence, c’est l'attribution de ces 
crimes aux tribunaux correctionnels. | 

En 1841, la Cour de cassation rendit la décision suivante : 

« Attendu que d’après l’article 637 du Code d’instruction 
« criminelle la prescription de dix ans est établie pour les 
« crimes de nature à être punis correctionnellement; que la 
« qualification légale d’un fait résulte et de la juridiction à 
« laquelle il est déféré et de la peine qu’il doit encourir; qu’il 
« s'ensuit de là qu’un fait de la compétence des tribunaux cor- 
« rectionnels et puni de peines correctionnelles se prescrit par 
« trois ans ; que le crime commis par un individu âgé de moins 
« de seize ans étant, aux termes de l’article 68 du Code pénal, 
a de la compétence des tribunaux correctionnels et n'étant 
« passible que des peines prononcées par ces tribunaux, rentre 
« nécessairement dans la classe des délits, et que l’action qui 
« en résulte se prescrit par trois ans; qu’en le jugeant ainsi, le 
« jugement attaqué, loin de violer la loi, s’y est, au contraire, 
«exactement conformé » (22 mai 1841). 

Avec MM. Mangin et Faustin Hélie, écartons d’abord ce prin- 
cipe trop absolu, que la qualification d’un fait dépend de la 
nature de la juridiction à laquelle la loi en attribue le jugement. 
C'est là le principe général, puisque les crimes sont déférés 
aux Cours d’assises, les délits aux tribunaux correcfionnels et 
les contraventions aux tribunaux de simple police; mais il est 
incontestable que des lois assez nombreuses, édictées sous 
l'empire de certaines circonstances politiques, ont déféré quel- 
ques infractions à d’autres juridictions que celles qui auraient 
dû en connaître, si l’on n’avait consulté que la pénalité qui leur 
est attachée. De là la compétence spéciale dite d'attribution, 
tout à fait indépendante de la qualification. 

Ce principe écarté, est-il juste de déclarer que le fait ne con- 
stitue plus un crime parce qu’il est exceptionnellement puni de 
peines correctionnelles? Mais s’il est vrai que la qualification 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 93933 


soit indépendante de la juridiction, et l’on ne saurait le nier, 
quelle sera donc la prescription applicable aux crimes commis 
par des mineurs de seize ans, quand ils ont des complices au- 
dessus de cet âge, qui les entraînent devant la Cour d’assises ‘ ? 
Cette circonstance qui n’augmente ni ne diminue leur culpabilité, 
mais qui résulte de l’indivisibilité de la procédure, ne change 
rien à la qualification. Le fait délictueux est toujours un crime 
puni exceptionnellement de peines correctionnelles; je dis ex- 
ceptionnellement, car les crimes commis par les mineurs ne sont 
spécifiés que par la peine édictée pour les réprimer. La loi 
veut leur conserver leur caractère, leurs effets particuliers eu 
égard à tous les citoyens qui s’en rendent coupables, décla- 
rant seulement circonstance atténuante de nature à faire abais- 
ser la peine, sans qu’il soit nécessaire de décision du jury, la 
faiblesse de l’âge. ù 

Dans la disposition relative aux mineurs, le législateur n’a 
pas voulu, par la seule attribution de certaines catégories de 
crimes à une autre juridiction, enlever d tous ces crimes leur 
caractère essentiel ; car, lorsqu'il a voulu faire descendre cer- 
tains crimes dans la classe des délits, il n’a pas indiqué la 
juridiction qui en connaîtrait; c’était inutile, Il n’a pas davan- 
tage déclaré qu’ils seraient punis de peines correctionnelles; 
mais il a précisé la peine correctionnelle qui frapperait chacun 
d’eux. En un mot, il a substitué cette peine correctionnelle aux 
peines afflictives et infamantes dont la législation ancienne les 
punissait, et cela pour tous les coupables. | 

Mais déclarer en même temps, comme le fait la Cour de cas- 
sation, que la même infraction conserve le caractère criminel 
si, par une circonstance indépendante de Ja volonté de son 
auteur, selle est jugée par la Cour d'assises, et qu’elle prend le 
caractère de délit par cela seul qu’elle est jugée par le tribunal 
correctionnel, me paraît une contradiction dont ne s’est pas 
rendu compte la Cour suprême. 

«Cette argumentation, si défectueuse en droit, est eù outre 
contraire à la vérité des choses. Est-il possible de supposer, en 
effet, que le législateur ait voulu frapper plus sévèrement le 
mineur de seize ans quand il aura des complices au-dessus de 
cet âge que lorsqu'il n’en aura pas ? Quoi ! parce qu'il aura été 


V. Faustin Hélie, Inst. crim., t. III, p. 689, 


394 DROIT CRIMINEL. 


entraîné par de mauvais conseils, parce qu’aidé par des hom- 
mes pervers il aura accompli avec eux ce que seul il n’eût 
jamais osé, il aura commis un crime. — Et tout au contraire, 
quand il aura puisé dans son propre cœur toutes les inspirations 
du crime, quand il aura fait appel à tous seg mauvais instincts 
, pour triompher de sa conscience, quand il aura ramassé toutes 
ses forces intellectuelles et morales pour concevoir un plan et 
l’exécuter avec audace, il n’aura commis qu’un simple délit à 
Non, ce n’est pas là la loi. Ce sont ces considérations préci- 
sément qui ont amené les législateurs de 1824 et de 1832 à 
conserver aux faits criminels la qualification de crimes, tout en 
les déférant à une juridiction moins élevée ; leur seul but a été 
de soustraire l’enfant de moins de seize ans à la honte de la 
Gour d’assises. 

Pour démontrer plus complétement à ceux qui conserveraient 
quelques doutes la contradiction de la Cour de cassalion, sup- 
posons le cas où, par suite d'incertitude sur l’âge de l’inculpé, 
celui-ci quoique âgé de moins de seize ans et sans complices, 
aurait été traduit devant la Cour d’assises, Soutiendrait-on que 
le crime sur lequel celle-ci aurait à statuer en vertu de sa plé- 
nitude de juridiction ne sera qu’un délit parce que l’article 68 
en attribuait la connaissance au tribunal correctionnel? Non, 
car on ne saurait trop le répéter, l’attribution de juridiction au 
tribunal correctionnel ne saurait changer le caractère du 
crime. 

Si l’on adoptait le système de la Cour de cassation on erri- 
verait à des conséquences étranges ; il faudrait d’abord déclarer 
que toutes les fois que le mineur de seize ans a commis un 
délit, il faudra examiner si la peine étant diminuée de moitiésui- 
vant l’article 69 du Code pénal, ne descendra pas au-dessous 
du minimum des peines correctionnelles sans recourir aux cir- 
constances atténuantes. Dans ce cas il faudrait le citer veren! 
le tribunal de simple police. 

Il faudrait, en second lieu, ne pas appliquer au mineur les 
dispositions de l’article 57 du Code pénal, suivant lequel quicon- 
que ayant été condamné pour un crime aura commis un délit 
de nature à être puni correctionnellement, doit être condamné 
au maximum de la peine portée par la loi, etc. Suivant la doc- 
trine de la Cour de cassation, on ne pourrait appliquer que les 
dispositions de l’article 58 relatives à la récidive de délits. Or 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 935 


cette conséquence serait contraire au texte formel de la loi. 

Or il est certain que si le mineur était traduit aux assises, 
la Cour de cassation déciderait qu’il encourra les peines de 
l'article 57, parce qu’elle a jugé en 1845 que les dispositions 
de cet article s'appliquent à ceux qui, ayant été condamnés 
pour un crime puni correctionnellement, se rendent coupables 
d’un délit. | 

La Cour suprême jugeant différemment et dans deux cas 
identiques subirait toujours les conséquences du principe 
erroné qu’elle a posé. La solution doit être la même dans les 
deux cas; que le mineur comparaisse devant les assises ou 
devant la juridiction correctionnelle, il ne peut être condamné 
à des peines afflictives etinfamantes. Donc depuis la nouvelle ré- 
daction de l’article 56, du Code pénal, il doit subir l’article 57. 

M. Molinier dans une remarquable dissertation a rétabli les 
vrais principes en matière de récidive; ce qu’il a écrit à ce 
sujet s'applique d’une manière complète à notre thèse : 

« Ainsi, dit-il, les faits pour lesquels le Code établit des 
« peines afflictives et infamantes conservent toujours leur qua- 
« lification et continuent d’être rangés dans la classe les crimes 
« bien que ceux qui en sont reconnus coupables n’aient à subir 
« que des peines correctionnelles par suite de leur âge, d’un 
a fait considéré comme excuse, ou du bénéfice des circon- 
« stances atténuantes. Mais lorsqu'il s’agit d'établir l'étendue 
« de la peine correctionnelle dont ces crimes entraînent l’appli- 
« cation, on entre dans l’ordre des matières correctionnelles, 
« et l'on se trouve régi par les règles qui leur sont spéciales. 
@ Remarquons qu’on ne peut pas avec fondement prétendre 
« qu'il y a contradiction lorsque nous considérons à la fois un 
a même fait comme un crime et comme un délit. Nous lui 
« laissons sa qualification primitive de crime ; mais comme la 
« loi veut qu’il ne soit punissable que correctionnellement, nous 
« lui appliquons, quant à la pénalité, les règles qui régigsent les 
a délits !. » | 

Enfin avec le système de la Cour de cassation que nous 
constatons, il faudrait mettre à néant tous les textes de loi qui 
déterminent des incapacités relatives à certains droits civiques 
résultant des condamnations pénales. Si l’on consulte ces lois 


1 De la récidive en matière de crimes (Revue crit. de lég., 1851, p. 60). 


336 DROIT CRIMINEL. 


spéciales, on reconnait que les condamnations pour des faits 
qualifiés crimes, lors même qu’elles ne prononcent que des 
peines correctionnelles, engendrent les mêmes incapacités que 
celles qui infligent des peines afflictives et infamantes et ne 
sont pas confondues avec les condamnations prononcées pour 
des délits correctionnels (loi du 7 août 1848 sur le jury, 
art. 2; art. 608 et 620 C. de com., rectifiés par la loi 
du 28 août 1848; lois électorales des 15 mars 1849 et 
31 mai 1850; art. 26 de la loi du 15 mars 1850 sur l’ensei- 
gnement ; loi du 22 février 1851 {art. 6), relatif aux contrats 
d’apprentissage, 

Notre système d’ailleurs, malgré la décision de la Cour su- 
prême, a été soutenu par M. Mangin, tome Il, p. 296, De l’action 
publique; — Le Sellyer, tome VL., p. 154 ; — Van Hoorebeke, 
Des prescriptions, n° 204 !, et sanctionné par un arrêt de la Cour 
d'Angers, du 3 décembre 1849, que nous reproduisons en 
entier parce qu’il résume avec précision et logique tous les 
principes des prescriptions. : 

« En ce que touche la prescription invoquée par le prévenu, 
« sur le motif que les faits à lui imputés se seraient accomplis 
« plus de trois années avant le commencement des poursuites ; 
« qu’à ladite époque il était âgé de moins de seize ans; qu’à 
« raison de cette dernière circonstance, malgré la qualification 
« de crime donnée par les juges aux actes qui lui sont reprochés, 
« et malgré la déclaration qu’ils ont faite que le mineur avait 
« agi avec discernement, la poursuite et la pénalité n’ayant 
« qu’un caractère correctionnel et la prescription pouvant être 
« invoquée en. tout état de cause, la Cour doit déclarer 
« qu’elle est acquise et renvoyer le prévenu de la plainte ; — 
« Considérant quesi le législateur, dans les articles 6, 7, 8et 9 
« du Code pénal, détermine quelles sont les peines ên matière 
.« criminelle et quelles sont ces peines en matière correction- 
« nelle, il caractérise également et définit plus tard, dans le 
« Code, ‘quels sont les actes auxquels les peines en matière cri- 
« minelle s’appliquent, et les actes passibles de peines en matière 
« correctionnelle; — Qu’à ses yeux le caractère de ces actes 
« resie constamment le même ; — Que si à raison de l’âge ou 


1 Dans un sens contraire, Faustin Hélie, t. III, p. 688; Berriat-Saint- 
Prix, trib. corr., n° 387. 


DE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 337 


« des circonstances, il excuse le fait, ou modifie la pénalité, le 
« fait n’en conserve pas moins sa qualification légale, de telle 
« sorte qu’un crime est toujours un crime, un délit toujours un 
« un délit (art. 65, 66, 67) ; — Attendu que la police judiciaire 
« recherche les crimes, les délits et les contraventions, en ras- 
« semble les preuves et en livre les auteurs aux tribunaux 
« chargés de les punir (art. 8 Code d’inst. crim.); — Attendu 
« que les crimes commis par un mineur âgé de moins de 
« seize ans portent une atteinte aussi profonde aux intérêts des 
« particuliers et à la sécurité publique que les crimes commis 
« par un majeur ; que, dans l’intérêt de tous, il est du devoir de 
« la police judiciaire de rechercher les premiers aussi bien 
« que les seconds et d’en poursuivre également les auteurs; 
« que ces poursuites peuvent être intentées dans un temps dé- 
« terminé par la loi, et que, sous le rapport de la durée de 
« l’action publique, une pénalité prévue ne peut constituer de 
« privilége au profit du mineur ; — Considérant que le seul pri- 
« vilége du mineur âgé de moins de seize ans, déclaré cou- 
«* pable et ayant agi avec discernement, est de jouir du bénéfice 
« des circonstances atténantes prononcées ipso jure par le lé- 
« gislateur, introduites par un motif d'humanité qui ne permet 
« pas que le mineur de moins de seize ans soit livré aux 
« rigueurs de la législation pénale ; — Qu'il ne s’agit ici que 
« d’une question d’adoucissement de pénalité, et nullement 
« d’une atteinte portée à la loi de police et de sûreté générale; 
« — Considérant que les prescriptions sont de droit et d'ordre 
« public, et que le législateur; en apportant des modifications 
« favorables aux mineurs, n’a porté aucune atteinte aux prin- 
« cipes qui régissent les prescriptions ; que, si le système in- 
«“ voqué aujourd’hui par le prévenu était fondé, il faudrait, par 
« identité de raison, l’appliquer aux accusés de crimes commis 
« plus de trois ans avant la poursuite, et reconnus coùpables 
« par le jury, avec admission de circonstances atténuantes, 
« admission qui ne permettrait plus que l’application de peines 
« eorrectionnelles, conséquence évidemment contraire à tous les 
« monuments de Ja jurisprudence; par ces motifs, rejette 
« l’exception de prescription. » 

12. Il est surprenant que la Cour de cassation ait émis l’opi- 
nion contraire, car à côté du principe général dont elle pousse 
l'application jusqu’à ses limites extrêmes, elle avait indiqué 

XXI. | dé 


338 DROIT CRIMINEL. 


les limites légales au delà desquelles il ne serait pas parmis de 
l’invoquer. Lorsque le fait qualifié crime par la loi est réduit aux 
proportions d’une peine correctionnelle par l’admission des 
conconstances atlénuantes, elle déclare avec raison que l’indul- 
gence des jurés ne fait que réduire la peine, mais ne change 
pas la nature du crime déclaré constant. M. Faustin Hélie ac- 
cepte toutes les conséquences devant lesquelles s’arrête la Cour 
de cassation. L’éminent criminaliste reconnaît que la qualifi- 
cation du fait se puise dans la nature de la peine applicable 
comme nous l’avons établi ; mais, suivant lui, la qualification 
n’est définitive que par la prononciation de cette peine, quel 
que soit le motif qui lait fait modifier. Il n’établit aucune dis- 
tinction entre l’admission d’une excuse ou des circonstances 
atténuantes et le rejet de circonstances aggravantes. Il n’admet 
cette distinetion que devant les juridictions d'instruction qui 
ne statuent que sur la compétence et qui n’apprécient pas sou- 
verainement le fond. 

C’est, à mon avis, méconnaître complétement le caractère 
de nos lois criminelles et de l’institution de nos juridictions, 
Je comprendrais une semblable argumentation si la loi pénale 
déterminait les circonstances atténuantes de la même manière 
qu’elle détermine les circonstances aggravantes, et si, en ou< 
tre, elle spécifiait la valeur de chaque circonstance atténuante 
eu égard à tel crime : alors on pourrait décider que l’admission 
d'une circonstance atténuante équivaut au rejet d’une circon- 
stance aggravante et doit, dans tel ou tel cas déterminé, modi- 
fier la nature même du crime pour le faire descendre dans la 
catégorie d’un crime moins grave ou d'un délit. Mais dans une 
législation où le caprice des jurés peut, en reconnaissant le 
crime constant, le dénaturer déjà par le rejet des circonstances 
aggravantes les mieux établies, restreindre la condamnation aux 
derniers degrés de l’échelle pénale en déclarant qu'il existe des 
circonstances alténuantes, sans les préciser, quand en réalité 
il est impossible d’en trouver une seule; sous l'empire de cette 
législation, dis-je, on ne saurait admettre que le législateur ait 
eu l'intention de dénaturer le crime par la seule déclaration 
qu’il a été commis avec des circonstances atténuantes,. 

13. D'ailleurs la pensée de la loi de conserver au crime sa 
qualification et sa nature ressort des textes relatifs aux excuses 
qui ne sont que des circonsiances aiténuantes précisées. L’ar- 


IDE LA PRESCRIPTION DE CERTAINES INFRACTIONS. 339 


ticle 326 indique clairement que Ja peine est mitigée, mais que 
le crime conserve sa qualification, En outre, dans tous les cas 
où cette atténualion peut avoir lieu, les coupables, quelle que. 
soit la peine prononcée, peuvent être mis sous la surveillance 
de la haute police. Pourquoi cette peine accessoire des con- 
damnations pour crimes serait-elle maintenue contre de sim- 
ples délits? Ici encore la loi s’est bornée à une atténuation : 
Je renvoi sous la surveillance, au lieu d’être bo devient 
facultatif, 

Si la jurisprudence se laissait égarer par la théorie que nous 
combattons, toutes nos lois criminelles seraient bouleversées; 
il n’y aurait plus de crimes nommés par le Code pénal, ayant 
des caracières fixes, une nature spéciale et définie; l’action 
publique serait entravée à chaque pas et l'impunité encourage- 
rait le crime. Il faut dire avec la Cour d'Angers que le crime 
est loujours crime, et lc délit toujours délit, quand il s’agit de 
la prescription. 

14. En résumé, les principes pour reconnaître quelle pres- 
cription est applicable à une infraction sont clairs et précis; 
la confusion qui a été faite sera facile à dissiper. 

L’infraction punie de peines criminelles par la loi générale 
étant de la compétence des Cours d'assises, est prescriptible 
par dix ans. 

Si aux débats la qualification résultant de l’arrêt de renvoi 
est changée par la décision du jury, il faut distinguer : ou le 
fait, par la qualification définitive qui lui est donnée, constitue 
uu crime, et il est prescriptible par dix anhées ou il constitue 
un délit, et la prescription de trois ans est applicable. 

Or, le fait constitue un crime, si, abstraction faite de la peine 
prononcée contre l’iuculpé par suite d’une excuse légale ou de 
circonstances atténuantes quelconques, il est puni par la loi 
d’une manière générale et absolue d’une prine criminelle. 

Je suppose qu’on ait posé au jury les deux questions sul- 
vantes : 

1° Pierre est-il coupable d’avoir détourné une somme d’ar- 
gent qui lui avait été confiée par Paul ? | 

9° Ce détournement a-t-il été commis pendant que Pierre était 
au service de Paul? 

Si le jury répond affirmativement sur les deux questions, 
Pierre a commis un crime, puisque l’abus de confiance commis 


340 DROIT CRIMINEL. 


par un homme de service est puni d’une peine criminelle, la 
reclusion. La prescription de dix ans sera seule applicable. 

Si le jury répond affirmativement sur la première question 
et négativement sur la seconde, il y a délit et prescription de 
trois ans. 

Mais dans la première hypothèse, si le jury ayant répondu 
affirmativement sur les deux questions, admettait des circon- 
stances atténuantes, la Cour, au lieu d’appliquer la peine crimi- 
nelle de la *reclusion, prononcerait la peine correctionnelle 

* d'emprisonnement; mais la prescription de dix ans serait néan- 
moins applicable, parce que la nature criminelle du fait a été 
invariablement fixée par la réponse du jury aux deux premières 
questions. La diminution de peine résultant des circonstances 
atténuantes n’a pu altérer le caractère du crime d’abus de con- 
fiance. 

La prescription est donc indiquée par la nature de la peine 
attachée par la loi à une infraction, et la qualification, ainsi 
précisée par la pénalité, subit diverses modifications dans l’ap- 
plication qui en est faite à tels ou tels individus. 

Pau BERNARD. 


OU JURY, 


DE LA POSITION DES QUESTIONS AU JURY EN MATIÈRE CRIMINELLE, 


Par M. Th. Bazor, 
docteur en droit, procureur impérial à la Réole (Gironde). 


CINQUIÈME ARTICLE 1. 


CHAPITRE II. 


DU VERDICT. 


Il y a entre les questions posées et les déelarations du jury 
intervenues des rapports intimes : les unes et les autres doivent 
se correspondre exactement pour que l’arrêt de la Cour d’as- 


1 V. tome XIX, page 516. 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. _ 341 


sises purge définitivement l'accusation. En présence de cette 
étroite connexité, il ne peut y avoir qu’avantage à donner à ma 
dissertation un complément en examinant les principes géné- 
raux relatifs au verdict. Le but que je me propose exclusivement . 
doit apporter à cette étude de nombreuses restrictions ; je n’en- 
treprends pas l’expositiôn complète des règles qui gouvernent 
la déclaration du jury, notamment de celles qui président à sa 
formation; je veux seulement rechercher sommairement les 
conditions nécessaires pour que le verdict puisse préparer la 
solution régulière des débats, en même temps que je dirai les 
imperfections dont il peut être entaché et par suite les moyens 
de les faire disparaître. 

Nulle part peut-être, autant qu’en cette partie, le Code d’in- 
struction criminelle n’a laissé plus à faire à l'interprétation; 
l’absence de dispositions ou l’insuffisance de celles qu’on ren- 
contre ont donné lieu à de nombreuses ét graves difficultés. 
Rendons grâce à la Cour suprême, dont la jurisprudence a rendu 
à la science d’éminents services en tenant presque lieu de la 
loi. Toutefois, si haute que soit l’autorité de la Cour de cassa- 
tion, elle n’a pas réussi à faire taire les dissidences, et, à ce 
point de vue, il est regrettable que le législateur n’ait pas mieux 
accompli son œuvre. 

Le Code d'instruction criminelle n’a pas imposé au jury de : 
formule sacramentelle pour l’expression de sa pensée ; l’arti- 
cle 345 présente seulement quelques indications propres à gui- 
der les jurés dans la rédaction de leur verdict. (Cass., 13 avril 
1816, 27 décembre 1817, 4 janvier 1817, 7 janvier 1819.) 

Mais il ne faut pas, à l’exemple de certains auteurs, adopter 
trop légèrement des propositions comme celles-ci : « ce qui 
constitue la déclaration légale. du jury c’est l'énonciation claire 
et précise de l'opinion des jurés sur la culpabilité ou la non- 
culpabilité de l'accusé. » 

Cette proposition rigoureusement exacte sous la législation 
de 1808 ne l’est plus sous l’empire de la loi de 1836. En effet, 
supposons le cas où plusieurs questions distinctes ont été po- 
sées par.le président des assises : le jury y fait une réponse 
unique, Quelle que soit la clarté des termes employés, alors 
même que le jury, pour lever toute équivoque, aurait pris soin, 
par une accolade placée à propos, de marquer l'étendue de sa 
réponse, cette déclaration est irrégulière. Elle laisse peser sur 


349 DROIT CRIMINEL, 


ja délibération une grave incertitude : comment le jury a-t-il 
procédé? A-t-il ouvert un scrutin particulier sur chaque ques- 
tion, ou au contraire a-t-il enveloppé toutes les questions dans 
un même scrutin? Une rédaction complexe se référant à toutes 
les questions le laisserait ignorer. Il ne suffit donc pas que la 
réponse du jury soit claire et précise, il faut encore qu'elle 
porte en elle-même la preuve qu'il a procédé par scrutins 8é- 
parés. (Argument de l’art. 347 nouveau C. instr. crim.; Cass., 
31 mai 1838, 6 février 1840.) | 
On sait qu’il n’est pas posé de questions sur les circonstances 
atténuantes ; il y est suppléé par un avertissement spécial, 
donné aux jurés par le président des assises, et, dans la cham- 
bre de ses délibérations, le jury s’interroge lui-même sur ce 
point. La réponse affirmative seule est mentionnée. 
. Au cas.où il y a plusieurs accusés, suffit-il d’une déclaration 
collective pour tous les accusés, ou au contraire est-il besoin 
d’une déclaration spéciale à chacun d’eux ? En 1849, M. le pro- 
cureur général Dupin a soutenu devant la Cour suprême qu’une 
déclaration unique était suffisante pourvu qu’elle fût claire et 
non équivoque. L’éminent magistrat faisait remarquer la diver- 
sité des formes prescrites par le législateur pour les questions 
de culpabilité et pour la question des circonstances atténuantess 


les premières doivent être rédigées par écrit et remises au chef 


du jury, lequel doit, après chaque scrutin, en consigner sur 
le-champ le résultat en marge ou à la suite de la question ré- 
solue; pour les deuxièmes, le président des assises se borne à 
avertir les jurés du droit qu’ils ont de déclarer si ces circon- 
stances existent. Sans doute il devra y avoir autant de scrulins 
que d’accusés, puisque la question des circonstances atténuantes 
est essentiellement individuelle, mais rien n’est prescrit ni sur 
la forme de la question ni sur celle de la déclaration en réponse. 
Cette différence repose, du reste, sur la nature même des choses; 
les circonstances aggravantes peuvent varier; il faut en fixer 
le caractère, comme celui du fait principal lui-même, par une 
formule précise qui s’y adapte exactement. Les circonstances 
atténuantes sont toujours les mêmes ; elles existent ou n’existent 
pas, elles ne sont susceptibles ni de plus ni de moins; quand 
le jury les a déclarées, on n’a pas le droit de lui demander 
quelles elles sont, ni le droit de deviner ou de scruter sa 
pensée, 


POSITION BES QUESTIONS AU JURY. 348 


L'illustre procureur général ajoutait : « On veut qu’il y ait 
« nullité. Mais la nullité d’une procédure criminelle ne peut 
« résulter que d’un texte de loi ou d’une omission substantielle, 
« Une nullité textuelle : nous en trouvons une prononcés par 
« l’article 347 pour les réponses aux questions du président; 
« mais y a-t-il un autre article qui s’applique aux circonstances 
« atténuantes sur lesquelles le chef du jury interroge ses col- 
« lègues ? Je n’en trouve aucun. — Je ne conteste pas qu’il serait 
« préférable que la déclaration du jury fût personnelle pour 
« chaque accusé. Cette forme est indispensable quand la dé- 
« claration ne s’applique pes à tous; elle est désirable, si l’on 
« veut, lors même qu’elle s’applique en effet. Mais ce résultat 
« peut être obtenu de deux manières : ou par la recommanda- 
«tion qu'en feraient les présidents d’assises aux chefs des 
«jurys, ou par le droit qu’ils ont de renvoyer les jurés dans 
«leur chambre pour expliquer leurs déclarations collectives, 
« dans le cas où ils les jugeraient insuffisantes. Mais le mieux 
« qu’on peut désirer n’autorise pas à prononcer la nullité de 
« Loute déclaration collective acceptée par la Cour. Ici le mieux 
« serait l'ennemi du bien. » 

M. Dupin concluait en ces termes : « Héles, la ou ent 
« déjà entourée d'assez de difficultés; la marche des procé- 
« dures est assez compliquée par les innovations de 18363 les 
« cas de nullité sont assez fréquents pour ne pas les multiplier 
« par induction, au détriment des accusés et du trésor, et au 
« risque de voir les preuves dépérir à travers les incidents ré- 
« pétés de la poursuite.'n 

La Cour de cassation, après partage, décida cette difficulté 
contrairement aux conclusions de son procureur général. 
(Cass., 1°" avril 1842.) | 

Quelle opinion suivrons-nous sur ce point? Je crois que la 
décision de la Cour suprême, malgré la puissante contradiction 
qu'elle a rencontrée, est seule conforme au texte et à l’esprit 
du Code d'instruction criminelle. Et d’abord la doctrine de 
M. Dupin ne me semble pas conséquente avec elle-même, L’é- 
minent magistrat admet, en thèse générale, la nullité des ré- 
ponses collectives du jury; quel motif en donne-t-il? C’est 
qu'une pareille formule laisse peser des doutes sur la manière 
dont la question a été délibérée, sur la manière dont la réponse 
a été formée. Eh bien que la formule porte sur telle question 


344 DROIT CRIMINEL. 


ou sur telle autre, sur le fait principal et ses circonstances 
aggravantes ou sur les circonstances atténuantes à l'égard de 
plusieurs accusés, l’incertitude qu’elle fait naître sur le mode 
de la délibération n’existerait-elle pas dans l’un etl’autre cas? 
Dès lors, ou ce motif est déterminant, et il doit faire proscrire 
partout et toujours les réponses collectives, ou bien il est indif- 
férent, et la nullité ne doit atteindre les IAPORESS collectives 
dans aucun cas. 

Du reste, l’article 347 du Code d’instruction criminelle offrait, 
en 1842, un élément de solution qu’on n’a pas alors assez re- 
marqué, que le décret du 6 mars 1848 fit disparaître, et que la 
loi du 9 juin 1853 nous présente de nouveau. L'article 347 est 
ainsi conçu : « La décision du jury, tant contre l’accusé que 
sur les circonstances atténuantes, se forme à la majorité. La 
déclaration du jury constate cette majorité, sans que le nombre 
de voix puisse y être exprimé; le tout à peine denullité. » Il ne 
suffit donc pas, aux termes de cette dernière disposition, que la 
déclaration du jury soit claire et précise, il faut encore qu’elle 
porte l’expression de la majorité; or l’examen de l'existence 
des circonstances atténuantes devant avoir lieu individuellement 
pour chaque accusé, la décision devant être prise pour chacun 
d'eux à la majorité des voix, ce résultat devant être proclamé 
avec la mention expresse de la majorité, comment comprendre 
qu’une déclaration générale, enveloppant tous les accusés dans 
la même indulgence, puisse satisfaire au vœu de la loi? Si Pri- 
mus, Secundus et Tertius sont accusés, une déclaration conçue 
en ces termes : out, à la majorité, il existe des circonstances 
atténuantes en faveur des trois accusés, n’indiquera pas qu’il est 
sorti de l’urne trois déclarations successives adoptées toutes et 
chacune à la majorité des voix. Si à l’égard des circonstances 
atténuantes on se contentait d’une pareille forme, pourquoi 
prononcerait-on la nullité d’une réponse comme celle-ci : out, 
à la majorité, les trois accusés sont coupables de vol ? Je ne vois 
aucune raison de distinguer : qui dicit de uno, dicit de altero. 

Des développements qui précèdent, il ressort une première 
règle : la déclaration du jury, affranchie de toute formule sacra- 
mentelle, doit être claire et précise, correspondre exactement 
à chacune des questions posées par autant de réponses portant 
en elles-mêmes l’expression de la majorité; de plus, il doit y 
avoir, au cas où le jury reconnaît l’existence de circonstances 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. 345 


atténuantes pour tous les accusés, une déclaration spéciale à 
chacun d’eux. | 

Le verdict du jury peut être incomplet, ambigu, contradic- 
toire, irrégulier ; dans ce cas que fera la Cour d’assises? Sou- 
vent la déclaration du jary sur laquelle doit être fondée sa dé- 
cision sera pour elle une énigme dont le sens lui échappera 
complétement, ou bien cette déclaration ne statuera que sur 
une partie des questions posées ou sera entachée d’irrégularités 
irritantes. La Cour d’assises sera-t-elle forcée de rendre sciem- 
ment un arrêt nul? Devra-t-elle renvoyer l'affaire à une pro- 
chaine session? De ces deux partis, quel que fût celui qu’elle 
adoptât, les plus graves inconvénients se produiraient ; l’annu- 
lation certaine de l’arrêt et des débats ou la suspension du 
cours de la justice seraient une alternative inévitable. C’est ici 
que la jurisprudence de la Cour suprême s’est exercée le plus 
heureusement, en faisant admettre que le jury pourrait être 
renvoyé dans la chambre de ses délibérations pour compléter, 
expliquer ou régulariser sa déclaration. Cette doctrine, que 
justifiaient les plus hautes considérations, a rencontré un assen- 
timent unanime, et aujourd’hui il n’est personne qui la conteste. 
Je veux pourtant insister sur ce point, non pour l’infirmer, mais 
pour l’établir sur des bases différentes de celles qui lui ont été 
données : en général on s’accorde à penser que la Cour de 
cassation a comblé ici une lacune laissée par le législateur 
dans le Code d'instruction criminelle, et c’est en ce sens qu'on 
a dit que sa jùrisprudence était progressive. L'argument me 
semble dangereux, et je vois les choses autrement; j'aime 
mieux dire que la Cour de cassation, en faisant prévaloir la 
doctrine que j'ai signalée, a sainement interprété la loi et pro- 
clamé les idées mêmes du législateur. | 

M. Cubain, dans son Traité de la procédure devant les Cours 
d'assises, rapporte, sans les approuver, les objections qu’on 
peut faire valoir à l’encontre de cette jurisprudence : 1° Les 
magistrats ont épuisé leurs pouvoirs sitôt qu’ils ont rendu leur 
décision; il doit en être de même du jury. 2° La Cour d'assises 
n’a pas le droit de contrôler le verdict du jury; cependant le. 
renvoi des jurés dans la chambre de leurs délibérations est 
une critique du verdict. 3° Le jury ne tient pas ses pouvoirs de 
la Cour d’assises ; celle-ci n’a donc pas le droit de faire revivre 
les pouvoirs du jury, qui s’éteignent quand le verdict est rendu. 


346 DROIT CRIMINEL. 


4 Si le jury persiste à ne pas modifier le verdict, et la Cour à 
ne pas l’accepter, quelle sera l’issue de ce conflit? 5° Si un 
droit aussi important existait, comment 8e ferait-il que la loi 
ne l’eût pas consacré et qu'elle n’eût pas réglé les incidents 
auxquels il peut donner lieu ? 

Le savant auteur s’est borné à répondre : « Quelle que soit la 
« valeur théorique de ces objections, elles ne peuvent prévaloir 
« sur les nécessités de la pratique. Ne vaut-il pas mieux rectifier 
« le verdict, quand cela peut avoir lieu sans inconvénient, que 
« de renvoyer l'affaire à une autre session ? » 

Cette réfutation ue suffit pas, et, en insistant sur l’ufilité de 
le solution admise par la jurisprudence, M. Cubain semble 
concéder au moins que, si elle n’a pas un caractère extra-légal, 
elle ne trouve pas non plus sa justification dans la loi. Or je 
voudrais retirer cette concession. 

Les magistrats, dit-on, ont épuisé leurs pouvoirs après avoir 
rendu leur décision; ainsi doit-il en être du jury. — Ce prin- 
cipe est incontestable, mais on en fait une fausse application ; 
on isole le jury, et, en le considérant comme une juridiction 
complète, on invoque, pour limiter ses pouvoirs, une règle qui 
n’est applicable qu’à la Cour d’assises. Or qu'est-ce donc que 
la Cour d'assises? C'est la réunion du jury et des magistrats 
titulaires (si cette expression désigne plus ordinairement le 
dernier élément, c’est qu’elle est plus habituellement opposée 
à celle du jury). Les pouvoirs de la Cour d'assises n’expirent 
” véritablement qu'après l’arrêt de condamnation, l’arrêt d’ab- 
solution ou l'ordonnance d’acquittement; jusque-là les jurés 
sont toujours sur leurs siéges, partie intégrante de la Cour, et 
à ce moment là seul on peut dire qu’il y a décision rendue par 
la Cour d'assises. 

La Cour d’assises n’a pas le droit de contrôler té verdict du 
jury; or le renvoi des jurés dans la chambre de leurs délibéra- 
tions est une critique du verdict. — Cette proposition est erronée 
sous plusieurs rapports ; et d’abord, d’après le Code de 1808, 
la Cour d'assises (sfric{o sensu) avait, dans deux cas, le droit 
d'exercer ce contrôle : 1° lorsque l’accusé n'avait été déclaré 
coupable sur le fait principal qu’à la simple majorité; 2 lorsque 
les juges étaient unanimement d’avis que les jurés s’étaient 
trompés au fond. Depuis la loi du 9 juin 1853, la Cour peut 
encore, dans la dernière hypothèse, surseoir au jugement 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY, 347 


et renvoyer l'affaire à une session suivante, (Art 352.) 

Ne passons pas trop légèrement sur cette considération : la 
Cour d’assises peut annuler le verdict alors même que la dé- 
claration du jury est parfaitement claire, préoise et irrégulière, 
et elle serait tenue de respecter, quand même, une déclaration 
inintelligible on entachée des plus graves irrégularités! La 
Cour d’assises peut, alors que les jurés ont manifesté leur vo- 
lonté conformément à la loi, en appeler à d’autres jurés, et elle 
ne pourrait pas en appeler à eux-mêmes pour expliquer, com- 
pléter ou régulariser une réponse défectueuse ! De tels résultats 
ne sauraient être sanctionnés par une législation raisonnable, 
ils n’ont donc pu être consacrés par la nôtre. Bientôt, je l'espère, 
ma preuve sur ce point sera complète; mais les réflexions qui 
précèdent suffisent à la réfutation de l’objection. 

Le jury, continue-t-on, ne tient pas ses pouvoirs de la Cour 
d’assises; celle-ci, dès lors, est impuissante à les faire revivre 
lorsqu'ils sont épuisés, — Cet argument ne diffère du premier 
que par la forme, mais il repose toujours sur la même confusion; 
sans doute le jury ne tient ses pouvoirs que de la loi, mais, si la 
mission des jurés ne se termine véritablement qu'après l'arrêt 
ou l’ordonnance, jusque-là la Cour d’assises n’a pas besoin de 
faire revivre des pouvoirs qui ne sont pas expirés. 

On demande ce qui arrivera si le jury et la Cour d'assises 
persistent, l’un à rapporter toujours le même verdict, et l'autre 
à le repousser. Il faudra bien, en effet, sortir de cette impasse, 
et il ne s’offrira pas d'autre moyen que Île renvoi à une session : 
prochaine ; mais, avant d’arriver à cette extrémité fâcheuse, il 
convient d’essayer d'obtenir du jury la rectification de son 
œuvre. Cet appel fait à son bon sens a toujours été entendu. 

Enfin on s'étonne que si le droit de renvoyer le jury dans la 
chambre de ses délibérations existe, il n’ait pas été formelle- 
ment consacré et réglé par le législateur. Que la loi, sur ce 
point, manque de clarté, j’en conviens; mais je n’accorde pas 
qu'elle soit complétement muette, Les dispositions du Code 
d'instruction criminelle sont obscures en cette partie, mais 
est-ce là un obstacle insurmontable? N’a-t-on pas, pour le 
vaincre, les ressources ordinaires de l'interprétation, l’étude 
des législations antérieures, le rapprochement des textes, l’es- 
prit de Ja loi? 

Or le Code du 3 brumaire an IV contenait un article 414 


» 


La 


348 DROIT CRIMINEL. 


ainsi CONÇU : « En cas de contravention de la part des jurés à 
l'une des règles qui leur sont prescrites par les articles 385 et 
suivants, leur déclaration est nulle, et le tribunal criminel est 
tenu, à peine de nullité du jugement qui pourrait intervenir sur . 
le fond, de la rejeter du procès, en leur ordonnant de se retirer 
sur-le-champ dans leur chambre pour en former une nouvelle. » 
L'article 415, dans sa première partie, posait le principe de 
l'irréfragabilité da la décision du jury, et, dans la deuxième 
partie, donnait au tribunal unanimement convaincu de l’erreur 
des jurés au fond, malgré l'observation des formes, le droit d’en 
provoquer une nouvelle avec l’adjonction de trois nouveaux 
jurés. Le Code d'instruction criminelle a largement puisé dans 
le Code du 3 brumaire an IV ; il est vrai qu’il n’a pas reproduit 
l’article 414, mais l’article 352 témoigne, par une phrase inci- 
dente textuellement empruntée à l’article 415, que cette dis- 
position n’a pas été abrogée, En effet, l’article 352 du Code 
d'instruction criminelle disposait : « « Si, hors le cas prévu 
par l’article précédent, les juges sont unanimement convaincus 
que les jurés, fout en observant les formes, se sont trompés au 
fond, la Cour déclarera qu’il est sursis au jugement et renverra 
l’affaire à la session suivante... » En 1808 comme en l’an IV 
l'irréfragabilité du verdict n’existe donc qu’autant que les formes 
ont été observées par les jurés. Sans doute il y a, au point de 
vue des détails, des différences entre les deux légiskations, 
mais leur économie est la même; elles consacrent l’une et 
l’autre le même principe, et, chose remarquable, dans les 
mêmes termes. 

Le rapprochement des textes du Code d'instruction crimi- 
nelle suffirait, du reste, pour justifier la théorie fondée par la 
Cour de cassation, L'article 350 proclame la souveraineté du 
verdict rendu par le jury; mais, pour qu’on soit tenu de le 
respecter, au moins faut-il qu’il ait un sens ; si le jury n’a rap- 
porté de la chambre de ses délibérations qu’une réponse inin- 
telligible, n’est-il pas vrai de dire qu’il n’y a pas de déclaration 
et que les jurés n’ont pas statué ? L'article 352, en permettant 
à la Cour de renyoyer l'affaire à une session prochaine, suppose 
le cas d’une déclaration régulière, et le droit qu’il consacre 
est exclusivement limité à cette hypothèse. Or, dans le cas 
d’une déclaration absurde, incomplète, irrégulière, on veut 
que la Cour use du même moyen; mais les termes formels de 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. 349 


l'article 352 ne le permettent point. Il n’y a d’issue que dans 
le renvoi du jury dans la chambre de ses délibérations. 

Cette manière de procéder, en conservant à l’accusé les juges 
que le sort a désignés, en diminuant les longueurs de la prison 
préventive, en accélérant la marche des affaires criminelles, 
est en parfaite concordance avec les principes généraux de 
notre législation. 

Le principe établi, il convient d’en régler l'application en 
examinant les points suivants : 

Jusqu’à quel moment le renvoi peut-il être ordonné? qui ae 
donne? comment est-il ordonné? quels en sont les effets? 

La Cour de cassation a plusieurs fois jugé que la déclaration 
du jury est irréfragable lorsqu’elle a été lue en présence de 
l'accusé; l’autorité de ce principe, un moment ébranlée par 
d’autres arrêts de la Cour suprême, a trouvé, dans des décisions 
postérieures, une consécration nouvelle; mais, en 1850, la 
Cour de cassation le remettait de nouveau en question. V. Cass., 
12 mars 1813, 23 juin 1814, 16 juin 1820, 14 octobre 1825, 
7 avril 1827, 26 décembre 1833, 5 mars 1835, 27 janvier 1842, 
27 novembre 1845, 4 janvier 1844, 7 novembre 1850. Rien 
donc de plus incertain que la jurisprudence. 

Toutefois je pense, avec MM. Cubain et Dalloz, que la faculté 
de renvoyer le jury dans la chambre de ses délibérations ne 
doit cesser qu'après que la Cour a épuisé ses pouvoirs. En 
effet, pourquoi attribuer à la seconde lecture une puissance 
que n’a pas la première? « On comprendrait, ajoute M. Cubain, 
« que, dès que le jury est rentré dans la salle d’audience pour 
« donner connaissance de son verdict, on püt dire : le verdict 
« est définitivement acquis. Mais si l’on admet qu'à ce moment 
« le verdict n’est définitif qu’autant qu’il est régulier, et que les 
« jurés doivent délibérer de nouveau si le verdict est irrégulier, 
« il faut bien reconnaître comme conséquence qu’un verdict 
« irrégulier n’est acquis que lorsque la Cour, étant dessaisie, 
« n’a plus le pouvoir de faire rentrer le jury dans la chambre 
« de ses délibérations. Or la Cour n’est dessaisie qu’au moment 
« du prononcé de l'arrêt définitif ou de l’ordonnance d’acuuit- 
« tement. » 

Ajoutons que cette théoris de la Cour suprême reproduit les 
inconvésients de l'opinion radicale à laquelle elle avait si bien 

opposé l’autorité de sa jurisprudence. Si la Cour d'assises rend 


850 ) DROIT CIVIL. 


arrêt en se fondant sur une déclaration irrégulière, elle va 
sciemment au-devant d’une cassation ; si elle renvoie à une autre 
session, elle retarde, au détriment des intérêts généraux et de 
l'accusé, la solution des débats. Ici le remède est toujours le 
même; pourquoi ne l’appliquerait-on pas? Le verdict, dit-on, 
est acquis à l'accusé dès qu’il lui a été lu; ce principe n’est 
écrit nulle part dans la loi, et il est assez désastreux dans ses 
conséquences pour qu’on ne l’accepte que sous l'empire d’un 
texte formel. Tu. BAZOT. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 


Par M. Ch. FRETEL, procureur impérial à Brive (Corrèze. 
QUATRIÈME ARTICLE À. 


6 5. — Exception au principe de l'intégrité de la réserve. 


Les lois 32, 36, au Code, De inoff. test., et la novelle 18 
n’éprouvent, sous l'empire du Code Napoléon, qu'une ex- 
ception contenue dans l’article 1094 L’époux peut donner à 
son conjoint, aux termes de cet article, l’usufruit des biens 
composant la réserve des ascendants, s’il ne laisse pas de 
descendants, et dans le cas où il aurait des enfants ou descen- 
dants, il pourra donner, quel que soit leur nombre, un quart 
en pleine propriété, plus un quart en usufruit, ou la moitié de 
tous ses biens en usufruit seulement. Lorsqu'il y a trois enfants 
ou un plus grand nombre, il est évident que les trois quarts de 
la succession qui composent la réserve dans les termes de 
l’art, 913, sont grevés d’un usufruit au profit du conjoint. La 
faveur du mariage est le motif de cette disposition exception- 
nelle de l’art. 1094 *. 

Envisagée comme permettant d’affecter d'une charge la ré- 


1 V. le présent tome, p. 169. 
? Troplong, Commentaire des donat., art. 1094, no 2556, in fine. 


DE L’INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 301 


serve ordinaire, cette disposition donne lieu à quelques obser- 
vations. 

L’époux ne pourra dispenser son conjoint de faire dresser, 
avant d'entrer en jouissance, un inventaire des meubles et un 
état des immeubles sujets à l’usufruit. L’article 600 lui impose 
cette obligation, et l’inviolabilité de la réserve ne permet pas 
de l’en affranchir. Il est, d’ailleurs, indispensable de dresser 
inventaire pour connaitre les forces de la succession et le 
montant de la réserve. La jurisprudence et les auteurs sont 
unanimes sur ce point, 

Mais pourra-t-il le dispenser de donner caution, lorsque l’u- 
sufruit portera sur les biens réservés par les art. 913 et 915, 
en nue propriété, aux ascendants et aux enfants ? 

Une controverse sérieuse divise sur cette question les auteurs 
et la jurisprudence *?. 


4 Troplong, loco cit., n° 2516; Bordeaux, 12 avril 1851; Journal du Pal. 
1854, t. 1°", p. 47. 

2? Pour la validité de la clause de dispepse de caution : 

V. Massé, Parfait notaire, 6° édit., t. 1e", p. 199 et suiv. — Delaporte, 
Pand. franc., t. IN, p. 584. = Delvincourt, Cours C. civ., éd. 1819, t, Ie 
p. 622, notes; p. 149, note 10 .. — Demante, Cours analyt. Cod. Nap., 
t. ÎL, n° 442 bis, 8. — Troplong, Don. et test,, t, IV, n° 2576, — Consulta- 
tion de MM. Roger, Crémieux, Demante, Piet, Ph. Dupin, Preschez et Haily, 
rapportée au Journal de la magistrature et du barreau, t. V, p. 8. — Cour 
de cass., 17 mai 1843, J. du Palais, à sa date; 1°" juin 1847, J. du Palais, 
t. Er, 1849, p. 626. — Cours d'Orléans, 19 décembre 1822, J. P., à sa date; 
…— Rouen, 13 juin 1840, J. P., à sa date; — Limoges, 8 août 1843, J. P., à 
sa date ; 9 juillet 1846, J. P., t. IL, 1846, p. 361; — Bordeaux, 12 avril 1851, 
J. P.,t. Ie, 1854, p. 47;'16 août 1853, J. P., t. IT, 1855, p. 121; — Paris, 
8 mai 1845, J. P., t. Il, 1845, p. 305; 19 décembre 1846, J. P., t. [", 1847, 
D. 447; 3 août 1847, J. P.,t.1I, 1847, p. 463 ; — Paris, B mars 1849, J, P., 
t. le, 1849, p. 430 ; 3 avril 1858, J. P., t. 1858, pe 680; 21 mai 1859, J, P., 
t, 1859, p. 678, 

Pour la nullité de la dispense de caution : 

Malleville, Analyse du C. civ. sur art. 601, t. Il, p. 68. — Proudhon : 
* Usufruit, t. II, no 824. — Marcadé, Expl. C. Nap., t. X, n° 498. — Zachariæ, 
Droit civil franc., éd. Aubry et Rau, t. II, p. 9, 6 226 et note 10... — Massé 
et Vergé sur Zachariæ, t. Il, p. 130 et 131, n° 16 sur le $ 307. — Coin-Delisle, 
Don. et test. sur l'art, 1094, n° 12. — Ponsot, Cautionnement, n° 408. — 
Coulon, Questions de droit, v° Usufruit, p. 514, n° 153. — Rolland de Villar- 
gues, Rép. du notariat, 2° éd., v° Usufruit, n° 131. — Duranton, t. IV, 
n° 611. — Favard de Langlade, v° Usufruit. — Dalloz, Ancien Répertoire, 
v° Usufruit, chap. 1°", sect. 5, n° 31. — Nouveau répert. de législation, 
v° Dispos. entre-vifs et testam. — Hennequin, t. II, p, 376. — Deville- 


352 DROIT CIVIL. 


La Cour de cassation a décidé, par deux arrêts des 17 mai 
1843 et 1° juin 1847, que l'époux avait la faculté de dispenser 
son conjoint de fournir caution. Voici les motifs : à défaut des 
textes, les tribunaux ne sauraient annuler des clauses testa- 
mentaires comme contraires aux lois et aux bonnes mœurs. Or, 
l’article 1094 grève la réserve ordinaire d’un usufruit au profit 
d’un époux et ne soumet pas cet usufruit à des règles spéciales 
et restrictives; c’est donc au titre de l’usufruit qu’il faut puiser 
ces règles. L'article 601 porte que l’usufruitier est tenu de 
fournir caution, s’il n’en est pas dispensé par l’acte constitutif 
de l’usufruit. Cette disposition est générale, et aucun texte 
n’en restreint l’application en dehors des prévisions de l’ar- 
ticle 1094. 

Les auteurs ajoutent : l’obligation de bailler caution est une 
condition naturelle de l’usufruit; elle n’est pas attachée à l'es- 
sence de ce démembrement réel du droit de propriété. Il est 
donc permis de le dégager de cette obligation, sans en altérer 
la nature ni la constitution légale. C’est une simple garantie 
sur l'avenir de l’usufruit qu’on enlève au nu-propriétaire, et on 
ne compromet actuellement aucun droit. Le au-propriétaire, 
ayant fait un inventaire des biens, pourra en surveiller la jouis- 
sance, et si elle est abusive, demander l'extinction de l’usu- 
fruit, aux termes de l’art. 618. Donc, en accordant à l’époux le 
droit de dispenser son conjoint de bailler caution, on ne blesse 
nullement la réserve qui reste toujours garantie par l’art. 618 
contre les malversations et l'administration négligente de l’usu- 
fruitier. | 

L'article 601 dispense de plein droit du bail de caution le 
père et la mère ayant l’usufruit légal des biens de leurs enfants. 
Le désir d’entretenir l’harmonie de la famille, basée sur une 
affection sincère, a suggéré au législateur cette disposition. La 
loi n’a pas voulu, entre parents, de discussions immorales sur 
la solvabilité du père, sur ses chances de vitalité, pour les ta- 
rifer à prix d’argent ; elle n’a pas voulu obliger le fils à négocier 
un contrat d’assurance sur la vie et l'administration du père; 


neuve, vol. 1844, 2, 161. — Sirey, Code annoté, art. 601, n° 7. — Nancy, 
21 mai 1825, J. P., arrêt rapporté à sa date; Douai, 20 mars 1838, J. P., à 

sa date; Bourges, 29 juin 1841, J. P.,à sa date; Toulouse, 27 nov. 1841, 

J. P., à sa date; Rouen, 24 fév. 1842, J. P., à sa date; id., 17 fév. 1844, 

J. P., à sa date; Montpellier, 19 nov. 1857, J. P,, 1859, p. 856. 


* 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 353 


elle a micux aimé se confier dans l’affection du père pour 
ses enfants. 

L'article 601 fournit un argument puissant d’analogie, L'u- 
sufruit que l’article 1094 crée sur la réserve est en faveur d’un 
époux qui sera le père ou la mère, un enfant ou un allié en 
ligne directe des nu-propriétaires. L’usufruit ne sort pas de la 
famille, et là c’est l’affection naturelle qui sert de caution. 

Ces arguments ont, sans contredit, une grande valeur; mais 
je ne puis me détacher de çe principe que les lois romaines 
ont inoculé dans le droit, qui domine tout ce qui touche la 
légitime pour y imprimer un caractère inviolable et qui ne 
permet pas de la gêner, de la blesser, de l’aventurer ni de la 
compromettre par des conditions désavantageuses. Ce principe 
me paraît être le point le plus lumineux de la question, et on 
pe saurait l’éteindre par le rapprochement de deux textes, des 
articles 601 et 1094. 

Nous l’avons déjà dit, Bigot Préameneu a assigné à la réserve 
son utilité sociale. Elle a été instituée pour assurer aux enfants 
et aux ascendants leur subsistance et perpétuer leur rang dans 
la société. On contrevient à une règle de droit public en y 
apposant une condition qui en diminue les garanties. Aujour- 
d’hui que la fortune tend à se mobiliser et à courir les périls 
du commerce et de l’industrie, maintenons dans toute sa vi- 
gueur cette maxime qui, en ni epaedan la réserve, préserve 
de ces écueils une vieille institution du droit civil et implante, 
au sein de la famille, un arbre séculaire destiné à l’alimenter 
et à l’abriter contre les orages de la vie. 

Considéré sous le rapport de l’inviolabilité de la réserve, 
l’article 1094 étant une exception aux articles 913 et 915 du 
Code Napoléon, doit être interprété d’une manière restrictive. 

L'article 601 oblige l’usufruitier à donner caution, s’il n’en 
est pas dispensé. L'article 1094 ne formulant pas de dispense, 
soumet de plein droit à cette obligation l’usufruit qu’il crée. 
L’exception admise par l’article 601 en faveur de lPusufruit 
légal ne s’étend pas à celui de l’article 1094. C’est un point 
incontestable. Sera-t-il alors permis à l’époux testateur d’ap- 
porter une nouvelle dérogation à l'intégrité de la réserve, en 
dispensant son conjoint de bailler caution? 

Au regard de la loi 32 du Code, De inoff. test., la dispense 
de caution est une condition qui doit être réputée non écrite. 

XXI. 23 


354 pROIT CIVIL. 


Les termes larges, généraux de cette loi ne laissent pas de 
doute, vel quodcunque onus introducens tollatur. Sans doute, 
l'époux affranchi de l8 charge de présenter une cantion n’a pas 
des droits pbis étendus sur la nue propriété. L’usufruit ét la 
ntte propriété ne sont pas modifiés dans leur essence. Ce ne 
serait qu’en #busant de son droit que l’usufruitier entamnerait 
la nue propriété, ét alors l’article 618 arme le nu-propriétairé 
d’uné action pour éteindre l’usufruit. Mais, alors même qu’il 
s’agit d'immeubles à l’égard desquels le nu-propriétaire 
trouvé dans les dispositions de la loi des mesures suffisantes 
pour faire respecter son droit et empêcher que l’usufruit né 
devienne ne libéralité indirecte de la pleine propriété, il est 
certain que }a clause, qui exonère l’époux du bail de caution, 
ealevant ane gérantie à la réserve, est une condition désavan- 
tageuse, une blessure, une diminution des priviléges qui y sont 
adhérents en vertu des termes des articles 913, 915 et 1094, et 
à ce titré, cette clause est réputée non écrite par la loi 32 du 
Code, De inoff. test. Si Pusufruit porte sur des meubles péris- 
sables de leur nature, sur des titres de créance dont fa conser- 
vation ne peut êtré assurée que par un cautionnement, per- 
mettre au testateur de dispenser de fournir caution, c’est lui 
donner ke moyen d’éluder indirectement les providentielles 
preseriptions de la loi sur la réserve. Le cautionnement est la 
seule garantie réelle et efficace des droits du légitimaire. Com- 
men4 priver la réserve de cette garantie si tutélaire? L’ar- 
ticle 601, qui forme le fondement du système de la. Cour de 
cassation, n’autorise pas une atteinte aussi regrettable à ce 
patrimome que le loi économise sur }a fortune du père et 
amortit. Le texte de eet article est un frêle argnment. Gary, en 
présentant au corps législatif, à ta séance du 30 janvier 1804, 
le vœu d’adoption émis par le tribunal du titre de l’usufruit, 
explique en ces termes les trois exceptions formulées par 
l’article 601 * : « Trois exceptions seulement à cette dernière 
obligation : la première, quand celui qui a constitué l’usufruit 
en a dispensé l’usufruitier; car alors le propriétaire ayant con- 
senti à suivre la foi de l’usufruitier, ni lui ni ses héritiers ne 
peuvent revenir sur son propre ouvrage; la seconde, lorsqu'une 
chose a été vendue ou donnée sous réserve d’usufruit, le ven- 


* Locré, Code civil, t. VIII, p. 293, 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 399 


deur et le donateur n’étant pas censés avoir voulu s’ imposer 

cette condition ; la troisième, enfin, quand il s’agit de l’usufruit 
légal accordé aux pères et mères sur les biens de leurs enfants; 
disposition aussi juste qu’honorable, par faquelle le législateur 
reconnaît qu’à ses yeux la plus sûre garantie est cette tendresse 
que la nature a placée dans le cœur des pères et des mères, 
pour y être éternellement Ia protectrice et là sauvegardé des 
intérêts de leùrs enfants. » | h 

Deux exceptions édiciées par Particle 601 tirent dofic leur 
raison d’être des pouvoirs du disposant. Élles sont basées sur 
ce que celui qui a créé l’usufruit pouvait disposer de Ja nue 
propriété, réunissant en ses mains les prérogatives de la pleine 
propriété. Telle n’est pas la situation de Fépoux qui lègue à 
son conjoint l’usufruit de la portion de son patrimoine que les 
articles 913 et 915 attribuent aox enfants et aux ascendants 
avec un caractère indisponible, 

Les articles 913 et 915, qui reçoivent üne dérogation par. 
larticlé 1094 limitent la portée du disponible exceptionnel 
entre époux, s'opposent à ce qu’il puisse emprunter à lar- 
ticté 601 une faculté accidentelle, un sÉrAneNIssenIent des ga- 
ranties légales de l’usufruit. 

Les considérations qui ont inspiré le énilateus pour sous- 
traire l’usufruit légal des père et mère au bail de caution, que 
le tribun Garyÿ à mis en relief dans le passage précité, ne sont 
pas de mise lorsqu'il s’agit de détimiter fa réservé et le dispo- 
niblé et lenrs pritiléges respectifs. La loi s’inspire alors d'au 
tres considérations empreintes d’une défiance prévoyante contre 
les tmjustices de l& paissancé paterrelle; elle répartit elle- 
même le patrimoine de famille, impose des barrières infran- 
chissables à la volonté du père, déclare inofficicuses et bles- 
sert la piété filiale les dispositions entre-vifs ou de dernière 
volonté qui méconnaîtraient ses prescriptions. C’est donc on 
ésprit de sage défiance qi préside à l'économie des ar> 
ticles 913, 915, 1094. L'article 60f a une autre source d'une 
nature toat opposée. 

Le loï a pu sans imconvémient dégager l’usufruit légal de 
Pebligation de baïller caution; car il “prend fin à l’âge de dix- 
huit ans des enfants; il est en général de courte durée, et kors- 
qu’il grèvera la boire des enfants, ii sera entouré des règles 
protectrices de la tutelle, 


356 DROIT CIVIL. 


Dans les prévisions de l’article 1094, la loi n’a pu se reposer 
sur la tendresse paternelle pour assurer la conservation de la 
légitime et se dispenser d’exiger un cautionnement réel; car 
Je premier paragraphe de l’article 1094 permet de disposer en 
faveur d’un conjoint de l’usufruit des biens composant la ré- 
serve des ascendants. Le conjoint bénéficiaire, uni à ces ascen- 
dants par des liens d’alliance que la mort a brisés, que l’exis- 
tence d’enfants issus du mariage ne renoue plus, n’aura pas 
pour eux ce désir naturel, né de l'affection, de leur conserver 
une légitime dont ils ne jouiront peut-être jamais. 

Il est de bonne politique de confier à la loi le règlement des 
intérêts de la famille et d'observer ses prescriptions. Plus ces 
- intérêts seront consolidés par des garanties réelles, efficaces, 
moins 1] y aura de défiance au sein de la famille et de sujets 
de discorde. L’affection, greffée sur des intérêts solidement 
établis, y fleurira sans ombrage nuisible. Il n’est pas vrai que 
les discussions entre parents pour évaluer une caution soient 
immorales. Le soutenir, c’est accuser la loi d’immoralité; car 
il faut bien convenir que si l’époux n’a pas dispensé de bailler 
caution par une clause de son testament, la loi l’exige de plein 
‘droit. | | 

Le douaire coutumier et le don mutuel de l’ancien droit ne 
fournissent pas de raisons décisives contre notre opinion, ainsi 
que le soutient l’illustre jurisconsulte qui préside la Cour de 
cassation . L'article 264 de la Coutume de Paris se contentait 
de la caution juratoire de la douairière, n’exigeait point d’elle 
qu’elle donnât caution pendant la viduité ; mais si elle convolait 
en secondes noces, elle était tenue de donner bonne et suffisante 
caution, comme tout usufruitier. 

Le douaire était entouré, en droit coutumier, de priviléges 
seigneuriaux et ne doit pas être confondu avec la légitime. 
Pothier nous le fait observer. Il se demande quelle est la nature 
du douaire des enfants. Suivant la coutume de Paris, le douaire 
des enfants est le même que celui de la femme; celle-ci a la 
jouissance du douaire, les enfants en ont la nue propriété. 

Pothier nous signale cinq différences du douaire et de Ja 
légitime ; la cinquième laisse sans opportunité, pour la difficulté 
qui nous occupe, le rapprochement du douaire et de la légi- 


1 M. Troplong, loco cit. 


DE L'INVIOLABILITÉ DE LA RÉSERVE. 31 


time : « 5° Enfin, le père ne peut, par son contrat de mariage, 
priver de leur légitime les enfants qui naîtront du mariage ; au 
contraire, les enfants peuvent en être privés par une convention 
du contrat de mariage. » Ainsi, bien qu’il formât une espèce de 
légitime en faveur des enfants, le douaire n’était pas revêtu 
d’un caractère inviolable; le père pouvait l’enlever à ‘ses en- 
fants. Mais, en ce qui concerne la réserve, il ne lui était pas 
permis d’y porter la main. Cette indisponibilité cest le trait 
saillant que nous rétorquons contre la doctrine opposée à la 
nôtre. 

Quant au don mutuel, les règles qui le régissaient ne sauraient 
non plus servir d’argument. Il est défini par Pothier un don 
entre-vifs égal et réciproque que deux conjoints par mariage 
se font l’un à l’autre à défaut d'enfants de l’un et de l’autre et, 
en cas de survie, de l’usufruit des biens de leur communauté, 
aux charges portées par les coutumes". 

Les époux pouvaient se décharger de l'obligation de la cau- 
tion par contrat de mariage; mais il en était autrement pendant 
le mariage, parce que, comme le fait observer Pothier, les 
conjoints sont devenus incapables de se faire aucunes donations, 
sauf celles que les coutumes leur permettent spécialement de 
se faire *, Lorsque le don mutuel consistait en usufruit, le do- 
nataire ne pouvait jamais être déchargé de l'obligation de 
donner caution. 

Sans doute l’éminent magistrat, M. Troplong, a raison de 
dire que, sous l’empire du Code Napoléon, il n’y a plus à éta- 
_ blir une différence entre la donation des époux insérée dans 
Jeur contrat de mariage et celle qu’ils se feront plus tard, pen- 
. dant le mariage; ils seront toujours libres de dégager leurs 
libéralités de l’obligation de fournir caution. L'article 1094 
n’émet pas de distinction; il n’a pas contre les donations pen- 
dant le mariage l’aversion de l’ancien droit coutumier. 

Mais cette faculté accordée, en thèse générale, au conjoint 
de dispenser l’autre de bailier caution, ne peut nuire à l’invio- 
labilité de la réserve et s'étendre aux biens qui la composent. 
Le don mutuel n’offre aucun côté qui justifierait cette extension, 
Ce don dépendait d’une condition sine quâ non, c’est à-dire de 


1 Pothier, Traité des donations, part. II, chap. 1°, art. 1°", 
2 Loco cit., chap. 5, art. 1°", p. 249. 


358 BIBLIOGRAPHIE. 


la non-existence d’enfants de l’un et de l’autre époux. Les en- 
fants du donataire, aussi bien que ceux du donateur, rendraient 
nul le don mutuel, en faisant défaillir la condition‘. I] n’était 
pas réductible pour la légitime des enfants, puisque l’existence 
d'enfants l’anéantissait, et lorsque leur existence le convertis- 
sait en un simple usufruit, il fallait donner caution. De plus, la 
coutume de Paris u’accordait pas de réserve aux ascendants : 
ce point de droit était généralement admis en pays coutumier ?, 
Dès lors, sous l’ancienne jurisprudence, le don mutuel n’était 
jamais, comine la donation entre-vifs, sujet à la demande de la 
‘légitime ni à l’action en retrancheinent. La Cour de cassation 
l’a ainsi jugé le 18 mai 1812°, dans une espèce régie par le 
législation intermédiaire qui privait les ascendants d’une ré- 
serve. 

Ainsi, quelles que fussent ses variélés, ses instilulions nées 
d'idées politiques, le droit civil a toujours considéré Ja légitime 
des enfants comme un dépôt, un fouds sacré auquel le père de 
famille ne pouvait toucher d'aucune manière, alors même 
qu'il voulût récompenser la tendresse conjugale. 

Cu. FRETEL. 


BIBLIOGRAPHIE. 


THÉORIE DU GODE PÉNAL, 


Par M. Cnauveau, Adolphe, et M. Faustin HÉLE, membre de l'Institut, 
conseiller à la Cour de cassation, 4° édition entièrement et considerablé- 
ment augmentée par M. Faustin HÉLIE. 


Compte rendu par M. J. ALAuzET. 


= En reportant ses souvenirs à quelques années en arrière, on 
peut sans effort se rappeler encore la première publication dè 


1 V, art. 280 de la coutume de Paris : « Homme et femme peuvent et leur 
loist, faire donation mutuelle.., pourvu qu’il n’y ait enfants, soit des deux 
conjoints, ou de l’un d’eux, lors du décès du premier mourant. » 

3 V. exposé des motifs de Bigot-Préameneu. 

8 V, Recueil du Journal du Palais, arrêt rapporté à sa date, 


THÉORIE DU coDx PÉNAL. 359 


la Théorie du Code pénal et l’effet produit sur tous par la lec- 
ture de ce bel ouvrage, Pouvait-il en être autrement ? Lorsque 
l’enseignement des lois civiles, en effet, avait été porté, déjà 
dans les siècles qui nous ont précédés, à une hauteur telle que 
des esprits d'élite, en petit nombre, peuvent seuls se flatter 
d’égaler leurs devanciers, l'étude des lois criminelles était Join 
d’avoir obtenu la même faveur. Sans doute, dans une certaine 
mesure, la préférence donnée aux premières s'explique aisé- 
ment, | 

Les lois pénales n’ont point pour mission de fonder la soçiété, 
mais de la protéger ; non de prescrire ni même de sanctionner 
l’accomplissement des devoirs, mais de garantir les droits de 
chacun dans les limites du juste et de l’utile; elles ne se mêlent 
pas à n08 transactions de chaque jour ; elles ne président pas à 
tous les actes de notre vie; mais la paix du foyer, mais ces 
bienfaits d’une civilisation que nos pères nous ont léguée, mais 
la conservation de tous les biens, comme la garantie de toys 
les droits qui appartiennent à l’homme dans l’état de société, 
ne sont assurés que par les meilleures lois pénales, sauvegarde 
tutélaire de la liberté civile comme de la liberté politique. 

Ces vérités ne pouvaient échapper ni aux philosophes ni aux 
publicistes ; à l’envi ils ont cherché la solution de ce grand 
problème social ; ils ont voulu définir quels étaient les droits 
méritant protection, quelles étaient les attaques devant être 
réprimées, et puis quelle devait être l’intensité des peines à 
appliquer, les uns préoccupés de ce qui est juste, les autres de 
ce qui est utile, et tous, par des chemins divers, arrivant au 
même but, parce que rien de ce qui serait injuste ne pourrait 
profiter à la société, Mais parmi ces hommes éminents qui ont 
restitué au droit pénal son véritable caractère, et l’ont fait sortir 
de la période de barbarie où il n’était que la défense brutale 
répondant à la violence, sans règle comme sans mesure, il ne 
s’est point trouvé de jurisconsultes ; parmi les criminalistes il 
ne s’est point trouvé de philosophes, et la science du droit n’est 
pas moins nécessaire que l’étude de la PAUORGRUIE pour écrire 
avec autorité sur ce noble sujet, 

Cependant les travaux de ces grands ae , auxquels 
nous avons fait allusion, avaient: porté leurs fruits; connues 
d’abord et appréciées du petit nombre, leurs idées se sont peu 
à peu infiltrées dans les masses ; quelques-unes au moins sont 


360 BIBLIOGRAPHIE, 


devenues populaires, et ne pouvaient être ignorées surtout des 
hommes éclairés, plus spécialement chargés, dans tous les 
temps, de la rédaction des lois. 

Au commencement du XIX° siècle, les membres du Conseil 
d’État, qui préparèrent le Code pénal, plus que tous les autres, 
avaient étudié les écrits publiés sur cette matière. Si les cir- 
constances dans lesquelles ils se trouvaient, si la nature de leur 
esprit, sans doute trop timide, ne leur ont pas permis de poser 
avec fermeté des principes d’où les déductions logiques seraient 
rigoureusement tirées, ils n’ont pu ni voulu se soustraire com- 
plétement à l'empire de ces théories si souvent et si brillam- 
ment débattues; et peut-être même quelquefois, à leur insu, 
ils ont été entraînés par l’influence d'idées nouvelles, qu’ils 
n’osaient ouvertement adopter. 

Ces tendances sont plus nuisibles encore dans les réformes 
partielles, mais nombreuses, qu’a subies jusqu’à nos jours la 
loi primitive. On comprend donc aisément pourquoi l’enseigne- 
ment, qui prenait pour texte le Code pénal, ne pouvait être à 
la hauteur de sa mission, s’il n’était appuyé sur l’histoire, la 
philosophie et la science du droit. On vit pour la première 
fois, dans la Théorie du Code pénal, ces mérites divers concou- 
rant à créer une œuvre unique jusqu’à ce jour; elle était due à 
l'alliance de M. Chauveau, Adolphe, que ses précédentes pu- 
blications avaient déjà honorablement fait connaître, et de 
M. Faustin Hélie signalant ses débuts d’une manière si remar- 
quable et se plaçant au rang des maîtres pour son coup d’essai, 

Cependant si les principes sont de leur nature immuables, 
il est possible que l'expérience ait démontré ce qu’il y a eu de 
trop absolu quelquefois dans la formule qui les a posés, et ait 
rendu nécessaire d'en modifier les termes qui ont peine à s’al- 
lier avec les faits. Depuis vingt ans des arrêts nombreux sont 
venus confirmer les doctrines des auteurs de la Théorie du 
Code pénal, ou prouver la difficulté de leur application dans les 
circonstances qui n’avaient point été prévues. Bien des textes 
nouveaux ont été promulgués, bien des questions ont été sou- 
levées, et les lacunes étaient nombreuses, que l’on désirait voir 
combler. Et puis quelle est l’œuvre des hommes qui ne peut 
avoir rien à gagner à une patiente et consciencieuse révision 
faite après un long intervalle? 

£a deuxième et la troisième édition n'avaient été qu’une re- 


THÉORIE DU CODE PÉNAL. 361 


production littérale. Il faut donc le dire, les amis de la science 
pure, comme tous ceux qui doivent se préoccuper de l’applica- 
tion journalière de la loi, soit pour en requérir les sévérités, 
soit pour défendre ceux qu’elle mnenace, demandaient égale- 
ment, non une simple réimpression, mais un livre nouveau, 
qui fût le dernier mot des auteurs, de la science, des textes et 
de la jurisprudente. 

Ce long et pénible travail semblait naturellement le partage 
de l’auteur du Traité de l'instruction criminelle, de l’ancien 
directeur des affaires criminelles au ministère de la justice, du 
conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation, du 
membre de l’Académie des sciences morales; il semblait diffi- 
. cile que tout autre que M. Faustin Hélie fût chargé de cette 
tâche, et nul, à coup sûr, ne pouvait mieux la remplir. 

Il serait bien difficile de rendre un compte exact de ces mo- 
difications partielles, de ces intercalations placées dans l’ancien 
texte, à chaque page pour ainsi dire, et qui changent profon- 
dément l’ouvrage, tout en lui laissant sa forme primitive et 
l'esprit dans lequel il a été écrit. 

D'un autre côté, la Théorie du Code pénal est un de ces livres 
dont on craindrait désormais de rabaisser le mérite en essayant 
d’en faire l’éloge; le bien qu'on en peut dire, chacun le sait, 
et toutes les formules ont été épuisées pour exprimer la haute 
estime due à une œuvre qui est restée sans rivale. Nous devions 
donc nous borner à faire connaître sur quels points et dans 
quelles limites s’est étendue la révision, ou la refonte pour 
mieux dire, des trois premières éditions ainsi modifiées. Ce 
travail ne pouvait désormais rien ajouter à la réputation de ce- 
Jui qui la entrepris ; mais il a eu pour résultat d'augmenter de 
beaucoup pour tous l'attrait et l'utilité d’un livre, dont plusieurs 
éditions et les maladroites contrefaçons de fabrique belge n’a- 
vaient pu épuiser le succès. J. ALAUZET. 


362 BIBLIOGRAPHIE, 


LA JUSTICE RÉVOLUTIONNAIRE À PARIS ET DANS LES DÉPARTEMENTS", 


D'APRÈS LES DOCUMENTS ORIGINAUK ; 
Par Ch. BERRIAT SaAinT-Prix, conseiller à la Cour impériale de Paris. 


Compte rendu de M. L. BONNEVILLE DE MARSANGY, 
avocat à la Cour impériale de Paris. 


Le nombre des ouvrages qui ont été écrits sur la Révolution 
française est considérable, les documents authentiques le sont 
beaucoup moins, Ce sanglant et douloureux drame, au sein 
duquel s’est en quelque sorte créée la société moderne, a élé 
l’objet d’études plus ou moins approfondies de la part d’une 
foule d’écrivains ; mais les jugements qu’ils ont émis ne sont 
que des échos divers de leurs préjugés ou de leurs passions, en 
un mot, des opinions personnelles. 

Ce qui importe aujourd’hui, ce n’est donc pas d’ajouter 
d’autres opinions individuelles, appréciant l’œuvre de 89 sous 
un nouveau point de vue; une seule chose est encore à faire, 
c’est d’éclairer cette tragique épopée de notre histoire par la 
divulgation de tous les documents authentiques, puisés aux 
sources officielles et irrécusables,. 

Ces documents, dans leur muette éloquence, feront bien Se 
d'impression que les pages brillantes et imagées des histo- 
riens de notre temps, trop enclins à dénaturer la vérité, afin 
d'imprimer à leur mise en scène un caractère plus émouvant *. 

Nos archives nationales offrent sur cette lugubre époque une 
masse de pièces curieuses, dont malheureusement peu de per- 
sonnes peuvent aller prendre connaissance. Grâce à un savant 
jurisconsulte, le public va être à même de se faire une exacle 
idée de la jusfice révolutionnaire. 

M. le conseiller Berriat Saint-Prix, après avoir patiemment 


1 1 vol., chez Cosse et Marchal, 27, place Dauphine. 

2? On sait que M®° Roland fut condamnée et exécutée avec Lamarche. M. de 
Lamartine (Histoire des Girondins, t. VII, n°’ 243 et suiv.) a trouvé inté- 
ressant de faire de ce jeune homme un vieillard. Or Lamarche avait quatre 
ans de moins que M° Roland (35 et 39 ans)!(V. l'ouvrage de M. Berriat Saint- 
Prix, p. 46, note 1.) 


LA JUSTICE RÉVOLUTIONNAIRE. | 363 


étudié les dossiers, si souvent informes, des malheureuses vic- 
times de l’aveuglement populaire, ainsi que tous Jes autres 
documents originaux, vient de nous donner la monographie 
du Tribunal Révolutionnaire de Paris et de ceux des départe- 
ments. 

On ne saurait imaginer un livre d’un plus saisissant intérêt, 
ei plus fécond surtout en grandes et terribles leçons, En le 
parcourant, on sent un frisson d'horreur et de dégoût, et J’on 
est à se demander si c’est là un fragment de l’histoire d’yn 
peuple chrétien et civilisé ou les saturnales d’une horde d’an- 
thropophages! Et pourtant c’est la vérité nue et réelle ; c’est la 
nature moralement photographiée, car, dans ce livre, comme 
Va dit un de nos honorables confrères *, « vous ne trouverez 
que des faits, toujours des faits, réunis et groupés par l’auteur 
avec le calme et la fermelé d’un magistrat qui ferait un rapport 
impartial à l’audience.…...; des réflexions, vous n’en trouverez 
pas. » 

C’est que les faits parlent ici assez d'eux-mêmes, et que 
toute réflexion est impuissante à commenter de pareils assas- 
sinats! 


Le tribunal révolutionnaire de Paris fut institué le 17 goût 
1792 pour juger les crimes commis dans la journée du 10 août. 

Telle est l’origine de cette juridiction d'exception. 

Elle commence par fonciionner d’une façon à peu près régu- 
lière; mais bientôt elle va devenir, entre les mains des membres 
Jes plus influents de la Montagne, un instrument purement 
politique, qui servira d’abord à les délivrer de leurs plus 
éloquents adversaires, puis à livrer au supplice tous les mal- 
heureux désignés au moindre soupçon de leur haine, de leur 
vengeance ou de leur caprice. 

Jusqu'au 17 ventôse an IF, le tribunal révolutionnaire avait 
cru devoir affecter un semblant de formes judiciaires. On y 
evait conservé le simulacre d’une sorte de débat; les accusés 
pouvaient jusqu’à un certain point se défendre : aussi en ré- 
sultait-il des acquittements en assez grand nombre. 

Ces acquittements émurent |a Montagne, dont la fureur n’ad- 


1 M. Gustave Chaix d'Est-Ange, dans un remarquable article inséré au 
Montteur du 16 novembre dernier. 


364 BIBLIOGRAPHIE. 


mettait ni pitié ni merci. Pour y remédier, Robespierre fait 
adopter à la Convention un décret où se trouve cette disposi- 
tion : 

« Art. 2 — Le Comité du salut public fera, dans le plus 
court délai, un rapport sur les moyens de PERFECTIONNER l’orga- 
nisation du tribunal révolutionnaire. » 

Survint la loi du 17 ventôse an II. 

Parmi les atroces perfectionnements qui en furent la consé- 
quence, se trouve Îa création des affaires dites fournées, dans | 
lesquelles 20, 25, 30 et jusqu’à 35 accusés étaient jugés 2n globo 
comme coupables d’un même crime. 

Les principales grandes fournées sont : 

Lo 16 germinal, l’affaire Danton, Camille Desmoulins, Cha- 
bot... : 16 accusés, 15 condamnés à mort; 

Le 3 floréal, celle de l’illustre Malesherbes, dont il a été fait 
récemment un si éloquent éloge * : 13 accusés, dont 6 femmes; 
tous condamnés ; 

Le 5, celle des vierges de la ville de Ferdun : 35 accusés, 
dont 14 femmes; tous condamnés; 33 exécutés ’; 

Le 21, celle de Madame Élisabeth : 25 accusés, dont 9 fem- 
mes ; tous condamnés. 

Ces fournées furent bientôt suivies des amalgames, où les 
accusés, étrangers les uns aux autres et venant de tous les 
points de la France, n'avaient même plus de commun le crime 
qui leur était reproché. Tous, quels que fussent leur âge, leur 
sexe, et bien qu’ils eussent à répondre à des griefs différents, 
ils étaient réunis pêle-mêle sur les mêmes gradins, compris 


t Moniteur du 7 nivôse an II, p. 391. 

4 V. le discours prononcé cette année à l’audience solennelle de rentrée 
de la Cour impériale par M. l'avocat général Oscar de Vallée. 

? Dans son Histoire des Girondins, M. de Lamartine parle en ces termes 
touchants de la fin tragique de ces femmes de Verdun, condamnées au der- 
nier supplice pour intelligences tendant à livrer aux ennemis la place de 
Verdun :, 

« Amenées à Paris et traduites au tribunal, leur âge, leur beauté, l’ancien- 
neté de l’injure, les triomphes vengeurs de la République, ne furent pas 
comptés pour excuse. Elles furent envoyées à la mort pour le crime de 
leurs pères. La plus âgée avait dix-huit ans. Elles étaient toutes vêtues de 
robes blanches. La charrette qui les portait ressemblait à une corbeille de 


lis, dont les têtes flottent au mouvement du bras. Les bourreaux attendris 
pleuraient avec elles. » 


LA JUSTICE RÉVOLUTIONNAIRE. 365 


dans le même acte d’accusation, et confondus dans les mêmes 
débats, comme dans la même sentence de mort! 

Les modifications apportées au tribunal révolutionnaire par 
Ja loi du 17 ventôse an II avaient donc produit les résultats ter- 
ribles qu’on en attendait. Aucun accusé n’échappait plus. La 
citation au tribunal révolutionnaire, c'était i’arrêt de mort!..… 

M. le conseiller Berriat Saint-Prix récapitule en ces lignes 
les résultats de la loi du 17 ventôse : 

« Durant les onze mois qui venaient de finir, le tribunal 
avait jugé 783 accusés, dont 380 [moins de la moitié) avaient 
été condamnés à mort. Pendant les frois mois qui suivirent, du 
19 floréal au 22 prairial, il en jugea 1,115, dont 844 (plus des 
trois quarts !) furent condamnés au dernier supplice. » | 

Mais c'était peu encore : tant d’immolations n’avaient pas as- 
souvi la rage de égorgeurs. A leur gré, cette justice sommaire et 
inexorable n’accomplissait pas encore son œuvre avec assez de 
rapidité, de cruauté, de certitude. La loi du 22 prairial an II 
intervint. « C'était l’œuvre spéciale de Robespierre, » dit 
M. Louis Blanc. 

« Désormais la seule peine applicable sera la mort! » (Art. 7.) 

Dès ce moment, plus d'interrogatoire avant les débats (préli- 
minaire qui éveillait l’attention des accusés sur les faits à leur 
charge) (art. 19); plus de défenseurs (art. 16); plus même de 
défense générale des accusés; plus de discours de l'accusateur 
public ; plus de résumé du président (art. 17)". 

C'est la mort terrible, inévitable, silencieuse comme les an- 
ciens arrêts du Destin! 

Nous voici à l’apogée du tribunal révolutionnaire! Fouquier- 
Tinville est libre; aucune forme n’arrête plus sa démence san- 
guinaire. Il envoie à la guillotine tous les accusés quels qu’ils 
soient, sans distinction de rang, d'âge ni de sexe; les femmes 
enceintes, les enfants, les octogénaires, les malades, les in- 
firmes’... O horrendum ! 

Il y a plus : une rivalité inouïe s'établit entre le tribunal ré- 
volutionnaire de Paris et ceux des départements. C’est à qui 
condamnera le plus et le plus vite. Les jurés et les juges (si 
l’on peut leur donner @œ nom) se font de la rapidité de leur 
monstrueuse besogue une sorte de point d'honneur. 


t Y. l'ouvrage de M. Berriat Saint-Prix, p. 71. 


366 BIBLIOGRAPHIE. 


On jugeait à Paris dans l’espace de cinq, quatre et frois mi- 
nutes et demie par tête. À Lyon, la Commission révolutionnaire 
fonetionnait plus vite encore : elle n’employait que deux minutes 
huit secondes. Le 15 frimaïte cependant, elle n’alla que jusqu'à 
une minule et demie ! 

Ce n’est pas assez. Tout cela (le croirait-on?) a été dépassé 
par le tribunal révolutionnaire de Bordeaux. 

« J'insiste, disait le 12 brumaire an I, en pleine Convention, 
Beaudot, représentant en mission dans la Gironde, pour que 
Ja Convention renvoie à Bordeaux les huit membres de la Com- 
mission populaire. Il ne faut que huif minutes pour les juger! » 

Une minute pour chaque accusé!!! 

Mais détournons les yeux de ces hécatombes humaines. Si 
toutes les hontes, toutes les infamies, toutes les cruautés sont 
du côté des accasateurs et des juges, nous trouvons dans Îles 
victimes des sentiments de fermeté, de sang-froid, de grandeur 
d’âme qui forment un sublime contraste. 

On aura beau « proposer de les saigner avant l'exécution pour 
affaiblir le courage qui les accompagnait jusqu’à la mort®, » 

ce courage leur restera; et si par exception il faiblit chez 
_ l’homme, la femme lui apprendra par ses paroles et par son 
exemple comrnent on monte sur léchafaud *. 

Lorsqu'il sera possible de tromper l’empressement aveugle 
des bourreaux, le père se faissera condamner et exécuter pour 
son fils, le fils pour son père *. Ce sera une lutte de générosité 
et d'abnégation, sar laquelle on est heureux d’arrêter un instant 
ses regards pour les reposer du spectacle hideux de ces tri 
bunaux sanguinatres. 

E. BONNEVILLE DE MARSANGY. 


* 


# Moniteur du 13 brumaire at H, p. 176. 

2 Fouquier-Tinville, dans la déclaration du jury qui le condamne, est re- 
connu coupable d’avoir émis cette proposition sans Bom. | 

3 On sait que M"° Roland fut condamnée et exécutée avec Lamarche, dont 
elle releva le courage en allant à l'échafaud. 

* Les sieurs Sallier et Loizerolles pères se laissèrent condamner à la place 
de leurs fi ; Saint-Pern fils à la place de son père. (V. l’ouvrage de M. Ber- 
riat Saint-Prix, p. 111.) e 


PRÉCIS DE L'HISTOIRÉ DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 467 


PARTIE ÉTRANGÈRE 


PRÉOIS DE L'HISTOIRE DU DROIT PÉRAL ALLEMANS, 


DEPUIS LA CAROLINE JUSQU’A NOS JOURS ; 


Par M. Charles Levira, 
docteur en droit, professeut à la Faculté de droit de Giéssen. 


Traduit et annoté par M. L. BONNEvILLE DE MARSANGY, 
avocat à la Coor impériale de Paris. 


DEUXIÈME ARTICLE !. 
IV. : 


L’arbitraire introduit par la doctrine ct la jurisprudenee 
dans le droit et la procédure pénale, ainsi que nous l'avons 
exposé dans la première partie, arbitraire qui avait en pour 
cause la distance toujours croissante entre la Caroline et les 
progrès des idées, avait été poussé à un tel point qu’il était 
devenu intolérable. On sentit le besoin d’y mettre ur terme 
par Ja création de lois positives plus en rapport avec les idées 
de l’époque, et que les tribunaux et les auteurs seraient dés- 
ormais tenus de respecter. 

Telle fut l’origine de ces Codes nouveaux, qui apparaissent 
vers le milieu du siècle dernier dans presque tous les États de 
l'Allemagne. 

Le premier fut le Codex juris bavariei criminalis de 1751 
rédigé par Kreïtmayer *?. 

Puis apparaît en Autriche la constitutio criminalis theresiana 
de 1768, remplacée en 1787 et 1788 par le Code pénal de Jo- 


1 V. t. XIX, p. 368. 

2? C’est Kreittmayer qui, le premier, détruisit formellement le droit commun 
allemand, ayant réussi à faire donner à son Code une autorité exclusive en 
Bavière, (Note du traducteur.) 


368 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


seph II *’auquel fut a son tour substitué, en 1803, le Code de 
François II. 

En 1794 avait paru le Code criminel de Prusse, commencé 
dès 1780 sous Frédéric le Grand et faisant partie du Preussischen 
Landrecht. 

, Citons encore le Code de Bamberg rédigé en 1795 par le 
chancelier Pflaum. 

Nous arrivons ainsi au Code pénal de Bavière de 1813. Ce 
monument législatif devient le point de départ d’une période 
très-importante de l’histoire du droit. Bientôt en effet, prenant 
ce Code pour base et s’éclairant des expériences faites dans ce 
pays pendant les vingt années suivantes, ainsi que des progrès 
opérés par la science, les autres États allemands se consti- 
tuèrent à leur tour des législations particulières. Ainsi firent 
successivement la Saxe (1838), le #’urtemberg (1839), le 
Brunswick (1840), le Hanovre (1840), le grand-duché de Hesse 
(1841), Bade (1845) *, la Thuringe (1850), la Prusse et l’A4u- 
triche (1851), la Saxe de nouveau (1855) et enfin le Oldem- 
bourg (1860). | 

Par suite de la promulgation de ces Codes, l’ancien droit 
commun allemand, représenté par la Caroline, disparaît, et ne | 
subsiste plus que dans les territoires qui n’ont pas encore de 
législations particulières. 

Il est impossible d’examiner ici en détail chacun de ces 
Codes, et d’en faire ressortir les qualités et les défauts. Nous 
ne pouvons qu’en donner une analyse générale, et ce coup d'œil 
d'ensemble prouvera suffisamment la nécessité de leur création. 

$ 1°. — L'ancien Code pénal prussien de 1794 est, il faut 
l'avouer, encore loin de la perfection. Le système des peines 
y est très dur, l’unique but qu'on se propose étant la préven- 
tion et l’intimidation . La mort y est édictée trop fréquem- 


/ 


4 Pour donner une idée exacte de l’esprit qui anime ce Code, il suffit de 
rappeler qu’on y trouve joints douze tableaux uniquement employés à énu- 
mérer les différentes sortes de tortures qu’on devait, selon les cas, faire subir 


aux accusés. (Note du traduct.) 
2 Quoique rédigé en 1845, le Code de Bade n’est devenu exécutoire qu’en 
1851. (Note du traduct.) 


$# C'aété de tous temps le défaut des législations allemandes de trop sacri- 
fier au dogme de la raison d’État et aux doctrines expéditives de l’intimida- 
tion, et de ne pas assez tenir compte de la persona nocentis. On peut leur 
appliquer ces paroles de Target : «Qu’un coupable souffre, ce n’est pas le der- 


PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 369 


ment, et dans des cas où elle n’est nullement en rapport avec 
le crime: ainsi l’homicide, résultat purement accidentel et 
conséquence indirecte d'un autre délit, est puni du dernier 
supplice. Des peines également excessives sont prononcées 
contre les délits politiques ; quiconque est soupçonné même 
vaguement de complicité est décapité ! 

11 y a des genres de mort plus cruels encore, tels que le 
bûcher, la roue, etc. . . . . De même la peine de la prison 
peut être aggravée par la marque au fer rouge, le fouet et l’ex- 
position publique. 

L'emprisonnement a perpétuité se rencontre trop souvent, 
et parfois il est la seule peine édictée. L'emprisonnement à 
temps est aussi prononcé sans alternative, et quand une alter- 
native existe, elle est trop rigoureuse. 

Ajoutons que le champ laissé a l’appréciation du ; juge est en 
général trop restreint; le Code semble vouloir faire l’éducation 
judiciaire des mégistrats comme ferait un cours de droit pénal. 

il est enfin à regretter que certaines présomptions générales, 
entte autres la præsumpto doli, soient interprétées contre Pac- 
cusé ; que la ligne de démarcation, qui doit séparer les crimes 
des contraventions de police ne soit pas plus nettement déf- 
nie, et que les conditions requises‘pour constituer le corps du 
délit aient été souvent exposées sans précision ni exactitude. 

$ 2. — Le Code d'Autriche de 1803 est déja un progrès, bien 
qu’il ait aussi ses défauts ; car le système des peines est encore 
trop rigide, et les différentes infractions n’y sont pas indiquées 
avec tous leurs caractères PESPESS et les limites qui les sépa- 
rent. | 

Cependant il laisse déja Sr nes à l’appréciation des tribu- 
paux ; C’est à eux qu’il appartient désormais de peser les faits 
modifiant la pénalité, les divers degrés de la tentative et la 
complicité. 

Le Code de Prusse comprenait dans la même classe des cri- 
mes très différents ; ce défaut a disparu dans le Code autrichien ; 


nier but de la loi; mais que les crimes soient prévenus, voilà ce qui est d’une 
haute importance! La gravité des crimes se mesure, non pas tant sur la per- 
versité que sur les dangers qu’ils entraînent. » (Observatiqns sur le Cdde: 
pénal.) 
Déjà la loi romaine disait : « Ut unius pœna metus sit multorum. » [L, 1, 
C., ad L. Jul.) | (Note du traduct.) 
XXI. 24 


310 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


le premier ne donnait le plas souvent qu’une définition vague 
des conditions çonstitutives du corps du délit; le second un 
fait, en général, une énumération plus nette et plus détaillée. 

Eoñn la distance entre le mazimum et le minimum est plus 
large, et même le juge est autorisé, pour des raisans que la loi 
prend le soin de préciser, à franchir le maximun et à desoen- 
dre en deçà du minimum. 

$ 3. — Les progrès que firent faire à la science du droit pé- 
yal les travaux des savants jurisconsultes de cette époque, et 
avant tout ceux de Feuerbach et de Grolmau, sa manifestent 
daus le Code criminel de Bavière de 1813, monument admi- 
rable dans ses qualités, remarquable même jusque dans ses dé- 
fauts, et dont l’influencçe s’est fait sentir sur toutes les législa- 
tions postérieures ?; il peut donc être à bon droit surnommé 

ater conslitutionum criminalium recentiorum, de même que 
fe Bambergensis à été appelée mater Caroline. 

Le Code est essentiellement l’œuvre de Feuerbach *, bien 
qu'avant sa promulgation jl ait été, pour être revisé, soumis 
à une commission de jurisconsultes parmi lesquels nous dis- 
tinguons son célèbre antagoniste Goguner. 

On y reconnait le grand Feuerbach à la fidélité, à la logique, 


3 V. l'excellente traduction française qu’en a donné M. Ch, Vatel, bâton- 
nier des avocats de Versailles. — Paris, Durand, 1852. (Note du trad.) 

 « Le Code de Bavière a le rare mérite d’avoir seul, entre toutes les légis- 
lations de l’époque, partagé l'honneur de la propagande dominatrice exercée 
par Le Code pénal de l'empire français, avec cette différence, teutefois, que 
l'invasion de ce dernier Code s’est étendue sous Pirrésistible influence de nos 
armes, tandis que celle du Code Maximilien s’est produite par la propre 
force de son autorité scientifique. Ainsi, tandis que l’Italie, Ja Sicile, la Hol- 
tende, la Belgique, les provinces rhénanes, la Pologne, la Suisse, etc...…, 
recevaient des mains vietorieuses de Napoléon notre Code de 1810, les duchés 
d'Oldembourg, de Saxe- Weimar, le royaume de Wurtemberg, la Suède et 
plus tard la Grèce et les cantons suisses de Saint-Gall, Zurich, ete..…,, adop- 
taient volontairement les dispositions du Code de Bavière. » (Bonneville, 
Inftuence du Code de Bavière, travail inséré dans la Revue critique de légis- 
‘lation et de jurisprudence, année 1852.) (Note du traduct.) 

# La rédaction du premier projet du Code pénal de Bavière avait été con- 
fiée à Kleinschrod, criminaliste éminent, mais plus porté vers les traditions 
du passé que vers les progrès des idées nouvelles, Feuerbach, jeune profes- 
seur de l’Université de Landshut, en fit bientôt paraitre une critique fort 
remarquable. Le gouvernement l’appela aussitôt à Munich, pour le charger 
de rédiger un projet entièrement nouveau. Feuerbach n'avait alors que 
vingt-sept ans! (Note dy traduct.) 


PRÉCIS DE L’HISTOIRE DU PROIT PÉNAL ALLEMAND. 374 


à la clarté, à la précision avee lesquelles partout sant observés 
les mêmes principes. La barbarie das ançciannes peines dispa- 
rait ; la lai apporte à l'arbitraire de la doctrine et de la juris- 
prudence des limites fixes, et les conditions constitutives du 
délit sont expasées pour la pramière fois d’une manière epm- 
plète. 

Mais ep sont précisément ces qualitéa qui sont la sources de 

ses défants. 

Le système ‘ adapté par Feyerbach dans ses écrits, système 
‘ qui a reçu le nom de théorie de la contrainte psycholagigue 
(ptucholagische Zwangsthéorie), consiste à admettre que l’en+ 
traînement qui pousse à commettra un méfait peut être utile» 
pagnt geutralisé par la conviction que le délit sera puni d’un 
mal plus grand que le mal causé par la résistance à l’impulsion 
griminelle. 

Catte théorie ôte, dans le Code, au juge toute espèce de 
-pouyair d'appréciation, rend nécessaires des peines trop 
sévères, et occasionne une fausse mesure de la culpabilité et 
une échelle des peines mal ordonnée. 

La dépendance imposée aux magistrats et la sévérité des 
peines résultent de ce que les dispositions du Gode sont ab- 
golues et sans alternative. Les peines de la récidive, entre 
autres, sont rigoureuses à l’excès et contenues dans des articles 


4 Feuerbach adopte pour point de départ de son système l'idée d’un contrat 
social. Suivant lui, la société civile dérive de l'union des volontés et des 
forces individuelles coalisées dans l'intérêt de tous. 

Le but de l'État est d'établir le règne du droit. Toute lésipn de droit est 
contraire à ce but ; et YÉtat, qui a pour mission de le réaliser, doit s’elforcer 
de rendre les lésions de droit impossibles. Or on arrivera à ce résultat en 
placent à côté de chaque lésion possible, la menace d’un mal supérieur à 

‘avantage que l’on peut retirer de la lésion projetée. 

Telle est la théorie de la contrainte psychologique. 

Si ce système avait ses défauts, il offrait néanmoins à l’époque de Feuer- 
bach d'incontestables avantages. C’est Feuerbach qui a, le premier, formulé 
en Allemagne ces axiomes : Nulla pœna sine lege ; nulla pœna sine crimine ; 
nullum crimen sine pœnd legali. 

En France, ces maximes nous paraissent des vulgarités banales à force 
d'évidence ; mais en Allemagne, qui le croirait ? elles sont encore loin d'être 
admises sans conteste. « L’axiome Nulla pœna sine lege est aussi faux, dit 
Bosshprt, . la proposition Nullum jus sine lege. » (Hist. et théorie du droit 
pénal t. 1 312.) 

n'A tel,  Eode de Bavière. (Note du traduct.) 


372 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


si compliqués que la sagesse du juge est constamment hési- 
tante sur l’application qu’il doit en faire *. 

Quant à la fausse mesure de la culpabilité, elle apparaît 
surtout en ce que plus est vif l’entrainement vers le crime et 
favorable l’occasion de le commettre, plus sévère est le châ- 
timent, en vue d’obtenir une intimidation plus grande *. 

Dans la neuvième édition de son ouvrage sur le Code pénal 
de Bavière, publiée par lui en 1826, Feuerbach a reconnu et 
corrigé plusieurs des principaux vices de son système, et no- 
tamment en ce qui touche la base de l’imputabilité, l'essence 
et les degrés de la culpabilité ; il a supprimé la présomption 
de vol, accordé aux tribunaux une plus grande latitude et in- 
troduit diverses améliorations dans la partie spéciale aux 
délits contre les personnes et les propriétés. 

Il a depuis reproduit cette innovation dans un projet modifi- 
catif du Code de 1813, projet dans lequel il publie les obser- 
vations par lui faites pendant sa présidence de la Cour de 
Bamberg ?. 

$ 4. — L'impulsion ainsi donnée, les divers États alle- 
mauds font, à partir de 1838, de notables progrès dans la 
science du droit pénal, secondés qu’ils sont par tous les juris- 
consulles célèbres qui apparaissent à cette époque *, et grâce 
surtout aux discussions qui résultent des divers projets de lois 
soumis aux chambres. 


1 Le Code de Bavière a été, comme notre Code des délits et des peines de 
l’an IV, une réaction contre le régime des peines arbitraires. On croyait avoir 
résolu le problème en déterminant la peine d’une manière fixe, ou tout au 
moins en restreignant, autant que possible, le pouvoir discrétionnaire du 
juge. L'expérience a prouvé qu’on n’avait fait qu’introduire dans l’adminis- 
tration de la justice criminelle une intolérable rigueur, et il a fallu en revenir 
au système des peines arbitraires, déguisé sous le nom de circonstances 
atténuantes! | ; 

V. Vatel, Code de Bavière. (Note du traduct.) 

2 Ainsi, loin de servir à atténuer la peine, toutes les circonstances qui sont 
favorables à l'accusé, telles que l’occasion, l'entrainement, etc..., sont une 
cause d’aggravation! Funeste conséquence d’un faux principe auquel on 
veut toujours être fidèle quand même! (Note du traduct.) 

$ Ce projet de Feuerbach modifiant le Code de 1813 a été trouvé, à sa 
mort, parmi ses papiers inédits. 11 a été publié pour la première fois en 
1847, dans l'Archive du droit criminel, par Mittermaier. (Note de l’aut.) 

+ Citons entre autres Tittmann, Henke, Martin, Bauer, Birnbaum, Wilda, 
Waechter, Abegg, Mittermaier, Zachariæ, Geïib, Heffter, Hezmann, Kocst- 
lin, etc... (Note de l'auteur.) 


PRÉCIS DE L’HISTOIRE DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 373 


Ces discussions ont eu une influence d’autant plus salutaire, 
qu’elles étaient soutenues par les députés les plus capables, et 
surveillées par la publicité. Néanmoins ces heureux effets ne 
sauraient faire oublier les périls de semblables délibérations 
auxquelles se livrent des assemblées formées d'éléments hété- 
rogènes, dont les majorités sont souvent le simple résultat du 
basard, dont la plus grande partie des membres n’a pas en 
général fait du droit une étude spéciale et approfondie, et qui, 
pour toutes ces raisons, sont dirigées par des inspirations du 
moment, ou sont esclaves de l’autorité scientifique de quelque 
grand nom. : 4 

À moins d’avoir l'esprit aveuglé par l’ignorance ou l’injus- 
tice, on ne saurait méconnaître que si, dans ces diverses lé- 
gislations, on rencontre encore des traces de l’ancienne 
théorie exclusive de l’intimidation, on voit poindre, à travers 
_un certain éclectisme, l’idée vraie du but de la peine, qui est 
d’un côté de réparer l'infraction faite à la loi, et de l’autre de 
rétablir dans la personne du condamné, par la voie de l’amen- 
dement, l'équilibre moral que sa mauvaise action a détruit. On 
ne saurait méconnaître également que, si l’on n’a pu complé- 
tement éviter ces règles dogmatiques absolues, qui sont un 
obstacle au développement de la science, et qui doivent être 
abandonnées aux savants, on a cependant laissé à la doctrine 
un champ assez vaste pour qu’elle puisse exercer librement 
son action ; que si, dans certains cas, la latitude du juge est 
trop restreinte, on lui permet pourtant, en général, une appré- 
ciation libre, sans pour cela faire abdiquer à la loi sa salutaire 
autorité. | 

On ne saurait méconnaître enfin que, si quelquefois le basard 
est la seule règle suivie dans la fixation de la peine, c’est le 
plus souvent au degré de culpabilité de l’intention que se me- 
sure la pénalité; et de là surtout la rationalité des principes 
qu’offrent les nouveaux Codes sur la culpa, la tentaiive et la 
complicité. 

Pour se. bien pénétrer des progrès que manifestent ces légis- 
lations, il suffirait de comparer le Code de Prusse de 1851 et 
celui de Saxe de 1855 avec les anciens recueils qui se sont 
succédé à partir du commencement du XVIII siècle jus- 
qu’en 4838. Il est vrai de dire que, postérieurement à cette date, 
on n’a cessé de satisfaire par des lois partielles successives aux 


874 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


besoins qu’avaient fait naître les réformes introdiiles à tétte 
époque dans l'instruction criminelle. 


LE 


Nous avons vu que la hécessité de réformes se faisuit sbätit 
encore plus vivément dans l’instructiof criminelle que déni 18 
droit pénal proprement dit. 

L'ancienne procédure inquisitoriale ne pouvait subsister: 

H était temps que les fonctions d’accüsateur, de défenseur 
et de juge ne fussent plus réunies dans les mêmes nidin8; ët 
que les différentes phases du procès cessassent d’étre plis 
longtemps confondues. 

Il était temps de limiter ce pouvoir atbitraire du thüpistrat, 

à la discrétion duquel l'accusé 8e trouvait livré sans arties; 
arbitraire qui avait permis au juge itistrhcteur de fâite révivre 
la torture, formellement abolie, en punissant à son gré l'Hceusé, 
s’il était reconnu coupable de mensonge, üu s'il s’obatihait à 
garder le silence, ou s’il refusait d’avouer. 
I était temps de rendre les débats contradictoires: tar 
jusqu'alors le magistrat, statuant sur l'affaire, n'avait Sous les 
yeux que les pièces de la procédure, et n’entendäit ni les 
témoins, ni les experts, ni l’accusé lui-même. Pour suppléer à 
l’absence de ce dernier, on avait coutume de joindre âuû d6b: 
sier un acte dit geberdenprotocoll, dans lequel étaiènt vol: 
signés la tenue et les faits et gestes de l’accusé RSRerS l'in 
struction. 

IL était temps enfin que le juge cessât de se croiré forcé, plr 
la théorie des preuves légales, d'introduire de véritable8 moñ: 
struosités juridiques, comme par exemple de punir mêmt le 
simple soupçon, et de prononcer l’absolutio ab instantia :. 

Le signal de la réforme dans la procédure pénale fai donné 


1 Quand les conditions requises pour constituer les preuves légales n’é- 
taient pas remplies, le juge, qui d’après la loi aurait dû absoudre l'accusé, 
avait imaginé deux moyens de le condamner quand même : selon la gravité 
des présomptions ; ou bien il punissait l'accusé à cause dù simple soupçon 
dont il était l’oblet, ou bien il prononcait l’absolutio ab instantia, c'est-à- 
dire le renvoyait de l'instance actuelle, se réservant de reprendre l’instruction 
si de nouveaux indices venaient à se révéler. 

L’absolutio ab instantia avait pour l’accusé de étions consé- 
quences, en ce qu’il restait sous le coup d’une nouvelle procéduté et que 
pendant ce temps il était frappé d’incapacités civiles. (Note du trad.) 


PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 375 


par le Code d’instruction criminelle de Bade de 1845: : et à 
partir de 1848, presque tous les autres États de l’Allemagne 
font de leur procédure criminelle une refonte générale, con- 
cernant tantôt les crimes, tantôt les délits seulement. 

Parmi les prineipales améliorations adoptées se rangent, en 
première ligne, l’institution du ministère public et celle du 
jury *. On sépare avec soin de l'instruction préliminaire, les 
débats, qui sont désormais la partie la plüs imtiortanté dé ln 
preeédure, et qui, d’écrits qu’ils étaient, deviennent oraux. En: 
fin les règles de l’appel et du recours en cessation subissent 
de notables changements. 

La voix de la nation et les organes scientifiques, qui depuis 
longtemps réclament ees réformes, les seluèrent avec bonheur, 
Elles eussent certainement été plus complètes si la divergence 
encore existante des opinions sur le mérite de certaines initi- 
tutions capitales, telles que le jury et la théorie légale des 
préuves, n'eût été la cause de l'incertitude où l’on était de 
savoir si l’on dévait les adopter. L'époque agitée (1848) où : 
elles prirent naissance y est aussi pour beaucoup. Toutefois on 
a généralementsuivi le droit français, sauf en Branswiek, où l’on 
a prie pour guide le droit anglais, 

Ajoutons que très-souvent on a négligé, pour e’oceupèr 
trop exclusivement de l’établissement du jury; les autres babes 
de la procéduré, comme par exemple l’organisation judieiaire 
et Pintruction préliminaire: 

Enfin n'oublions pas qu’il était impossible que les nouvellæ 
institutions pussent porter de suite tous leurs fruits, puisque 
ni le publie, ni les magistrats, ni le barreau n’y étaient encore 
accoutumés 5. 


1 Ce Code, qui est un des plus progressites de cette époque, est dû surtout 

à l'influence du savant Mittermaïier, le premier dés crimihalistes allemañüs. 
(Note du traduct.) 

2 Ainsi, tandis que nous jouissons du bénéfice de ces salutaires institu- 
tions depuis si longtemps, elles ne fonctionnent, ‘ans une certaine partie 
de l’Allemagne, que depuis 1848! 

En effet, l'Autriche, la Saxe et le Altenbourg n’ont pas encore adopté le 
jury. L’Auütriche, toutefois, est sur le point de l’admettre. — On verra, 
dans la suite de ce travail, que M. dé Schmerling a proposé au Reïchsrath 
diverses réformes, parmi lesquelles il s’en trouve une relative à l’introdme- 
tion du jury. (Note du traduct.) 

3 V. Planck, préface de son ouvrage dogmatique sur le nouveau droit pé- 
nal et l'instruction criminelle; et Mittermaier, ses différents écrits sur a 
procédure pénale. (Note de l’auteur.) 


\ 


316 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


VI. 


C’est à tort que quelques auteurs ont pensé que de la création 
de ces législations propres à chaque État devait forcément ré- 
-sulter le morcellement définitif du droit commun pénal alle- 
mand. 

C’est également a tort que d’autres ont craint que cette 
unité de principes, basée sur le droit romain, le droit canoni- 
que, les lois de l'Empire, le droit contumier et la jurispru- 
dence générale, ne fût détruite par l’avénement de nouveaux 
Codes particuliers. 

Toutes ces appréhensions étaient mal fondées, car l’unité du 
droit pénal allemand à cette époque n'existait déjà plus, ni 
quant à la forme ni quand au fond. 

Pour démontrer jusqu’à quel point cette unité était depuis 
longtemps détruite, il suffit d’esquisser l’état du droit pénal, 
vers cette époque, dans deux États que nous choisissons : l’un 
au nord, {a Saxe; l’autre au midi, le H/urtemberg. 

En Saxe, il y avait différentes peines de mort qualifiées; en 
Wurtemberg, la seule peine de la décapitation. 

En Saxe, deux genres d'emprisonnement; plus du double en 
Wurtemberg. j 

En Saxe, les tribunaux pouvaient prononcer, à titre de me- 
sures de police, des détentions devant suivre l’expiration de la 
peine; cela n’avait pas lieu en Wurtemberg. De plus, il y avait 
de grandes différences dans le quantum de la peine ; c’est ainsi 
que certains délits d’une importance secondaire étaient punis 
plus sévèrement en Saxe, parce qu’au delà du marimum de 
l’emprisonnement, qui était de huit semaines, venaient sans 
transition les travaux forcés, tandis qu’en Wurtemberg il y 
avait des degrés intermédiaires. Par contre, quelques crimes 
d’une certaine gravité étaient punis, en Saxe, de peines moins 
rigoureuses, parce que le maximum des travaux forcés à temps 
y était de dix ans, lorsqu’en Wurtemberg il dépassait vingt ans. 

En Wurtemberg, la récidive était la principale circonstance 
aggravante du vol; elle ne l’était pas auprès d’un grand nombre 
de tribunaux saxons. Dans ce dernier État, au cas de concours 
de plusieurs vols, on faisait le total de toutes les sommes vo- 
lées, ce qui n’avait pas lieu en Wurtemberg. 

Ea Saxe, la restitution de la chose soustraite avait, quant à 


PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 377 


l’atténuation de la peine, une bien plus grande influence qu’en 
Wurtemberg. 

Enfin les mêmes différences se rencontrent dans la procédure. 
C’est ainsi que, pour n'en citer qu’un exemple, en Saxe les 
juges instructeurs renvoyalent le dossier aux Facultés de droit, 
tandis qu’en Wurtemberg ils jugeaient eux-mêmes ou ren- 
voyaient l'affaire à la décision des Cours d’appel. 

Au milieu de cette division, les législations qui furent créées 
devinrent les organes d’un nouveau droit pénal allemand , qui 
se présente, à la vérité, sous la forme d’un droit particulier, 
mais qui, au fond, repose sur une même base nationale. Grâce 
à la science pénale moderne, dont ils sont le produit, les Codes 
récents ont pu prendre et conserver, dans leur développement 
ultérieur, un certain caractère d'unité, unité à la destruction 
de laquelle, depuis la Caroline, la doctrine et la jurisprudence 
n'avaient cessé de travailler. 

S’il est vrai que les progrès de la civilisation et l’extension 
des rapports internationaux amènent de plus en plus tous les 
peuples à prendre pour base de leurs législations les mêmes 
principes ?, et que les changements divers qu’on y rencontre 
ne sont que la conséquence forcée de la différence des institu- 
tions politiques, ce caractère unitaire devait exister à bien 
plus forte raison dans les travaux juridiques des États alle- 
mands, à cause de l’uniformité de l’esprit national, de l’iden- 
tité des vues morales et sociales, et de la conformité des insti- 
tutions politiques. 

En outre, ces Codes n’ont-ils pas tous puisé à la même source, 
au vieux droit commun allemand et aux ouvrages scientifiques? 
et de même que le Code de Bavière formait la base immédiate 
des législations pénales qui se sont succédé de 1813 à 1838, 
et qui pour cette raison avaient entre elles une certaine 


1 Ces principes sont surtout ceux de la législation française, dont le Code 
civil (Code Napoléon) est déjà devenu le droit civil commun de presque toutes 
les nations civilisées, dont la procédure civile tend à étre adoptée comme 
procédure générale en Allemagne, et dont le droit criminel, récemment 
imité en Portugal et en Italie, sert également de base à ce grand mouvement 
réformateur qui se manifeste actuellement en Allemagne, relativement à 
l’amélioration du droit et de la procédure pénales. 

(V. les différents articles publiés dans cette Revue, 1° sur le projet du Code 
pénal portugais , 2° sur la procédure civile de Bavière, 3° sur l’organisation 
judiciaire en Italie.) , (Note du traduct.) 


378 PARTIF ÉTRANGÈRE. 


similitude, de mème il existe une telle ressemblance entre les 
législations récentes, parce qu’elles ont emprunté les unes aü% 
autres, et se sont réciproquement servi de leurs travaux pré- 
paratoires, de leurs projets et des discussions de leurs 
chambres. 

Sans doute; on y rencontre aussi certaines différences, soit 
dans la partie générale, par exemple en ce qui coriterne la ten- 
tañive et la complicité, soit dans la partie spéciale aux diverses 
infractions, soit enfin dans le langage technique employé. Mais 
il ne faut en chercher la cause que dans le profond hesoin; dont 
est possédée la nation allemande; de se créer des lois indivi- 
duelles, territoriales et locales. Cela provient encore de ce qué 
les auteurs de ces différentes codifications, après avoir puisé à 
la source commune du droit général, ont voulu aussi faire usage 
de leur droit particulier et de leurs propres coutumes. Enfin 
cela provient également de ce que quelques États ont eu recours 
aux législations étrangères, comme par exemple la Prusse, et, 
en dernier lieu, la Bavière au droit pénal français‘. 

Nous n’entendons certes pas prétendre que le droit commun 
existe encore à l’état de droit formel, comme à l’époque où 
l’autorité souveraine des lois impériales était reconnue. L'unité 
que nous constatons de nos jours n’est qu’une unité de fait, ré- 
sultant d’une conformité de principes. Ce droit commun de fait 
ne tient plus lieu sans doute, comme au temps de la Caroline; 
d’un droit formel subsidiaire; mais il produit à peu près {es 
mêmes résultats, car les tribunaux ont la faculté, pour ré- 
soudre les cas non prévus, de recourir aux ouvrages scieñti- 
fiques , ouvrages qui sont les véritables dépositaires de ee 
nouveau droit commun. 

Jusqu'à présent la science a bien pu, au moyen des travaux 
que lui ont inspirés chacune des législations récentes, main- 
tenir cette unité de fait dans le droit pénal allemand; mais il 
est à craindre pour l’avenir que la tendance vers un droit pâr- 
ticulier que nous avons signalée fait à la fin le dessus. 

L'histoire du droit pénal nous fournit, pendant lé cours dés 
XVII et XVII siècles, un triste exemple in semblable situa- 
tion, alors que l’entier oubli dans lequel était tombée la Caro- 


1 Le Code de Bavière de septembre 1861, dont l’auteur veut ici parler, 
est la plus récente de toutes les législations pénales de l'Allemagne ; il a fait 
de nombreux emprunts au Code pénal français. (Note du traduct.) 


PRÉCIS DE L'HISTOIRS DU BROIT PÉNAL ALLEMAND. 93170 


lide ent vausé cétte anarthie iégislatite; rééultat inévitable 
d’un particularisme sans mesuré. Pour éviter qu’un semblable 
malheur ne $e reproôduise de doë jouts, il 69t, selon nous, de 
toutà urgence de créer uni droit pénal commun ét formel; e’éBu 
à-dire un Code pénal général et unique s’appliquant à la totalité 
des États allemands !, 

On nous übjecte que créer l’unité dans le droit périal eut une 
entreprise qui offre bien plus de difficultés edtcore que créer 
Punité dans le droit civil et commercial *; que l'unité de légiéc 
lation n’est un bienfait qu’autant qu’elle est bagéë sut l’ufiité 
des mœurs et l'identité du caractèré nationkäl; düû6 dhrs un 
grand pays comme l'Allemagne il existe toujours forcémétit 
entre les diverses parties des différences essentiellés, qui er: 
pêcheraient un Code unique; réglant tous les détails; dè PRèe 
duire d’heureux résultats. 

D’autres sont d’avis que la multiplicité des Codes territoriaux 
doit être maintenue, parce qu’elle a l’avantage de rendre facile 
l’idtroduttion des réformes et présente une rmoiñdre force de 
résistancé aux progrès qu'uh Code fixe et général, ét que les 
expériences qu’on a déjà tentées prouvent qu'il manque en 
Allemagne une force législative, capable d’entrepreñdré et 
d'achever cette grandé œuvre: 

Enfin il est des auteurs qui soutiennent que Ïj’unité du droit 
pénal serait plus sûrement atteinte si on laissait agir lès légis- 
lations particulières et les ouvrages scientifiques 

À toutes ces objections nous faisons les réponses suivantes : 

D'abord l’état actuel des divers territoires allemands, tañt 
politique que moral, se prête mérveilleusement à une codifiva- 

\ L'auteur aborde ici l'importanté question, én ce moment 4 l’érdré du 
jour dans toute i’ Allemagne, de la nécessité d’avoir un Codé périal ühiqüe 
pour toute la nation germariique, 

Un grand pas a été déja fait dans ce sens par les deux congrès de juris- 
consultes, tenus lan dernier à Berlin-et cette année à Dresde, auxquels la 
présence des ministres de la justice de la plupart des Cours allemandes a 
donné une si grande autorité. 

Une commission permanente a été créée en vue de travailler à ce mouve- 
ment unitaire, et, au nombre des principales résolutions qui ont été prises, 
on a proposé d'adopter, dans toute l’Allemagne, le Code de procédurs civile 
du royaume de Hanovre. (Note du traduct.) 
SV, sur l'unité du droit commercial en Allemagne, un remarquable 


travail publié dans cette Revue (numéro d’août 1869) par mon henorabke 
confrère M. de Valruger fils. (Note du traduct.) 


380 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


tion unitaire. Nous avons démontré, en effet, que partout les 
législations particulières sont basées sur les mêmes principes; 
et quant aux différences de détail qui forcément doivent exis- 
ter, rien ne s’oppose à ce qu’on en tienne compte dans le Code 
général ?. 

De plus, il n’est pas exact de dire qu’en formulant d’une 
manière fixe, dans un Code unique, le droit pénal d’une nation, 
on entrave le développement théorique et pratique de ce droit. 
On donne au contraire, à ces deux éléments, la base solide 
dont ils ont besoin pour prospérer. 

La science, depuis Feuerbach et Grolman, a fait, ce nous 
semble, assez de travaux préparatoires, puisqu'il n’est plus une 
question qui n’ait élé traitée et élucidée par les auteurs, exa- 
minée et discutée par les chambres, ou dont la solution n’ait 
été tentée par des expériences juridiques. 

J'ajoute qu'il ne s agit pas de construire un Code absolu et 
invariable, mais seulement de réaliser un progrès en égalisant 
le niveau des nombreuses législations particulières. Quel triste 
sort serait réservé à toute espèce de réforme s’il la fallait ajour- 
ner jusqu’à ce qu’on fût sûr d’atteindre l’idéal de la perfection ! 

Si la science a jusqu’à présent à peu près réussi à maintenir 
l'unité du droit pénal, elle ne saurait le faire plus longtemps, 
car elle est forcée de disséminer sa force, çà et là, au milieu 
de ce dédale et de ce morcellement de codifications qui, loin 
de se rapprocher, s’éloignent de jour en jour davantage les 
unes des autres, et contrainte de s'occuper spécialement du 
droit d’un seul État, abandonnant les autres à la décadence 
qui attend toute législation dès que la science générale la dé- 
laisse, fût-elle très-soigneusement cultivée dans ses limites 
territoriales. 

Enfin, il ne faut pas perdre de vue l’avantage politique im- 
mense qui résulterait de l’unité du droit pénal. Rien ne res- 
serre, en effet, davantage les liens des différentes parties d’une 
nation que l’unité juridique. 


1 M. le baron Gross, procureur général à Eisenach (grand-duché de Saxe), 
propose dans sa Revue Strafrechtspflege de déterminer, par exemple dans le 
Code général, les cas passibles de la peine de l’emprisonnement , sauf à 
laisser aux différents États le soin d’en régler le mode et la durée suivant 
les divers régimes pénitentiaires en vigueur dans chacun d’eux. 

(Note de l’auteur.) : 


PRÉCIS DE L’HISTOIRE DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 981 


Jusqu’à ce qu’on soit parvenu à l’accomplissement définitif 
de cette grande entreprise, et afin d’en aplanir les difficultés, il 
serait bon, selon nous, que les petits États de l’Allemagne s’en- 
tendissent pour adopter la législation d’un des plus grands, et 
que ces derniers, à l’occasion de la révision actuelle ou pro- 
chaine de leurs Codes particuliers, s’efforçassent de maintenir 
et d’affermir le plus possible les éléments favorables, en faisant 
disparaître les éléments hétérogènes et contraires à l’unité. 


VIL. 


Il en est autrement en ce qui touche l'instruction criminelle. 
L'heure d’un Code général n’est pas encore sonnée. La princi- 
pale cause de cette différence est que tous les États n’ont pas 
pu parvenir à admettre l'institution d’un jury statuant sur la 
question de culpabilité. On ne peut même espérer voir bientôt 
tomber cet obstacle, car on a eu le tort de mêler à la discus- 
sion de cette question purement juridique des considérations 
politiques, soit en faveur, soit contre l’adoption du jury ‘; de 
même que dans les États où cette institution fonctionne, on a 
tenu compte de ces mêmes considérations pour restreindre sa 
compétence, modifier sa composition et son mode de voter. 

C’est à tort qu’on objecte contre ce projet d’un Code unique 
d'instruction criminelle que, jusqu’à présent, certains gouver- 
nements se sont toujours refusés à toute espèce de réforme 
concernant la procédure pénale, puisque ces gouvernements, 
ne pourront se soustraire à l’impétueux courant de l'opinion 
publique, qui réclame ardemment des améliorations. 

On oppose également à tort que les changements qu’on a 
fait subir dans certains territoires à l'instruction criminelle ont 
été faits sans ensemble, tantôt dans le sens du Code français, 


“4 Il ne faut pas oublier que l'auteur écrivait vers la fin de l’année der- 
hière. 

Depuis cette époque, grâce aux réformes introduites en Autriche par 
M. de Schmerling, la question de Code pénal et d’instruction criminelle 
généraux a fait un pas important. Il est en effet probable que parmi les 
innovations, que le Reïchsrath sera appelé à discuter, se trouvera la révi- 
sion du Code pénal et du Code d'instruction criminelle autrichiens. 

En ce qui concerne ce dernier, on est en droit d'espérer que l'institution 
du jury sera adoptée. Par là aura disparu le principal obstacle qui s’oppo- 
sait à la création d’un Code unique d'instruction criminelle, 

(Note du traduct.) 


38 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


tantôt dana celui des lois anglaises. Cette ahsence d'harmonie 
p'affecte en rien leg principes fondamentaux, car ces innova- 
tions pa touchent qu’à des points tout à fait secondaires. 

Il importe peu, en effet, que le jury n’ait pas partout ls même 
composition ou la même compétence; que dans certains États 
il ne soit saisi, à l’exemple de l'Angleterre, qu’en ças da déer 
aveu de l’acpusé !; que dans d’autres, comme en France, il 
statue dapa toutes les circnnstances ; que dans quelques-uns, 
encore à l’imitation du jury anglais, lorsqu'il ne veut pas ren- 
dre un verdict général, c’est-à-dire embrassant la question de 
fait et de droit, il puisse d'office restreindre sa décision à la 
question de fai, laissant au juge à qualifier infraction : c’est 
ce qu’on appelle le verdict spécial. Il importe peu, enfin, que 
le résumé du président embrasse à la fois le fait et le droit ou 
ne porte que sur le point de fait. 


VIIL. 


Quoique le danger imminent qui menace d'amener le dé- 
membrement du droit général ne puisse être autrement çanr 
juré par la science, qui en subit elle-même les atteintes, celle- - 
ci cependant peut le rendre moins sensible en travaillant à 
préparer les moyens d'établir une législation pénale unique. 
Telle doit être en ce moment sa préoceupation [a plus can- 
stante. 

Quel que soit l’objet de leurs travaux, qu’ils soient relatifs ay 
‘droit général ou au droit particulier, les auteurs de cette époque 
doivent ne pas perdre de vue la mission qui leur incombe. S'ils 
étudient le droit général, il faut qu’ils s’efforcent de bien faire 
ressortir quelles sont, au milieu du nombre infini et de la va- 
riété des gtaquis lerritoriaux, les institutions communs et 
vraiment nationales. S'ils traitent du droit particulier, ils de- 


1 En Angleterre la première question posée À l'accusé est celle-ci : « Do 
you plead guilty or not quilty? » 

Si l'accusé s'avoue coupable (guilty), le jury se retire; il est jugé par ls 
magistrat seul. 

S'il nie qu’il soit coupable (not guilty), le jury est appelé à décider cette 
question de culpabilité. 

C’est pour obtenir une réponse à cette interrogation que l'instruction cri- 
minelle anglaise, qui de temps immémorial a cependant rejeté tout moyen 
de contrainte imposée à l'accusé, employait les modes les plus cruels de 
tortyre. (Note du traduct.) 


PRÉCIS DA L’HISTOIRE DU DROIT PÉNAL ALLEMAND. 383 


vront, après l’avoir examiné dans son existence propre, le pré- 
sonter comme un rameau du droit général allemand. 

Loin de nous la pensée de contester l’importance des études 
sur l’ancien droit commun; nous sommes seulement d'avis 
que ce droit n’a plus aujourd’hui de valeur que comme source 
dogmatique et historique. 

La gcience ne doit pas, pour accomplir sa tâche, se borner 
à des travaux de doctrine; elle voudra y joindre des recherches 
sur les temps passés. | 

Trois grands corps de droit forment le vaste champ qui s’offre 
encore a ses méditations : le droit remain, le droit canonique 
et le droit germanique, dont on retrouve les traces dans cha- 
cune des branches du droit pénal. 

Le science aura dans le droif romain les premiers éléments 
de chaque question; elle les suivra dans le développement 
qu’ils subissent en droit canonique, et elle atteindra ainsi les 
monuments les plus reculés du drott germanique : les leges 
barbararum et les formulæ. Dans ces législations barbares elle 
devra abserver avec soin les nombreuses nuances qui exis- 
tent entre les lois des diverses peuplades, nuances qui ré- 
sultent souvent de ce que les lois ont été promulguées, soit 
par les rois, soit par les peuples eux-mêmes. Elle arrivera de 
la sorte aux Capitulaires des rois. 

Puis recueillant les rares documents juridiques épars dans 
les déclarations! et les jugements des Scabini (Weisthümer 
nd Schoeffensprüche), elle parviendra aux Livres de droit 
(die Rechtsbücher), le Sachsenspiegel, le Schwabenspiegel, etc. 

Parcourant alors la voie très-compliquée des différentes sé- 
ries des droits municipaux et provinciaux du nord et du sud 
de l'Allemagne, elle atteindra l’époque de la Bambhergensis et 
de la Caroline. Partout dans sa marche elle devra observer 
l'invasion du droit romain, ses victoires et ses défaites dans Île 
droit municipal et la jurisprudence des tribunaux ; et comme 
les lois de Rome se sont introduites sur le sol germanique sous 
les formes et avec les modifications que leur avaient données 
les jurisconsultes italiens du XI° au XVI° siècle, l’histoire des 


1 Avant de juger l’affaire qui leur était soumise, les scabins déclaraient 
d’après quels principes ils allaient rendre leur décision ; il n’y avait pas 
encore de lois positives. Ces déclarations (Weisthümer) ont été réunies et 
forment divers recueils. (Note du traduct.) 


384 PARTIE ÉTRANGÈRE. 


Doctrines romaines en Italie devient d’un puissant intérêt. 

Après la Caroline, l’histoire de la pratique et de la Doctrine 
en Allemagne acquiert une importance toute particulière, parce 
qu’elles sont, sauf quelques lois territoriales isolées, les seuls 
organes du développement et de la conservation du droit 
commun. 

Enfin, par l’examen des codifications nouvelles et par l’é- 
tude de la jurisprudence et des ouvrages dogmatiques qui en 
sont la conséquence, la scierice achèvera sa pérégrination his- 
torique. Partout elle devra noter les principes initiateurs, par- 
tout séparer les lois positives des résultats arbitraires du pou- 
voiret des tribunaux, partout écarter l’accidentel du nécessaire. 

À côté de l’analogie des faits extérieurs de l’histoire du droit, 
elle recherchera les idées mères et les sentiments nafionaux 
qui ont donné naissance aux lois positives de chaque époque. 

Des travaux historiques conçus suivant la méthode que nous 
venons d’esquisser peuvent seuls permettre l’exécution d’une 
pensée grandiose jusqu'à ce jour irréalisée : l’Histoire générale 
du droit péual et de la procédure criminelle en Allemagne. | 

Quand les recherches monographiques auront ainsi traité 
chaque matière, à partir de sa source dans le droit romain jus- 
qu’à son embouchure dans les nouvelles codifications pénales, 
peut-être pourra-t-on enfin mener à bien cette vaste entreprise 
dont désespéra le zèle infatigable de Wilda ?. 

La réalisation de cette grande œuvre sera, sous tous les rap- 
ports, l'honneur de la science allemande! Cu. LEVITA. 


1 Wilda, après avoir écrit le premier volume de son. Histoire du droit 
germanique, qui comprend tout le temps écoulé jusqu'aux Capitulaires, 
s’est arrêté. Nul autre pourtant n'était plus capable que lui, par la connais- 
sance profonde qu’il avait des temps passés, d'accomplir ce noble dessein. 
Malheureusement l’heure d’une histoire générale du droit allemand n’a pas 
encore sonné ! (Note du traduct.) 


EXAMEN DOCTRINAL. 302 


EXAMEN DOCTRINAL 


De la Jurisprudence. 
SOCIÉTÉ, — MINES. — FORME COMMERCIALE. — ACTES DE COMMERCE. 
Par M. DE NEYREMAND, conseiller à la Cour impériale de Colmar. 


Une société, civile de sa nature, devient-elle commerciale par cela seul 
” qu’elle s'établit sous la forme de l’une des trois sociétés reconnues par 
l’article 19 du Code de commerce? 


Mais si, dans son acte constitutif et par son mode de publicité, elle avait 
manifesté clairement la volonté de se constituer en société commerciale, 
Pourrait-on lui méconnaître ce caractère? Serait-elle admissible en tout 
cas à le répudier? à 


$ 
Quid, particulièrement, lorsqu'une société ainsi organisée, ainsi annoncée, 
a pour objet l'exploitation d'une mine? 


« Couvenances vainquent loi. » 
LovyseL, Inst. cout., Rég. 356. 


« L'exploitation des mines, a dit avec raison M. Delangle :, 
sé lie étroitement à la prospérité publique. » De là l’intérét qui 
s'attache à toutes les questions touchant à ce genre d’industrie. 
Celles que nous nous proposons d’examiner se recommandent 
de plus par cette considération importante que leur solution, 
dans un sens ou dans un autre, entraîne les modifications les 
plus graves dans la position des parties contractantes. Cette 
position en effet varie essentiellement suivant que la société 
est civile ou commerciale. Est-elle civile, nulle différence, vis- 
à-vis des tiers, entre l’engagement des associés administrateurs 
et celui des associés passifs : ils sont tenus chacun pour une 
part égale, lors même que le contraire aurait été stipulé dans 
l’acte de société (C. Nap., art. 1862, 1863), et aucune mesure 
extrême ne peut être prise contre eux. La société est-elle com- 
merciale, au contraire, les gérants sont soumis à la contrainte 
par corps (loi du 20 avril 1839, art. 1°"), à la faillite (C. com., 
art. 437); ils sont tenus indéfiniment et solidairement des 
dettes sociales si la société est en nom collectif ou en comman- 

4 Des sociétés commerciales, t. 1°", n° 34. . 

XXI. a 


386 REVUE DE LA JURJSRRUDENCE. 


dite (C. com., art. 22, 93), tandis que les commanditaires et 
les actionnaires des sociétés anonymes ne sont obligés que 
jusqu’à concurrence de leurs mises (art. 26, 32). 

Ces différences profondes dans les engagements qu’en- 
traînent les sociétés suivant leur nature commerciale ou civile, 
ont donné lieu à de.vifs débats entre les auteurs, à de fréquentes 
contestations. devant les tribunaux ; mais ni les auteurs ni les 
arrêts ne sont d'accord sur les principes qui doivent servir à 
résoudre la difficulté, 

MM. Em. Vincens * et Dageville * pensent qu’une société «j- 
yile de sa nature perd toujours ce caractère pour 88 transformer 
en société de commerce lorsque, par sa constitution en société 
anonyme ou en commandite par actions, elle affecte une forme 
doat les éléments ou les conséquences leur paraissent incon- 
eiliables avec la manière d'être des sociétés civiles. 

La Cour ‘de cassation et plusieurs Cours impériales ont con. 
sacré ce système*. Ces arrêts posent en principe que des s0- 
ciélés de cette nature, alors surtout que les actions sont au 
porteur, ne peuvent être, quel qu’en soit l’objet, que des sociétés 
commerciales. 

MM. Malepeyre et Jourdain *, ainsi que M. Nouguier‘, vont 
plus loin : ils estiment qu’une société civile prend le caractère 
commercial dès qu’elle est établie et se produit sous l’une des 
formes, n’importe laquelle, des trois sociétés de commerce 
reconnues par l'article 19 du Code de commerce, lors même 
par conséquent qu’elle ne serait qu’en nom collectif qu eg 
commandite simple. Il n’est pas de loi, disent-ils, qui jnterdise 
de faire d’un objet civil une société de commerce pour mieux 
en assurer le succès. Le commerce est libre; il est accessible 
à tous, aux sociétés comme aux individus. Un non-commer- 
çant fait un acte de commerce par cela seul qu’il souscrit une 
lettre de change pour un simple emprunt : la forme de J’acte 
en détermine la nature. Donc, adopter la forme d’une gocjété 


1 Législ. comm., t. 1, p. 350 et suiv. 

* Code de comm. expliqué, t. le, p. 82, 

+ Cass., 30 avril 1828 (S. 28, 1, 418); Bordeaux, 22 juin 1833 (S., 38, 2, 
#47); Dijon, 26 avril 1841 (S., 41, 2, 481); Paris, 19 août 1840 (P., 1841, 2, 


589); Colmar, 26 avril 1861 (Recues} des arréts de cette Cour, t. LVIL, p. 120). 
+ Soc. com., p. 8. : 


5 Comp. des trib. de com. t. IL, p. 213, n° 6. 


EXAMEN DOCTRINAL. 887 


commerciale, c'est se faire commerçant en ceite parties c’est 
vouer son temps et ses facultés à une série d’opérations com- 
merciales, nécessairement engendrées par la qualité qu'on a 
arhorés. À ceux qui, dans leur intérêt, commercialiseni ainsi 
leur association, il n’est plus permis de répudier une position 
xolontairement prise, de reculer devant les engagements qui 
en dérivent. Ces engagements ne sont-ils pas d’ailleurs radi- 
calement incompatibles ayec les principes qui régissent les 
sociétés civiles? 

MM. Bellot des Minièrest, Duvergier ?, Orillard *, Récane #, 
Maolinier * et Rivière ‘ enseignent au contraire qu’une spcifté 
ne peut jamais perdre son caractère par la forme ou le nom 
que les parties Jui ont donné. La forme d’une sociélé commer- 
giale adoptée par les parties, disent-ils, ne peut imprimer le 
caractère commercial à une opération qui n’est pas commer- 
giale par elle-même : on n’est commerçant que lorsqu'on fait 
le commerce : vainement prendrait-on la qualification de com- - 
merçaot si l’on n’y joint pas la fonction. C’est donc le but au- 
quel tend Ja société, sa nature même et nor le titre dont elle 
s'est affublée, qu'il faut uniquemment considérer. Si elle est 
vraiment commerciale, c’est-à-dire si elle a pour but de faire 
le commerce, elle reste telle, quelle que soit la forme em- 
prantéa pour Ja déguiser. Par contre, si elle est civile par l’objet 
ayquel elle s’applique, elle demeurera telle nonobstant le mode 
adopié pour sa mise en action ; elle resterg sous l'empire du 
droit civil, 

Telle est aussi l'opinion de M, Troplong ”. Il admet tautefoig 
certaines Çoncessions Comme un sacrifice nécessaire à l'empire 
des faits; nous en parierons tout à l'heure dans l'exposé de 
n9fre opinion personnelle. 

M. Delangle enfin © établit une Aéineson entra les saciétés 
civiles par essence et celles qui ne le sont pas au dont l’objet 


1 De Farbitrage, t. 1°, n° 213. 

3 Gout. de soc., n° 485. 

3 Comp. des trib. de com., n° 681. 

% Soç. de com., p. 18. 

s Trait. de dr. com., t. Ier, n° 244. 

6 Répét. sur le Codé de com., p.'49. 

* Soc., t. fr, not 143, 396, 327 et 328. 
8 Soc. com., t. I", n° 34, 8h et 86. 


388 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


est d’ailleurs susceptible de se prêter à des opérations de com- 
merce. Il admet aussi que ces dernières sociétés deviennent 
commerciales lorsqu'elles se sont établies sous l’une des trois 
formes reconnues par l’article 19 du Code de commerce, alors 
surtout qu’elles ont joint au fait l’expression de la volonté; mais 
il pense qu’il n’en saurait être de même pour celles qui, par 
leur objet et leur but, résistent à la spéculation ou à la mobilité 
commerciale. Cette distinction il la motive ainsi : Quand une 
société a pour objet des choses qui résistent par leur essence 
à une spéculation commerciale de quelque forme qu'on l’en- 
toure, il est nécessairement impossible qu’elle puisse se tra- 
vestir en société de commerce, tandis que, s’il s’agit de choses 
qui, bien que civiles par leur essence, peuvent cependant se 
prêter à une spéculation commerciale, la société qui revêt la 
forme commerciale pour faire cette spéculation est alors une 
société de commerce non-seulement par sa seule forme, mais 
aussi par le fond : par sa forme, puisqu'elle en a tout l’appareil 
et que les conditions imposées pour la validité des conventions 


de cette nature ont été remplies; par le fond, puisque l’objet : 


. de ses spéculations rentre dans les prévisions des articles 632 
et 633 du Code de commerce. Dans ce cas, il nc peut pas se 
faire... que les actionnaires, qui n’ont entendu s’engager que 
jusqu’à concurrence d’une certaine somme et qui l’ont versée 
dans la caisse sociale, soient exposés à supporter les consé- 
quences d’une gestion que la constitution même de la société 
ne leur permet pas de supporter; que les gérants (par contre) 
puissent, en déposant leur qualité comme on dépose un masque, 
échapper à la nécessité de payer les dettes autin œre aut in cute. » 

Parmi ces systèmes, tous appuyés de bonnes raisons, quel 
est celui qui doit prévaloir? ou plutôt aucun d’eux n’est-il ac- 
ceptable d’une manière absolue? Ne faut-il pas, dans ce conflit 
d'opinions, chercher une solution intermédiaire, une sorte de 
compromis basé sur le fait plus que sur le droit, et la règle qui 
doit ici servir de guide ne serait-elle pas dans ce principe élé- 
mentaire que, pour interpréter ou caractériser les conven- 
tions, on doit avant tout rechercher l'intention des parties? 

Nous croyons que c’est à l’aide de ce principe, combiné avec 
les règles du droit civil et eommercial en matière de société et 
d'actes commerciaux et la loi spéciale du 10 avril 1810 sur les 
mines, que le problème peut être résolu. 


e-— 


EXAMEN DOCTRINAL. 389 


En d’autres termes et pour formuler nettement notre opinion, 
nous croyons 1° qu’une société civile de sa nature, et spéciale- 
ment celle qui a pour objet l’exploitation d’une mine, ne devient 
pas commerciale par cela seul qu’elle revêt la forme commer- 
ciale, à moins qu’elle ne comprenne des opérations ou une 
industrie auxiliaire, d’une certaine importance, réputées actes 
de commerce, et qui ne soient pas des dépendances ou de 
nécessités de l’industrie principale; 2° qu'il faut déroger au 
principe général, qui veut que l’on caractérise d’après le fond 
et non d’après la forme, lorsque les parties ont manifesté clai- 
rement soit d’une manière expresse dans l’acte constitutif, soit 
virtuellement par un ensemble de faits qui ne permet aucun 
doute, que leur volonté, éclairée et réfléchie, a été de con- 
tracter une société commerciale avec tous les avantages et 
toutes les responsabilités qui y sont attachés, à moins qu’il ne 
s'agisse d’une association qui n’a pas le lucre pour objet, 
comme les sociétés d’assurances mutuelles, ou dont la matière 
ne soit pas marchande, comme les spéculations sur l’achat et 
la vente des immeubles, la nature même de la chose mise en 
société dans ces deux cas résistant d’une manière absolue à 
leur commercialisation. | 


I 


C'est un principe certain, incontestable, suivant nous, que le 
caractère d’une société doit se déterminer par son objet et non 
par sa forme : ici surtout s’applique la règle plus valet quod 
actum quâm quod scriptum. Quelle que soit la forme adoptée, 
la société ne devient pas commerciale si elle n’a pas pour objet 
de faire un bénéfice réputé commercial. Ce principe ressort 
clairement des articles 16 et suivants du Code de commerce, 
combinés avec l’article 632 du même Code, et l’erreur de ceux 
qui le contestent ne provient que d’une lecture inattentive de 
ces texles. 

Ces dispositions, en effet, ne se bornent pas à dire que les 
sociétés seront commerciales lorsqu’elles seront établies dans 
certaines formes; elles ajoutent qu’il faut encore qu’elles aient 
pour objet de faire le commerce, c’est-à-dire de se livrer à des 
opérations qualifiées actes de commerce par l’article 632 du 
Code de Commerce. L'article 20 le dit expressément. Ainsi, 


390 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


pour qu’une société soit vraiment réputée commerciale, il ne 
faut pas seulement qu’elle en ait l'appareil ou l’extérieur, il 
faut qu ’elle le soit réellement par le caractère de ses actes : ici 
habit ne fait pas la personne. 

Il importe donc peu, en principe général, qu’une société ei- 
vile s’assimile une des formes de la société commerciale ; par tet 
emprunt seul, elle ne devient pas commerciale. Le domaine dé 
certains usages particuliers aux intérêts commerciaux n'est pas 
interdit aux intérêts civils; la fraternité ne leur est pas défendue: 
Les sociétés civiles peuvent s'approprier quelqués avantages 
des sociélés commerciales, se soumettre à quelques-uns de 
leurs inconvénients, sans abdiquef pour cela leur nationalité : 
nous ne connaissons pas de loi qui interdise ces excursions en 
terre étrangère, mais non hostile. « La société civile, dit très- 
bien M. Troplong, n’est pas emprisonnée dans telle ou telle 
organisation sacramentelle. Des statuts particuliers peuvext 
former la constitution de tous les pactes qui ne sont pes illicites, 
et rien n’empêche d'importer dans la société civile quelques- 
unes des formes ou des obligations qui distinguent plus parti- 
culièrement les sociétés commerciales ; de tels emprunts ne 
changent pas la nature des choses. » 

Ainsi, par exemple, une société formée pour l’exploitation 
d’une mine trouve avantageux de prendre un nom qui la signale 
au public, une signature sociale qui facilite et simplifie ses 
actes, de rendre ses gérants solidairement responsables, de 
diviser son capital en actions, c’est-à-dire de recourir à des 
formes qui se rencontrent dans les sociétés en nom collectif ou 
en commandite : perdra-t-elle pour cela le caractère civil que 
Jui attribue la loi? Non assurément; car l’emploi seul de ces 
formes, qui ne sont pas un monopole commercial, ne suffirait 
pas, on l’a vu, pour commercialiser la société. 

Persistera-t-on néanmoins à soutenir que lé régime dés se- 
ciétés commerciales est incompatible avec celui des sociétés 
civiles; qu’elles ne sauraient frayer ensemble et que l’une 
exclut nécessairement l’autre? 

Achevons de ruiner cette objection en la serrant de plus près. 

Et d’abord, en quoi la société en nom collectif 8erait-elle 
inconciliable avec une société civile? serait-ce parce qu’elle 
établit la solidarité entre tous ses membres, tandis que les às- 
sociés civils ne sont tenus que pour leur part virile, 


EXANEN DocrhiNAL. 391 

Mais larticlé 186% du Gode Napoléon, qui 6lablit ces diffé- 
rénces; h’eët püint ekelusif ni prohibitifs il n8 dit pés qu’il ne 
séra pis pertnis dé les modifier ét d’étendit là réspoñisabilité : 
il s’éh réfère tacitetnent aux articles 1203 et stiivätits du iiôtfé 
Godë qui, ëh matière de sblidarité, laisséhit toul8 lâtilude tx 
cohivétitions des parties. 

Mais le raison sotigle, dont l'emploi étipugE totis lés usÿb- 
ciés en om Collectif, voilà uné pratiqué Exclusiverent ue 
merciale ! 

Notré même afticle 1862 répond à l’objection. Sü disposition 
finale porte que « l’un des assôciés dé péut obliger les autrés 
si éeux-ci né lui éh éfit pas Conféré le pouvoir. » Il suit dé là 
que cét articlé prévoit la stipulation pat laduëllé des associés 
civils donnent à l’un d’eux 18 mañdat de les obliger tous. Of 
lorsque ces associés établissent leur société civilé sous là forme 
d’une assoëiätion en nom Collectif, ét Adoptent üne raison sb: 
ciale pout désigner au public la personne en qui $’individuälise 
la société, il8 ne font pas autre chose que de conférér à célui 
ou à ceux à qui ils donnerit le droit de traiter sous Ce nom s0- 
eial le mandat de lés obliger collectivement. 

Eir résumé, la liberté des contrats est indéfhie;s elle nè èon- 
paît d’autres limités duë téllés assighées par la Morale ou pat 
la loi. La morale, ellé n’est pas iéi en cause, et, duaht à la lof; 
il n’en existé aAueuñé, que fous sachiôns, qui défende à unè 
sociélé tivile de prendre là formè collective; 16 droit civil 
autorise même un mode d’engagemetit qui n’a de tommercia! 
qué la formule. | 

Mais la société anbnyme ! assotiation dé éapitaux, tandis que 
la société éivile est une association de personnes? Commènt 
concilier des caractères si opposés ? 

Nous répondrons d'abord en général que la réunion des ta- 
pittax est si peu une institution exclusivement commerciale 
que les sociétés d’assurances mutuelles, bien qu’organisées 
en sociétés anonymes, ne sont, malgré leur forme commerciale, 
tont le monde le reconnaît, que des soctétéB civiles. Pour les 
mines, la loi du 16 avril 1810 fournit de plus une réponse spé- 
ciale et péremptoire. D'après les articles 8 et 13 de cette loi, 
les mines peuvent être exploitées par des sociétés par actions, 
ce qui n'empêche pas l’article 32 de la même loi de déclarer 
que ce mode d’exploitation ne constilue pas an commerce. 


392 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


Reste la société en commandite... Mais cette société n’est 
qu’une fusion des deux autrés sociétés, une combinaison de 
leurs éléments respectifs ; or s’il est vrai, comme nous croyons 
l'avoir démontré, que l’organisation de ces dernières sociétés 
peut s'approprier aux sociétés civiles sans les dénaturer, il 
sera vrai également que la société en commandite, pour être 
complexe, n’a rien qui répugne à cette alliance. 

Maintenons donc que le seul emploi par une société civile d’une 
forme commerciale ne lui fait pas perdre son caractère naturel. 

Mais qu’arriverait-il si cettte société se livrait à des actes de 
commerce ? — Il faut distinguer. 

S’agirait-il d'actes indispensables à l'exercice de l’industrié 
et qui s’y rattacheraient par les liens les plus étroits? Nous ne 
verrions là que des procédés accessoires, n’altérant en rien 
l'essence de la société. Ainsi la société, pour les besoins de 
son service, émettra ou endossgra des effets de commerces elle 
ne sera pas pour cela réputée commerçante. Ainsi encore, si 
l'exploitation de son industrie exige l’achat d’une quantité con- 
sidérable de combustible, cette nécessité n’aura rien de com- 
mercial. Supposons un propriétaire qui, trouvant dans son 
domaine une terre propre à la fabrication de la tuile ou de la 
brique, est obligé d’acheter les bois ou la houille nécessaires 
pour le chauffage, il n'en restera pas moins un propriétaire 
exploitant son fonds, parce que ces achats touchent à une in- 
dustrie rurale et que les qualités de ce fonds ne peuvent être 
utilisées que de cette façon. Cela est si vrai que, sous l’ancien 
régime et dans ces conditions, ce genre d'industrie n’emportait 
pas dérogeance à noblesse ; ainsi l’avait décidé un arrêt de la 
Cour des aides de Paris du 27 mai 1717, rapporté dans le dic- 
tionnaire de Brillon au mot Voblesse. 

Mais si une société civile se livrait à des actes de commerce 
sans lien avec son objet civil, « à des spéculations auxiliaires, 
fortement empreintes, comme dit M. Troplong, du caractère 
commercial ; » si, par exemple, comme dans une espèce sou- 
mise à la Cour de Colmar le 28 avril 1861, elle embrassait tout 
à la fois l’exploitation d’une saline et un établissement de pro- 
duits chimiques, ou si encore, comme dans une autre affaire 
jugée par la même Cour tout récemment ‘, une manufacture 


1 Arrêt du 4 juin 1862, rapporté dans notre Recueil des arrêts de la Cour 
de Colmar, t. LVIII, p. 132. 


L 


EXAMEN DOCTRINAL. 393 


de papiers de calfatage s'était accolée à l’exploitation d’une 
mine de hoüille et d’asphalte, alors sans contredit l’importance 
de pareilles entreprises déteindrait sur la société et lui impri- 
merait leur couleur. 

Nous croyons même que si, sans franchir le cercle de sa 
concession, une société de mines en manipulait, en métamor- 
phosait les produits au lieu de les vendre dans leur état naturel 
simplement épuré ; si, par exemple, le concessionnaire d’une 
mine de fer convertissait le minerai en instruments d’agricul- 
ture, si celui d’une mine de houille ou d’asphalte livrait ces 
matières au commerce sous forme d'huile ou de goudron, 
comme faisait l’une des compagnies plaidant devant la Cour de 
Colmar, il y aurait loin de là à ce$ transformations industrielles, 
à l’exploitation agricole élémentaire de premier degré dont 
parle l’article 638 du Code de commerce, et nous n’hésiterions 
pas à y voir une entreprise de manufacture dans le sens de 
l’article 632 du même Code. Cette société, en effet, ne se bor- 
nerait plus alors à l’industrie déclarée civile par la loi de 1810, 
à l'exploitation de la mine et à la vente du produit naturel de 
ses fouilles, mais à une industrie nouvelle s’exerçant sur la 
mine extraite, transformée en produits artificiels, c’est-à-dire 
à un travail de manufacture. Ce n’est plus aux fabricants qu’elle 
livrerait, comme le suppose la loi de 1810, mais aux commer- 
çants : cette interversion la constituerait elle-même commer- 
çcante. 

Notre manière de voir à cet égard est partagée par M. Massé!, 
par M. Dalloz * et par Carré. Ce dernier généralisant la ques- 
tion, se demande si le propriétaire d’une manufacture, dont le 
travail ne s’exercerait que sur les matières premières provenant 
de sa propriété, ferait une entreprise commerciale dans le sens 
de la loi; il répond « que l’affirmation résulte des termes gé- 
néraux de la loi qui n’admettent aucune distinction entre le 
manufacturier qui ne fait que travailler sur des produits de sa 
propriété seulement et celui qui fait travailler sur des matières 
qu’il a achetées. » Puis, prévoyant l’objection tirée de l’arti- 
cle 638 du Code de commerce, il ajoute : « Peut-on assimiler 


1 Droit com., t. III, n° 433. 

2 Rép., v° Actes de com., n°’ 161 et 162. 

3 Lois de l'organis. et de la comp., t. II, n° 501, éd. in-4°. D’après M. Que 
lard, n° 304, « tout dépend de l'importance de l'établissement. » 


894 REVUE BE LA JURISPRUDENCE. 


le propriétaire qui he fait que vendre les detirées de son eru à 
celui qui a tn établissement de manufacturé et qui fabrique des 
marchandises? Le prerhier livre au consorhmateur les récoltes 
qu’il a faites sur sa terre, et s’il fabrique du vin, de Phüile; du 
eidre, etc., c’est qu’autrement il ne pourräit tirer parti de bes 
raisins; de ses olives; de ses pommes; ses trataux apparliennent 
particulièrement à l’industrie agricole: Latitré, au contraire, 
possède un établissement plus vu moins considérable: ik déna-: 
ture ses produits pour en faire des marchandises qu’il destine 
au commerce; ses travaux äppartiennent particulièrement à 
industrie commerciale. » 

Une seule Cour impériale, celle de Douhi, s’éthit écartée da 
ces principes en jugeant, le 22 juillet 1830 !, « que celui qui, 
ponr tirer meilleur parti du fruit de ses terres, les convertit en 
une autre tharchandise, et; par exemple, les emploie à là fabri- 
cation du sucré indigène, ne fait pas acte de commerce, vetts 
fabricatioh n’étant qu’un accessoire de sôn exploitation rurale: » 
Maiïë, par un arrêt du 8 avtil 1841 ?, cètte même Cour est re- 
venbhe à la doctrine que nous croyonë vräie, en décidant qué 
« le propriétaire, qui exploite une distillerie établie sur son 
fonds est réputé commerçaït à raison de cette exjiléitation, si 
la distillerie est l’objet principal dé 8on industrie et nÜün ux 
accessoire de sa prôpriélé; qu’on he peut assimiler, dans cë 
cas, ce distilläteur à un propriétaire qui 8e borne à Su Le 
les produits de son fonds. » 

Supposons enfin qu’une sÔciété he se Boît pas bornée à cou- 
 vrir d’ün vêtement cornmercial sa personhälité civile; que, dans 
la vuë d'agrandir ét de fécondét Son entreprise, élte ait abdiqué 
cette personnalité et 8e soit posée ouvertement en facé du pu- 
blic comme une société commerciale, pourrait-on, dans cé cas, 
Jui méconnaître ün caractère du’elle se serait ainsi, dans son 
intérêt, volontairement attribué? Et; de son côté, celté société, 
après avoir arboré ce drapeau àv jour des espérances, pourrait- 
elle le déchirer à l’heure des déceptions et des révers ? 

Nons arrivons ici à notre seconde PRROMUORs 


1,2 Le texte de ces deux arrêts se trouve dans le Rép. de MM. Dalloz, 
v° Actes de com., p. 422, note 3, et p. 428, noté 1. 


EXAMEN DBOCTRINAL: 908 


IL. 


L4 question est celle-ci : Quand une société foncièrement 
civile, en adoptant la forme commerciale, déclare en outre dans 
ses statuts qu'elle entend fonctionner commercialement et 
qu’elle manifeste son existence et ses intentions, ainsi carac- . 
térisées par élle-même, en observant toutes les formalités pres- 
crites par le Code de commerce pour la publicité des sociétés 
commerciales, quand, de plus; prévoyant des contestations s0- 
oiales, elle 8e soumet à l’arbitrage forcé sous l'empire de l’au- 
cien article 51 du Cüde de commerce, cette société, en dépit 
de toutes cés manifestatiods, n’en restera-elle pas moins une 
société civile? Est-ce là un caractère indélébile dont rien ne 
saurait la dépouillèr ? 

Nous ne saurions l’admettre d’üne manière absolue, 

Et d’abord il nous paraît peu moral, peu vonforme à la 
loyauté commerciale et à la sûreté des transactions, qu’une 
société; après avoir joui de toutes les facilités du commerce; 
de tous les avantages du crédit, après avoir éxploité, en un 
mot, sa position conimerciale, puisse vénir dire effrontérhent : 
Cette position n’était qu’un mensonge; un masque trompeur 
pour attirer la confiance; ce masque, je le jette aujourd’hui: 
J'ai pris ud déguiserherit qui ne m'était pas permis ; je reñtre 
dans la légalité ! 

H faudrait un intérêt d'ordre publie bien évidetit pour au- 
toriser un pareil langage, et nous n'entrévoyblis iei que l’inté: 
rêt privé. 

Pour ne parler que des mines; qu'est-ce qu’a voulu l4 loi de 
1810 en déclarant que les sociétés ayant leur extraction pour 
ebjet, seraient purement eiviles, même avec certains procédés 
eomimérciaux ? Elle a voulé eréer un privilége en Teûr faveur, 
et pourquoi? Pour attirer les hauts dignitaires; les capitalistes’ 
civils, espèce d’aristocratie orgueilleuse ou craintive que les 
mots de patiente et de marchands eubsent révoltée, que les rts- 
ponsabilités et les rigueurs commerciales eassent effrayée? Or 
il est de principe élémentaire que chacun; les sociétés comme 
les individus, peut renoncer à un privilége eréé en sa faveer. 
C’est dans l'intérêt des sociétés de mines que léur industriés 
considérée comme commerciale jusqu'alors, a été déclarée 


396 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


civile. Si donc ce même intérêt, mieux compris, leur conseille 
de commercialiser leur société, si la prévoyance de l’homme 
se trouve mieux inspirée dans un cas donné que celle du légis- 
Jateur qui est générale, où est donc la loi qui les empéchera 
d'écouter la voix de l'intérêt? 

Mais cette loi, dira-t-on sans doute, elle existe : on la trouve 
d’abord dans l’article 20 du Code de commerce, d’après lequel 
une société commerciale n’a réellement ce caractère que lors- 
qu’elle fait le commerce; on la trouve encore dans l’arti- 
cle 2063 du Code Napoléon, qui défend à tout francais de se 
soumettre à la contrainte par corps pour des actes qui n’en- 
traînent pas cette mesure extraordinaire d'exécution. 

Nous ne nous dissimulons pas la force de cette observation; 
nous croyons pourtant que notre système peut y échapper à un 
certain point de vue, et cela à l’aide de l’ingénieuse RS 
enseignée par M. Delangle. (V. supra.) 

Qu’une société qui ne s’est pas établie dans un but de spé- 
culation ou dont la spéculation porterait sur des choses en 
dehors du domaine commercial, ne puisse jamais, sous quelque 
forme qu’elle s’annonce, devenir commerciale, on le conçoit et 
nous l’admettons : ici le but de la société, son essence, s’op- 
posent à la commercialité, et, sous ce rapport, il faut en con- 
venir, lobjection a raison. 

Mais lorsque, comme dans les sociétés de mines, le bénéfice 
est le mobife du contrat, et que la matière exploitable n’est 
pas immobilière de sa nature, lorsqu'elle constitue une chose 
fongible susceptible d’être travaillée et transmise manuellement, 
lorsque l’entreprise dont elle est l’objet n’est immobilisée que 
par la loi, nous ne voyons pas pourquoi et en vertu de quel 
obstacle les parties ne pourraient pas, dans leur intérêt bien 
entendu, se transformer en commerçants afin de donner à leur 
industrie l’élan et le crédit propres à en assurer le succès? Ce 
sont là des tendances qu’en bonne économie pollhque il faut 
encourager et non enrayer. 

Nous disons qu’extraire des matériaux enfouis dans le sein de 
la terre et les mettre en état d’être livrés aux fabricants ou 
commerçants, c’est travailler sur des choses mobilières de leur 
nature. Si la mine, en effet, est immeuble avant son extraction, 
elle est meuble après; elle a en tous cas eette qualité au mo- 
ment de la vente. La loi de 1810 le reconnaît : « Sont meubles, 


EXAMEN DOCTRINAL. 397 


dit son article 9, trop négligé par les auteurs, les matières ex- 
traites. » Ne l’avait-elle pas déjà fait entendre en autorisant 
les concessionnaires, par son article 8, à convertir la mine en 
actions régies par l’article 529 du Code Napoléon, c’est-à-dire 
à la mobiliser, privilége refusé aux possesseurs de DIOREES 
agricoles ? 

Donc la société formée pour l'exploitation de pareilles ma- 
tières n’est pas une société civile par son essence; sa nature, 
au contraire, se prête au commerce : dès lors la transformation 
commerciale ne viole pas les lois qui ne reconnaissent comme 
négociants que ceux qui font le négoce. 

Mais que devient avec cette distiction le respect dû à la bonne 
foi des tiers que nous invoquions tout à l’heure? ne serait-il 
pas sacrifié dans un cas? et cette conséquence fâcheuse n’est- 
elle pas la condamnation de tout le système? 

Nous ne croyons pas être en contradiction avec nous-mêmes 
en concédant l’inaltérabilité de certaines sociétés, car, à nos 
yeux, l'intérêt des tiers qui ont traité avec ces sociétés, sur la 
foi de garanties impossibles, ne doit pas être pris en considé- 
ration ; 1l doit être écarté par la règle volenti non fit injuria. 

Sans vouloir invoquer la maxime trompeuse que nul n’est 
censé ignorer la loi, nous croyons pouvoir affirmer qu’il n’est 
pas de négociant qui ne sache, d’une part, que, sans esprit de 
lucre, il n’y a pas de commerce; d’autre part, que les immeu- 
bles ne sont pas des marchandises, et que les spéculations dont 
leur transmission peut être l’objet ne rentrent pas dans ce qu’on 
appelle communément des opérations de commerce ; ce sont là 
des vérités devenues triviales dans le monde des affaires. Si 
donc un commerçant traite avec une société civile qui n’a de 
commercial que la forme, avec une société, par exemple, qui 
se serait établie pour doter une ville d’an théâtre ou d’une 
promenade, ou pour acheter et revendre des immeubles, il sait 
très-bien qu’une pareille société ne peut être que civile, et il 
ue sera pas écouté en venant se plaindre qu’il est privé de cer- 
taines garanties exceptionnelles sur lesquelles il ne devait pas 
compter, et si, dans un chimérique espoir, il a négligé les ga- 
ranties ordinaires, il ne pourra s’en prendre qu’à sa propre 
imprudence. Mais il en serait tout autrement s’il avait fait des 
affaires avec une société dont l’objet, naturellement mobilier, 
n’a été immobilisé que par une loi spéciale qu’il lui est bien 


568 REVUE DE LA JURISPRUBENCE. 


permis d'ignorer, et dont les parties, d'ailleurs, peuvent répu- 
dier le bénéfice. En voyant cette société s'appliquer à des choses 
propres aux combinaisons commereiales, à des marchandises, 
ce commerçant a dû croire à la commercialité; il a ouvert sa 
caisse dans cette conviction ; le frustrer, en ce cas, de garan- 
ties sur lesquelles il était en droit de compter, ce serait sane- 
tionner, à sqn préjudice, yn véritable abus de confiance. 

Ainsi dopo la loyauté commerciale, l'intérêt dy commeres, 
les principes généraux du droit, tout se réunit pour faire déci 
der qu'une société civile, non par son essence, mais par une 
fiction de la loi, peut, par l'effet d’une volonté éagrgiquement 
manifestée, so transformer et fonctionner en société çommer- 
ciale; que dans tous les cas, après avoir battu monnaie avec 
cette qualité, elle sergit non recevable à la répudier en justice. 
Quand une société civile, en empruntant la forme commerciale, 
n’a pas d'arrière-ponsée et veut éviter toute équivoque, elle a 
soin de dire, dans l’acte social, qw’ulle entend conserver son 
caractère. Nous avons sous les yeux un spécimen de ces sorteg 
de manifestations: ce sont les statuts de la société des mines 
d’Auchy-aux-Bois, dont le capital social était fxé à deux mil- 
lions de francs, divisé en quatre mille pctions nominatives, 
mais susceptibles d'être converties en actions au porteyr ; 0’é- 
tait là une véritable société anonyme en la forme; mais on 
déclare loyalement qu’au fond « la société est civile et par- 
ticulière. » | 

La solution, à laquelle nous ont amené Je raisonnement et 
les convenances commerciales, trouve encore un point d'appui 
dans de graves autorités, dans des documents de jurisprndenee. 

Après avoir posé en principe « qu’une société pour l’exploie 
tation d’une mine est civile, quelles que soient aa forme et se 
constitution, » M. Troplong (n° 330) concède d’abord « qu’elle 
peut cesser d’être telle alors qu’elle sort de son objet et qu'elle 
se complique d’opérations commerciales qui absorbent le sa- 
ractère primitif de la société. » Puis, entraîné per la force de 
certaines circonstances, il fait une seconde concession, st c'est 
là qu'il entre dans notre thèse en prenant les sociétés de mines 
pour exemple : « Si les concessionnaires, dit-il, se réunissant 
en société, déclarent, par une manifestation expresse de vo- 
lonté, que leur société est une société commerciale et non 
une société civilp, eette volonté est légale; elle doit sortir à 


_ EXAMEE ROCTBINAL. 369 


effet, Qn ne serait pas reçu à venir soutenir après coup que Ja 
sngiété n’a pu être dépauilléa da son caractère. Je gantieng 
que las cangessiannaires sont maîtres de renoncer au bénéfice 
de la loi de 1810. Pour augmentar leurs moyens d'exploitalion 
et de crédit, ils ont pu 8e constituer commerçants et s’assu- 
jettir à toutes les obligations d’une profession quyerte à font la 
monde, Avant le lai de 1818, J'axplaitation des mines étais 
considérée en général comme gr commerce; pn voyait en elle 
uge indusirig dans le but de se livrer à le consommation des- 
produits marchands, Depuis, le législateur, voulant diriger 
vers cette industrie leg capitaux civils et lui associer des per- 
sonnes que leur position et Jeurs idées éloignent du commerce, 
ep a fait une industrie purement civile. Mais il ne résulfe pos 
de cette innovation que leg parties, mues par up plus grand 
intérêt, ne puissent se placer sur ux terrain moing privilégié @i 
assumer lg grave responsabilité qui s'attache à la qualité de 
commerçant... Elles peuvent abdiquer, dans leur intérêt, le 
privilége que la loi n'avait créé que dans leur intérêt... Le 
toyt est de ne pas leur prêter légèrement yne volonté qui ne 
se préspme pas. Là-dessus on consultera les cirponstances ; on 
n'edmettrg que des faits grayes, précis, concordants : les stipy- 
latjons de J'acte de société, leur application à imposer aux 
associés certaines obligations particulières dans les associations 
commercialeg, la publication et l'enregistrement dans les tri- 
bynaux de commerce, la soumission à l'arbitrage imposé par 
le Code de commerce, les opérations diverses qui ge lient à 
l'exploitation et qui revêtent un caractère commercial, tout cela 
sera pris en considération et pourra conduire logiquernent à 
faire admettre yne renonciation au priyilége de la loi de 1810 

(n° 331). » 
= MM. Dalloz * tiennent le même langage. 

On connaît le système de M. Delangle. S’il enseigne qu’une 
société civile par son egsence, comme celle qui aurait pour 
objet des spéculations aur des immeubles, ne peut, quelque 
pavillon qu'elle arbore, dégénérer en société commerciale, il 
n“hésite pas à reconnaître que des sociétés civiles ayant pour 
objet des choses naturellement mobilières, comme les mines 
extraites, peuvent devenir commerciales lorsque telle est la 


3 Ab. x° Actes de son. n° 28ia 


400 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


volonté des parties ; il signale surtout les graves inconvénients 
qu’entraînerait une révocation in extremis. « On ne fait pas 
violence, dit-il, à la nature des choses. Ainsi la jurisprudence 
de la Cour de cassation a décidé qu’une société contractée 
pour acheter et revendre des immeubles ne pouvait être qu’une 
société civile, le but que les associés se proposent ne pouvant 
conférer à l’objet de la spéculation un caractère commercial. 
Mais si la spéculation a pour cause des choses mobilières, fon- 
gibles, susceptibles de transmission manuelle et dont l’aliéna- 
tion ne réclame pas l’application du droit civil, pourquoi les 
parties contractantes ne pourraient-elles pas former une société 
commerciale et chercher dans le mode d’exploitation qui lui 
est propre, dans son unité, dans sa marche vive de nouvelles 
chances de succès ?..... Quand il s’agit d’une mine, la nature 
même de l’objet n’est pas incompatible avec la société com- 
merciale ; loin de là, elle s’y accommode parfaitement... Il 
n’y a plus à protéger le concessionnaire contre un danger 
qu'il accepte, lorsque, renonçant à la condition que lui faisait 
la loi du 21 avril 1810, cl déclare expressément qu'ilentend faire 
le commerce. En la forme, la société est commerciale; au fond, 
l’ebjet de ses spéculations est essentiellement commercial, 
c’est-à-dire mobilier, d’une transmission facile et ne réclamant 
point l’application du droit civil... Il ne peut pas se faire que 
le public, qui a vu se former régulièrement un être collectif, 
qui l’a vu se personnifier dans ses gérants, contracter sous un 
nom social et ne spéculer que sur des choses qui s’approprient 
aux combinaisons commerciales, soit trompé dans ses espé- 
rances et, par une transformation inattendue, privé des garan- 
ties attachées à la forme de la société... Quand une société 
s'organise pour l’exploitation d’une usine, on crée des actions : 
c’est le moyen d'attirer les petits capitaux et de réaliser des 
profits. Mais quand la somme réservée pour l’exploitation est 
épuisée et que le gérant se trouve en face des créanciers, en 
butte à leurs réclamations, menacé dans sa fortune, dans sa 
liberté, alors seulement il se souvient de la loi qu’il aurait vio- 
lée; il n’y songeait pas en battant monnaie; il s’y réfugie, 1l 
s’y attache avec énergie pour alléger ses engagements. Le sen- 
timent de la légalité renaît chez lui avec celui du danger. N’est- 
ce pas, en un mot, l’histoire de tous les procès qui se sont en- 
gagés ? Or y a-t-il quelque chose de si favorable dans la résis- 


EXAMEN DOCTRINAL 401 
tance de ces gérants de commandite qu’il faille les soutenir? 
Quand la matière même des spéculations résiste à la société 
commerciale, le devoir du magistrat est sans doute de négliger 
la forme pour s'attacher au fond. 1] faut avant tout respecter les 
lois, et le négociant ne peut être écouté quand il réclame les 
effets de stipulations légalement impossibles. ..…. Il est consi- 
déré comme complice de l'erreur dont il se plaint. Mais quand 
le fond et la forme sont en harmonie, pourquoi faire aux par- 
ties intéressées une autre condition que celle qu’elles ont 
choisie? » | 

Ces considérations, si vivement exposées, ont aussi inspiré 
les arrêts que nous allons rapidement passer en revue. 

L'un des plus remarquables est celui rendu par la Cour de 
Dijon, le 96 avril 1841 (S., 41, 2, 381) ; il décide nettement 
que « les concessionnaires de mines, pas plus que les proprié- 
taires de fonds ruraux, ne peuvent se soustraire à l’empire du 
droit commercial, quand, pour augmenter leurs moyens d’ex- 
ploitation, ils ont, par des actes publics, manifesté clairement 
la volonté de se constituer commerçants; qu’en voulant obtenir 
le crédit que cette qualité peut procurer, ils se sont nécessaire- 
ment soumis à toutes les garanties qui en dérivent. » 

La Cour de Paris a jugé dans le même sens, le 19 août 1840 
(S., 41, 2, 404). Une société en commandite s'était formée 
pour une exploitation de mines de houille concédées à un sieur 
de Villeneuve. Un article des statuts portait que le gérant, 
chargé du régime intérieur et extérieur, dirigerait toutes les 
parties commerciales de l’entreprise. De plus, un rapport, fait 
au conseil de surveillance par le conseil du contentieux, se 
terminait ainsi : « Une société commerciale, qui s'annonce avec 
tant de loyauté, obtiendra sans doute l'approbation qu’elle sol- 
licite. » — Assigné devant la justice consulaire, le gérant de 
cette société, qui avait ainsi proclamé sa commercialité, osa 
venir soutenir qu’il n’était pas justiciable de cette juridiction ; 
« mais sa prétention, dit M. Troplong, devait échouer et elle 
échoua. » (T. I, p. 313.) 

La Cour de Colmar a été saisie deux fois, à un assez court 
intervalle, des questions que nous étudions. Nous avons déjà 
dit un mot des faits ; nous ajouterons quelques détails pour faire 
apprécier les solutions. | 

Dans la première affaire, il s'agissait des salines de Gouhc- 

XXL. 26 


402 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 

nans, exploitées par une société en commandite par actions 
au porteur dont le concessionnaire, M. Alfred de Grimaldi, avait 
été constitué le gérant, société rendue publique éonformémént 
à l’article 42 du Code de commerce. La Cour décida qu’une pa- 
reille société, bien qu’elle eût pour objet une matière déclarée 
immeuble par la loi, devait néanmoins être réputée commer- 
ciale, et cela par le motif que, « si, aux termes de l’article 32 
de la loi de 1810 sur les mines et de celle de 1840 sur les salines, 
l'exploitation de pareilles propriétés n’est pas considérée comme 
un acte de commerce, ce principe n’est plus applicable lorsque 
les concessionnaires de mines ou de salines, cessant de les 
exploiter par eux-mêmes ou avec le concours de quelques per- 
sonnes nommément désignées et constiluées avec eux en 80- 
ciété civile, se déterminent à se dépouiller eux-mêmes de cètte. 
concession et des droits qui en résultent pour en faire leur 
apport dans une société qu’ils constiluent par actions au por- 
teur ; qu’en ce cas, s’assurant les avantages résultant du crédit 
et des ressources EE A ils doivenL subir les consé- 
quences de cette position par eux adoplée, et qu’ils cessent 
alors d’être de simples ProprIétaEee pour devenir de véritables 
négociants. » 

L'autre affaire se rapproche beaucoup plus de l'hypothèse 
dans laquelle nous avons raisonné. 

La question principale était celle de savoir si une société for- 
mée pour l’exploitation, sur une grande échelle, des mines de 
houille et d’asphalte de Lobsann (Bas-Rhin), devait être consi- 
dérée comme une société commerciale. Cette question s’étaitsou- 
levée à l’occasion d’une exception d’incompétence. La société 
avait adopté la forme collective pour ses gérants, celle en com- 
mandite pour ses actionnaires nominatifs. Non-seulement les sta- 
tuts, mais leurs modifications successives, avaient été rendues 
publiques conformément au prescrit de la loi; on avait aussi re- 
connu la nécessité de se soumettre à l’arbitriäge forcé en cas 
de contestations. Mais ce qu’il y avait de plus fort, c’est que la 
société elle-même, en ses statuts, se qualifiait de commerciale ; 
dans l’article constituant le pouvoir des gérants, elle disait 
qu'ils étaient chargés « de la partie industrielle et commer- 
ciale. » Cette société en un mot, après s’être ainsi posée, 
avait constamment fonctionné comme une personnalité com- 
merciale. Il était difficile, dès lors, de ne pas lui reconnaître un 


EXAMEN DOCTRINAL. 403 


Cârättère qu’elle s’était aussi formellement attribué. La Cour 
n’avait plus qu’à sanctionner en quelque sorte une proclamation 
de commeércialité, suivie d’une exécution conforme; elle le fit 
pär soù arrêt du 4 juin 1862, qui, sur ce point, est ainsi motivé: 
« Considérant que là société Latil (qui déclinait la compétence 
dü tribunal de commetce) s'est, en toutes circonstances, gérée 
elle-mêihe comme uñe société commerciale; que c’est ainsi que 
pour les 4ctes qui la créaient, comme pour ceux qui apportaient 
düëlque modification à son existence, elle s’est conformée aux 
dispositions des articlés 42 et suivants du Code de commerce; 
Que Ses statuts indiquent les associés gérants comme formant 
erttre eux ufiè société collective, dans laquelle ils seront tenus 
Solidairement, en conformité dé l’article 22 du Code de com- 
nercé; qu'ils chärgent ces mêmes gérants de diriger toute la 
pärtie industrielle et commerciale de l’entreprise; qu’enfin, 
pour le cas de contestations, les statuts renvoient devant des 
arbitres désignés par le président du tribunal de commerce, 
bar application des articles 51 et suivants du Code de com- 
merce; — qu’il est donc vrai de dire que, par son acte consti- 
tutif, soit surtout par les opérations auxquelles elle se livre, la 
société Latil et C* est essentiellement commerciale. » 
 Poar l'intelligence des derniers mots de cet arrêt, nous de- 
fons dire, en historien exact, que, dans celte affaire ainsi que 
däns l’autre, il ÿ avait des éléniients de fait qui auraient suffi 
à eux seuls, pour imprimer aux deux sociétés le carac:ère com- 
iMérclal. 0 | | 

En résumé : | 
_ 1° On n’est comerçant que lorsqu'on se livre au commerce, 
c'ést-ä-dire lorsqu'on fait habituellement des actes qualifiés 
corhmerciaux par l’article 632 du Code de commerce. 

2° Cette règle est applicable aux sociétés de commerce qui 
ne deviennent réellement commerciales que lorsqu'elles ont le 
commerce pour objet; leur forme seule ne suffit pas à leur im- 
primer ce caractère. 

3° Il suit de là qu’une société, civile par sa nature, ne de- 
vient pas commerciale par cela seul qu’elle s'établit sous l’une 
des formes reconnues par l’article 19 du Code de commerce, à 
moins qu’elle ne s’occupe en même temps, et habituellement, 
de spéculations commerciales étrangères à l’objet de sa consti- 
tution. | 


! 


401 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


: 4° Mais ce principe n’est pas tellement rigoureux et absolu 
qu’il ne puisse y être dérogé dans l'intérêt des parties, et alors 
que la chose mise en société est susceptible de devenir un 
objet de commerce; il en serait autrement si cette chose, par 
sa nature, résistait 4ux combinaisons commerciales. 

5° Cette dérogation, on doit l’admettre lorsque les parties 
ont manifesté, d’une manière indubitable, la volonté de se 
constituer en société de commerce et d’en assumer toutes les 
conséquences, lorsqu'elles se sont annoncées au public comme 
commerçants et ont constamment agi comme tels. 

6° Une société de mines, par exemple, dont l’industrie est 
naturellement mobilière, peut renoncer au privilége qui Fa 
immobilisée, en se constituant, dans son intérêt, en société 
commerciale; c’est là une faculté accordée à tous les privilé- 
giés, et qu’on ne saurait paralyser lorsque son exercice, effet 
d’une volonté réfléchie et éclairée, ne blesse aucun principe 
d'ordre public. 

7° En tont cas, l'intérêt et la bonne foi des tiers qui ont traité 
avec cette société, en vue des garanties attachées à sa person- 
nalité juridique, ne lui permettraient pas de la répudier après 
l'avoir exploitée. 

8° Il est rare, d’ailleurs, qu’une société ee mines ne fasse pas 
subir aux produits naturels des transformations industrielles 
qui en font une entreprise de manufacture dans le sens de l’ar- 
ticle 632 du Code de commerce. 

9° La loi, sans doute, doit être observée, et c’est le devoir 
du magistrat de veiller à son exécution; mais lorsqu’elle ne 
touche qu’à des intérêts privés, la saine intelligence de ces 
intérêts, surtout en matière commerciale, peut la faire fléchir 
dans certains cas : provisio hominis facit cessare provisionem 
legis, vieille maxime que nos pères ont traduite par la règle : 
convenances vainquent loi. DE NEYREMAND. 


SÉPARATION DES. PATRIMOINES. 405 


DE LA SÉPARATION DES PATRIMOINES. 


Par M. DoLLiNGER, juge suppléant au tribunal de première instance 
de Mulhouse. 


(Suite) 


CHAPITRE IV. 
De la procédure de la séparation. 


104. Les règles en cette matière ne sont pas tout à fait les 
mêmes lorsque la succession est acceptée purement et simple- 
ment, que lorsque l’héritier a usé du bénéfice d'inventaire, 
lorsqu'il a été déclaré en état de faillite ou lorsqu'il ne se pré- 
sente pas du tout, c’est-à-dire en cas de vacance d’hérédité. 
Nous expliquerons dans les $$ 2 et suivants les dérogations que 
ces diverses positions apportent aux principes développés à 
propos de l’acceptation pure et simple. 

Disons encore que ce que l’on écrit ici des créanciers d’une 
succession est en tous points applicable à ceux dont le patri- 
moine affecté à la sûreté de la créance a été transmis en vertu 
d’autres modes d’acquérir à titre universel, ainsi qu’il a été dit 
au chapitre [”, 6 1° (n° 57 et suiv.). 


. G1, — Du cas où la succession est pure et simple. 


105. Si nous ouvrons le Répertoire de Merlin, voici ce que 
nous y lisons, au mot Séparation des patrimoines * : « Obser- 
« vons que l’article 2111 n’accorde la faculté, comme il n’im- 
« pose le devoir de s'inscrire sur les immeubles du défunt, 
« qu'aux créanciers qui demandent la séparation des patri- 
« moines. Il est donc dans son intention que l'inscription ne 
« puisse avoir lieu ou produire son effet que dans le cas où elle 
« est soit accompagnée, soit précédée d’une demande en sépa- 
« ration. Si l’on pouvait élever là-dessus quelques doutes, ils 
« seraient bientôt résolus par un fait dont le procès-verbal du 
« Conseil d’État nous offre la preuve : c’est que les mots qui 


: V. t. XIN, p. 1405:XIX, p. 31 et 499, et le présent tome, p. :0. 
2 Vo:citat., S 3, n° VI. 


406 DROIT CIVIL. 


« demandent la séparation des patrimoines du défunt, conformé- 
« ment à l'article 878 ne se trouvaient pas dans le projet de 
« Particle 2111 tel qu’il avait été préparé par la section de 
« législation ; c’est qu’ils y ont été ajoutés d’après un amende- 
« ment proposé dans le sein du Conseil d’État même. Or cet 
« amendement, quel pouvait en être le but? Bien évidemment 
« il ne pouvait en avoir d’autre que de limiter aux créanciers 
« qui demanderaient la séparation du patrimoine du défunt, la 
« faculté de s'inscrire sur les immeubles de la succession, à 
« effet de conserver le privilége de cette séparation; il ne 
« pouvait pas en avoir d'autre que d’exclure de cette faculté 
« ceux qui, dans les six mois de l’ouverture de la succession, 
« n'auraient pas formé leur demande en séparation du patri- 
« moine du défunt... » | 

Il s'en faut que cette doctrine soit adoptée telle quelle par 
tous les auteurs; maïs la plupart ne s’en écartent que sur des 
points de détail : discutant, les uns, si la demande doit être 
formée dans le délai de six mois; les autres, si elle doit ou 
non précéder l'inscription requise par l’article 2111; d’autres 
encore, si elle doit être accompagnée d’un jugement prononçant 
la séparation, comme ailleurs il se rencontre des jugements 
déclaratifs d’absence, de faillite, etc.‘. Aucun p’a donné de 
nouveaux arguments pour soutenir le point capital de la ques- 
tion : la nécessité même de cette demande ; pensant peut-être 
que le texte des articles 878 et suivants suffisait à lui seul pour 
légitimer cette pratique, et empêcher toute contradiction. Nous 
verrons plus loin ce qu’il faut en penser. Et cependant les 
motifs par lesquels Merlin prétend établir que la demande en 
séparation doit être formée dans les six mois, terme fatal de 
la prise d’inseription, sont des plus fragiles ; aussi, à exception 
de MM. Grenier et Chabot ?, aucun autre auteur ne l’a-t-il suivi 
dans cette voie jusqu’au bout. 

L'autorité de la délibération au sein du Conseil d'État a peu 
de valeur, selon nous; car l’intercalalion dont parle Merlin a 
eu lieu sans aucune discussion : du moins les procès-verbaux 


1 Pour ces diverses opinions, consultez : Poujol, sur les articles 878 et 
suiv., n°13; Vazcille, sur l’article 878, n° 18; Aubry et Rau, $ 619, texte 
et notes 11 8t 12; Troplong, Hypoth., I, 325 ; Dufresne, n° 35, etc. 

* Grenier, Donations, n° 312 ; Chabot, sur l’article 880, n° 9. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 407 


n’en présentent-ils aucune trace; et il est permis d’en inférer 

u’il ne s ’agissait là que de corriger une imperfection de ré- 
ion afin de mieux marquer la relation de l’article 2111 avec 
les articles du titre Des successions, dont il semblait bouleverser 
l’économie; les expressions finales conformément à l’arti- 
cle 878 sont là pour nous l’attester, et de fait, sans cette addi- 
tion, l’artiele fût resté obscur et presque inintelligible, depuis 
qu'il avait subi la mutilation que nous avons relevée dans la 
première partie de ce travail (n° 44 bis). 

D'ailleurs qui ne voit l’injustice de cette déchéance si courte 
pour les immeubles, dont l'identité est cependant facile à con- 
stater à toute époque, alors que les meubles, plus difficiles à 
retrouver et à reconnaître après un Certain laps de temps, se- 
raient soumis à une prescription de trois ans? Le législateur, en 

ermettant de rechercher les immeubles aussi longtemps qu’ils 
se trouvent dans la main de l'héritier, n’aurait pas, sans autre 
avertissement, renversé, par un article isolé, tout le système 
qu’il avait édifié auparavant et auquel il avait encore soin de se 
référer. 

Disons donc que cet argument, indigne du grand juriscon- 
sulte qui l’a produit, ne doit pas faire pencher la balance en 
faveur de son système. C’est, du reste, ce que la majorité des 
auteurs ont compris, comme nous l'avons dit, et aujourd’hui on 
ne discute plus sérieusement celte question. 

106. Mais il nous faudra aller plus loin encore que ces au- 
teurs et repousser toute demande en séparation, n'importe à 
quelle phase du procès elle viendrait se placer; il faut la re- 

ousser, disons-nous, comme inutile, frustratoire et impossible. 
L'histoire et la raison suffiront pour le démontrer. 

L'histoire ; en effet, nous rappellerons d’abord que la pra- 
tique du Droit romain ne peut pas nous être opposée ; certes, 
sous un régime collectif tel que celui qu’elle avait inauguré, 
une demande et un décret de séparation étaient de toute néces 
sité, comme ils le sont encore chez nous, dans les régimes 
de communauté de biens qui lui ont emprunté ce caractère, 
notamment dans la faillite; mais alors c'était contre l'héritier 
lui-même et non contre ses créanciers que l’action devait être 
dirigée. L'ancien droit français, plus disposé à adopter les mots 
queles choses, avait conservé l’expression de demande, quoique 
depuis longtemps les lettres royaux ne fussent plus en usage 


408 DROIT CIVIL. 
pour la séparation. Déjà Lebrun, Argou et Basnage constataient 


que cette séparation ne se demandait plus de leur temps, etil 


en fut ainsi jusqu’à la confection du Code. Mais, dira-t-on, la 
rédaction de ses dispositions où se retrouve le terme de de- 
mande peut laisser du doute à cet égard ; car si les rédacteurs 
voulaient proscrire une action en séparation, pourquoi ont-ils 
dit : créanciers qui demandent la séparation, plutôt que : créan- 
cters qui veulent user de la séparation, par exemple, ou toute 
autre expression équipollente? — Pourquoi? Eh! mon Dieu, 
c’est par suite de ce respect irréfléchi qu’ils professaient pour 
les anciens auteurs, dans les principes desquels ils avaient été 
nourris, et pour les termes en usage dans la pratique d’alors 
où ils avaient été façonnés dès leurs débuts dans la carrière 
juridique. Le mot n’a donc aucune valeur, pas plus qu’il n’en 
avait du temps des Lebrun et des Basnage, puisqu’il avait été 
formellement déclaré que toutes ces dispositions légales ne de- 
vaient être que la reproduction des idées de l’ancienne juris- 
prudence, comme nous l'avons déjà fait observer (n° 44 ter), 
Qu'on interroge ensuite le Code de procédure, et l’on n'y trou- 
vera aucune disposition consacrée à réglementer la marche de 
cette procédure imaginaire de la séparation ; au contraire, on 
y verra, tracée avec soin, toute celle qui concerne le bénéfice 
d'inventaire : pourquoi l’une et non pas l’autre?..…. 

En second lieu, la raison nous montre encore plus limpossi- 
bililé d’ane demande en séparation. Contre qui, en effet, le 
créancier dirigera-t-il sou action? Contre l’héritier, comme le 
voudraietit M. Dufresne !, la Cour de Nancy? et la Cour de Pa- 
ris °? Mais la loi le déclare implicitement et ces Cours l’avonent 


elles-mêmes, l'héritier reste toujours obligé envers les créun- 


ciers du défunt dont il va être séparé, de même qu’il n’est pas 
dessaisi de l’administration de ses biens, comme à Rome, 
comme dans nos faillites ; dès lors cet héritier n’a nul intérêt à 
défendre à une demande qui ne change pas sa position, et qui, 
par sulte, sera purement frustratoire. — Contre les créanciers 
de l’hériticr? dira-t-on en s’étayant des termes équivoques de 


1 Op. cit., n° 35. 

? Nancy, 14 février 1833 (S., 1835, II, 304). 

3 Paris, 31 juillet 1852 (S., 1852, II, 604), et 156 novembre 1856 &. 1857, 
IE, 5). — V., n° 46, une autre question décidée encore par le premier de ces 
deux arrêts. 


mm 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 409 


l’article 878. Mais on ne les connaît pas, ou l’on n’en connaît 
qu’un petit nombre ; par conséquent le créancier ne pourra jouir 
de son droit dans toute sa plénitude, faute de trouver tous ses 
adversaires, à moins qu’on ne veuille ressusciter à ce propos 
cette vieille théorie du légitime contradicteur, écrite nulle part, 
et qui permettrait au jugement obtenu contre l’un des créanciers 
de valoir à l’égard de tous les autres cointéressés !, ce que nous 
ne prêterons pas gratuitement à nos adversaires. Il est vrai que 
l’action est imprescriptible quant aux immeubles , du moins en 
ce sens qu’elle dure aussi longtemps que l’action principale, et 
le créancier peut toujours, par des actes interruptifs de pres- 
cription, prolonger la jouissance de ses droits; mais elle ne 
l’est pas pour les meubles, et ce serait encore une grave ques- 
tion de savoir si le créancier pourrait se faire relever de cette 
déchéance, en invoquant simplement la maxime contra agere 
non valentem non currit præscriplio, surtout si sa créance est 
pure et simple. 

Si donc il faut reconnaître, avec plusieurs de nos adversaires, 
que le jugement de séparation n’a d’effet qu’entre les parties, 
il en résultera que, lorsqu'il sera impossible d'appeler en cause 
tous les créanciers de l’héritier (et ce cas sera le plus fréquent), 
cette marche devra être recommencée au fur et à mesure qu’on 
arrivera à en découvrir de nouveaux et contre chacun de ces 
derniers. Le créancier ainsi attaqué se gardera bien de contre- 
dire un droit incontestable et s’en rapportera à prudence, en 


1 Cette théorie, une des conceptions juridiques les plus creuses que nous 
-atent léguées les écoles de la Renaissance, a surtout été prônée, à propos des 
questions d’état, par Brunnemann (Ad Leg. 25, D., De st. hom.), Vinnius 
(Part. jur. civ., liv. IV, ch. 47), d’Argentré (Avis sur les partages des nobles, 
quest. xxx, n° 1), Doneau (Comm. jur. civ., liv. XII, ch. 5, 24), Tiraqueau 
(Tract. res inter alios lim., n° 18) et plusieurs autres ; elle est encore suivie 
aujourd’hui par la plupart des interprètes modernes du Droit romain (Sa- 
vigny, Traité de Dr. rom., G 301, 11, A; Brackenhæft, Die Identitæt und 
materielle Connexitæt der Rechtsrerhæltnisse, 6 20; Vangerow, Pandekt., 
6 173, rem. VI, 7), ete. Chez nous, Toullier (Dr. civ., t. X, n°219 et 8.) a 
cherché à remettre en honneur cette même théoric; il a été secondé par 
Proudhon (De la patern. et de la fil., sect. IV), Rauter (Proc. civ., $ 147) 
et un petit nombre d’autres jurisconsultes. Mais cette innovation ne semble 
pas devoir faire fortune, et la Cour de cassation, appelée à se prononcer 
dans une espèce de ce genre, a manifestement repoussé la doctrine du légi- 
time contradicteur. (Cass., 9 mai 1821; S., 6, I, 428.) 


410 DROIT CIVIL. 


rotestant contre les frais énormes d’une procédure qu’il n’a 
pas provoquée, et que da loi ne lui donnait aucun moyen d’é- 
viter; de son côté, le créancier du défunt ne voudra pas sup- 
porter les frais que la négligence ou la mauvaise foi du débi- 
leur l’a obligé à faire pour le recouvrement de sa créance; et 
comme, en définitive, il faut bien que quelqu'un paye, ce sera 
la succession, c’est-à-dire presque toujours le créancier lui- 
- même, dernière personne qui eût dû en souffrir. Que de dé- 
penses et de lenteurs, pour arriver à un résultat aussi 
inique! 

Mais enfin SUPpOSONS que le jugement ait pu être rendu 
envers et contre tous; à quoi servira-t-il? à annoncer aux 
créanciers de l'héritier que le créancier du défunt entend jouir 
du bénéfice de séparation? Et que devient alors l'utilité de l’ini- 
scription sur les immeubles, si l’on est arrivé par d'autres voies 
à une publicité tout aussi générale et plus directe? Nous savons 
bien et concédons volontiers à M. Poujol' que l’inscription 
étant un mode inapplicable aux meubles, pour ceux-ci du 
moins le jugement de séparation aura toute l’utilité possible. 
Mais il faut aussi songer que la plupart du temps cette publicité 
sera inutile dans ce cas, et parfaitement acquise au moyen 
des mesures préliminaires que devra prendre le créancier pour 
arriver à se faire payer, comme celles qui précèdent la saisie ; 
que d’ailleurs en matière d’acceptation bénéficiaire, c’est-à-dire 
là où il importait encore bien davantage d’arriver à porter à la 
connaissance des tiers la position particulière qu’a prise l’héri- 
tier, le législateur n’a pas exigé concurremment deux formalités 
propres à procurer [a publicité : une déclaration au greffe Juj a 
paru suffisante & cet effet; a-t-on le droit de se montrer plus. 
prévoyant ou plus scrupuleux que lui ? 

On le voit done, de tous côtés on ne rencontre qu’impossibi- 
lités ou absurdités ; et l’on doit se refuser à croire que nos ré- 
dacteurs aient jamais songé-à organiser une procédure sans 
précédents dans notre droit, et sans même insérer dans les 
Codes aucune disposition qui püt témoigner, de loin ou de près, 
de leur volonté à cet égard. L’expression demande en séparation, 
qui est restée dans les textes, est donc tout à fait i impropre et 
doit être effacée de notre vocabulaire juridique » comme nous 


8 Op. cit., n° 13. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. A11 


l’avons, au surplus , fait remarquer déjà dans notre première 
partie (n° 30). 

106 bis. Ce n’est pas qu’il ne faille, dans certaines circonstan- 
ces, faire une demande en séparation: s'ils 'agissait, par exemple, 
d’exclure, quand il se présente, un créancier de l'héritier qui 

rétendrait concourir avec un créancier du défunt sur une va- 
e. de la succession, et qui invoquerait, je suppose, quelque 
cause de déchéance contre l'exercice dy droit de séparation. 
Il faudra bien, en cas de persistance de sa part, recourir à une 
demande judiciaire en séparation; absolument commeil faudrait 
une demande pour se faire reconnaître la qualité d’héritier qui 
vous est déniée, et que vous tenez aussi de la loi : parce que 
personne ne peut être juge en sa propre cause, ni se faire justice 
à soi-même. 

Mais la demande que formera en ce cas le créancier n’aura 
pas pour but de faire prononcer une séparation que la loi elle- 
_même prononce sur le vœu de ce créancier, mais de maintenir 

et de valider cette séparation préexistante, en écartant les fins 
de non-recevoir que l’on aurait pu lui opposer ; elle aboutira 
donc, en dernière analyse, à une demande à fins de préférence, 
et pas à autre chose. Aussi, dans la pratique, se ts 
t-elle toujours sous une forme incidente; et, à vrai dire, 
séparation elle-même n’est le plus souvent qu’une pro 

arce que le créancier ne connaîtra en général son di creutre 
que lorsque celui-ci se présentera pour lui disputer la préfé- 
rence ou pour invoquer le concours. 

106 ter. M. Dufresne, après avoir reconnu ce dernier point *, 

arait pourtant ensuite y introduire une dérogation, lorsqu’ 1 
_ écrit : « Il est cependant un cas où une demande directe et 
« principale formée contre l’héritier est nécessaire : c’est lors- 
« qu'il s’agit du mobilier, et que la créance n’est exigible qu’a- 
« près un terme qui ne doit expirer, ou est soumise à une con- 
« dition qui ne doit s’accomplir qu'après les trois années 
« pendant lesquelles la demande est seulement recevable. Mais 
a la loi n’indique pas la marche qui devra être suivie en ce cas 
« par le créancier. Je pense qu’il doit se faire autoriser par une 
« ordonnance du président du tribunal à saisir-revendiquer ce 
« mobilier, en annonçant dans la requête qu’il lui présentera, 


1 N°58; V. aussi n° 76. 


412 DROIT CIVIL. 


« l'intention où il est d’en demander la séparation, et en se 
« conformant aux dispositions des articles 826 et suivants du 
« Code de procédure... — Cette saisie pourra être pratiquée et 
« cetle demande formée au nom de tous les créanciers et léga- 
« taires collectivement... » 

Ce qui a été dit plus haut suffira pour faire sentir les erreurs 
qui sont accumulées dans ce peu de lignes. Et d’abord la 
marche à suivre que M. Dufresne se trace ici, montre bien que 
la séparation ne s’exercerait pas par demande principale, puis- 
qu’elle ne serait qu’un accessoire de la saisie qu'il conseille; il 
en résulte que la dérogation annoncée ici au principe en vertu 
duquel la séparation ne se propose que par voie d'exception, 
n’en serait, à vrai dire, plus une, 

Ce n’est pas tout : en ce qui concerne Le mode d’exécution, 
M. Dufresne nous semble être tombé dans une erreur des plus 
graves; car comment admettre avec lui qu’un créancier con- 
ditionnel puisse jamais saisir-exécuter, saisir-arrêter ou même 
saisir-revendiquer ? Cela nous paraît bien difficile, et les auto- 
rités les plus imposantes en procédure nous enseignent toutes 
le contraire. D’abord pour la saisie-exécution, cela est à peu 
près évident, lorsqu'on lit dans l’article 551 du Code de procé- 
dure qu’il faut à cet effet que la créance soit échue et exigible, 
Quant à la saisie-arrêt, M. Sirey, il est vrai, dans une consul- 
tation insérée à son Recueil *, a essayé de démontrer que la 
voie était praticable ; mais il a été énergiquement combattu par 
M. Carré *, qui fait très-judicieusement observer que, si l’ar- 
ticle 551 précité ne mentionne pas cette saisie (ce qui est en- 
core contestable, attendu que le terme saisie est générique et 
s'applique aussi bien à la saisie-arrêt qu’à la saisie-exécution), 
ce n’est pas à dire pour cela qu'on serait en droit d’inférer de 
ce silence équivoque une dérogation au principe de l'arti- 
cle 1186 du Code Napoléon, qui ne permet pas qu'on puisse 
demander avant le terme (et à fortiori avant la condition); et 
c’est exiger le payement que de saisir-arrêter, parce qu’on ne 
pourrait équitablement empêcher un tiers de s’acquitter envers 
le débiteur, pour servir de sûreté à une créance qui n’est pas 
échue. Et la saisie-revendication proposée particulièrement par 


1 Recueil des lois et arrêts, 1817, Il, 83. 
2 Lois de la proc. civ , sur les articles 557 et 558 du Code de proc. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. . A3 


M. Dufresne serait encore bien moins permise; car, en exi- 
geant une demande en validité de saisie, l’article 831 du Code 
de procédure montre assez clairement qu’elle ne s'applique 
qu'aux meubles déjà sortis du patrimoine du défunt et détenus 
par des tiers, auquel cas le droit de séparation est éteint pour 
les meubles comme pour les immeubles (n° 857) 1. 

Enfin est-il besoin de faire remarquer qu’en voulant prati- 
quer la saisie et introduire la demande en séparation collecti- 
vement au nom de tous les créanciers, M. Dufresne a méconnu 
le principe essentiel de cette séparation, telle que nous l'avons 
reçue des traditions de l’ancienne jurisprudence? 

107. Puisque nous privons complétement les créanciers de 
la ressource d’un jugement de séparation, nous devons ensei- 
guner maintenant comment, dans notre pensée et avec les 
moyens ordinaires qui s’offrent à lui, il pourra sauvegarder ses 
intérêts et se mettre à même plus tard d’opposer la séparation, 
quand il s’agira de réclamer le payement de sa créance. Mais 
nous devons avant tout insister sur une idée déjà indiquée en 
passant au n° 105, et qui tend surtout à écarter cette objection 
qu'on pourrait peut-être opposer à notre manière de voir : à 
savoir que le jugement de séparation, inutile à côté de lin- 
scription requise pour exercer la séparation sur les immeubles, 
ne le serait pas pour les meubles, à l’égard desquels aucune 
inscription n’est requise. Il ne faut pas croire, en effet, que le 
créancier reste privé de tout moyen conservatoire de ses droits, 
en présence d’une succession purement ou presque exclusive- 
ment mobilières car la séparation, qui n’a en somme d'autre 
résultat que d'empêcher le concours du créancier particulier 
de l’héritier avec celui du défunt, sur le produit des biens ven- 
dus, n’est jamais tardivement présentée, lorsqu'elle vient se 
placer après une expropriation, mais avant Ja distribution du 
prix d’adjudication, lors même qu’elle ne le serait qu’en cause 
d’appel*. | 

Ainsi, aussi longtemps que le créancier ne peut procéder à 
cette vente, il n’aura aucun intérêt à user de la séparation; 


1 Consultez encore sur ces questions : Pigeau, Proc. civ., sur rues 831, 
et Colmet-Daâge, Leçons sur le Code de proc., n° 494. 

2 Cass., 17 octobre 1809 (S., Collect. nouv., 3, 1, 113) et 8 novembre 1815 
(S., Collect. nouv., 5, J, 107). 


Mi DROIT CIVIL. 
quoique pour béaucoup d’auteurs, qui s’abusent ici singülière- 
ment sur l'importance et l’efficacité de ce droit, elle aurait 
tantôt lés effets d’une saisie, en immobilisant les valeurs dans 
les mains de l’héritier où même des autres créanciers, tantôt 
celle d’un inventaire, en empêchant la confusion des valeurs 
susceptibles de s’altérer ou de se mélanger facilement avec les 
biens du déienteur. C’est ainsi que M. Duranton : enseigne que 
{a notification faite au débiteur, de la séparation, équivaut à 
üne saisie : autant vaudrait dire qu’elle empêche l'héritier d’a- 
liéner (nè 114). nt 

Pour nous, ellé n’est rien de tout cela, et a besoin du secoürs 
de tous ces actes, inventaire, saisie, notifications, ‘etc., pour 
éviter les coriséquences préjudiciables auxquelles ils sont des- 
tinés en général à parer. Mais elle n’a pas besoin de jugement 
déclaralif, parce qu’ainsi que nous.croyons l’avoir démontré, 
hne $emblable décision judiciaire n’ajouterait rien à l’ensemble 
des effets qu’on veut obtenir par cette mesure. . 

D'après cela, le créancier pur et simple pourra attendre, s’il 
le juge à propos, qu’un créancier de l’héritier attaque le mobi- 

iér, pour venir ensuite, lui, interposer la séparation; ou, s’il 
cfaint de perdre le droit de l’opposer par l’accomplissement 
de la prescription, le créancier de l'héritier tardaht à se pré- 
sénter, il pourra prendre l'initiative, saisir et faire vendre les 
meubles corporels, saisir-arrêter les créances, et, en uñ mot, 
brocédér à toutes les voies d'exécution auxquelles son titre fui 
donrie droit, sauf à opposer plus tard la séparation aux créan- 
cier$ personnels de l’héritier, qui voudraient intervenir dans la 
distribution. 

. Qué si la créance est conditionnelle ou à terme, il n'aura, 
nôus le reconnaissons, aucun de ces moyens ; mais alors aussi 
la prescription ne courra pas contre lui ?; seule la confusion 
pôurra lui porter préjudice, si l’héritier est insoivable; mais 
c’est une chance à laquelle est exposée toute autre créance qui 
n’est pas pure et simple. : 

108. On comprend également qu’il est d’un très-grand inté- 
rêt pour le créancier d'éviter que l'héritier ne puisse se des- 
saisir des valeurs de la succession, ou du moins en toucher le 


À VIi, 486. 
3 Code Nap., art. 2257. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. lu 


prix, s’il les a déjà aliénés. Aussi fera-t-il bien de requérit 
aussitôt après le décès du débiteur l’apposition des scellés ? et 
la confection d’un inventaire ; et, si la créance est exigible, de 
saisir et faire vendre les valeurs ainsi préservées , à à condition 
toutefois que l'héritier ait pris qualité, c’est-à-dire qu’il ait 
fait acte d'acceptation ou de renonciation, et seulement à l’ex- 
piration du délai accordé à cet effet, s’il l’invoque. Il ne faut 
pas, en effet, que le créancier se comporte sur ces biens comme 
s’ils étaient à jamais détachés du patrimoine de lhéritier saisi; 
l'événement de l'acceptation pouvant les y faire tomber, il 
sera toujours temps à ce moment d’invoquer la séparation, de 
même quiln’ya pour le créancier aucun intérêt à l’invoquer 
plus tôt, parce qu’il n’y a jusque-là aucun concours étranger à 
redouter; 

Mais il ne faudrait pas croire, avec MM. Chabot et Duranton?, 
que l'inventaire ainsi confeclionné suffira pour empêcher la 
confusion du mobilier de la succession avec celui de l'héritier, 
en ce sens que ce dernier serait tenu de restituer à la masse la 
valeur des objets qui ne se retrouvent plus en naîure. Sans 
doute l'inventaire aura cette conséquence de donner la con- 
sistance, la nature et l’état descriptif du mobilier, el de fournir | 
par lui-même les moyens de le retrouver parmi les biens de 
l'héritier; mais là s'arrêtent ses eflets, et il ne saurait jamais 
constituer l'héritier débiteur du prix, comme le mari du prix 
des biens dotaux, dans l'hypothèse prévue par l'article 1551 du 
Code Napoléon. Si, dans certains cas, nous avons reconnu au prik 
cet effet représentatif de la chose, c’est qu’il n’était point encore 
entré dans le patrimoine de l’héritier; mais dans la situation 
présente, où le mobilier inventorié s’est tellement confondu 
avec celui de l’héritier qu’il n’est plus possible de le distin- 
guer, on dénaturerait le droit de séparation, on anéantirait les 
effets de la saisine héréditaire, si Pon convertissait le contenu 
de l'inventaire en une créance du montant de l'estimation de 
ce mobilier. C’est en vain que M. Duranton s’appuiera sur le 
$ 12 de ia loi 1 de notre ütre, qui dit en effet que la confusion 
ne peut porter préjudice aux créanciers du défunt; car elle 
ajoule aussi : nist ifä conjunctæ possessiones sint el permixlæ pro- 


1 Code de proc., art. 909. 
3 Chabot, sur l’article 880, n° 4; Duranton, VII, 484. 


M6 DROIT CIVIL. 


pris, ut impossibilem separationem effecerint. L'arrêt de cassa- 
tion du 8 novembre 1815 !, qu’il nous oppose, ne dit pas autre 
chose. 

109. Si le mobilier de la succession et celui de l’héritier ont 
été compris dans une même saisie pratiquée sur ce dernier, il 
faudra, avant la vente, faire distinguer le mobilier suivant 
l'article 608 du Code de procédure ; et les créanciers pourront 
alors opposer facilement leur droit de séparation, en ayant soin 
de le faire autant que possible avant cette vente ; s’ils ne le font 
qu'après, le droit de séparation ne sera pas pour cela perdu 
pour eux, si le prix est encore dû; et la seule circonstance 
d’une vente simultanée des biens de l'héritier et de ceux du 
défunt n’opérera pas confusion, lorsque la distinction de ce. 
prix peut encore avoir lieu par suite de la description ou de 
l'estimation des objets vendus, dont le détail aurait été consi- 
gné dans un inventaire ou tout autre acte probant, 

110. Nous ne terminerons pas ce qui concerne la procédure 
de la séparation mobilière, sans faire remarquer qu’elle ne 
sape pas plus le principe de l’individualité que celle en matière 
d'immeubles : la séparation peut être opposée par un seul 
créancier sur une partie des biens seulement, contre un ou 
plusieurs créanciers de l’un des héritiers; tout reste encore ici 
individuel; la séparation se divise comme la créance qu’elle 
garantit (n° 79). 

111. Passons actuellement aux immeubles. Quoique très- 
juste dans son principe, le droit de séparation se présente 
comme un privilége très-gênant pour l’administration de l’héri- 
tier et nuisible à son crédit. Aussi les rédacteurs du Code, tou- 
jours plus enclins à dispenser leur protection sur la fortune 
immobilière, écoutant en cela les observations du Tribunal de 
cassalion (n° 44 bis), ont-ils entouré l’exercice de la séparation 
de certaines formalités, de certaines déchéances de nature à en 
restreindre les effets. Telle est la pensée générale qui a présidé 
à l’article 2111 dont voici le texte : 

« Art. 2111. Les créanciers et légataires qui demandent la 
« séparation du patrimoine du défunt, conformément à l’arti- 
«a cle 878, au titre Des successions, conservent, à l'égard des 


1S., Coll. nouv., 6, 1, 107. — V. encore Cass., 14 août 1820 (S., Coll. 
nouv., 6, I, 209). 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 17 
« créanciers des héritiers ou représentants du défunt, leur pri- 
« vilége snr les immeubles de la succession par les inscriptions 
« faites sur chacun de ces biens, dans les six mois à compter 
« de l'ouverture de la succession. 

« Avant l’expiration de ce délai, aucune hypothèque ne peut 
« être établie avec effet sur ces biens par les héritiers ou re- 
« présentants, au préjudice de ces créanciers ou légataires. » 

Cette inscription est donc indépendante de toutes celles 
qu’aurait pu prendre le créancier hypothécaire ou privilégié, 
pour assurer la validité d’une cause de préférence antérieure 
au décès, et ne saurait jamais la remplacer. 

112. Quant à sa forme, elle est régie par les dispositions 
des articles 2148 et 2149 du Code, sur les inscriptions en gé- 
néral. Elle doit donc être spéciale, comme le prouvent encore 
les termes mêmes de l’article 2111 : … par les inscriptions 
. faites sur cuacun de ces biens; et il est étonrant que la Cour de 
Nimes ! ait pu juger le contraire, sous le prétexte plus que spé- 
cieux que l’article 2129 ne met pas le créancier qui s'inscrit 
en séparation au nombre des créanciers à hypothèque spéciale, 
et que d’ailleurs il est impossible de connaître tous les im- 
meubles dépendant de la succession, les termes mêmes de 
l'article 2111 suffisent pour répondre au premier argument, et 
l'inconvénient signalé par le second se trouve bien compensé 
par l’avantage qu'a le créancier de borner sa poursuite et ses 
inscriptions aux immeubles qu’il croit nécessaires à l’acquitte- 
ment de sa créance, et par suite de ne pas grever outre mesure 
et pour une petite créance le crédit de lhéritier. 

Outre les énonciations prescrites par l’article 2148, l’inscrip- 
tion doit mentionner la date exacte du décès. Cependant, comme 
elle peut être prise par des créanciers chirographaires, on ne doit 
pas appliquer rigoureusement le premier alinéa de cet article qui 
exige la présentation de l’original en brevet ou d’une expédition 
authentique de l’acte générateur du privilége. Ainsi le légataire 
gratifié par un testament olographe ou mystique, les créanciers 
porteurs de promesses sous seing privé sont autorisés à présen- 
ter leurs titres et à prendre inscription de plano ; et nous ne pou- 
vons souscrire aux exigences de M. Poujol *, qui voudrait que le 


s Nîmes, 18 février 1829 (S., Coll. nouv., 9, LI, 214). 
3 Sur les articles 878 à 881, n° 17. 
XXI. | 27 


\ 


M8 | PBROIT CIVIL: 


créancier chirographaire obtint au préalable et à titre oonser- 
valoire un jugement de reconnaissance d’écritüre contre l’hé- 
ritier; ear si l’héritier ne dénie pas, ne sera-ce pas organiser 
là une procédure purement frustraioire? Et quand bien même 
le créancier perviendrait à se procurer ainsi un titre authen- 
tique, l’expédient ne serait toujours profitable qu’aux eréanciérs 
purs et simples, puique la loj du 3 septembre 1807 défend de 
prendre inscription avant l’exigibilité de la dette, outre qu’elle 
met les frais à la charge du créancier, si le défendeur n’a pas 
dénié l'écriture ?. Nous ne partageons pas non plus les scrupules 
de M. Duranton ?, qui ne croit pas qu’on puisse autoriser l’in- 
scription des créanciers dépourvus de tout titre écrit, tels que 
les fournisseurs et autres ayants droit &uxqtels il #’est pas 
d'usage de délivrer des reconnæaissances écrites, parce que, 
selon Jui, leur scule affirmation ne pourrait suffire en présence 
de toutes les exigences légales pour les pièces destinées à servir 
de base aux inscriptions hypothécaires: en conséquence il 
proclame aussi la nécessité de l’obtention préalable d’un j4ges 
ment contre l’héritier ou au moins d’une ordonnance du pré- 
sident délivrée sur requête, et cette dernière manière de pro: 
céder est approuvée également par M. Dufresne ?, Les objections 
que nous faisions à M. Poujol s’adressent égrlemieht à ce pre- 
mier mode de M. Duranton ; quant au second, nous dirons que 
nous ne croyons pas que l’article 558 (C. proë.), qrii preschit 
cette procédure pour une saisie, soit aussi applitable à une im 
scription : l’analogie entre ces deux mesures n'existe gubte qué 
dans la pensée de M. Dufresne *. 

Au surplus, toutes ces pratiques partent d’une fausse idée, 


et n’aboutissent qu’à outrer la rigueur de la légistétion”, gtriont 


pour une inscription qui n’est pas destimée à assurer des effets 
aussi énergiques que celle d’une hypothèque ou d’urr véritubie 
privilége; pour ce dernier même, la: loi re se méfie point des 
actes sous seing privé, puisqu'elle attorise l'inscription dés 
architectes et ouvriers, aussi bien que celle des copartageants 
sur la présentation d’un acte qui n’a pas lesoin @ être autheri” 


/ 


1 Loi citée, art. 2. 
2 T. VII, n° 492. 

3 Op. cit., n° 69. . E 
® Ibid., p. 78. 


SÉPARATION DES PATHIMOINES. 449 
tique, et qui en fait l’est rarement: L’iniseriptioti d’éilleurs n’est 
qu’ua acte ébnbervatoire, te préjogeant rien de la validité de 
lobligatiôn principale et n’empêchant pas les contestations de 
lé créance lors de la production aux ordres. 

Ajoutoïis que cette inscription se prend au bureau dé la evh- 
servétion des hypothèques, dans le ressort de laquelle se t'ou- 
vent situés les immeubles héréditaires, objet dé la poursuite. 

113. Le délai fixé pour s’ihscerire est de six moïs, qui courent 
da jour de l’ouverture de la suceessioh : toute inscription prisé 
däns ee laps de terhps procure au créancier le droit de préfé: 
rènee, même sur des inscriptions prises antérieurément par 
des créanciers de l’héritier; c’est d’ailleurs là le propre de tout 
privilége. Et si le créancier du défunt laisse passer ce délai, il 
n’est pas pour cela complétement déchu du droit de séparation; 
mais il ne peut plus invoquer le rang qui lui aurâit été âttribué 
en vertu de la qualité substantielle de son privilége, et seule- 
ment celui que lui assignera la date de son inscription : é’est la 
préférence du privilége réduite ä.la préférence de l’hype- 
thèque ‘. Aucune remise ne peut être faite au crédnéier de eetté 
déchéance sous quelque prétexte que ee gvit : cak ee n’est pas 
uné préscription, et l’on ne pourrait renverser [és lois de 1ù 
priorité sans préjudicier aux tiers créanciers ?. 

118 bis. Lorsque les biens d’un individu passent de sa sut 
cession dans celle d’un autre, par suite de transmission à 
titre universel (n° 52), il n’est pas besoin de prendre plusieurs 
fois inscription: Ceile qu’on prendra dans les six mois À purti? 
de l'ouverture de la prettiière succession sauveyardéré des droits 
des créanciers héréditaires à l'égard des eréaniciers de tous lés 
héritiers successivement ; et si l’inscription étäit prisé après les . 
six mois sur les biens de la première succession, le eréânciér 
niè séraît plus qu’hypothécairé à l’égard des créanciers de l’hé- 
ritier. Mais si la deuxième succession s'était à Bon tour ouverté 
môins de six mois avant la prise d'inscription, lé créenciér 
de à première succession serait encore privilégié à l'égard dés 
créaniciers de la seconde, à l’encontre desquels l'inscription a 
été prise dans le délai requis. 

114. L’utilité de l'inscription est circonscrite dans Îes raÿ- | 


‘Art. 2118. | 
? Bordeaux, 24 juin 1926 (S., 1837, {1, 38). 


420 DROIT CIVIL. 


ports des créanciers du défunt avec les créanciers de l’héritier : 
c’est ce que nous démontrerons plus loin (n° 131); mais, en 
outre, dans cette limite même, elle n’a de valeur qu’à l'égard 
des créanciers hypothécaires ou privilégiés et non point à 
l'égard des créanciers simplement chirographaires de l’héritier ; 
c’est-à-dire qu’elle n’est nullement une condition sine qué non 
de l’exercice de la séparation et que, sous ce rapport, il n’y a 
aucune distinction à faire entre la séparation mobilière et la 
séparation immobilière. Cette remarque avait été déjà faite par 
Merlin ‘ et après lui par M. Troplong ?, qui dit très-bien « qu’il 
« ne servirait de rien aux créanciers chirographaires d’opposer 
« aux demandeurs en séparation le défaut d'inscription de leur 
« privilège dans les six mois, car.les créanciers poursuivant la 
« séparation pourraient au même instant prendre une inscrip- 
« tion hypothécaire qui leur assurerait la préférence sur les 
« créanciers chirographaires. » Nous pourrons ajouter que la 
séparation, dépourvue d’une partie des attributs du privilége 
ordinaire et n’étant qu’une dérogation aux droits de préférence 
qui dérivent des priviléges et hypothèques dont elle entrave 
l’exercice, a besoin d’être inscrite, lorsque, en fait, cette der- 
nière conséquence doit se réaliser : c’est-à-dire lorsqu'il y a 
des inscriptions sur l'immeuble. Hors de là elle ne porte aucune 
atteinte aux droits acquis; il est en effet parfaitement inutile 
que les créanciers chirographaires soient avertis de l’existence 
d’un privilége dont on ne peut pas dire que la connaissance 
les eût empêchés de contracter. Malgré cette décision, qui est 
toute doctrinale, il sera toujours plus sûr dans la pratique d’o- 
pérer cette inscription, parce qu’il est presque impossible 
d’être certain de la non-existence de priviléges ou Le po 
ques du chef de l’héritier. 
Mais il ne faudrait pas dire, suivant une opinion qui a compté 
ses partisans, que l’inscription empêcherait l’acquéreur d’un 
immeuble vendu par l’héritier de se libérer valablement entre 
les mains de ce dernier, en l’exposant à payer une seconde 
fois le prix aux créanciers héréditaires de l’inscription desquels 
il n'aurait pas tenu compte. L'inscription, bornée quant à ses 
effets aux créanciers de l'héritier, est sans force contre les tiers 


> 


1 Répert., vo Séparat. de patr., S 3, VII. 
3 Hypoth., 1, 325. — V. aussi Persil, Régime hypoth.. sur l'article 2111, L 


ve 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 491 


acquéreurs, et nous ne comprenons pas que M. Dufresne {, en 
défendant cette manière de voir, ne se soit pas aperçu qu’il 
tombait en contradiction avec lui-même, quand il relevait aussi 
l'erreur de M. Duranton *, pour lequel la notification d’une de- 
mande en séparation faite au débiteur de la créance mobilière 
réussit à empêcher ce dernier de payer à l’héritier. La sépara- 
tion, qui n’équivaut pas à une saisie en matière mobilière, le 
pourrait-elle en matière immobilière, et donnerait-elle ouver- 
ture à la faculté de surenchérir? — Au point où nous en sommes 
arrivé de nos explications, poser la question, c’est la résoudre. 

115. C’est encore pour avoir méconnu ce dernier caractère 
si essentiel de la séparation, que nombre d’auteurs limitaient le 
délai de faveur de l'inscription des créanciers héréditaires à la 
quinzaine écoulée depuis la transcription de l’aliénation de 
l'immeuble par l’héritier, voulant ainsi se conformer à l’inno- 
vation que l’article 834 du Code de procédure avait introduite 
aux règles du Code Napoléon, touchant l’inscription de tout pri- 
vilége ou hypothèque. La discussion de cette doctrine n’offre 
plus grand intérêt, depuis la promulgation de la loi du 23 mars 
1855 sur la transcription en matière hypothécaire, qui a abrogé 
cette disposition du Code de procédure ?, et c’est pourquoi 
nous ne devons pas nous étendre longuement sur ce point, 

Il est en tous cas bien étonnant qu'avant la confection du 
Code de procédure et sous l’empire du Code Napoléon seul, 
on n’ait pas discuté la possibilité de la prise d’inscription après 
l’aliénation des immeubles par l'héritier, dans le but de con- 
server le droit de séparation sur le prix, l’article 880 du Code 
Napoléon étant aussi exclusif dans cette question que l’arti- 
cle 834 du Code de proc:dure dans l’autre. S’il en eût été ainsi, 
la controverse n’aurait pas cessé depuis la nouvelle loi de 1855, 
et se serait tout au plus modifiée en ce sens qu’il s’agirait main- 
tenant de savoir si la transcription de l’acte d’aliénation opérée 
avant l'expiration des six mois depuis l'ouverture de la suc- 
cession, empêcherait les créanciers du défunt de s'inscrire en 
vertu de l’article 2111. 

Cependant ce n’est pas ainsi que l’on présentait la difficulté; 


1 Op. cit., n°° 74 et 69, comparés avec n° 63. 
2 Op. cit. LT 485. 
L Loi du 23 mars 1855, art. 6, al. 3. 


422 DROIT CIVIL. 
çar tous les auteurs admettent volontiers que, puisque l'héritier 
conseryait, nonobstant la séparation, la faculté d’aliéner, les 
inscriptions, Sans pouvoir procurer un droit de suite gpr la 
chose, transportaient après |’aliénation tous les effets de la sé- 
paration syr le prix qui jeprésepltg celte chose, lorsqu'il n'est 
ni payé ni irrévocablement confondu. Aussi ne comprenons- 
pous pas comment ces auteurs, qui ensejgnalent ceppodant 
£ette dernière proposition presque sans explication, ne voulaient 
daps aucun cas permettre l’inscription de l’article 2111 après 
la quiuzaine écoulée depuis la transcription, c’est-à-dire que, 
passé pelle époque, l'inscription n’eût plus même conféré le : 
droit de préférence sur le prix non payé et non confondu, 
C’est là assurément une doctrine très-bizarre; par quelques 
arguments qu’on eût pu troùver dans la rédaction impérgtive 
de l’article 834 (et nous ne prétendons pas les développer ici), 
il nous semble que ce seul rapprochement aurait dû arrêter 
nos adversaires; ef en refléchissant à l'esprit de cet article, ils 
seraient restés plus convaincus de leur erreur. Effectivement, 
Je droit de suite étant refusé au privilége de la séparatian, on 
ne voit pas trop à quoi cût servi la prohibition d’une insgriptigm 
tardive ; la transcription, dans l’idée des législateurs de catte 
époque, pe devait être qu’un appel à ceux dont le privilége 
gubgistait encore, afin de les avertir qu’ils allaient s’exposer à 
le pergre à l’égard des tiers acquéreurs, s’ils tardaient à l'iny 
gérer. Mais à quoi eût-il servi de faire cet appel aux créanciers 
du défunt, pour leur faire conserver, par l'inscription un droit 
qu’ils n’ont jamais eu? L'inscription ne pouvant obliger l’ac- 
quéreur à payer une seconde fois, puisqu'elle ne vayt pas saisigr 
arrêt à spn égard (n° 144), laisse ce dernier tout à fait hors de 
cause; &'il paye son prix à l’héritier, il est libéré, et elle devient 
inutile ; s’il ne le paye pas, le débat qui s’élèvera sur la distris 
bution, restera entre les créanciers de la succession et ceux de 
l'héritier, et le droit de préférence qu’invoqueront les premiers 
sera subordonné à la prise d’inscription dans les six mois de 
l'ouverture de la succession. Il n’y avait donc aucun inçonvé- 
nient à permettre la prise d'inscription postérieurement à l'ex- 


RS 


piration de la quinzaine à partir de la transcription, parce 


1 Grenier, Hypoth., Il, 330 conf. avec 432 ; Duranton, VII, 499, conféré 
avec XIX, 222; Marcadé, sur les articles 878 à 390, n° V conféré axes n° IV. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 43 


qu’il n’y avait là non plus aucun danger pour l'acquéreur dans 
l'intérêt exclusif duquel ce délai avait été imaginé. 

Il résulte aussi de ce que nous venons de dire. que l’inscrip- 
tion de l’article 2111, en devenant inutile dès que le prix est 
payé, est par là bien moins efficace dans ce ces que celle des 
créanciers hypothécaires de l’hérilier. Car si ces derniers ont pris 
une inscription sur l'immeuble, ils sont pourvus d’un droit de 
suite qui leur permet de forcer l’acquéreur à payer une seconde 
fois, ou au moins à saisir l'immeuble et à surenchérir; tandis 
que, sur ce second prix, les créanciers de la succession, non- 
obstant foute inscription, n'auront aucun droit à faire valoir : 
o’est en effet ce qui a été jugé en cassation le 97 juillat 1813, 

115 bis On voit done par tout ceci que le privilége des 
créanciers du défunt se vivifie par l'inscription d'une manière 
absolue à l’égard des créanciers de l'héritier, mais qu'il s’éteint 
par la transcription de l'acte d’aliénation opérée par l'hé- 
ritier et ne peut se reporter sur le prix encore dû ; que jusqu'à 
la transcription, les créanciers conserveront toujours le droit 
de faire vendre l’immeuble et de venir exercer le privilége sur 
le prix en provenant, même si l’héritier avait déjà touché ce 
prix des mains de lacquéreur, sauf le cas de confusion, 
comme il a été dit en son lieu et place; car, à l’égard des oréan- 
ciers de la succession, c’est la transcription qui forme le point 
de départ de la mutation de la propriété et de l'extinction de 
. la séparation des patrimoines (n° 97). 

Telle est la seule modification que la loi du 23 mars 1855 ait 
apportée au Code Napoléon sur cette partie de notre matière. 


$ 2. — Du cas où la sucçession est bénéficiaire, 


116. Jusqu'ici nous nous sommes toujours placé dans l'hy- 
pothèse d'une acceptation pure et simple de la part de l’héri- 
tier ; il faut à présent voir les dérogations que les règles précé- 
demment exposées doivent souffrir, lorsque le bénéfice de 
séparation des patrimoines invoqué par les créanciers vien 8e 
compliquer de la présence du bénéfice d’inventaire réclamé per 
l'héritier. Les différences à signaler sont peu nombreuses : il 
n’y a guère que deux points qui aient réellement de l'intérêt et 
sur lesquels la jurisprudence ait été assez fréquemment appelée 


4 Arrêt déjà cité au n° 69 ,in fine. 


494 DROIT CIVIL. 


à se prononcer; tandis que nous avons eu plus d’une fois lieu 
de regretter la rareté des monuments qu’elle nous laisse sur la 
plupart des autres difficultés de la matière. 

117. La première question qui se présente naturellement ici 
est de savoir, dans ce conflit de deux bénéfices qui produisent 
chacun un résultat commun, une séparation plus ou moins ra- 
dicale, lequel des deux devra absorber lautre, ou s’ils pour- 
ront s’absorber réciproquement. Il paraît clair que si cette fu- 
sion est possible, c’est le bénéfice d'inventaire qui doit l’em- 
porter, car il conduit à une séparation plus générale et surtout 
complétement réciproque, quant aux personnes et quant aux 
biens : quant aux personnes, puisque l’héritier et ses créanciers 
propres sont séparés des créanciers de la succession, tout 
comme ceux-ci le sont de ceux-là ; quant aux biens, puisqu'il 
est incapable d’administrer librement, de même que les créan- 
ciers héréditaires ne peuvent attaquer la succession qu’en se 
conformant à certaines prescriptions. Cela est naturel et évi- 
dent ; aussi ce point ne parait pas avoir aitiré un instant l’at- 
tention des auteurs. 

Mais il s’agit de savoir aussi si le bénéfice d’inventaire est 
apte à tenir lieu de séparation des patrimoines aux créanciers 
de la succession, d’une manière absolue et permanente ; s’il 
peut constituer à leur profit un droit acquis que ne détruirait 
plus la cessation de ce bénéfice : question très-complexe, 
comme on le voit, et qu'il importe d'analyser sérieuse- 
ment. | 

MM. Delvincourt‘ et Duranton * sont presque les seules au- 
torités qui enseignent que l’acceptation bénéficiaire ne produit 
pas, à l’égard de la séparation des patrimoines, d’autres effets 
que l’acceptation pure et simple elle-même, parce que, disent- 
ils, le bénéfice d'inventaire est introduit exclusivement dans 
l'intérêt de l'héritier et ne saurait profiter à d’autres qu'à lui; 
qu’il produit si peu la séparation, qu’il n'empêche pas l’héritier 
d’aliéner valablement, sans observer les formalités prescrites 
par l’article 806 (C. Nap.) : l’article 988 du Code de procédure 
n’édictant contre lui d'autre peine que la déchéance de son 
bénéfice, et non point la nullité de ses actes. D’autres personnes, 


4 Op. cit., t IT, p. 98. 
2 Cours de Droit français, VII, 47, et XIX, 218. 


SÉPARATION DÉS PATRIMOINES. 495 


M. Cabantous entre autres ‘, prennent un terme moyen et ad- 
mettent que l’acceptation bénéficiaire dispense bien le créancier 
de demander (sic) la séparation, mais que l'inscription demeure 
toujours nécessaire. Or, d'après notre manière de voir, qui 
n’isole jamais la demande en séparation de l'inscription elle- 
mème (n° 106), cette opinion reviendrait exactement à la pré- 
cédente, au moins en ce qui concerne les immeubles. 

Dans la discussion de cette controverse, il faut, ce me semble, 
écarter un argument qu’on a souvent invoqué et qui n’est pour- 
tant que le produit d’une confusion manifeste. L'inscription, 
a-t-on dit, ne peut être prise en vertu de l'article 2111, puisque 
l’article 2146 déclare la nullité de toute inscription effectuée 
sur les biens d’une succession bénéficiaire; mais ce ne sont là 
que des arguties : l'article 2146 enlève seulement aux hypo- 
thèques prises depuis l’ouverture de la succession, par un des 
créanciers héréditaires, son effet à l’égard de ses cocréanciers, 
et l'inscription de Particle 2111 n’a précisément d'effet que 
contre les créanciers de l’héritier, ce qui est bien différent ; 
d’un autre côté, on ne peut nous opposer la différence qu’on 
établit entre le bénéfice d'inventaire et la séparation quant à 
la prohibition d’aliéner, puisque dans notre système elle 
n'existe pas : l'héritier est libre de disposer dans l’une comme 
dans l’autre situation, sauf bien entendu la sanction de l’ar- 
ticle 988, qui est spéciale au bénéfice d'inventaire. 

Si l’on interroge maintenant la nature intime de ce dernier 
bénéfice, on arrivera certainement à adopter notre manière de 
voir. Effectivement, s’il peut être invoqué par l'héritier et par 
ses créanciers personnels pour mettre ses biens propres à 
Vabri des poursuites des créanciers de la succession, il nous 
paraît impossible de refuser à ceux-ci le bénéfice de la non- 
confusion ; et de même que nous avons décidé que les effets 
de la séparation pouvaient être invoqués au profit des créanciers 
de la succession tout aussi bien que rétorqués contre eux, 
nous devons proclamer que le bénéfice d'inventaire (séparation 
des patrimoines en faveur de l’héritier) pourra être rétorqué 
contre lui, celui-ci ne méritant pas plus d’égard que les autres. 
Le patrimoine héréditaire qui reste leur seul gage ne saurait 
être diminué par la concurrence des créanciers de l'héritier; 


1 Revue de législ., t. IV, p. 41; ouvrage déjà cité. 


426 “DROIT CIVIL, 


si Ja loi oblige à provoquer le séparation, c’est pour faire cesser 
une confusion de droit; mais ici pourquoi séparer ce qui n’est 
pas confondu? l'inscription qu’on vaudrait faire prendre aux 
créanciers serait mains publique que la déclaration d’accepta- 
tion que l’héritier a faite au greffe du Tribunal, Tous ces motifs 
ont entraîné la majorité des auteurs en faveur de cable doctrine, 
et la jurisprudence la plus récente est venus lui donner sa 
consécration souveraine À. 

118. Maïs nous ne pouvons noug ranger à l’ayia de ceux qui 
veulent que tant que dure l’indivision, la séparation des patrie 
moines résullant virtuellement de l'acceptation sous bénéfice 
d’inventaira par un des cohéritiers, lors mêma qy’elle eat im+ 
posée par la loi (par exemple si le cohéritier est mineur}, se 
produise d’une manière absolue à l’égard des cohéritiers, même 
qui accepteraient purement ot simplement, C’est le sentiment 
de MM. Dufresne ?, Aubry et Rau*, de la Cour de Riom t, et 
même de la Cour de cassation 

Si l’on veut être conséquent, il faudra ausai alors, par voie 
de réciprocité, refuser aux créanciers da la succession le droit 
de poursuivre, sur leurs biens personnels, les héritiers purs et 
simples, pour la part que ceux-ci doivent supporter dans la 
dette, et rien dans la loi ne semble autoriser une pareille prar 
tique. On se fonde en vain sur l’indivisibilité de la saisine qui 
se produit, en cas de dévolution au profit de plusieurs personnes 
simultanément appelées à la même hérédité ; car ceci empêche- 
t-il le moins du monde la division des dettes dès le prineipe, 
et autorise-t-il un créancier à poursuivre avant le partage 
chaque héritier pour le tout? Nos adversaires ne vont pas 
jusque-là‘. — Or si chaque créancier est obligé de poursuivre 
chaque héritier isolément, l’acceptation bénéficiaire de l'un ne 
pourra évidemment, dans une poursuite fractionnée, produire 


1 Çass., 18 juin 1833 (S., 1833, I, 730); Cass., 29 juin 1853 (S., 1854, 1, 
720); Cass., 3 août 1857 (S., 1858, [, 286), arrêt cassant une décision con- 
traire de la Cour de Lyon, du 20 décembre 1855 (S., 1851, II, 289). 

2 Op. cit., n° 79. 

8 Op. cit., S 619, texte n°6 et note 61. 

s août 1828 (S., Coll. nouv., 9, II, 134). 

5 Cass., 11 novembre 1833 (S., 1833, I, 817); Cass., 11 décembre 1854 
(S., 1855, I, 277); Cass., 25 août 1858 (S., 1859, I, 65). 

$ Aubry et Rau, $ 609, note 13 in fine, et 6 575. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 497 


des effets géparatifs des patrimaines, là où cette acceptation 
n’a pas été invoquée par le cohéritier : la séparation qui est 
tellement individuelle ne saurait se prêter à ces idées d’indi- 
visibilité. Mais, dit-on encore, l’agcentation bénéficiaire d'un 
senl des cohéritiers suffit pour faire présumer l’état de décon+ 
fiture de |a syccession, état également individuel. Nous ne pen+ 
sons pas, pour notre compte, que cette présomption pût enr 
traîner la séparation des patrimoines. d'autant plus qu’elle 
n'existe plus lorsque le PEeRRe d'inventaire est imposé par 
la lai. 

119. Reste maintenant à savoir si l’effet du bénéfice d’ins 
ventaire relativement à la séparation survit à la eessation du 
hénéfice lui-même. Cette question est complexe, avons-nous 
* dit; car il nous semble qu'il faille distinguer ici le eas de dé: 
chéance de celui de renoneiation. 

La déchéance ne sera prononcée la plupart du temps que 
sur la demande des créanciers de la succession, quoiqu’elle 
puisse aussi l'être par ceux de l'héritier. Or de deux ehoses 
l'une : ou les créanciers de la succession redoutent le concours 
des créanciers de l'héritier, ou ils ne le redoutent paa : — s'ils 
le redautent, ils se garderont bien de provoquer la déchéanese 
dé l'héritier bénéficiaire, lors même que l’on admettrait avee 
M. Blondeau‘ que l’héritier ne pourrait jamais par sa faute 
porter atteinte à un droit acquis à ses créanciers par un fait 
personnel à lui, et par suite que la séparation continuerait de 
subsister; car cette conséquence est tout à fait impossible en 
présence du texte de l'article 879, puisqu’en faisant prononcer 
cette déchéance, les créanciers n’auraient en vue que de se 
venger sur les biens prapres de l'héritier, cas où il y a nova 
tion et axtinction du droit de séparation ; — s'ils ne redoutent 
pas le concours des créaneiers de l'héritier, ils n’ont pas be: 
soin de cette séparation, et la question ne présente plus d'in- 
térêt pour eux. Il faut donc écarter l'hypothèse où cette dé- 


1 De la sép. des patr.. , P- 509 et 510. — L'auteur enseigne là que l'héritier 
déchu du bénéfice d'inventaire reste tenu personnellement au payement des 
dettes du défunt , mais que les créanciers conserveront néanmoins le droit 
de se faire payer exclusivement sur lea hiens de la succession, tout çn pour 


suivant ka biens dg Vhéritier, M. Blondegn eat Lésatqur plus équitsble 
ni jh consciencieux. 


4128 DROIT CIVIL. 


chéance est prononcée à la requête des créanciers de la 
succession. 

Reste encore celle où l’héritier renonce de plein gré ou 
bien est déclaré déchu par ses propres créanciers. Dans ces 
termes, nous pensons que la cessation du bénéfice d’inventaire 
ne pourra nuire aux créanciers héréditaires. Il serait déri- 
soire eu effet que l'héritier pût se jouer ainsi des intérêts de 
ses créanciers. En matière de partis à prendre sur le régime 
d’une succession, le principe est l’irrévocabilité de la décision 
intervenue, et cela est très-sage : l’héritier devait refléchir sur 
ce qu’il avait à faire, et il ne peut contre les créanciers hérédi- 
taires devenus les siens se créer un droit de l’inobservation des 
obligations à lui imposées; ses créanciers personnels eux- 
mêmes ne sauraient jouir de cet avantage. La loi, dans les ar- 
ticles 801 du Code Napoléon et 388 du Code de procédure, a 
entendu porter une peine contre l’héritier, et il serait singulier 
qu’on vint argumenter de ces textes qui paraissent impératifs, 
pour soutenir que les créanciers du défunt n'auraient pas le 
droit de renoncer à la faculté de faire prononcer la déchéance, 
faculté qui ne doit être exercée que par eux. Disons donc 
que si l'héritier veut renoncer au bénéfice d'inventaire, ou ses 
créanciers l’en faire déchoir, ils le peuvent; mais que tous les 
droits acquis aux créanciers de la succession par ce bénéfice, 
notamment celui de la séparation des patrimoines, resteront 
entiers et continueront de subsister à leur égard. 

La jurisprudence offre ici beaucoup de variations; pourtant 
la plus récente semble être en notre faveur *. 

119 bis. M. Blondeau *, appliquant sa manière de voir 
dans la question précédente, décide par analogie que l’accep- 
tation bénéficiaire de la part d’un héritier apparent qui à été 
évincé plus tard par un héritier véritable, subsisterait encore 
et produirait ses effets relatifs à la séparation, ce qui nous pa- 
rait conduire beaucoup trop loin : rien dans Ja loi ne nous 
semble justifier un pareil rapprochement; l’acceptation de la 


1 Contre notre opinion : Rouen, 5 décembre 1826 (S., Coll. nouv., 8, I, 
296); Bordeaux, 14 juillet 1830 (S., 1831, 2, 190). — Dans le sens de notre 
opinion : Cass., 18 juin 1833 (S., 1833, 1, 730), arrêt cité plus haut, n° 117; 
Cass., 10 février 1839 (S., 1840, I, 92); Colmar, 9 janvier 1837 (S., 1837, Il, 


811). — V. aussi l'arrêt de câssation, du 3 août 1857, cité plus haut. 
% Loco modo cit. | 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 499) 


part d’une personne étrangère à la succession est sans valeur 
et ne constitue aucun droit acquis à la séparation des patri- 
moines. Nous préférons ici la distinction proposée par MM. Au- 
bry et Rau*, qui valident la séparation pour le passé, c’est-à- 
dire conservent aux créanciers de la succession tout ce qu’ils 
ont touché en vertu de cette séparation, parce que tous les 
payements faits par un héritier apparent sont maintenus à 
l’égard de l’héritier véritable, mais qui pensent que l’accepta- 
tion pure et simple de ce dernier, en venant écarter l'héritier 
apparent, met dès ce moment les créanciers héréditaires en 
demeure de provoquer la séparation. | 

120. A partir de quel moment court le délai d’inscription fixé 
par l’article 2111? Naturellement à partir du jour où soit l’ex- 
clusion, soit l’éviction de l'héritier a pu être connue des créan- 
ciers. Au contraire, la prescription de Particle 880, en ce qui 
concerne les meubles, a toujours son point de départ à l’ou- 
verture de la succession, parce qu’il n’y a pas là de formes 
spéciales imposées à l'exercice de la séparation. 


6 3. — Du cas où la succession est vacante. 


121. Nous retrouvons encore ici des principes analogues à 
ceux des précédents numéros. La séparation des patrimoines se 
produit aussi de plein droit; et si l’héritier se présente après 
la déclaration de vacance et accepte purement et simplement, 
il ne pourra mettre au néant les droits acquis en vertu de cette 
espèce de séparation collective propre au régime même de la 
succession. | 

122. Le délai de l'inscription à prendre sur les immeubles 
court ici à partir du moment où les créanciers ont eu connais- 
sance de la cessation de la gestion du curateur. 


, 


$ 4. — Du cas où l'héritier est tombé en faillite. 


123. Nous allons encore rencontrer ici, en raison de l’obscu- 
rité et de l’imperfection des dispositions législatives, bien des. 
difficultés et bien des opinions divergentes à concilier ou à 
combattre. Nous voulons faire allusion à Particle 490 du nou- 
veau texte du Code de commerce, qui oblige les syndics d’une 
faillite à prendre une inscription collective sur tous les im- 


1 Op. cit., S 619, note 63. 


480 DROIT &IVIL. 


meubles du failli dort ils connaissent l'existence. Le bonflit 
possible bntre cette hypothèque et le droit de préférence pro- 
duit par l’inseription opérée à à la requête des créanciers de Îe 
suceessioh, donne lieu à des appréciations très-déliedtes qui 
exigent avant tout une notion exacte du caractère de ce drait, 
lequel, semblable en cela à celui que l’article 1017 confère aux 
 légataires, ne se retrouve mentionné dans aucune diâposition de 
nos autrès Codes. Quelques préliminaires deviennent donc 1à- 
dispensables. 

Les biens qui adviennent à un failli sont compris dans le 
dessaisissement général qme cette faillite opère à son égard; 
et ée dessaisissement, pour le dire en passant, équivaut à une 
véritable séparation des patrimoïnes aa profit de $és créanciers, 
si bien qu’elle dispense ces derniers de recourir en aucane 
façon à ce remède, lorsque le failli est décédé et que sa succes: 
sion est acceptée purement et simplement. C’est ce que l’on 
avait reconnu à la discussion du Code revisé, même pour tre 
faillite déclarée après la mort du débiteur ‘. Toutelois, eonrne 
les biens advenus au failli sont le gage que les ‘créanciers 
ont acquis du chèf de l'individu Qui les possédait avant lui, 
ils doivent servir préférablement aw désintéressement dé des 
créanciers propres plutôt qwà celui des créanciers de la failhite. 
Ainsi les charges imposées au donataire seront acquittées avant 
les dettes de la faillite sur les biens donnés; le vendeur poùrræ 
exercer son privilége sur le prix de l'immeuble avant ke 
créanciers de cette faillite. +, etc. : donc aussi les dettes d’uwe 
succession échue au failli peuvent et doivent être préalablement 
payées avec les valeurs qut la composent, si toutefois les 
créanciers de la succession usent de la séparation des patri: 
moines, avec cette restriction qu'ils doivent le faire avant le- 
jugement déclaratif de faillite. Cette dernière condition, qui est 
hors de doute pour les inimeubles (car l’article 448 du Code de 
commerce oppose une barrière invincible à toute imécripton 
prise après cette époque), doit être étendue, selon nous, à touté 
séparation mobilière : l’induction ést ici puissante, ét nous 
ne croyons pas qu'il soit possible d’invoquer postérieurement 
la séparation, pour les valeurs mobilières qui composent le 
plus souvent le seul actif dans la déconfiture d’un commercçänt. 


8 V. le Moniteur universel du 28 mars 1838, p. 708. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 431 


124. Tout cela paraît bien clair, et le serait en effet #’il n’y 
avait cette hypothèque dont nous parlions én commencant le 
paragraphe, et qui, en frappant sur tous les immeubles compris 
dans la faillite à n’importe quel titre, vient entraver l’exercicé 
de la séparation invoquée à l’égard des immeubles par les 
créaïciers du défunt, Il importe donc de bien étudier le carac- 
tère de eg droit hypothécaire. Or quels en sont les effets? Si 
l’on consulte les travaux préparatoires du Code de commerce 
sur l’article 500 (ähcien texte correspondant à l’article 490), of 
voit qu’il n’avaii pas été question par là de foutnit une mesüre 
propre à la conservation des droits de la masse, contre des 
créanciers particuliers du failli; c'était parce que « si lon 
« n’établissait pas cette règle, la masse pourrait n'être pas 
« avertie des expropriations ?, » Tout ceci ne dotinait pas grande 
utilité à cette hypothèque ; aussi la disposition fut-ellé vivement 
critiquée pour ce motif par M. Berlier, qui pensait que les for- 
malités inhérentes à une expropriation avertiraient suffisarñ- 
ment les tiers intéressés *, L'article fqt pourtant maintenu tel 
quel, et depuis on l’expliqua généralement dans le sers que 
lui avait donné M. Berlier ?, 

Dans eette manière de voif de la doctrine, il n’ÿ avait là 
aucun droit hypothécaire en faveur de la masse, et par suité 
l'inscription de l’article 500 n’établissait, au profit des créan- 
ciers chirographaires de cette faillite, aucun droit de nature à 
amoindrir celui des créanciers de la succession, encore que 
ceux-ci n’eussent pris aucune inscription dans les délais pres: 
crits ; et même la jurisprudence n’exigeait pas que cette inscrip- 
tion fût au moins antérieure de dix jours à l’ouvertüte de la 
faillite, selon la disposition de l’ancien article 448, aujourd’hui 
adoucie par celle de l’article 448, nouveau texte, coitine notis 
l'avons va plus haut (n° 193, ih fine) *. 


3 Observation de M. Jaubert au Corps législatif, dans la séance du 16 avril 
1807 (Locré, Législ., t. XIX, 2° part., comm. X, n° 8). 

2 Même séance (Locré, ébid.). 

# Pardessus, Droit commerc., 2° édit., n°1157; Troplong, Des hypoth., II, 
655 bis; Bédarride, Traité des faillites, I, 416: Dufresne, op. cit., n° 92, etc. 

+ Nimes, 27 janvier 1840 (S., 1840, II, 368), arrêt confirmé en cassation, 
le 22 juin 1841 (S., 1841, 1, 723). — V. encore : Bourges, 20 août 1832 
(S., 1833, IL, 641); Caen, 29 février 1844 (S., 1844, Il, 299), et Paris, 
22 juin 1850 (S., 1851, II, 542). 


432 DROIT CIVIL. 


Tel était l’état de la législation et de la doctrine avant la re- 
fonte du titre Des faillites au Code. Dans le nouveau texte, l’ar- 
ticle 500 fut transporté tout entier et tel quel dans l’article 490 
dont il forma le troisième alinéa. Jusque-là certainement rien 
ne prêtait à la controverse, et nous n’aurions nul motif plausible 
pour décider autrement aujourd’hui que sous l’empire du Code 
de 1807; au contraire, l'identité de la nouvelle disposition avec 
l’ancienne, l’absence de tout document dans la discussion des 
chambres, enfin le silence même de l’article 2121 du Code Na- 
poléon sur l’existence de cette hypothèque légale, nous auraient 
défendu de consacrer ainsi à priori un droit qu’il était impos- 
sible de ratlacher ni à une convention (puisque le concordat 
n'en est pas une, à proprement parler, et que d'ailleurs l’exis- 
tence de l’hypothèque en précède le vote, d’après les textes), 
ni à un jugement (puisque le jugement déclaratif de faillite 
n’emporte pas condamnation, mais seulement constatalion 
d’un état de fait antérieur devenu notoire); ce ne pouvait donc 
être qu’une hypothèque légale, et l’article 2121 du Code Napo- 
léon était muet. Mais le nouveau texte du Code de 1838 con- 
tient un article 517 qui est la reproduction perfectionnée et 
plus explicite de l’ancien article 524, lequel parlait assez va- 
guement d’une hypothèque au profit des créanciers du failli, 
pour qu’on pût en inférer qu’il ne s’agissait là que de l'hypo- 
thèque dont ils étaient déjà investis avant la faillite par le titre 
constitulif de leur créance. Cet article 517 se rattache à l’ar- 
ticle 490, en rappelant l'inscription qu'ont dû prendre les syn- 
dics, et en déclarant que l’homologation du concordat conser- 
vera à chacun des créanciers le droit ainsi inscrit, et qu’il 
appelle une hypothèque, expression que l’on chercherait en vain 
dans l’article 490 ou dans l’ancien article 500. 

M. Dufresne !, qui ne reconnaît d’hypothèque ni dans l’arti- 
cle 500 ni dans l’article 490, adopte ici une opinion mixte, et pré- 
tend que l’art. 517 consacre un droit hypothécaire au profit de 
la masse des créanciers, après que le jugement du tribunal a ho- 
mologué le concordat intervenu entre les créanciers et le failli 
tandis que l'inscription de l’article 490 n'aurait pour but que 
d'établir un moyen de publicité de l’état de faillite connu anté- 
rieurement. Il se fonde sur ce que l’article 517, comme l’ar- 


À Loco modo cit. 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 433 


ticle 524 (ancien texte), exige qu’une inscription soit prise en 
vertu du jugement homologatoire qui, dit-il, donne natssance, 
conformément à l'article 2123 (C. Nap.), à une hypothèque que 
la première inscription ne pouvait conserver, puisqu’elle n’exis- 
tait pas. | un 

Cette démonstration renferme trop d’hérésies pour ne pas 
rendre la réfutation facile. À ne considérer que la rédaction 
de l'article 517, on reconnaîtra bien vite qu’il ne parle pas de 
l'inscription d’une nouvelle hypothèque à prendre, mais seule- 
ment de l’inscription du jugement d’homologation du concor- 
dat, et cela dans le but d'annoncer que l’hypothèque de lar- 
ticle 490 a été maintenue, puisqu’en l'absence de cette 
homologation, l’hypothèque ne pourrait subsister. En cas d’u- 
nion, en effet, elle n'a plus d'intérêt : les créanciers ont un 
droit d'administration directe sur les affaires du débiteur failli, 
et une hypothèque n’aurait pu avoir d'utilité que lorsque le 
débiteur restait à la tête de ses affaires, pour assurer l’exécu- 
tion de son concordat. Voilà donc pourquoi il y avait nécessité 
à inscrire ce jugement : il fallait que tout le monde fût averti 
que l’hypothèque en quelque sorte provisoire, que l’on venait 
de prendre sur.les biens, continuerait de les frapper. 

Mais comment peut-on dire qu’il y a là un droit nouveau con- 
stitutif d’une hypothèque qui résulterait de ce jugement d’ho- 
mologation ? Jamais ces jugements ne peuvent avoir cet effet, 
pas plus que tout autre jugement rendu en juridiction volon- 
taire ; c’est là un point parfaitement établi. D'ailleurs, si nous 
voulons pousser l'examen un peu plus loin, nous verrons que la 
loi n’est pas si inconséquente qu’elle paraît l’être au premier 
abord. 11 se passe ici, en effet, quelque chose d’analogue à ce 
qui a lieu en matière de séparation des patrimoines; l’arti- 
cle 490 confère une hypothèque ou, si l’on veut, un droit de 
préférence, et l’article 448, al. 2, ne souffre aucune inscription 
postérieure au jugement déclaratif de faillite qui est le point de 
départ de l’inscription ; c’est appliquer à la faillite l’al. 2 de 
l'article 2111, qui prohibe toute inscription hypothécaire au 
préjudice des créanciers de la succession. Seulement l'hypo- 
thèque des créanciers de la faillite est plus complète que le 
privilége des créanciers du défunt, car elle n’est pas réduite au 
droit de préférence et est pourvue d’un droit de suite; en re- 
vanche, elle n’est pas privilégiée et subit l'application de la 

XXI, 28 


434 DROIT CIVIL. | 
règle : prior fempore potior jure, de sorte qu'il n’y € aubun 
délai de rigaeur pour la prise d'inscription. 

Nous ne possédons sur cette matière qu’un seul monument 
de là jurisprudence : o’esi l'arrêt de la Cour de Peris du % 
juin 1850, déjà cité plus haut; tous les autres sont rendus à 
propos de faillites régies par l’ancien texte du Coda L'un 
d’entre eux pourtant, celui de la Cour de Caen également prés 
eité, tout en refusant l’hypothèque aux créantiérs, déslarait 
formellement qu’il ne pouvait plus eh être ainsi sous l'empire 
de la loi nouvelles; et la Cour de Paris a jugé dané le mème 
sens !. 

125. De tout cela, il perattrait résalter que si une suébession 
s’est ouverte au profit d’un failli, les créanciers de ce dernier, 
en prenant par l'intermédiaire des syndies inscription eu vertu 
de l'article 490, primeraient les créanciers de la succession qui 
n’ont inscrit leur séparation qu'après eux, et postérieurement 
aux six mois accordés par l’article 2111; mais qu’ils ne les pri- 
meraient point, si l'inscription en séparation avait été opérée 
dans le délai presorit, C'était, du moins, l’opinion jadis ensei 
gnée par M. Bravard-Veyrières à son cours. Toutefois, avus ne 
croyons pas qu'elle doive être suivie à la lettre. | 

Car si l’article 448 du Code de commerce prohibe touts prise 
d'inscription postérieurernent au jugement déclaratif de faillite, : 
il est certain que les créanciers de la succession, bien qu'ils 
: fussent encore dans le délai utile pour s'inscrire en vertu de 
l’article 2111, s'ils ont laissé rendre le jugement déclaratif de 
fuillite sans se mettre en règle, se verront préférer les eréan- 
ciers de l’héritier failli, au profit desquels l’inscription a été 
formalisée en vertu de l’article 490 (C. eomm.), et quelle que 
soit l’époque où elle l’a été par rapport à celle des eréanciers 
héréditaires, puisqu'il n’existe aucun délai préfix d'inscription 
établi par la loi pour maintenir cette eause de DEC dans 
toute son intégrité ?, 


1 Depuis l’achévement de ce travail, deux autres arréts sont venus eon- 
firmer cette doctrine : ce sont ceux de la Cour de cassation, du 29 décerhbré 
La (S., 1859, 1, 209), et de la Cour de Besançon, du 16 avril 1862 (S., 1862. 
I, 288. 

? Cette doctrine est celle de M. Ksnault (Traité des faillites et banque- 
routes, t. IL, n° 350), approuvée aussi pat M. Dalloz (Jurispr. gén., v° Fail 


SÉPARATION DES PATRIMOINES. 435 


D'un autre côté, si les créanciers du défunt ont laissé écouler 

le délai da six mois de l’article 2111 sans s'inscrire, et qu'ils 
s hoient insotits alors en vertu de l’artiele 2118 avant le juge 
ment déclaretif de faillite, ils primeront encore les créanciers 
du failli, dont l'hypothèque n’a jamais pu être inscrite par les 
syndics que postérieurement au jugement qui, à la fois, déclare 
la faillite et nomme ces syndics, 
Ainsi, en cette matière, le droit des créanciers du défunt, au 
regapd de là massë de la faillite, n’est pas à considérer comme 
privilégié, et tout se réduit à l'application de la règle prior tem- 
” pere, potior jure, modifiée et restreinte encçors par la prohibi- 
tion particulière de l’article 448 du Code de commerce. 

Il semble cependant que la rigueur de cette doctrine doive 
être abandonnée pour le cas où la succession est échüe au débi- 
teur depuis le jugement déclaratif de sa faillite, Car l’art. 448, 
qui ne parle que des priviléges et hypothèques eglablement 
acquis avant le jugement, ne paraît pas s’appliquer au privilége 
.… de la séparation des patrimoines qui s’acquiert en définitive par 
la seule force des circonstances, et non pas, comme les autres 
priviléges sur les immeubles, avec le concours toujours suspect 
de la personne du failli, 11 semble done qu'en pareil cas le 
créancier devrait jouir intégralement du délai imparti par l’ar2 
ticle 2111, nonobstant l'inscription de l’hypothèque légalé 
opérée par les syndics; que pareillement, en matière mobi- 
lière, la séparation pourrait être opérée indéfiniment et augai 
longtemps que que les biens n’ont pas été discutés par les 
syndics, et au fur et à mesure que ces derniers voudrajent Îles 
altaquer, 

Cette manière de procéder a quelque chose de choquant, 
d’inique même, en regard de celle qui dénie tout droit à la s6- 
parätion et annule toute inscription postérieurement au juge- 
ment déclaratif de faillite au profit des créanciers d’une succes- 
sion ouverte par exemple peu de jours seulement avant ce 
_ jugement. Ce serait peut-être ici encore, comme en beaucoup 
d’autres points qui touchent à notre matière, le devoir du légis- 
lateur d’intervenir et de décider en principe ,ce que le silence 


lite et Banq., n° 495). C’est encore celle que la Cour de Dijon a émise dans 
ses observations sur la refonte du titre Des ché et hypothèques du 
Code, en 1841. (V. la note suivante.) 


436 | DROIT CIVIL. 


de la loi nous empêche de faire, à savoir que la prohibition de 
l’article 448 n’aurait aucun effet sur l'inscription qu’on peut 
prendre en vertu de l’article 2111, ou même que l’état de faillite 
ne modifierait en général pas les effets du privilége de la sépa- 
ration des patrimoines ‘, F. DOLLINGER,. 


1 Appelée par la circulaire du Garde des sceaux du 7 mai 1841, concur- 
remment avec les autres Cours et les Facultés de droit, àse prononcer sur les 
améliorations dont notre régime hypothécaire était susceptible, la Cour de 
Dijon formula, sur l’article 448 du Code de commerce, un avis encore beau- 
coup plus radical. On lit en effet, dans les Documents relatifs au régime 
hypothécaire qui contiennent l’ensemble des travaux de ces corps, réunis 
par ordre du ministre (t. II], n° 531; Paris, imp. roy., 1844) : 

« … Cet article 448 lui-même est sujet à de graves objections dans ce qu'il 
« statue à l'égard des priviléges, et, malgré sa date récente, la Cour n'hésite 
« pas à en demander la modification. Il décide qu’à partir du jugement dé- 
« claratif de faillite, aucune inscription de privilége précédemment existant 
« ne pourra être prise. | 

« Or n’y a-t-il pas là une injustice flagrante ? 

« Le vendeur, s’il est dépouillé de son privilége, exercera son action en 
« résolution, et les frais de vente se prélèveront sur la faillite qui se trou- 
« vera ainsi grevée par l'abolition du privilége. — S'il s’agit d’un coparta- 
« geant, l'événement de la faillite peut-il dépouiller un des cohéritiers en 
« blessant l'égalité si impérieusement exigée par nos lois, les syndics se- 
« ront-ils admis à payer la soulte des lots comme un dividende? Si une 
« action en lésion contre le partage est admise, ne suppléeront-ils encore à la 
« portion du prix qu’ils seront condamnés à payer, qu’en fournissant un 
« dividende? De telles décisions paraissent impossibles à proposer, et ce- 
« pendant elles sont des conséquences directes de l’article 448 ; et encore, 
« d’après cet article, il faut décider que la faillite profitera de la plus-value 
« d’un immeuble créé par un architecte qui ne s’est pas pressé d'inscrire ; 
« il faut décider que le privilége de séparation de patrimoine est perdu 
«sur la faillite, faute d'incription, tandis que c’est précisément pour le 
« cas de faillite ou de déconfiture qu’il a été introduit, puisqu'il devient 
« inutile lorsque l’héritier est dans l’aisance. » 

Nous ne pouvons que nous associer aux critiques et aux vœux contenus 
dans ces quelques lignes. 


C4 


POURSUITE DES CRIMES COMMIS EN PAYS ÉTRANGER. 437 


DROIT DE POURSUITE DES CRIMES COMMIS EN PAYS ÉTRANGERS. 


(Art. 5, 6, 7, C. inst. crim.) 


Par M. Aug. Pouexer, docteur en droit, 
avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. 


DEUXIÈME ARTICLE !, 


XV. Je proposerais donc de décider, purement et simple- 
ment, que le Français qui s’est rendu coupable d’un crime, en 
pays étranger et contre un Français, pourra, à son retour en 
France, y être poursuivi. 


Article 2. — Du cas où la victime est étrangère. 


XVI. Les principes généraux sur lesquels j'ai établi le droit 
de poursuite d'office, dans le cas où la victime est française, 
semblent appeler l’application des mêmes règles dans le cas où 
la victime est étrangère; la loi française n’interdit pas moins 
Je crime contre l’étranger que contre le Français; et si l’on 
admet que la loi pénale appartient au statut personnel, il faut 
bien reconnaître que le droit de notre justice de demander 
compte au Français de ses actes criminels commis à l’étranger 
ne saurait être paralysé et anéanti par cette seule circonstance 
que ces actes ont été dirigés contre un étranger... Néanmoins, 
on ne peut dissimuler quelques nuances assez délicates qui 
distinguent ce cas de celui où la victime est française, ni 
passer sous un dédaigneux silence certaines considérations 
.dont la gravité commande une attention toute particulière. 
XVII. Ces considérations frappèrent surtout la commission 
de la Chambre des pairs, chargée, en 1843, d'étudier le projet 
présenté par le gouvernement. 
__ La commission acceptait bien les principes que je me suis 

efforcé de faire prévaloir; elle reconnaissait que ces principes 
sont encore justes lorsque la victime est étrangère; elle pro- 
posa néanmoins d’en subordonner l’application, dans ce dernier 
cas, à l'existence de conventions diplomatiques basées sur le 
principe de la réciprocité ; la commission, dont l’amendement 


1 V. t. XX, p. 554. 


438 DROIT CRIMINEL: 


fut soutenu à la tribune par MM. Franck-Carré, de Broglie, 
d’Argout, s’appuyait surtout sur la nécessité de sauvegarder 
notre dignité nationale, peut-être compromise par des Conées- 
sions qui ne nous seraient pas réciproquement offertes, et aussi 
sur les inconvénients que l’adoption sans réserves du principe 
du projet pourtait présenter dans les localijés voisines des 
frontières; M. d’Argout insistä sur ce point, et fortifia l’auto- 
rité de son talent de l’expérience personnelle qu’il avait acquise 
dans les fonctions de préfet des Basses-Pyrénées ; sans la né- 
cessité d’une convention diplomatique comme condition sine 
qu4 non du droit de poursuivre le crime commis contre un 
étranger, les aceusés français perdraient toutes les garanties de 
leur défense; les témoins à charge se présenteraient en effet 
avec empressement, et les témoins à décharge s’abstiendraient 
tous ; de plus, les frontières deviendraient le théâtre d’inces- 
santes enireprises criminelles de le part des étrangers due ne 
retiendrait pas la crainte des représailles auxquelles les Français 
n’oseraient plus se livrer, puisqu’elles allaient les Saposér aux 
poursuites de la justice française. 

MM. Martin du Nord, garde des sceaux, Mérilhou, de Gabriac, 
Villemain, de Barthélemy,combattirent ces idées, contraires, sui- 
vent eux, aux principes du droit de punir; ils soutinrent que la 
réeiproeité ne touche à la dignité de la France que relativement 
eux mesures que le gouvernement voudrait prendre dans l'in: 
térêt des gouvernements étrangers; mais que, quant aux me- 
sures prises par la France dans so propre intérêt, dussent les 
étrangers, par surcroît de fortune, en retirer profit, sa dignité 
n’est nullement engagée à ce que, par réciprocité, les gouver- 
nements étrangers prennent la même mesure. M. de Gabriac, 
pe manque pas de citer l'exemple de l'abolition des droits 
d’aubaine, dont la France prit respiRiRent et sans Dntbi Pini- 
tiative. 

C’est qu’en effet nous ne sommes plus au temps où l'on évitait 
avec un soin jaloux d'introduire dans la loi un principe dônt 
auraient pu tirer avantage les nations voisines; il fut une époque 
où la crainte de rendre un signalé service à l’étranger nous eût 
déterminés peut-être à sacrifier nos véritables intérêts à nos 
rancunes où à nos préjugés... Grâce à Dieu, notre siècle « 
mieux compris et sait mieux pratiquer les devoirs qu'impose 
: le droit international et humain : les mœurs s’idoucissent, les 


POURSUITE DES CRIMES COMMIS EN PAYS ÉTRANGER. 489 


intérêts se mêlent et se confondent, la rapidité des véles de 
circulation, en rapprochant les individus, crée entre les na. 
tions un lien tous les jours plus étroit; les lois civiles fran- 
chissent les frontières, les lois du commerce les ignorent, le 
droit de la guerre abdique son âpreté, le droit maritime lui« 
même oublie ses antiques rigueurs ; les Jois pénales doivent 
elles donc seules résister à cet heureux mouvement, et les pa- 
roles de M. de Gabriac ne seraient-elles pas aujourd’hui plus 
vraies envore qu'elles ne le furent en 1848? 

Les orateurs qui s'opposèrent à l’amendentient de la commis- 
sion firent en outre remarquer que l’organisation judiciaire de : 
ogrtains pays était presque incompatible avec l’existence de 
conventions diplomatiques telles qu'on prétendait les exiger; 
qu’ainsi l'amendement lierait à tout jamais les mains à la jus- 
tice à l'égard des crimes commis dans ces pays par un Français 
oontre leurs nationaux ; que ceux des États dont la constitution 
se prêterait à de semblables conventions s’empresseraient sans 
doute de les consentir, et qu’ainsi, sans que les conventions 
diplomatiques pussent être jamais une entrave, la France en 
pourrait de fait recueillir le bénéfoe. Ils protestèrent contre un 
amendement qui, suivant eux, rabaissait la question et détour- 
nait lé projet de son but élevé en lui enlevant son cachet de 
morale universelle. Ils insistèrent enfin sur le scandaleux con- 
trsste qui ne manquerait pes de se produire entre la poursuite 
exeroée contre l’auteur d’un crime commis en Belgique contre 
un Belge, si la Belgique a consenti à se lier par une convention 
diplomatique, et l’impunité assurée à l’auteur du crime commis 
ea Prusse contre un Prussien, si la Prusse, moins éclairée, a 
rofusé de signer uñe telle convention, 

Ces considérations, que je me borne à ae analyser 
pour ne point élargir outre mesure le cadre de mes observa- 
tions, déterminèrent la Chambre des pairs, et ceite Chambre 
rejeta, dàns sa séance du 17 mai 1643, l'amendement de sa 
commission. 

Trop heureux d'abriter mon opinion sous un aussi illustre pa- 
tronage, je voudrais que l’on retînt le principe dans toute sa 
généralité et que l’on décidât que le crime commis à l’étranger 
par un Français, soit contre un Français, soit contre un étranger 
pourre, au retour en France du coupable, être l’objet de pour- 
suites dirigées d'office par le ministère public. 


440 DROIT CRIMINEL, 


XVIII. Enfin il est un dernier point sur lequel il convient de 
prendre parti. 

La victime est française ou étrangère, il n'importe; mais il 
se peut que la justice étrangère ait poursuivi et jugé le cou- 
pable : le Code d'instruction criminelle, dans ce cas, lie les. 
mains à la justice française, s’il s’agit d’un crime prévu par 
l’article 7, et lui laisse toute sa liberté d’action, s’il s’agit d’un 
crime prévu par l’article 5. 

J’aperçois bien le motif de cette distinction ; j'avoue que je 
ne puis en reconnaître la légitimité : à mon sens, elle doit donc 
être effacée, et il faut dire que l’action de la justice française 
sera foujours éteinte lorsque le coupable aura été poursuivi et 
jugé par les tribunaux étrangers ; mais il importe de ne pas se 
méprendre sur les motifs qui me déterminent. 

Cette disposition, bien loin d’être contraire aux ne 
généraux sur lesquels j’ai établi le droit de la justice française, 
en est la conséquence nécessaire et la consécration formelle. 
J'ai dit, en effet, que toute loi pénale a un caractère mixte; 
qu’elle appartient au statut réel et en même temps au statut per- 
sonnel, et de son caractère réel j'ai conclu au droit pour le sou- 
verain étranger de frapper le Français qui s’est rendu coupable 
d’un crime, dans l'étendue de sa souveraineté territoriales; le 
Français se trouve ainsi sujet de deux lois pénales, justiciable 
de deux juridictions... Mais il est bien clair que s’il a été juge 
par l’une, l’autre perd sa compétence... Un exemple rendra 
cette vérité sensible : l’action civile en réparation d’un délit 
peut être indifféremment portée devant les juges de répression 
ou devant les juges civils : il y a une double compétence; mais. 
si la partie lésée s’est jointe au ministère public comme partie 
civile, et a exercé ses droits devant la juridiction criminelle, 
elle ne peut plus saisir à nouveau la juridiction civile : l’action 
de l’un des tribunaux paralyse à l’avenir l’action de l’autre. 
Eh bien! lorsque le Français a été jugé à l'étranger, il se passe 
quelque chose de semblable : la compétence de la justice fran- 
çaise n’aurait plus sa raison d’être, et je la décline; si je la dé- 
cline, ce n’est donc pas par respect pour la souveraineté étran- 
gère, dont les droits rigoureux n’exigent pas ce sacrifice; 
c'est par application d'une maxime qui est toute française, 
en même temps qu’elle est du droit des geus, la mexime non 
bis in idem. | 


POURSUITE DES CRIMES COMMIS EN PAYS ÉTRANGER. 441 


6 2. — DES CRIMES COMMIS À L'ÉTRANGER PAR UN ÉTRANGER. 


XIX. Les développements que j’ai donnés à la discussion me. 
permettent de la restreindre ici et de la borner à l'affirmation 
de quelques règles sur lesquelles un dissentiment sérieux me. 
paraît peu probable. 

11 n’est pas contestable qu’en principe la loi pénale soit sans. 
autorité sur les étrangers : elle ne peut les atteindre que par la 
force du statut réel auquel elle appartient et, par conséquent, 
dans les limites de l’article 3 du Code Napoléon, c’est-à-dire 
quand ils résident en France, et à raison de faits dont ils se 
sont rendus coupables en France. M. Dupin, en 1842, parlait 
en termes fort justes, lorsqu'il disait : « Pour être obligé par la 
loi pénale, il faut en être le sujet, ou d’origine ou accidentelle- 
ment. » Et si je prends la liberté de n’admettre pas les conclu- 
sions du célèbre jurisconsulte, ses prémisses me paraissent hors 
de controverse. Or l’étranger ne devient accidentellement sujet 
de Ja loi française que lorsqu'il réside en France; le principe 
de toute peine est l’infraction à la loi dont on est le sujet d’ori- 
gine, ou sous laquelle on vit au moment où l'infraction est com- 
mise : l’étranger, qui ne vit sous la loi pénale française que s’il 
réside en France, ne peut donc être réputé enfreindre cette loi 
et en être frappé que si l’acte coupable a été commis en 
France : on n'enfreint pas une loi que l’on n’est pas tenu de 
suivre. Le crime commis en pays étranger par un étranger 
échappe donc, de sa nature, à l’action de la justice répres- 
sive française. Ces principes s’imposent : on ne les dé- 
montre pas. | | 

XX. Mais cette règle est-elle absolue? Oui, incontestable- 
ment, si l’on n’écoute que les exigences de la logique pure... 
Mais nous voici aux prises avec de bien puissantes considéra- 
tions; certains crimes, ceux dont l’article 5 actuel donne 
l’'énumération, n'ont-ils pas une gravité tellement exception-, 
nelle que la société française puisse trouver dans le droit de sa 
défense, et surtout dans le caractère même qui distingue ces 
crimes de tous autres , la puissance de les atteindre toujours, 
quels qu’en soient les auteurs, quelque restrictifs que soient 
les principes que je viens de rappeler? N'est-ce pas le cas de, 
faire à l’ordre public le douloureux sacrifice des règles d’une 


448 DROIT CAIMINEL: 


logique mathémathique, et l’article 6 ne devrait-il pas être 
maintenu ? 

XXI. I] faudrait se préoccuper également du cas exceptionnel 
où le erime dont l'étranger s'ést rendu coûpuble en pays éträn- 
ger a été bommis contre la personne ou les bièns d'un Français, 
foi encore l’inflexible rigueur des prititipes semblérait ex- 
clure toute possibilité de poursuites... Mais d’un autre côté 
la Joi française, qui, partout, oblige le Français, he doit-elle 
pas partout le protéger ? Et si le criminel et sa victime viennent 
à se trouver fave à face en France, qui devrons-nous écontér ? 
Le criminel qui excipe de son extranéité et repousse la loi dont 
il pourrait cependant réclamer la protection, ou bien la victime 
qui implore le secours de cette loi qui est celle de sün pays? 
Les vrais principes nous poussent-ils jusqu’à de si cruelles 
ettrémités? Et ne serait-ce pas alors qu’il faudrait dire, avec 
les jurisconsultes, summum fus, summa injuria? Lorsqué les 
doutes assiégent ainsi la raison, ne poufräit-on se décider par 
les sympathies, et à un criminel étranger même #rmé d’un 
principe rigoureux, préférer la victime française implorant une 
équitable exception? Quoi qu'il en soit, cette extension du droit 
de poursuite ne devrait avoit lieu que s’il s’agit d’un crime et 
non d'un simple délit. Il est en outre sans difficulté qué l’étran- 
ger pourrait exciper de la règle non bis in idem tellé que je l'ai 
définie au n° 18. 


S 3. — DEs DÉLirs. 


XXII, A justement parler, les délits ne diffèrent dés crimes 
que par le degré de gravité dans le fait, de corruption chez 
agent, ou par certaines circonstances qui, satis ajouter à l'o- 
dieux du fait, ajoutent ceperidant à ses dangers, et, sans 
supposer l’agent plus pervers, rendent cependant ses entre- 
prises plus menaçantés : le droit pour la société de frappér le 
coupable a donc même origine et même étendue, soit qu'il 
s'agisse d'un fait qualifié crime, soit qu il s ’agisse d’un fait 
qualifié délit, 

Aussi, fort des principes que j'ai soutenus, n’hésiterais-je 
pas à reconnaître à la justice française lé droit dé poursuivre, 
en France, le Français auteur’d'uñ délit aussi bien que d’un 
crime commis èh paÿs étranger. 


POURSUITE DES CRIMES COMMIS EN PAYS ÉTRANGER. 448 


XXII. Mais ici encore ne subit-on pas l'influence des faits, 
influence telle que nous soyons, quaique à regret, forcés de 
faire fléchir la logique absolue des principes? 

En 1842, devant la Chambre des députés, un amendeïient . 
fut présenté, ainsi conçu : « Néanmoins, les délits ne pourront 
à être l’objet de poursuites que sur la plainte de la partie lésée. » 
C'était assimiler tous les délits commis en pays étranger & 
quélques délits spéciaux, pour la répression desquels la pour- 
suite publiqué ne peut être engagée que sur la plainte de la 
partie lésée. Le pouvait-on sans compromettre les prineipes ? 
F'inclinerais volontiers à le penser, et peut-être même est-ce 
par cette assimilation que le principe peut se sauver en deve- 
tant plus praticable pour les simples délits... La gravité 
Moins grande des faits qualiflés délits, la multiplicité des délits 
ruraux et forestiers dont les frontières sont le théâtre, les diff- 
tultés de l’instruction ainsi décuplées, alors que la poursuite 
est moins nécessaire et l’ordre public moins offensé, l’impor- 
tance généralement moins considérable des intérêts qui ont 
droit à la protection de la loi; le caractère plus privé que pu: 
blic de ces intérêts ; toutes ces considérations, enfla, pat les: 
quelles MM: Martin du Nord et Odilon Barrot obtinrent pour 
l’amenderment les suffrages de la Chambre des députés, doivent, 
ce me semble, déterminer à retenir sévèrement le prindipe, 
mais à eti organiser l'application sur des bases particulières. 
Ce qu’il faut en effet, c’est affirmer le droit de poursuivre 
l’auteur du fait condamnable, c’est que le coupable fig soit 
jatnais assuré de l'impunité, c’est qu’il ne s6 sache pas protégé 
par utie exception puisée dans les prérogatives de la souvetai- 
rainté étrangère, v'est qu’il apprenne que ces prétegatives 
n’existent pas, et qu'il se sente éventuellement 4 la merci de la 
pefsonne offensée et de la justice de son pays lorsqu'il y ren- 
trera.— Eh bien! la nécessité d’une plainte préalable n’empêche 
pas cette menace d’être suspendue sur sa tête; elle déplace 
pour lui lé danger, mais ne le fait pas disparaître ; et surtout 
elle n’empêcherait pas que la loi eût répudié la doctrine de la 
territotialité absolue pour adopter celle de la personnalité; le 
droit pour la société d'atteindre le coupable n’en resterait pas 
moins affirmé, et c’est là, pour moi, l'essentiel; 


444 - DROIT CRIMINEL. 


6 4. — QUELLE SERA LA PEINE APPLIQUÉE ? 


XXIV. Cette question ne saurait, à mes yeux, soulever une 
véritable controverse. 

Le Français peut-être poursuivi pour un crime ou un délit 
par lui commis en pays étranger, parce que la loi pénale est 
personnelle et l’a suivi en ce pays, parce qu’il n'avait pas le 
droit d'y enfreindre cette loi; il ne peut donc être frappé que 
des peines qui y sont édictées. Le frapper suivant les dispositions 
des lois étrangères, si ces lois sont plus douces que les nôtres, 
ne le point frapper si le fait dont il s’est rendu coupable n’est 
qualifié ni crime ni délit par la loi étrangère, comme le pro- 
posait M. Barthe à la Chambre des pairs *, ce serait évidemment 
&bandonner le principe même sur lequel repose le droit de le 
frapper; ce serait en outre rendre la loi étrangère souveraine en 
France. — Que s’il s’agit d’un étranger poursuivi daus l’un des 
cas où la poursuite serait possible contre lui, la loi française 
serait seule encore applicable. Cette poursuite, en effet, n’est 
possible que par une sorte de fiction que commandent l’ordre 
public et la sécurité de la France, et par laquelle l'étranger, 
assimilé au Français, a pu être considéré comme tenu de res- 
pecter la loi française. 

C’est donc cette loi, et cette loi seule, qu’il serait Pom e et 
raisonnable d’appliquer. 

XXV. En résumé : 

Au principe de la territorialité de la loi pénale, mal compris, 
je le crois, et incomplétement appliqué par le Code d'instruction 
criminelle, je voudrais substituer le principe plus moral et plus 
sûr de la personnalité de la loi pénale; aux restrictions de 
Particle 7, quant à la spontanéité de la poursuite et quant à la 
nationalité de la victime du crime, je voudrais substituer l’ac- 
tion libre et éclairée de la justice et la répression de tout 
crime, quelle que soit la personne contre laquelle l'attentat est 
dirigé; — au lieu de l'impunité absolue, assurée aux faits qua- 
Jifiés délits, je voudrais, pour la société, le droit de réprimer 
le mal quaud la partie intéressée le lui dénoncera; je voudrais 
enfin armer la société du droit d'atteindre même l'étranger 


4 Séance du 18 mai 1843, Moniteur du 19. 


V s 

POSITION DES QUESTIONS -AU JURY. 445 
qui, sous Je couvert de son extranéité et par la puissance de 
la ligne idéale des frontières, aura tenté de bouleverser l’État 
et n’aura pas craint de venir ensuite braver chez elle la nation 
qu’il a ébranlée, ou chez lui le Français qu’il a choisi pour vic- 
time. On aurait ainsi restitué à la loi pénale le caractère qui 
lui est propre, et à la justice tout le pouvoir dont cesseraient 
de jouir insolemment ceux qui font état de braver ‘toutes les 
lois. : Auc. POUGNET. . 


DU JURY. 


DE LA POSITION DES QUESTIONS AU JURY EN MATIÈRE CRIMINELLE. 


Par M. Th. Bazor, 
docteur en droit, procureur impérial à la Réole (Gironde). 


SIXIÈME ARTICLE. 


Il arrivera quelquefois que l’irrégularité de la réponse pro- 
viendra d’une question mal posée; la Cour d’assises pourra- 
t-elle, en renvoyant le jury dans la chambre de ses délibéra- 
tions, modifier la question? La Cour de cassation, dans un arrêt 
du 7 novembre 1850, a admis l’affirmative ; quant aux auteurs, 
ils sont divisés d’opinion. M. Cubain pense que la position des 
questions est définitivement fixée dès que le jury s’est retiré 
dans la chambre de ses délibérations; M. Dalloz émet l’avis 
que le président des assises peut, s’il s'aperçoit de l’erreur assez 
à temps pour empêcher la manifestation de la pensée du jury, 
modifier à ce moment-là, mais non plus tard , la question qu'il 
avait précédemment posée. 

Je ne saurais adopter le sentiment de ces deux honorables 
auteurs, et je m'’arrête à une distinction qui me semble plus 
juridique : ou bien le jury a fait à la question une réponse régu- 
lière, c’est-à-dire complète, lucide et manifestée suivant les 
formes légales; ou bien cette réponse est au contraire incom- 
plète, ou contradictoire, ou entachée d’une irrégularité irri- 


1 V. le présent tome, p. 340. . 


A4 . DROIT GRININEL. 
tante, Dons Îa première hypothèse, l'erreur du président des 
assises, sauf un eas que nous indiquerons dans un instant, est 
irremédiable, et il y a, dans la déclaration faite par le jury, un 
droit sequis pour l’accusé. En effet, la réponse peut être négar 
tive, et alors elle entraîne l'acquittement, si la question était 
changés, la réponse nouvelle pourrait être affirmative et entrai- 
ner la condamnation, Les articles 350 et 409 du Code d’instrue- 
tion crimidelle rendent, à mon sens, cette solution incontess 
table. Le premier de ces textes dispose que la déclaration du 
. jury est irréfragable; or on ne peut nier que ce principe s’ap- 
plique à une réponse régulière : autrement il serait sans portée. 
L'article 409 décide que l’annulation de l'ordonnance d’acquit- 
tement ne peut être poursuivie que dans l'intérêt de la loi, sans 
pouvoir préjudicier à la partie acquifiée. L'aecuré, en présence 
de la réponse négative du jury, n’est pas encore acquitté, mais 
il doit l’êtres il ne saurait donc souffrir d’une erreur commise 
par le présidant des assises. Quant à l'interprétation proposée 
par M. Dalloz, elle me semble puérile ; cet auteur permet le 
changement de la question tant que le chef du jury (qu’on me 
pardonne cette forme triviale) n’a pas ouvert la bouche pour 
prononcer le verdict: Mais n'est-il pas évident que ia déclara- 
tion du jury appartient à l'accusé et À la société dès qu’elle est 
sortié de l’urne? À ce moment-là il n’est plus au pouvoir de 
personne de la modifier; ee qui reste à faire consiste dans 
l'äccomplissement de formes purement matérielles. La Cour 
elle-même devra s’incliner devant la volonté du jury si elle est 
certaine et régulièrement formulées mais, avant qu'elle puisse 
exereer celte appréelation, il faut qu'elle entende la lecture du 
verdict, et elle n’a pas le droit d’en empêcher la manifestation. 
Dans la deuxième hypothèse, lorsque l’obscurité ou lirrégu 
larité de la déclaration du jury ont forcé la Cour d’assises à le 
renvoyer dans la chambre de ses délibérations, la question 
pèut être chängée. Alors, en effet, il n’y a plus de verdict; et 
les choses sont replacées dans le même état qu’au moment de 
la remise des questions aux jurés pour la première fois. Le 
ministère public et l'accusé ne peuvent se plaindre s’ils sont 
admis à présenter leurs observations sur la nouvelle position 
des questions. Dès que le jury est appelé à délibérer de nou- 
veau, toutes les parties intéressées recouvrent l'intégrité de 
leurs droits, et la Cour la souveraineté de son appréciation, 


POSITION PR8 QUESTIONS AU JURY, ‘447 


M, Cubsin, à l'appui de l’opinion contraire, a présenté le rai- 
sonnement suivent : « D’une part il n’est au pouvoir de pérsentie 
« de faire sortir le jury de la chambre de ses délibérations pour 
s lui soumettre de nouvelles questions ot pour modifier les: 
« questions qui opt élé posées. » —— Rion dé plas vrai; maïs 
jei il ae s’agit pas d'interrompre une délibération eermmenscés, 
Je jury est sorti de lui-même et il rentre volontairement dans 
le chambre de ses délibérations, « D'autre part, lorsque le jury 
« ayant terminé sa délibération est rentré dans la salle d’aû- 
4 dience, on ne peut modifier les questions qui lui ont été 
s posées, ear ce serait annuler sa délibération, » -— Le serupule 
eat étrange! En maintenant les questioné primitives, respeeters- 
t-on devaniage la délibération du jury dès qu’on l'invite à en 
prendre une seconde et à changer sa décluration? 

Gette distinction est donforme à l’esprit de notre législation 
eriminelle ; elle n’e pas été formulée par la Cour suprême, mais 
je le crois en harmonie avec le jurisprudense fondée par l’arrôt 
de 4850. C’est ici le moment de mentionner une restriction que 
nous avons annoncée plus haut : la dédlaration du jurÿ claire 
et régulièrement eangue ne forme un droit acquis peur l'acousé 
qu'awiant qu'elle purge l'aceusation; si elle est incomplète à 
ce point de vue, bien que répondant complétement à la ques- 
tion posée, le président des assises peut, même après la lecture 
à l'accusé et avant qu’il ns soit intervenu de déeision, modifier 
en le complétant la question primitive. C’est là surtout le point 
consacré par l’arrêt de 1850, et il convient d’en rapporter lès 
termes ; « Attendu, en droit, que pour servir de bese à une 
« décision de ls Cour d’assises portant soit l’acquittemenit, 
« soit l’absolution, soit la condamnation de l’accusé, la décis- 
«retion du jury doit être complète, en ce sens qu'elle s’ez- 
« plique d’une manière expresse sur le fait principal qualifié 
a dans l’arrêt de renvoi, et par conséquent présenté, par get 
« arrôt, comme devant en déterminer le caractère légal ; —- 
« que l’article 350 du Gode d'instruction eriinelle, qui porte 
a que la déclaration du jury ne peut être soumise à auoun ?e- 
a oqurs, ne peut s'entendre que d’une déclaration purgeant 
« l’avousation, et que ce n’est que lorsque cette condition existe 
« que cette déclaration peut être acquise soit à l'aecusé, soit 
« à la vindicte publique... » 

de suis, par l’anchaisement des idées, amené à signaler une 


A48 DROIT CRIMINEL. 


difficulté qui a beaucoup de rapports avec la précédente : la 
Cour d’assises peut-elle, après la lecture du verdict, lorsqu'on 
découvre un fait nouveau de nature à influer sur la preuve dés 
faits de l’accusation ou sur l'application de la peine, annuler 
la clôture des débats, ouvrir la discussion sur ce fait et poser 
les questions en suivant les formes ordinaires ? La Cour de 
cassation a décidé l’affirmative par un arrêt du 16 juin 1820 : 
cette décision est extrêmement remarquable aussi bien par la 
forme magistrale de sa rédaction que par la doctrine qu’elle 
consacre ; c’est là un de ces arrêts de principe qui portent la 
forte empreinte du savant président Barris. 11 serait téméraire 
de combattre une opinion aussi puissamment affirmée, plus té- 
méraire encore de chercher à la motiver plus amplement : tou- 
tefois le recueil de M. Sirey contient une note que je demande 
la permission de citer, car elle est à la hauteur de l'arrêt et 
peut aller de pair avec lui. La voici: «la Cour de cassation 
sort ici des dispositions du Code; elle introduit par sa seule 
autorité une exception non prévue par la loi aux règles de la 
procédure. Mais, il faut le reconnaître, cette exception est 
commandée par la nature même des choses, elle est justifiée 
par les intérêts sacrés de la justice et des accusés. En effet, la 
Cour d’assises devrait-elle donc faire abstraction du fait nou- 
veau dont la gravité modifierait l’accusation, parce qu'il ne se- 
rait connu qu'après la déclaration du jury? Les formes ont été 
établies pour protéger le fond et non pour le falsifier. Il est 
évident que la révélation d’un fait qui ébranle les bases de la 
déclaration du jury, doit annuler cette déclaration tant que la 
Cour d’assises est encore saisie de l’affaire, tant qu’elle con- 
serve la puissance de compléter les débats. Quels motifs s’op- 
poseraient à cette instruction nouvelle? Le respect pour la dé- 
claration du jury, mais cette délibération se trouve incom- 
plète ; elle n’est pas détruite; les jurés ‘sont appelés à délibérér 
de nouveau. Objectera-t-on que cette déclaration était claire et 
complète sur les faits de l'accusation ? Mais ces faits, en se mo- 
difiant, exigent de nouvelles questions, une nouvelle délibéra- 
tion. Dira-t-on que les pouvoirs des jurés sont épuisés? Mais 
leur mission est de juger les faits de l’accusation, elle s’étend 
donc à toutes les modifications de ces faits ; tant qu’ils sont là, 
en présence de la Cour d'assises, sur leurs siéges de juges, 
partie intégrante de la Cour, leur mission n’est pas terminée ; 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. 4149 


les faits nouveaux appellent leur délibération par cela seul 
qu’ils s’enchaînent aux premiers, qu’ils en altèrent le carac- 
tère. Et quelle serait donc la tâche de la Cour d'assises ? Ren- 
-verrait-t-elle à une autre session ? Elle ne le pourrait pas : les 
jurés ne se sont point trompés au fond, aucune erreur ne leur 
est imputable, l’article 352 est inapplicable.. La Cour devrait 
donc appliquer les peines légales à des faits dont elle connaîi- 
trait l’erreur et la fausseté ; il est impossible d'admettre cette 
Conséquence par simple respect pour quelques formes. Le ju- 
gement n’est pas encore rendu ; des faits nouveaux se révèlent 
et modifient le caractère de l’accusation ; il est naturel et rai- 
sonnable de rouvrir les débats, et d'apprécier la mesure d’in- 
fluence de ces faits sur les. premiers. La loi n’a pas prévu cette 
.mesure, mais elle ne s'oppose pas à ce qe elle soit pire et la 
1jeRee n’a qu'à y applaudir. » 

: La Cour d’assises peut seule ordonner le renvoi des jurés 
deus leur chambre; le ministère public et Ie défenseur peuvent 
provoquer cette mesure ; l’arrêt qui l’ordonne doit être motivé ; 
-ces solutions sont incontestiées. 

Mais voici un point plus délicat : l’accusé qu’on a éloigné 
pendant que le chef du jury donnait lecture du verdict devra- 
t-il être présent à la prononciation de l’arrèt et à la discussion 
qui le précédera, s’il s’en établit une ? La Cour de cassation ne 
reconnaît pas la nécessité de la présence de l'accusé (Cass., 
11 avril 1817, 11 mars 1841, 14 avril 1851, 24 avril 1851, 
7 oct. 1852, 27 décembre 1855); il suffira que le défenseur 
‘soit entendu (Cass., 28 janv. 1830, 22 juill. 1842). 

Je ne saurais me plier à celte opinion qui me semble con- 
traire aux principes généraux. La question de renvoi, ainsi 
que la dit M. Cubain, présente un incident de la'plus haute im- 
‘portance : il n’en est pas qui mette plus en péril les intérêts de 
l'accusé. En effet la réponse qu'on prétend irrégulière ou in- 
_ certaine est négative; or, si le jury est renvoyé à délibérer, il 
peut rapporter une déclaration affirmative, En d’autres termes 
l'accusé était acquitté, il pourra être condamné. En présence 
de ce danger qui le menace, ne sera-t-il pas admis à soutenir 
que le verdict a un sens précis et qu’il n’est entaché d'aucune 
irrégularité? — On accorde la parole au défenseur! Mais cette 
concession faite par la Cour suprême est, à mon avis, la meil- 
leure réfutation de son système: l’accusé n'est-il pas l'arbitre 

XXI. 29 


an DROIT CRIMINEL. 


souverain do sa défense ? Ne faut-il pas qu'il soit toujours pré- 
sent (sauf les vas prévus par la loi de 1835) pour autoriser la 
plaidoirie de son avocat, et, s’il en a le pouvoir, pour présen- 
ter lui-même, s’il le veut, ses moyens de défonse ? -— On fait 
remarquer que la loi elle-même a ordonné l'éloignement de 
l'accusé et que par conséquent l'absence de celui-ci est légale ; 
tel est sans doute le cours normal de la procédure, mais les 
incidents doivent y apporter quelques modifications. L'accusé 
ae doit pas être en face du chef du jury donnant lsetore du 
verdict, mais celte lecture a eu lieu, le chef de jury s’est ras- 
sis, rien ne s'oppose plus alors à la rentrés de l'accusé, Sup- 
posons qu’à ce moment-là on découvrit un nouveau fait de ne- 
ture à influer sur l’accusation, et que le président des assises 
anoulant la clôture des débats ouvrit la discussion sur oe fait, 
dirait-on encore : l’accusé est légalement absent; le défenseur 
soul sera admis à présenter des observations? Qui voudrait ja- 
mais consentir à use pareille violation des droits sacrés de la 
défense ? Et cependant l'argument serait le mêmel 

La Cour d'assises n’apprécie pas souverainement la néees- 
sité du renvoi. Un arrêt du 8 octobre 1840 l’avait d’abord dé- 
cidé, mais celte jurisprudence & été abandonnée et devait 
l'être. En effet, la Cour d'assises ne peut pas faire perdre à la 
société ou à l’accusé le bénéfice d’une déclaration régulière ; la 
Cour de cassation doit donc exercer iei son utile contrôle, 

Quels sont les effets du renvoi da jury dans là chambre de 
ses délibérations ? M. Cubain présente à cet égard ane distine- 
tion qui nous paraît aussi juridique que raisonnable : ou bien 
les irrégularités du verdict porteront sur la forme extriasèque 
(défaut de signature, raiures non approuvées, interlignes, ete., 
etc.), ou bien elles toucheront au fond de la déelaration (ré- 
ponses incomplètes ambiguës, iacertaines , contradictoi- 
res, etc.). Dans le premier cas les jurés doivent, en conservant 
le résultat de la première délibération, se bormer à faire dis- 
paraître l’imperfection matérielle ; dans le deuxième css, ils 
doivent ouvrir une nouvelle délibération. 

Dans cette dernière hypothèse toutefois, il convient de re- 
marquer que l’irrégularité d’une réponse n’entrainers pas tou- 
jours la révision par nouveau scrutin de toutes es autres. Les 
déclarations régulières qui peuvent se séparer de la répoise 
vicieuse sont acquises à J’accug et à l’accusation ; mais ce 


\ 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. A5 


point constitué une appréciation fort délicate. N est des appli- 
cations certains qui, si elles ne font pas entrer bien avant dan 
Ja difficulté, ont au moins l’avantage de faire bien comprendre 
le principe. Le jury a été interrogé par deux questions sépa- 
rées sur déux crimes différents : la réponse faite à la première 
est régulière, mais la déclaration intervenue sur la seconde est 
obscure ; cette dernières seulement devra être sotmise à unè 
nouvélle délibération. Le président des assises a interrogé le 
jary sur un crime unique, mais, pour faciliter la tâche des ju- 
” tés, il à distribué dans plusiéurs questions les circonstances 
constitutives du crime; lirrégularité d’une réponse parlielté 
nécessitera la révision de toutes les autres. 

En dehors de ces hypothèses dans lesquelles l’indépendance 
ou l’indivisibilité des réponses éclatent à tous les yeux, la juris- 
pradence offre de nombreux exemples où les faits et les cir- 
constantes qui les accompagnent ont entre eux des rapports 
plüs difficiles à déterminer, Dans cette occurrence, tels auteuts 
inclinant vers le principe de l’irréfragabilité partielle de la ré- 
ponse du jury, tendent à isoler certaines de ses déclarations pour 
en faire bénéficier l'accusé ; d’autres criminalistes plas rigou- 
“reux où plus logiques cherchent à maintenir entre les diverses 
parties de l’accusation les rapports qui les unissent, et, trai- 
gnant que l'accusation scindée ne soit altérée dans son essence; 
ils s’efforçent de replacer la seconde délibération dans les 
mêmes conditions que la première. 

Grave et important problème qu’il serait intéressant d’étu- 
dier! Mais je ne saurais m'engager davantage sans beaucoup 
m’éloigner de mon but. | 

Le jury peut être renvoyé plusieurs fois dans la chambre de 
ses délibérations. | 

Eofia le jury, en rectifiant sa déclaration, ne doit pas le sup- 
primer, car autrement la Cour de cassation serait mise dans 
l’impossibilité d'apprécier deux points qui doivent toujours 
être contrôlés par elle: 1° y avait-il lieu à une deuxième déli- 
bération ? 2° la Cour d’assises a-t-elle tenu compte des décla- 
rations partielles non annulées ? (Cass., 18 novembre 1819.) 

J'aurais maintenant, en suivant le développement logique de 
cette matière, à rechercher dans quels cas les déclarations du 
jury doivent être réputées incomplètes, ambiguës, contradic- 

toires, sarabondantes, irrégulières. Mais cette revue dénasserait 


452 DROIT CRIMINEL. 


les limites que je me suis imposées ; du reste, la meilleure étude 
à faire sur ce point cousiste dans la lecture des arrêts. 

Me voici arrivé au terme que je m'étais assigné : dans ce 
travail j'ai poursuivi exclusivement une œuvre d’interprétation. 
Le sentiment de mon insuffisance m'interdit d'examiner le 
jury à un autre point de vue; mais, si toute mon ambition s’est 
bornée à exposer quelques-unes des règles qui gouvernent cette 
iostitution, mes vœux vont au delà, et, attentif à la voix des 
magistrats éminents qui signalent avec autorité les améliora- 
tions possibles en cette matière, je reste plein de confiance 
dans l’avenir. 


ADDITION. 


Depuis que cette étude sur le jury est composée, la littérature 
juridique s’est enrichie du neuvième volume de l’ouvrage de 
M. Faustin Hélie sur l’Instruction criminelle; de plus, la juris- 
prudence, continuant son travail d’interprétation, a ajouté un 
assez grand nombre d'arrêts sur la matière. 

Sans avoir l’ambition de tirer ma dissertation de l’oubli au- 
quel la condamnent justement le temps écoulé et l’œuvre im- 
portante de M. Faustin Hélie, je voudrais, dans les limites d’une 
simple note, analyser ces noûveaux documents acquis à la 
science. 

Sur la plupart des points que j'ai traités, j'ai l'honneur de me 
trouver d'accord avec M. Faustin Hélie; mais si je puis être fier 
de cette rencontre, je n’ai pas le droit de m’en attribuer le plus 
petit mérite. Il ne paraît pas, en effet, que le savant magistrat 
ait eu connaissance de mon travail, puisqu'il cite avec un soin 
scrupuleux les sources où il puise et qu'il ne mentionne pas 
ma dissertation. 

Il est, toutefois, des points sonne sur lesquels je reste en 
divergence avec le savant commentateur, et c’est sur ceux-là 
que je désire revenir brièvement, En les soumettant à des ré- 
flexions nouvelles, je me suis efforcé de me dégager de moi- 
même et J'ai la conscience d’y avoir réussi; aujourd’hui une 
étude plus approfondie a encore affermi ma conviction qui de- 
meure toujours la même. | 

Je n’ai pas la prétention de réfuter ici l’opinion de M. Fawstin 
Hélie; il faudrait y consacrer et plus d’efforts et plus d’espace. 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. 453 


Mais l'analyse rapide que j’en veux faire aura au moins l’avan- 
tage d'appeler de nouveau l'attention du lecteur sur des diffi- 
eultés dignes du plus sérieux examen. 

Au seuil de la matière, le savant magistrat pose le principe 
de la séparation du fait et du droit, et de la double compétence 
du jury et de la Cour d’assises. Comme nous, il fonde cette règle 
sur l’étude des législations de 1791 et de l’an IV, sar les travaux 
préparatoires, sur les textes du Code d'instruction criminelle, 
sur la nature de l’institution du jury. Mais en même temps il 
fait pressentir des exceptions à cette règle pour les cas où la Loi 
n'a pas défini les éléments constitutifs du crime et pour ceux où 
. elle autorise la position d'une circonstance de fait dans les termes 
mêmes de la qualification. 

Plus loin, tome IX, p.69, M. Hélie enseigne que le président 
des assises peut, dans la rédaction des questions, soit substituer 
la définition légale du crime ou de la circonstance au fait dé- 
fini, soit énoncer le fait défini au lieu de la définition. 

Enfin, dans le même tome, p. 72, le même auteur professe 
que les questions doivent nécessairement contenir : 1° la moralité 
du fait, 2° la spécification du fait, 3° les éléments exigés par la 
loi pour que le même fait constitue soit un crime ou un délit, 
soit une circonstance aggravante ou ung excuse. 

Je crains bien que M. Faustin Hélie, par suite de ces diverses 
modifications qu'il a fait subir à la règle, ait fini par en rendre 
la portée illusoire. Qu'on en juge : 

Ou bien il s’agit d’un crime qui n’a pas été défini per fa loi 
(le viol, Pattentat à la pudeur), et alors M. Faustin Hélie soutient 
qu’il y a nécessité pour le président des assises d'employer dans 
Ja question l’expression légale; ou bien, au contraire, il s’agit 
d’un crime défini par la loi, et alors le même auteur enseigne 
que le président aura la faculté de substituer ax ds défins la: 
définition légale. 

Je soutiens qu’interroger le jury en ces termes c’est l'appeler 
à décider des questions de droit. En effet, demander au jury si 
les faits de l’accusation présentent le Pahbitre d’un crime non 
défini par le fait, ou st ces faits rentrent dans les termes d’une 
définition légale, c’est évidemment lui poser une question de 
droit, puisque le jury, pour répondre à des questions ainsi for- 
mulées, devra dans l’un et l’autre cas être édifié sur le sens et 
la portée de la loi. Comment échapper à cette nécessité, si l’on 


454 DROIT CRIMINEL, 


adopte le mode de rédaction indiqué par M. Faustin Hélie ? 

À une question ainsi formulée, l’accusé est-il coupable d’a- 
voir à... le..…, commis le crime de vto! sur telle personne, 
comment le jury pourrait-il répondre s’il ne décide préalable- 
ment quelles sont les conditions légales du crime de viol? Or 
cette dernière recherche constitue, ou je me trompe fort, une 
question de droit. On n’évite pas cet inconvénient en reprodui- 
sant, dans la question, les termes mêmes de la définition légale 
lorsque l’accusation a pour objet un crime défini par la loi; en 
affet, le jury appelé à décider si les faits relatés dans l'acte 
d'accusation constituent une soustraction frauduleuse, par 
exemple, aura besoin de se faire une opinion juridique sur Ja 
valeur légale de ces expressions. 

Ge mode alternatif de poser les questions embrasse tontes les 
hypothèses, car il s'agira toujours d’un crime défini ou non 
défini par la loi: en le suivant on appelle le jury à remplir une 
tâche au-dessus de ses forces; on Jui donne à résoudre dans 
tous les cas des questions de droit, et, s’il en est ainsi, il me 
semble que cette règle fondamentale de la séparation du fait et 
du droit demeure sans application, 

La critique est plus saillante encore à J’égard du passage 
emprunté à la page 72. M. Faustin Hélie enseigne que les 
questions devront nécessairement contenir ; 1° la moralité du 
fait; 2° la spécification de ce fait ; 4° les éléments exigés par la 
loi pour constiluer soit un crime ou un délit, sait un circon- 
séance aggravante, soit une excuse. Gelte indication vensnt 
après la moralité du fait et Ja spécification de ce fait, ne peut 
évidemment se rapporter qu'à la qualification. Or rendre Je 
jury juge de la qualification n "est-ce pas le rendre juge d’une 
question de droit. 

Pourquoi donc établir, avec une érudition et une force si 
remarquables d’ailleurs, une règle qu’on signale come un 
principe fondamental pour la rendre eusuite presque chimé- 
rique dans l'application? 

En résumé M. Faustin Hélie, après avoir posé comme une 
règle générale qui souffrait quelques exceptions, le principe dela 
séparation du fait et du droit, est amené, dans la suite de son 
commentaire, à limiter l’application de cette règle à deux cas 
seulement : 1° la question de commercialité en matière de faux 
en écriture de commerce ; 2° la question d’ autorité en matière 


POSITION DES OUBSTIONS AU JURY. any 


d’attentat à ln pudeur, Ne semble-t-il pas que, dans ces limites, 
ee soit l'excsption ‘qui devieane la règle et la règle l'axe 
œeption? 

Je ne saurais souscrire à eette doatrine, et désormais la moil- 
leura réfutation qu’an en puisse denner est cette partie duéom= 
meataire de M. Fausiin Hélie eù le savant magistrat, avee une 
argumentation si pressante et une raison philosophique si haute, 
8 disbli la théorie de la séparation des pouvoirs, seule con- 
forme aux aptitudes du jury et aux intentions du législateur. 
Je suis profondément convaincu de l’exactitude de ces prin- 
cipes, et je remercie M. Faustin, Hélie de les avoir si bien af- 
fermis dans la première partie de son ouvrage ; mais je ne puis 
admettre que cette règle traditionnelle et fondamentale de 
notre législation aboutisse ainsi à des conséquences presque 
nulles, 

Le sagesse des présidents d'assises a eu souvent à arrêter le 
développement de thèses téméraires et, parmi celles-ci, de 
l’emnipotence du jury. Comment ne s’apergoit-on pas qué ce 
mode de position des questions au jury, en dépouillant la Cour 
d'attributions qui lui appartiennent exclusivement, consacre au, 
profit du jury des pouvoirs excessifs, et qu’il s'établit ainsi, à 
l'abri de la jurisprudence et d’une pratique presque constante, 
wne wéfitable omnipotence aussi dangereuse que la première ? 
En vérité, les autorités que je combats sont si imposantes, et 
le aritique que je fais des doctrines qu’elles ont eonsacrées me 
paraît si grave que j’éprouve le besoin de demañder qu'on me 
perdonne ma iémérité en considération des motifs qui m'in- 
aspirent s gette liberté, du reste, ne diminue en rien mon is 
fond respect pour ces autorités. 

Je m'explique après cela certaines obscurités qu’on ren- 
contre deus le chapitre où M. Faustin Hélie comæmente l’artr- 
nle 398. C’est qu'en effet l'étendue du pouvoir -qui sppartient 
au président des assises peur le position des questions résul- 
tent des débais ne peut être exactement appréciée qu'autant 
- qu’os est bien fixé sur jes attributions du jury. 

Dans ee chapitre le savant auteur enseigne, conformément 
à la jurisprudence, que la position d’une question subsidiaire 
fait présumer qu'elle résulle des débats, Nous avons combattu 
ostte présomption légale, véritable création de ls jurisprudence, 
et DOUS ne pouvons que persistar dass notre opinion. Sans 


456 DROIT CRIMINEL. 


rentrer dans une discussion ‘présentée ailleurs, il est permis 
d’objecter à M. Faustin Hélie que la solution qu’il adopte sur 
l'article 338 ne se concilie guère avec celle qu’il professe sur 
l'article 341. 11 ne suffit pas, pour résoudre l’objection, de ré- 
pondre que l’article 338 n’exige pas de mention au procès- 
verbal, car l’article 341 ne l’exige pas davantage. Or, si une 
mention est jugée nécessaire dans le cas de l’article 341, pour- 
quoi ne le serait-elle pas également dans le cas de l’article 338, 
ou si une présomption légale existe dans le dernier cas, pour- 
quoi ne pas admettre la même présomption dans le premier ? 
| Lorsque je me trouve en désaccord avec M. Faustin Hélie, 
je suis fort en défiance contre mes propres opinions. Heureu- 
sement, dans les développements qui suivent sur la division 
des questions, les incidents et le verdict, les théories que j’ai 
présentées sont conformes à celles du savant magistrat : cette 
communauté de principes me prémunit contre le doute. Seu- 
lement, dans cette partie même, je constate dans l’ouvrage de 
M. Faustin Hélie une certaine hésitation sur la régularité des 
questions alternatives, hésitation qu’aurait prévenue une foi 
. plus entière dans la règle de la séparation du fait et du droit; 
je remarque aussi un certain embarras sur la distinction des 
circonstances constitutives et aggravantes, embarras que paraît 
avoir engendré la même cause ; enfin je n’ai pu contrôler par 
la doctrine du maître certaines solutions délicates sur quel- 
ques points importants, tels que la régularité d'une réponse 
collective du jury sur les circonstances atténuantes, et la fa- 
culté pour le président des assises de poser, après une réponse 
irrégulière du jury et son renvoi dans la chambre de ses déli- 
bérations, une question omise sur des circonstances résultant 
des débats. 

Le livre de M. Faustin Hélie ne doit pas nous faire ubi 
celui de la jurisprudence, livre constamment ouvert et où sont 
enregistrées chaque jour des décisions nouvelles qui appellent 
toute notre attention. La jurisprudence, en cette matière plus 
qu'ailleurs peut-être, exerce une autorité prépondérante : tout 
en reconnaissant de nouveau la légitimité de cette influence, 
je ne saurais pourtant acquiescer à la doctrine ConsaGres par 
quelques arrêts récents. 

Ainsi un arrêt de la Cour de cassation, du 4 février 1860, con- 
sacre, en matière de faux, la régularité des questions posées 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. 457 


sous une forme alternative ; un autre arrêt de la Cour suprême, 
du 19 avril 1860, autorise une formule alternative comprenant . 
tous les modes de complicité prévus par l’article 60 du Code 
pénal et ne le prohibe que pour la complicité spéciale prévue 
par l’article 62 du Code pénal. 

Je ne veux pas revenir sur la discussion de la régularité des 
questions alternatives; qu’on me permette à cet égard un ren- 
voi à la dissertation qui précède. Malgré la gravité de ces nou- 
veaux monuments de jurisprudence, je reste convaincu que les 
formules alternatives sont un embarras sérieux pour le jury 
d’abord et pour la Cour ensuite, parce qu’elles laissent peser 
eur la portée du verdict une réelle incertitude. Je l’ai dit ail- 
leurs et je le répète ici : l’usage des formules alternatives, des 
termes équipollents, se comprend merveilleusement de la part 
du législateur désireux d'étendre une qualification et d’attein- 
dre ainsi une immense variété de faits qui échapperaient au- 
trement à une répression nécessaire; mais toutes ces compli- 
cations de langage, si utiles tout à l’heuse, deviendraient 
dangereuses si on les introduisait dans les questions posées 
au jury. E à 

Dans ce même ordre d'idées, les recueils ont enregistré 
d’autres arrêts dignes d'attention. 

Par un arrêt qui est à la date du 12 août 1859, la Cour de 
cassation décide : que n’est pas entachée de complicité Ja ques- 
tion unique posée sur le triple point de savoir si la victime 
était la fille naturelle de l'épouse légitime de l'accusé, si elle 
élait mineure et si elle avait une habitation commune avec l’ac- 
cusé. La Cour suprême considère que ces trois circonstances 
sont constitutives de la circonstance aggravante (ce rappro- 
chement de termes qu’on oppose ordinairement peut paraitre 
singulier, mais il est exact) d'autorité. Cette décision me laisse 
des doutes, et pourtant j’incline à penser qu’elle est plus juri- 
dique que l'opinion contraire. Toutefois, $i ce mode de poser 
la question ne saurait devenir un moyen de cassation, je n’hé- 
site guère à considérer cette rédaction comme dangereuse, et 
je crois qu’au lieu de réunir il serait mieux de diviser. 

Mes doutes sont plus grands encore à l’égard d’un arrêt du 
15 juin 1860 qui, en matière de soustractions commises par 
des fonctionnaires publics, proclame la nécessité de confondre 
daus. une ‘question unique la soustraction, la qualité de comp- 


458 DROIT CRIMINEL. 


table, et la circonstance que les deniers soustraits étaient placés 
dans les mains de l'accusé en vertu de ses fonctions. Ces doutes 
ne sauraient s’effacer devant la raison que l'on donné de cette 
jurisprudence : en effet, lorsque l’on dit que ces diverses cir- 
constances sont constitutives d’un crime sui generts, l'argument 
(en supposant son exactitude juridique), n'est pas déterminant. 
Le législateur, dans la loi de 1836, a moins consacré un prin< 
cipe dootrinal qu'une règle essentiellement pratique, et, à ce 
point de vue, il me semble qu'une question unique ferait naître 
les inconvénients qu’il a voulu éviter. La question étant ainsi 
compliquée d'éléments divers, sera-t-il toujours possible de 
préciser la portée d’une réponse unique? L’affirmative ou la 
négative s’appliquent-elles à tous les éléments ou à quelques- 
ans seulement ? J’aperçois là un très-sérieux embarras d’inter- 
prétation qui me paraît ressembler fort à un vice decomplexité. 
Si une question ainsi posée ne donne pas ouverture à un moyen 
de cassation, il serait désirable au moins que le président des 
assises usât de la faculié qui lui appartient de diviser au lieu 
de réunir. 

J'ai encore des observations critiques à faire sur deux autres 
arrêts de la Cour de cassation. 

Par un arrêten date du 22 septembre 1869, la Cour suprême 
a décidé que, dans une accusation de faux dans un acte au- 
thentique, il n’est pas nécessaire que la question énonce, comme 
élément constitutif, le préjudice causé et la possibilité du pré- 
judice. J’admets cette jurisprudence, mais je la fonde sur un 
motif différent : la Cour de cassation considère que cette omis- 
sion peut avoir lieu parce que toute falsification ou toute alté- 
ration d'acte authentique implique nécessairement un préjudice. 
J'aime mieux dire que cette particularité appartient surtout à 

la qualification dont le jury n’est pas juge et dont l’appréeia- 
_ tion appartient à la Cour seule. 

Dans une affaire Mallet, qui a si justement fixé l'attention pu- 
 blique, la Cour de cassation, confirmarit une jurisprudence déjà 
ancienne, a décidé, le 12 avril 1861, que le renvoi du jury 
dans la chambre de ses délibérations peut avoir lieu hors le 
présence de l'accusé. J’ai examiné cette grave question au 
cours de ma dissertation, et je ne puis ici que persister dans l’o- 
pinion que j'ai émise, Cette jurisprudence, qu’on peut aceuser 
de compromettre des droils sérieux de la défense, me semble 


POSITION DES QUESTIONS AU JURY. 459 


contraire en ce point aux principes généraux. M. Faustin Hé- 
lie, sans aller jusqu’à une critique formelle, essaye néanmoins 
d’apporter à cette jurisprudence quelques tempéraments. 

J'aurais peu de confiance dans mes solutions si j'étais sou- 
vent en désacord avec la jurisprudence ; mais ces divergences 
sont rares heureusement, et je puis citer, à l'appui des princi- 
pes que j'ai présentés, les décisions suivantes : 

__ Au cas d’actusation de vio! ou d’attentat à la pudeur avec 
violence, il peut être posé une question suhsiaire d’atfentat à la 
pudeur sans violence ; Cass. 11 décembre 1858. 

Lorsque le jury a été renvoyé dans la chambre de ses délibé- 
rations pour régulariser une déclaration contradictoire, il peut 
supprimer l’une de ses réponses et la déclaration de circon- 
siances atténuantes s’y reférant ; la première déclaration étant 
irrégulière n’est pas acquise à l’accusé ; Cass. 3 septembre 1858. 
. La question par laquelle le jury est interrogé cumulativement 
sur divers faits présentant le même caractère, commis au pré- 
judice de la même personne, avec indication de la limite du 
temps dans lequel ces faits ont eu licu, n’est pas entachée de 
complexité, alors surtout qu’il n’a pas été possible de distin- 
guer chaque faiten lui assignant une date précise; Cass. 8 no- 
yembre 1860. 

Dans une accusation d’attentat à la pudeur sans violence sur 
une enfant âgée de moins de onze ans, le président des assises 
peut poser une question snbsidiaire d’outrage public à la pu- 
deur ; Cour d’assises de la Vienne, 25 mai 1863, 

Dans une accusation de vol, le président des assises peut 
peser une question subsidiaire de complicité; Cass. 7 avril 1861. 

Si l’on peut réunir dans une question unique les divers modes 
de complicité de l’article 60 (?), on doit faire une question dis- 
tüncte pour la complicité par recel, article 62; Cass, 19 avril 
1860. ; | 

Dans une accusation d’incendie d’une maison habitée appar- 
tenant à autrui, il faut poser au jury deux questions distinctes 
à peine de nullité ; Cass. 21 juin 1860, 

. La circonstance que-le vol imputé à un ouvrier a eu lien 
dans l'atelier de son maitre doit faire l’objet d’une question 
diatincte ; Cass. 15 avril 1861. Ta. BAZOT. 


460 BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOGRAPHIE. 


. 


ÉTUDES SUR LA PROCÉDURE CIVILE. 


NÉCESSITÉ DE REVISER LE CODE DE 1806. 


Par M. LAviELLe, conseiller à la Cour de cassation. 
(Cbes Cotillon, éditeur, libraire du Conseil d’État; in-8°, 1862.) 


Compte rendu par M. A. ANCELOT, 
docteur en droit, premier avocat général à la Cour impériale de Riom. 


De tous les Codes nés du souffle rénovateur de 1789, le Code de 
procédure est celui qui porte le moins l’empreinte des idées mo- 
dernes. Aussi, depuis un quart de siècle surtout, la rapidité tou- 
jours croissante du mouvement des intérêts, même civils, s’est- 
elle de plus en plus sentie mal à l’aise dans les mille et mille liens 
d’un formalisme suranné. L'esprit de réforme devait donc néces- 
sairement remuer à son tour cette législation qui, tout en ne ré- 
glant que l’exercice des droits privés, touche aux conditions les 
plus vitales de la prospérité publique. L'Institut lui-même a solen- 
nellement ouvert la lice; les écrivains les plus autorisés s’y sont 
jetés en grand nombre. Parmi eux se sont montrés avec hon- 
neur plus d’un magistrat. Si l’esprit de corps ne nous abuse, 
c'est à eux entre tous qu’il appartient d’être entendus comme 
témoins dans cette grande enquête expérimentale sur le mérite 
ou les défauts de la loi dont ils sont les ministres. Qui jugera 
mieux de Ja valeur d’un instrument que celui qui s’en sert 
chaque jour? C’est peut-être aussi dans les régions sereines de 
la magistrature que se rencontre le plus facilement la prudente 
et nécessaire alliance de la tradition qui conserve et de l'esprit 
de progrès qui perfectionne. Signaler respectueusement les 
défectuosités de la loi régnante aux prises avec des faits tout 
nouveaux, ce n’est pas trahir son culte, c’est lui préparer pour 
l'avenir plus d’hommages et moins de révoltes; c’est aller en 
bon citoyen, en coopérateur dévoué, au-devant des vœux du 
gouvernement et du législateur lui-même. Les vains scrupules 
d’une superstition timorée devaient encore moins arrêter les 


ÉTUDES SUR LA PROCÉDURE CIVILE. 461 


membres de ce sénat judiciaire qui, régulateur suprême du jeu 
des procédures comme du reste, n’est pas moins en droit de 
rendre les oracles de la sagesse et de l’expérience que les oracles 
de la justice. | 
C’est en effet un des membres de la Cour de cassation, M. le 
conseiller Lavielle, qui a entrepris, après de plus humbles 
magistrats, la critique législative du Code de procédure. An- 
cien directeur des affaires civiles et ancien premier président 
de la Cour de Riom, qui ne l’a pas oublié, il avait pu voir et 
vu sous toutes ses faces ce difficile sujet. 11 le traita d’abord en 
articles successifs dans la Revue même où nous avons l’honneur 
de déposer ces quelques pages. Encouragé, dit-il modestement, 
per l'accueil bienveillant qu’ils reçurent, il a pris l’heureux, 
parti de les réunir avec de notables additions en un volume sous 
le simple titre d'Études. Ainsi groupés dans un même cadre, 
ils rehaussent mutuellement leur lumière, et inspirent un 
plus vif attrait aux lecteurs sérieux. Nous disons attrait et le 
mot n’est pas trop fort : c’est, en effet, avec un véritable en- 
trainement que nous avons relu en trois jours ces Études ainsi 
rapprochées. Pour expliquer notre plaisir, ce serait assez du 
style de l’auteur. C’est le style (suivant Buffon et tous les grands 
maîtres littéraires) qui faif vivre les ouvrages : c’est aussi lui 
qui les fait lire et ouvre ainsi l'esprit à l’action des idées ou le 
cœur aux impulsions du sentiment, Or nous avouerons sans 
flatterie aucune que, même après Boitard et Boncenne, la forme 
de ce livre a eu le secret du nous étonner, tant elle renferme 
de limpide clarté, d'atticisme délicat, et même de coloris animé 
par cette séve de vivacité béarnaise qui révèle si bien l’origine 
chérie de M. Lavielle, Ce n’est pas, du reste, qu'il ait ambi- 
tieusement déserté sa malière si aride en apparence pour se 
donner carrière. Tout au contraire, il s’est proposé d'éviter la 
spéculation abstraite qui n’est pas le fait du magistrat écrivant 
à ce titre, et de se tenir au point de vue de la simple pratique ; 
projet fidèlement accompli. Mais en s'imposant cette loi d’uti- 
lité, il ne s’est pas interdit de savoir beaucoup et de penser 
davantage encore. Ce n’est donc pas ici un procédurier qui 
nous parle avec sécheresse de son protocole plus ou moins 
modifié ; c’est un vétéran du Palais, un jurisconsulle dans l’ac- 
ception la plus haute, un philosophe chrétien, un économiste, 
un érudit, un homme de goût, en d’autres termes un magistrat 


462 BIBLIOGRAPHIE. 


supérieur. Ajoutohs qu’un aimable enjoudement, si rare dans 
notre âge d'imitation anglo-germanique, et de piquants sou- 
venirs viennent de temps en temps se mêler pour le repos de 
l'esprit à la forte trame de la composition. 

Dix chapitres pleins de choses en constituent l’ensemble. Et 
cependant l’auteur ne s’est attaché, par une trop modeste dé- 
flance de ses forces, qu'aux modifications les plus urgentes et 
les moins confestables. 

Le premier chapitre, consacré au plan et à l’objet des Études, 
donne infiniment plus que ce titre ne promettait. C’est uné 
préface écrite avec l’âme de Domat et la plume de d’Aguesseau. 
Après un historique rapide des travaux de réforme de la procé: 
dure française, le magistrat penseur s’applique à sonder les 
eauses de ce fléau de la propriété foncière qu’il appelle spiri- 
tuellement l'impôt du procès, ajouté à tant d’autres qui sont, 
du moins, inévitables. Sa patriotique charilé, qui voudrait 
._ adoucir eette plaie, en trouve le principe complexe dans Pin- 
suffisance de l'instruction morale et religieuse, qui refrénerait 
la malice des plaideurs, dans une autre insuffisance, celle de la 
connaissance profonde du droit chez trop de conseils des parties, 
et dans la disparition à peu près complète de ces avocats consül- 
tants, chargés de savoir et d’expérience, sorte de magistrature 
volontaire la plus flatteuse de toutes, que les législateurs ent- 
mêmes ne dédaignaient pas d'interroger, et qui prévenaiént 
une foule de mauvais procès. It y a d’autres causes sans doute, 
étrangères à la loi, dit l’auteur, qui concourent à l'épidémie des 
procès, mais elles sont hors de son sujet. Il prend toutefois 
soin, avec une loyale attention, de rendre justice à la grande 
majorité de nos officiers ministériels, qui a su se placer par sa 
dignité morale au-dessus des sarcasmes usés aujourd’hui dont 
on criblait les procureurs. Nous recommandons surtout aux 
lecteurs, publicisies ou moralistes, les belles pages qui nous 
montrent si bien tout ce que la jurisprudence, étudiée au point 
de vue historique et philosophique à la fois, renferme de pré- 
cieux enseignements, et comment on peut trouver dens 
ses phases Ile criferium ïintellecinel et moral de chaque 
époque. 

Les neuf chapitres qui forment le fond du livre traitent sue- 
cessivement des justices de paix ; — de l’abréviation des délais; 
— des preuves et des interlocutoires ; — des jugements et arréls; 


ÉTUDES SUR LA PROCÉDURE CIVILE. 483 


— des deux dagrés de juridiction et de la faculté d'y renoneer ; 
— de la récusation, — de l’expropriation forcée; — de l'ordre; 
«— de la saisie-exécution. On devine au premier coup d'œil tout 
0e qu’il y a de fécondité pour une intelligence d’élite dans cette 
réunian de sujets ardus. On le sait bien mieux encore après 
avoir lu et relu ces substantielles et atiachantes Études. Mais 
ee qui ne pourrait être pressenti, c’est que les sujeis les plus 
stériles ou les plus secs à première vue sont précisément ceux 
qui ont engendré, sous la main de l’auteur, les considérations 
les plus bautes, et les plus éloquentes inspirations; tout cela 
sans sortir du cœur même de son sujet. Nous y reviendrons 
tout à l’heure. Ajontons ici ua mot sur la méthode générale de 
get examen critique, Elle consiste à fixer le sens de la lei 
actuelle, qu'il s’agit d’apprécier, à en mesurer la portée dans 
le passé et le présent, en faisant appel à l’expérience, à discuter : 
les idées d'améliorations proposées, à se prononcer tantôt avec 
une prudente réserve, tantôt avec toute l'énergie de la convic- 
tion, pour la modification qui semble la meilleure, après avoir 
puisé quelquefois chez les peuples voisins des analogies instrue- 
tives. L’écrivain-magistrat fait à chaque autorité scientifique ou 
judiciaire la part de respect qui lui est due; mais il juge avec 
le même indépendance que sur son siége. 

1 s’arrête avec une sorte de complaisance au seuil de la pro- 
cédure et de son sujet pour parler longuement des juséices de 
paix, cette si admirable institution. Aussi veut-il que la eon- 
ciliation, qui est son plus grand bienfait, puisse s’exercer sur 
la plus large échelle possible, par voie d'avertissement, sans 
distinction aucune des causes qui sont ou ne sont pas de le 
compétence du tribunal au premier degré. Cette iniéressante 
question est approfondie et résolue avec une telle abondanee 
de ressources et avant tout d'excellentes raisons, qu’il aous 
semble difficile de ne pas se rendre. Au reste, sur ce pointé, ül 


est bien moios question d'innover que d’entendre les bis de 


1838 et de 1855 dans leur véritable pensée ; mais il en est au- 
trement de ce qui suit : 1° Convient-il d'étendre encore non- 
seulement de quaniitale ad quantitatem, mais encore de re ad 
rem, c’est-à-dire par attrihutions de nouvelles snatières, la com- 
pélence des juges de paix? 2° Que faut-il faire pour remédier 
æx mille embarras de doctrine et d’application qui naissent 
des actions possessoires, ce redoutable arcane de notre droit? 


464 BIBLIOGRAPAIE. 


faut-il aller jusqu’à les supprimer, comme l’a proposé un pré- 
sident de la Cour suprême (M. Bérenger), ou suffit-il d'en ré- 
duire le nombre? ne serait-ce même pas assez de les déférer en 
dernier ressort aux juges de paix? — Que d’importants et épi- 
neux problèmes lumineusement abordés par l’auteur! Droit 
romain, droit français, statistique, cadastre, pratique, tout est 
mis à contribution avec autant de sagacité que de conscience. 
Nous avons été surtout frappé de ces réflexions si vivement 
exprimées au sujet du cadastre et de son avenir : 

« 1l est destiné, en effet, à devenir le titre universel, l’arbre 
« généalogique, le registre de l’état civil de la propriété fon- 
« cière ; et, à la différence de l’état civil des personnes, il suivra 
« la propriété qui ne meurt pas dans sa marche, dans ses acci- 
« dents, dans ses divisions, dans toute sa destinée. Ce sera l’in- 
« ventaire sans cesse renouvelé et comme une autre histoire de 
« la propriété et de la possession écrite par les générations qui 
« passent, elc. » 

A-t-on jamais aussi bien caractérisé l’office de cette institu- 
tion ? M. Lavielle, développant cette idée mère, explique de 
quelle importance serait pour la diminution et la simplification 
des procès immobiliers un cadastre qui serait comme la photo- 
graphie mobile et précise de l’état des possessions. Le gouver- 
nement s’en était occupé en 1846. Cette grande pensée ne peut 
manquer d’être reprise sous le régime impérial, toujours si 
prompt aux réformes bienfaisantes. 

Nous éprouvons l'embarras de choisir dans les chapitres 
suivants, qui ne sont pas moins riches. Placé entre l’aridité 
monotone d’une table des matières et une décolorante ana- 
lyse, parcourons seulement d’un vol rapide summa fastigia 
rerum. 

Par exemple, l'auteur rencontre-t-il sur son chemin la doc- 
trine et la jurisprudence de la Cour de cassation elle-même, 
d’après lesquelles « les significations et autres exécutions faites 
« les jours fériés sans la permission du juge, ne sont pas nulles, 
« sauf à l'huissier de supporter l’amende édictée par Farti- 
« cle 1030, » il faut voir comme il agrandit la question, en y 
faisant intervenir l’ordre public, les plus hautes convenances, 
et la majesté même de la loi, dont il ne veut pas qu'on se 
joue par une rançon de quelques francs et un marché déri- 
soire.…. 


ÉTUDES SUR LA PROCÉDURE CIVILE, 465 


Mais ce n'est là qu’un prélude de la puissance de discussion 
qu’il déploiera bientôt en disséquant les titres de l’Ænquéte et 
de l’Interrogatoire sur faits et articles. Quelle verve gauloise! 
quelle dissolvante analyse ! quelle profonde intuition du cœur 
bumain ! quelle dialectique éloquente, qui rappelle par mo- 
ments les Provinciales tant aimées de Gerbier! Et au milieu de 
tout cela des traits d’esprit du meilleur goût, des réminiscences 
littéraires arrivant à souhait... Qui donc, après avoir lu ces 
dissertations victorieuses, ne sera pas convaincu, s’il ne l’était 
déjà, avec Toullier et Boncenne, que les titres dont il s’agit, 
si pleins d'anomalies et d’anachronismes, sont à refondre tota- 
lement? Signalons encore à ce propos la haute étude de philo= 
sophie juridique sur le maintien ou l’aholition du serment dans 
notre procédure d’enquête et d’expertise. « La corruption des 
« doctrines et l'indifférence religieuse, dit M. Regnard, auteur 
« d’un ouvrage analogue, ont enlevé au serment sa foi et ses 
« garanties, » À quoi M. Lavielle ajoute qu’on paraît en être 
venu à compter les parjures par les serments. Cependant il re- 
pousse une abolition qui enlèverait à la justice une garantie, si 
réduite qu’elle soit, et qui d’ailleurs, ce nous semble, serait 
une sorte de flétrissure pour le caractère français. Il serait trop 
afiligeant de penser avec un président de tribunal, M. Cbardon, 
que le serment des experts, entre autres, n’est plus qu’une 
vaine, pitoyable et ridicule cérémonie. Et cependant M. Chardon 
appelle la suppression du serment un progrès des idées! 1] l’a 
écrit, il est vrai, par respect même pour le serment trop 
prodigué, suivant lui. Mais Dieu nous garde o un tel 
progrès ! 

Le chapitre Des jugements et arrêts se recommande aux mé- 
ditations par une idée saillante, qui est celle d'introduire le 
rapport obligé d’un magistrat dans toutes les causes, à l’exem- 
ple de la Cour de cassation. M. Lavielle développe avec prédi- 
lection les avantages qui, à ses yeux, seraient assurés par celte 
réforme : rédaction des qualités (si importantes et si négligées) 
par le rapporteur; connaissance plus intime de l'affaire; ré- 
duction du nombre énorme des jugements par défaut qui, trop 
souvent, sont rendus sans examen ; garantie nouvelle de l’inté- 
gralité future du personnel actuel de la magistrature, etc, Il y a. 
d’ailleurs quelque chose de très-remarquable en faveur de cette 
thèse, comme l'indique l’auteur, c’est la prescription: et l’ysage- 

XXI. 80 


466 __ MYSLIOGRAPNIE. 

du rapport précisément dans les causes qui demandent le plus 
de célérité, 11 ne serait donc pas un obstacle à l’œuvre judi- 
ciaire. Cependant il ne faut pas se dissimuler que cette géné- 
realisation de ce qui est exceptionnel aujourd’hui se heurterait 
à bien des difficultés pratiques soit réelles, soit d’habitudes 
prises, Mais cette proposition est d'autant plus digne d’être 
profondément scrutée quand viendra l’heure d’une réformation 
en grand de notre procédure. Le sillon est désormais ouvert 
par une main résolue. 

L'auteur ne rencontrera pas le même antagônisme dans ce 
qu’il dit de la grande utilité et de la haute convenance des 
conclusions du ministère public dans les causes même non 
communicables. S'il est encore de nos collègues qui se dis- 
pensent volontiers d’en donner, nous les plaindrions de lire la 
verte mercuriale qui leur est IpAIBée par la sévère émotion dé 
M. Lavielle. 

Des préliminaires de la décision, il arrive à celle-ci, pou? 
s'occuper de la délibération et rédaction du jugement ou de 
l'arrêt, Nous remontons avec lui aux âges passés ; nous recueil= 
lons les trésors de nos traditions judiciaires, soit dans les or- 
donnances des rois, soit dans le livre incomparable de Laroche= 
flavin, que l’auteur nomme à juste titre l’évangile Le plus complet 
de la magistrature. I1 ne peut se refuser le plaisir d’ÿ butiner 
quelques traits pleins de saveur. Mais les gourmets d'érudition 
seront surtout charmés de lire, pour la première fois imprimé, 
l'arrêt du parlement de Toulouse, qui, le 12 juillet 1617, frappa 
de suspension pour un an, comme coupable de diffamation 
envers lui et les autres parlements, le docte et noble président, 
Oui, « la postérité aurait cassé cet arrêt s’il ne l'avait été en 
« quelque sorte du Vivant même de l’auteur, par le prodigieux 
« succès de l'ouvrage. » M. Lavielle a d’autant plus volontiers 
évoqué le souvenir et les écrits de Larocheflavin, qu'il y a 
* trouvé une douce occasion de parler avec le cœur de son cher 
Béarn et de son glorieux enfant couronné. Puis, comme pour 
expiér une digression si charmante pourtant et désarmer les 
légistes exclusifs, il descend humblement au style du palais 
pour en condamner certaines formules gothiques, et au nombre 
de lignes des copies et expéditions de procédure. Mais le croi. 
raît-on? jl trouve moyen avec un éminent président, M. Nicias 

Gaillard, de sauver par sa touche l’infimité du sujet. 


FA 


ÉTUDES SUR LA PROCÉDURE CIVILE. 467 


Nous signalons, comme un modèle d’argnmentation juridique 
élevée, le chapitre qui traite des deux degrés de juridiction et 
de la faculté d'y renoncer. L'auteur établit très-bien, d’une part, 
que les plaideurs peuvent valablement renoncer devant toutes 
les juridictions civiles à la faculté de l'appel; d'autre part, que 
ka juridiction supérieure ne peut être valablement saisie omisso 
medio d’un procès. Vient ensuile la question législative : cette 

seconde faculté n’est-elle pas désirable? L’affirmative n’est pré- 
sentée qu'avec une prudente réserve, mais elle ressort avec 
force de nos précédents parlementaires, et de solides raisons 
d'utilité, en présupposant l’accord des parties pour franchir le 
premier degré. | 

Autant les réformes hardies sont accompagnées de retenue 
oirconspecte, autant le noble magistrat revendique avec énergie 
celles que lui dictent ses convictions arrêtées et ses sentiments 
intimes, Il gémit de voit minutieusement numérotées, au titre 
dé la Récusation, des turpitudes qui sont heureusement sans 
exemple dans la magistrature. Quoi! prévoir froidement dans 
une loi de procédure la vente de la justice! Mais, s'écrie élo- 
quemment M. Lavielle, ce crime exécrable n’est-il pas plus réel- 
lement impossible encore que la fuite d’un soldat francais devant 
l'ennemi, et le parricide? À quoi bon, dans un autre sens, ces 
tristes prévisions qnand la loi pénale est là pour arracher de 
son siége celui qui l’aurait souillé d’un forfait? — N'est-ce pas 


‘encore quelque chose de bien affligeant que le spectacle d’une 


partie plaidant en récusation contre un de sés juges? Qu'il y ait 
rejet ou admission, le scandale est le même, et l'honneur de la 
justice en est atteint. N'est-ce pas assez du remède de l’absten- 
tion volontaire que les magistrats sont disposés à s’imposer 
avec un scrupule souvent exclusif ? Nous croyons que personne 
n’oserait aujourd’hui combattre ces vœux d’une susceptibilité 
généreuse. Ici encore l’auteur a su varier l’intérêt de son 
œuvre en demandant au passé de curieux exemples de récusa- 
tion, et nous y gagnons de l’entendre, à propos du célèbre et 
peu estimable Beaumarchais, flétrir en passant l’agiotage con- 
temporain, et le cynisme d’une certaine littérature de nos jours, 
pour laquelle les règles du goût et de la saine morale semblent 
: tomber tout à fait en désuëtude. | 
Les trois derniers chapitres roulent sur les trois moyens ca- 
pitdux d'exécution forcée : expropriation forcée, — ordre, — 


468 BIBLIOGRAPHIE. 


saisie-exécution. C’est la partie de l’ouvrage qui a le plus d’im- 
portance pratique; car elle touche aux intérêts les plus graves 
de la propriété sous deux points de vue : d’abord quant à la 
‘protection qu'elle mérite, puis quant aux facilités du crédit 
dont elle a besoin. Elle affecte aussi par cela même les bases 
de la prospérité publique et de l’ordre social. L’auteur a donc 
raison de dire « qu’il s’agit moins de résoudre une question de 
« droit qu’un problème d’économie politique, » 

Ce second ordre d’idées lui inspire une déduction très-no- 
table des données de la statistique de la saisie immobilière : 
c’est que la diminution si heureuse au premier abord des pro- 
cédures de ce genre tient en grande partie à une autre diminu- 
tion, celle des préfs hypothécaires, c’est-à-dire à l’afflux des 
capitaux dans les voies aventureuses de l’industrie, au détriment 
des campagnes. 

Quoi qu’il en soit à ce sujet, le mouvement des faits écono- 
miques rend inévitable une révision, annoncée d’ailleurs par le 
gouvernement, de la loi de 1841. Or, que convient-il de faire ? 
Faut-il revenir aux formes expéditives de la loi de brumaire 
an VII, ou faire un Code de la saisie pour les petites propriétés, 
ou subordonner les saisies pour sommes modiques à l’autorisa- 
tion du juge, ou enfin se borner à une simplification nouvelle 
des formalités légales ? M, Lavielle discute et réfute tour à tour 
ces divers expédients en mettant à nu leurs dangers ou leur 
insuffisance. Après quoi il en propose un autre qui n’a ni le ° 
mérite ni le tort de la nouveauté, mais qui s’impose de lui- 
même, en quelque sorte, à un esprit non prévenu. Il s’agirait 
tout simplement d’effacer de notre Code ce malencontreux ar- 
ticle 742, qui, après une épreuve douteuse à la Chambre des 
députés, et contre le vœu de jurisconsultes éminents, en dépit 
aussi d’une pratique invétérée et d’une jurisprudence favorable, 
a proscrit la clause de vote parée. Au reste, il est permis de 
dire que le gouvernement s’y est converti depuis per un judi- 
cieux retour qui est de bon augure, en la faisant entrer dans 
la loi de 1852 sur le crédit foncier, et dans l’avant-projet de 
1856 sur les petites saisies. La clause en question pouvait donc 
jusqu’à un certain point se passer d’une défense. Mais il serait 
bien dommage que celle de notre auteur lui eût manqué; car 
elle est tellement armée de raisons impérieuses, d’analogies 
éblouissantes, de garanties complètes envers les débiteurs, et, 


, 


ÉTUDES SUR LA PROCÉDURE CIVILE. 469 


pour animer tout le reste, de verve entraînante, que nous ne 
saurions croire à un dissentiment sérieux. Les garanties seraient 
dans la triple égide de la mise en demeure, de la publicité et de 
la concurrence. Les analogies ou plutôt les à fortiori sont, dans 
les ventes conditionnelles ab initio, légitimées cependant par 
la jurisprudence, et dans ces insidieux rémérés qui ont « la 
« terrible puissance d’étouffer le patient entre deux portes, etc. » 
Et la lettre de change du cultivateur, c’est contre elle, dit le 
magistrat clairvoyant, que l’on aurait dû réserver son tndigna- 
tion et sa colère! — Autrefois, dit-il encore, en rapprochant le 
droit romain des tendances actuelles, c’était le débiteur qui 
_ était regardé comme coupable (reus): « aujourd'hui c’est le 
« œéancier qui est traité en coupable. On ne lui met pas pré- 
« cisément une chaîne de fer au cou... Mais on l’attache au 
« Code de procédure, dont les mille plis et replis étreignent et 
« mutilent sa créance jusqu’à ce que mort s’ensuive, » Enfin, 
qui pourrait se plaindre à bon droit de la clause de voie parée? 
Il n’y aurait que les officiers ministériels. Mais qu'est-ce que 
leur intérêt spécial devant l’intérêt général ? Et, du reste, tout 
serait concilié par une réforme du tarif dont les avantages ont 
_ ‘été très-sagement définis, en 1858, par la commission du Corps 
législatif qui a préparé la loi sur les ordres. — En soinme, et 
sans pouvoir entrer dans les détails, nous espérons fermement 
que celte Étude du noble magistrat apportera un élément des 
plus graves dans la révision de la loi de 1841. 

Le chapitre sur l’ordre, c’est-à-dire sur les effets de la loi 
réformatrice de 1858, fixera vivement l'intérêt des juriscon- 
sultes et des praticiens. Ce qui le domine, c’est la critique pro- 
fonde autant que vive et perçante de la déchéance attachés à la 
non-production des créances dans le délai fatal. M. Lavielle y 
voit le produit fâcheux d’une réaction excessive contre la tor- 
peur de la procédure du Code, et montre à merveille comment 
on pouvait mettre d'accord les exigences de la réforme et l'in- 
violabilité des droits. — On remarquera aussi la dissertation 
si vigoureuse qui a pour objet d’établir d’abord l’extrême uti- 
lité de l’assistance des parties par un conseil en vue des règle- 
ments amiables, puis la parfaite régularité du mandat tacite 
qui résulte de la remise à un avoué des titres de créance et de 
la lettre de convocation à l’essai d’ordre amiable. 

Vient, en dernier lieu, le chapitre sur la saisie-exécution. Il 


410 BIBLIOGRAPHIE, 


semblait devoir être le plus stérile de tous, et c’est peut-être 
celui où abondent le plus les grandes pensées, les traits ingé- 
nieux, les mouvements de cœur. On s’en rendra compte dans 
une certaine mesure, en réfléchissant sur les innombrables 
fonctions des choses mobilières et sur les contacts qui en ré- 
sultent entre la mainmise d’exécution et des intérêts d’un 
ordre supérieur. Par exemple, la saisie des bestiaux et autres 
instruments d'agriculture atteint le premier des besoins sociaux, 
celui même que le gouvernement entoure de tant de sollicitude 
active. — La saisie des vêtements du débiteur intéresse en 
même temps l’humanité et la morale publique. La saisie des 
livreset des moyens scientifiques ou artistiques affecte la science 
et l’art eux-mêmes, c’est-à-dire la puissance et la gloire de la 
nation. La saisie des équipements militaires touche à un inté- 
rêt sacré : la défense de la patrie. La saisie de ce qui est 
destiné au service divin heurterait, si elle était possible, la 
sainteté des croyances, etc. Que de belles inspirations pour une 
âme élevée dans tous ces sujets! L’auteur n’a pas de peine, 
d’ailleurs, à démontrer combien la plupart des dispositions du 
Code de procédure à cet égard sont peu en harmonie avec 
notre civilisation si avancée et le niveau monétaire de notre 
époque. oo 

_ Quand il a ainsi accompli le pénible inventaire des misères 
civiles qui recouvrent tant de misères morales, M. Lavielle 
sent le besoin de soulager son cœur en invoquant la seule puis- 
sance à laquelle il soit donné, non de guérir, mais d’adoucir 
ces plaies saignantes. Quelle est-elle? Est-ce la charité? Non : 
avec tous ses miracles elle ne saurait suffire. Il faut attaquer le 
mal dans la racine, c’est-à-dire dans les corruptions de la na- 
ture humaine. Ce ne sont plus les Codes écrits, œuvres éphé- 
mères de l’homme, qu’il s’agit d’interroger, c’est le Code des 
Codes, celui qui descend du ciel, qui est promulgué dans la 
conscience, et dont l'instruction morale et religieuse est le 
bienfaisant commentuire., L'auteur se réjouit de la voir au 
premier rang dans nos écoles. Car c’est elle qui fait les bons 
citoyens et les honnéles gens, c’est-à-dire les gens qui ne plaident 
pas injustement, du moins avec intention. C’est sous cette 
consolante impression qu’il clôt son travail, et émet le vœu 
modeste qu’il puisse étre de quelque utilité dans l’œuvre da 
rénovation de notre vieille procédure. 


TRAITÉ DU DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF, 474 


Pour nous, c’est plus qu'un vœu et qu’une espérance; c’est, 
. Une certitude précieuse, et nous sommes heureux d’avoir pu 
l’exprimer tout haut comme un faible hommage à un magistrat 
dont le haut rang est la moindre distinction. 


A. ANCELOT. 


TRAITÉ THÉORIQUE ET PRATIQUE DU DROIT PUBLIOQ ET ADMINISTRATIF, 


Par M. A. Barsie. 


Compte rendu par M. Mixrarz, 
docteur en droit, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. 


M, Batbie a entrepris la publication d’un traité complet du 
droit public, du drait constitutionnel et du droit administratif 
en France, ouvrage considérable, dont l'étendue et la difficulté 
seraient assurément bien capables de faire reculer les esprits 
les mieux trempés. Mais cette tâche si lourde n’a point effrayé 
l'auteur, et il Pa résolûment abordée avec l’audace et l’énergia 
qu’inspirent la jeunesse, l’amour de l'étude et la conscience 
d’un vrai et solide mérite. Personne plus que lui peut-être n’avait 
à un égal degré le droit de concevoir un si vaste projel et de 
mettre la main à une œuvre si importante. M. Batbie était l’un, 
des plus distingués de ce faisceau de jeunes hommes véritable 
ment éminents que le concours de 1848 avait fait entrer au 
Conseil d’État. Une participation très-active de trois années aux 
travaux de ce grand corps, soutenu comme il l'était par la sym 
pathie et la confiance des maîtres de la science qui s’y trou« 
vaient réunis, l’a fait pénétrer dans toutes les difficultés, du 
droit administratif et l’a initié à toutes ses ressources. En même, 
temps que dans les délibérations intérieures il en voyait dé= 
battre avec la plus grande autorité les théories les plus élevées, 
il touchait chaque jour du doigt les nécessités de la pratique,. 
et il apprenait ainsi, à la meilleure école qui se pût rencontrer, 
la conciliation souvent si délicate des principes abstraits avec 
les exigences essentiellement variables des temps et des choses. 
qui se produisent dans chaque espèce. De pareilles études 
portent vite leur fruit dans une intelligence d'élite, Aussi lorsque 


472 | BIBLIOGRAPHIE. 


les circonstances eurent éloigné M. Batbie, non à tout jamais, 
nous l’espérons bien, du Conseil d’État, où il avait su marquer 
sa place et où le souvenir de son passage ne s’est point effacé, 
un brillant concours, qui prouva qu’il n’était inférieur à lui- 
même dans aucune des branches si diverses de la science du 
droit, lui ouvrit les portes de l’agrégation et le rattacha à l’en- 
seignement. Placé à ce point de vue nouveau, d’où l’on envisage 
les choses d’un esprit plus calme, sans autre préoccupation que 
celle de la doctrine, il put mûrir dans la méditation les éléments 
. qu’il avait recueillis, les coordonner entre eux et préparer ainsi 

le corps d’un ouvrage d’ensemble, où toutes les parties du droit 
administratif, de cette science encore si peu formée et si in- 
complétement explorée, viendraient se ranger dans un ordre 
rationnel, et se relier aux principes dominants qui doivent 
la régir. Ainsi c’est après s'être préparé et aguerri par la double 
initiation des affaires et de l’étude purement théorique des doc- 
trines, que M. Batbie est entré dans la lice, et il puisait dès lors 
dans les heureux précédents qui avaient marqué sa carrière, le 
droit de s’attaquer à une telle entreprise avec une légitime con- 
fiance, et, plus que tout autre, de s’en promettre le succès. Il 
avait d’ailleurs déjà fait ses preuves; la publication de deux 
premiers ouvrages lui avait pleinement révélé ses forces et avait 
donné la mesure de ce que le public et lui-même pouvaient at- 
tendre de ses efforts. L’un d’eux, un tout petit volume, presque 
une brochure, avait épuisé la matière si épineuse des appels 
comme d'abus; l'auteur avait su élucider en quelques pages 
toutes les questions si graves que soulève l'exercice du droit 
de censure réservé au Conseil d’État sur les actes de l’autorité 
ecclésiastique ; et peut-être quelques-uns des lecteurs de la 
Revue se souviendront-ils que nous avons recommandé à leur 
attention, dans ce même recueil, ce petit traité, en leur signa- 
lant toute sa valeur et la supériorité très-réelle dont M. Batbie 
avait fait preuve, même en se renfermant dans un cadre un peu 
trop restreint’. Le second ouvrage est une étude sur Turgot 
considéré comme philosophe, économiste et administrateur, et 
la haute distinction dont ce livre remarquable a été honoré par 
l'académie des sciences morales et politiques, dit assez quel en 
est le mérite. Un très-éminent professeur de la Faculté de 


1 V. Revue, t. Il, p. 505. 


TRAITÉ DU DROIT PUBLIC KT ADMINISTRATIF. 473 


Paris ‘ en a lui-même rendu compte dans un de nos derniers vo- 
Jumes ?, et nous ne saurions rien ajouter aux justes éloges qu'il 
lui a accordés et auxquels l’autorité de son nom ajoute tant de 
prix. | 

Il n’y avait donc point de témérité à M. Batbie, après les 
gages qu'il avait donnés, à embrasser l’idée d’un grand ouvrage 
sur le droit public et administratif, sans se laisser arrêter par 
la réputation si justement acquise aux travaux de quelques-uns 
de ses devanciers, et notamment au traité de mon savant con- 
frère, M. Dufour. 11 pouvait aspirer à prendre sa place à côté 
d’eux, au premier rang des jurisconsultes qui ont fondé la 
science du droit administratifs il se sentait assez fort pour par- 
courir après eux la carrière où ils s'étaient distingués, en faisant 
autrement, et les trois volumes qui ont paru jusqu'à ce jour 
justifient entièrement son entreprise. Leur succès a répondu à 
toutes les espérances que pouvaient faire concevoir le nom tt le 
passé de l’auteur, et il a été au delà, nous en sommes convaincus, 
de tout ce qu’il s’en promettait lui-même. 

Le premier de ces volumes contient, sous le titre d’Znfroduc- 
tion générale, l'exposition complète du plan de l’ouvrage et le 
précis très-substantiel de toutes les matières qui devront y 
trouver place. Il forme à lui seul un ouvrage élémentaire sans 


4 M. Valette. Puisque le nom de ce jurisconsulte si distingué vient se 
placer sous notre plume, il nous pardonnera de-ne pas résister au désir 
de rendre publie le témoignage de la haute estime que notre bien regrettable 
prédécesseur et ami Marcadé professait pour lui, encore qu'aucune relation 
personnelle ne se fût jamais établie entre eux; ce témoignage, nous l’a- 
vons bien des fois recueilli de sa bouche. Il ne se lassait pas de répéter 
qu’à ses yeux M. Valette était « la tête de jurisconsulte la mieux orga- 
nisée de notre époque, l’homme qui possédait le mieux le sens du droit. » 
Nous éprouvons d'autant plus de satisfaction à le constater ici, que l’on 
s’est souvent mépris sur la nature de Marcadé, et qu’on s’est plu parfois à 
lui attribuer, sur la foi de certaines vivacités de style qui lui échappaient 
dans la discussion, un caractère de personnalité jalouse qui lui était on ne 
peut plus étranger. 11 aimait avec trop de passion le droit et la vérité pour 
ne pas rendre pleine justice à tous les hommes qui se consacraient, comme 
lui, à l'avancement de la science; et lors même qu’il combattait avec le plus 
d’ardeur ce qu’il considérait comme de fausses doctrines, il n’entrait jamais 
dans ses intentions de s'attaquer aux écrivains et de dénigrer leur mérite. 
Qn sait d’ailleurs que lorsqu'il reconnaissait en lui quelque erreur, il ne se 
traitait pas avec plus de ménagement que les autres. 


5 V. Revue, t. XIX, p. 362. 


/ 


474 | BIBLIOGRAPHIE, 


doute, mais qui du moins se suffit parfaitement pour ie 
l'aperçu de la science à l’étude de laquelle l’auteur s’est voué, 
et qui présente en résumé le tableau de tous les principes avea 
l'indication des questions les plus IAROFNIES que leur appli- 
cation soulève. 

Deux grandes divisions s’y formulent tout’ d’abord. Le droit 
public occupe le premier rang. Sous ce titre, M. Batbie rappelle 
les droits que, depuis notre grande transformation sociale da 
1789, toutes les constitutions successives de la France ont pro- 
clamés et reconnus aux citoyens, sauf aux lois, à plus d’une 
époque, suivant les circonstances et les régimes qui se sont 
succédé, à en restreindre l’exercice au point de ne leur laisser 
à peu près que la valeur d’une lettre morte, si, grâce à Dieu, 
telle n’était point de nos jours la puissance des mœurs publiques 
que, même lorsqu'ils se sont vus armés par le législateur de la 
faculté de se mettre au-dessus des principes, les gouvernements 
ont toujours senti, à part quelques cas exceptionnels, l’impé- 
rieuse nécessité de s’incliner devant leur autorité souveraine. 
Et encore, lorsque le sentiment de la peur ou la conscience 
exagérée de leur force les a conduits à les fouler aux pieds, la 
réaction s’est bientôt faite, et à toute époque il a été vrai de 
dire, suivant une belle et généreuse parole que l’auteur a em- 
pruntée à l’illustre Royer-Collard, que «les lois d’exception 
sont des emprunts usuraires qui ruinent les gouvernements, 
même lorsqu'ils paraissent les enrichir. » 

A cette analyse des libertés publiques dont, depuis trois quarts 
de siècle bientôt, nous jouissons, ou devons jouir, M. Batbie a 
fait succéder, dans un second chapitre, le tableau des grands 
pouveirs de l’État tels que les a organisés la constitution qui 
nous régit aujourd'hui, et l'exposé sommaire des attributions 
qui leur sont dévolues, 

Après avoir ainsi traité les éléments du droit public sous ce 
double point de vue des principes qui forment les fondements 
inaltérables de notre système politique et social et des institu- 
tions auxquelles se trouve confiée la tâche de les mettre 
en œuvre, l’auteur passe à la seconde division de son travail, 
c’est-à-dire au droit administratif. | 

Sous cette rubrique, il s’occupe dans une première partie 
des différentes autorités auxquelles est soumise, à tous les 
degrés de la hiérarchie, l’action administrative; puis, dans une 


TRAITÉ DU DROIT PUBLIG BE ADMINISTRATIF,  #7b 


seconde, il se livre à l’examen du droit administratif propre 
ment dit, c’est-à-dire des lois et des règlements auxquels sont 
assujetties les personnes et les choses qui constituent le domaine 
spécial de l’administration. 

C’est ici que M. Batbie se sépare surtout des maitres 
qui l’ont précédé dans l’étude de l’ensemble du droit ad- 
ministratif, Il a voulu imprimer à son plan un caractère 
plus théorique et pousser plus avant cette branche du droit 
dans les voies de la science. On s'était en général con- 
tenté jusqu’ici de traiter distinctement les matières qui Île 
composent, suivant un ordre successif que déterminait uee 
simple classification alphabétique, à la façon d’un dictionnaire, 
On faisait ainsi une série de petites monographies que l’on 
juxtaposait pour former par leur réunion un traité complet du 
droit administratif. Ce procédé est loin assurément d’être irré- 
prochable sous le rapport d’une coordination scientifique, et 
envisagé comme méthode dogmatique, le mérite en peut être 
sérieusement critiqué. Mais il a du moins l’avantage de la sim- 
plicité, de la clarté, de la commodité pour les recherches, et 
dans un sujet où les détails se multiplient à l’infini, il gauve 
l’auteur de l’embarras des redites et de l’inconvénient d’épar- 
piller les matériaux qui se rattachent au même objet, M. Batbie, 
qui ne recule pas devant les obstaeles, ne s’est point tenu pour 
satisfait de cette méthode plus facile, mais moins exacte. Il a 
voulu ramener le droit administratif à une classification plus 
raisonnée, et lui imprimer ainsi le cachet d’une science toute 
formée, à l’égal de celle du droit civil. Pourquoi, en effet, le 
laisser, à l'égard de ce dernier, dans un état d’infériorité que 
rien ne justifie? « Je ne me suis jamais expliqué, dit l’auteur 
avec beaucoup da raison, le dédain que des civilistes distingués 
professent pour cette branche du droit. La constitution des 
personnes morales, Jeur capacité pour acquérir ou aliéner, 
l'autorisation de plaider et en général la tutelle administrative, 
me paraissent présenter autant d'intérêt que l’état des personnes, 
Ja minorité, la tutelle en droit civil... » Assurément le règlement 
des rapports de l’État avec les administrés offre, à bien des points 
de vue, un sujet d'étude aussi digne des méditations des juris- 
consultes que celui des rapports entre les particuliers dans le 
cercle de leurs intérêts privés, et ai beaucoup ont refusé jus- 
qu'ici de g'adonner au droit administratif, c’est sans doute 


476 ‘BIBLIOGRAPHIE : 


parce qu’ils ne l’ont point vu revêtu de la forme d’une véritable 
science et constitué en un corps complet de doctrine, comme 
s’il avait été réduit en un Code par le législateur. 

Constituer ce corps de doctrine et le revêtir de cette forme, 
tel est le but que M. Batbie’s’est proposé d'atteindre; et alors 
même qu’il n’y aurait pas pleinement réussi, et que la division 
dogmatique qu’il a adoptée ne résisterait pas à toutes les critiques, 
il faudrait encore le louer d’avoir essayé. Il a appliqué à cette 
partie du droit la classification que les rédacteurs du Code ont 
suivie pour le droit civil, et il range ses matières sous les trois 
grandes rubriques des personnes, des choses et des manières 
d'acquérir; non pas, dit-il, qu’il se soit déterminé par un désir 
d'imitation et de symétrie, mais parce qu’il a voulu prendre 
pour guide la nature même des choses, et que tout rapport de 
droit implique, en matière administrative aussi bien qu’en ma- 
tière civile, ces trois éléments. 

Bien que cette division, au premier abord, puisse à certains 
égards répugnéer aux idées reçues, et qu’il semble étrange, par 
exemple, de voir indiquer comme des manières d'acquérir les 
impôts qui ne sont légitimement acquis à l’État qu'afin de 
subvenir aux besoins publics, c’est-à-dire à la condition d’être 
appliqués aux dépenses d'intérêt général et d’être restreints 
dans la mesure exacte de ces dépenses, qui par suite ne font que 
traverser ses caisses et ne doivent pas s’y arrêter pour grossir 
son domaine, cependant, envisagée de plus près, elle nous 
semble parfaitement exacte, et l’on ne saurait reprocher à l'au- 
teur, du moment qu’il se proposait de s’écarter des voies battues 
avant lui et de donner à son ouvrage une forme plus théorique, 
de s’y être rattaché! Nous avons la confiance que, dans l’exécu- 
tion de cette partie de son livre, il justifiera aux yeux des cri- 
tiques cette nouveauté qu’il n’a pas craint d’embrasser, et, pour 
y réussir, noûs pensons que le plus sûr moyen pour lui, c’est 
de pratiquer largement sa méthode et de ne jamais reculer de- 
yant les conséquences du plan par lui adopté, pour échapper à 
quelques difficultés de détail. 

À ces trois sections du droit administratif proprement dit en 
succède une dernière qui a pour objet les compétences, les 
juridictions et la procédure, complément indispensable de son 
traité; car les principes ont besoin d’une sanction ; après que 
les lois ont été promulguées, il faut les mettre en œuvre, et c’est 


TRAITÉ DU DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF, 477 


précisément dans l’organisation des juridictions et les règles 
de la procédure, que se rencontrent la sanction des principes 
et la pratique des lois. 

Il semble qu’arrivé à ce point, l’auteur avait complété sa 
tâche et que son plan devait être épuisé. Cependant il a ajouté 
un appendice sur la propriété littéraire et artistique. Il convient 
lui-même qu’il n’a pas trop su comment rattacher à son livre 
cette matière qui appartient bien plutôt au droit civil et au 
droit criminel qu’au droit administratif, Pour notre part, nous 
sommes absolument de son avis à cet égard, et nous avouons 
qu’il nous est entièrement impossible de découvrir le lien qui 
renoue cet appendice au Traité. Le privilége de l’inventeur est 
constitué par un titre administratif, qui enlève temporairement 
au domaine public l’exploitation du procédé breveté. Mais 
l'exercice du droit de propriété conféré par la loi aux écri- 
vains ou aux artistes ne touche par aucun point au cercle des 
choses de administration. 

Quoi qu'il en soit, M. Batbie n’a pas résisté au désir de pro- 
duire son sentiment dans une question assurément digne de 
tout l’intérêt des jurisconsultes, et qui, depuis longtemps déjà, 
mais aujourd’hui plus vivement que jamais, préoccupe l’atten- 
tion publique et est devenue l’objet des plus sérieuses contro- 
verses. Il réclame pour cette sorte de propriété le bénéfice de 
la perpétuité et de la transmissibilité, qui appartiennent à la 
propriété des biens matériels. Ce n’est pas ici pour nous le lieu 
de prendre parti. C’est là, certes, un sujet fort délicat, et qu’il 
n'est pas permis d'aborder sans de sérieuses méditations et 
sans des études spéciales, auxquelles, nous l’avouons en toute 
humilité, nous ne nous sommes pas livré, Il divise les meilleurs 
esprits, et l’un de nos confrères, à l'opinion duquel son nom, 
non moins que son savoir, prête une sérieuse autorité, M. Hé- 
rold, dans un remarquable article, a combattu la thèse défendue 
par M. Batbie’. Sans nous prononcer entre eux, nous nous 
bornerons à émettre une considération qui paraît avoir échappé 
à ce dernier; c’est que pour juger une pareille question, pour 
décider si l’auteur d’un livre, qui a travaillé sur le fonds com- 
mun d’idées propre à l’humanité tout entière, se crée par sa 
publication un droit de propriété analogue à celui qui naît de 


4 Revue pratique du droit français, du 1° mai 1863. 


478 | BIBLIOGRAPHIE, 


la constraction d’une maison ou de l’ouverture d’une carrière, 
il faudrait, ce semble, consulter avant tout son intention et voir 
ce qu’il a cherché. Or, en donnant son œuvre au publie, l’écri- 
vain vraiment digne de ce nom songe bien plutôt à lui de- 
mander en retour estime, sympathie et gloire même, qu’à se 
constituer une propriété qui enrichira, dans les siècles à venir, 
ses arrière-neveux ou ses pêtits-cousins, qu’un collatéral aura 
le droit de modifier, de tailler et même de détruire à son gré, 
- que les créanciers d’un héritier prodigue pourront faire vendre, 
et qui, avec le temps, finira par tomber dans les mains de 
l’État. L'écrivain, nous le répétons, donne son œuvre au pu- 
blic, afin de recevoir du public un prix plus haut à ses yeux que 
la fortune ; et le droit de tous sur cette œuvre devient, après sa 
mort, la sauvegarde de l’œuvre et de sa gloire. Aussi meilleur 
sera l’ouvrage, et moins l’argent qu’il pourra produire, formera 
l’objet des préoccupations de l’auteur en le publiant. Telle est 
la loi morale de l’art, et certainement M. Batbie tout le 
premier n'aurait pas voué sa vie à la lourde tâche qu'il a 
entreprise, s'il n'avait considéré que le gain que lui-même 
aujourd’hui et ses héritiers plus tard auront à tirer de son 
Traité. 

Tel est l’ensemble de ce prèmier volume, de cette introduc- 
tion générale, que l’éminent et regrettable M. Laferrière avait 
voulu joindre, sous le titre de Précis, à la dernière édition de 
son livre; témoignage précieux et bien fait pour exalter jus- 
qu'au bont le courage de l’auteur. Les deux autres volumes 
forment le commencement de l’exécution de ce vaste plan, et 
ils sont consacrés d’abord à l’exposé de notions sommaires 
d'économie politique et de statistique; et ensuite à l’histoire 
et à l’étude théorique des principes qui constituent la base 
de notre droit public. 

Conformément aux promesses de son programme, M. Batbie 
n’étudise pas les matières qu’il traite au seul point de vue de la 
loi actuelles il ne manque pas de rechercher quelle était aussi 
la loi dans notre législation antérieure à 1789, Il nous montre 
ainsi et les progrès que nous avons faits, et ce que nous devons 
aux institutions de nos pères; et 1l le fait avec l’impartialité 
d’un esprit sincère et puissant, qui a su se dégager des entrai- 
nements de la passion politique et puiser ses forces dans un 
libéralisme exempt d’aveuglement et d'injustice. « Lorsqu'on 


TRAITÉ DU DROIT PUBLIC HY ADMINISTRATIF. 470 


æst habitué depuis le jour de sa naissance, dit-il dans l’intro- 
duction de son Étude sur Turgot !, à jouir des bienfaits de M 
société dans laquelle on vit, on finit par n’en plus tenir aucuñ 
compte et par ne penser qu'aux inconvénients que l’on ressent. 
Les hommes, se tournant vers les époques antérieures, les 
jugent d’après les proportions factices qui leur viennent de leur 
lointain historique; ils ne font attention qu’aux avantages de 
ces époques, et n’aperçoivent pas les inconvénients qui n’in- 
commodent plus personne. Ainsi, au XIX° siècle, les esprits 
maladifs, frappés des doutes que soulèvent les périodes d’exae 
Men et de critique, se sont plu à vivre dans le moyen âge, et 
hous avons vu une école historique et poétique entreprendre la 
réhabilitation des institutions les plus surannées, les moins 
conciliables avec l’esprit moderne. De tels rêves peuvent ré« 
éréer l'imagination, et il y aurait cruauté à les interdire aux 
enfants, aux poêtes, à tous les esprits faibles. Mais il faut résis- 
ter aux tentatives que font des écrivains aux formes sérieuses, 
pour réhabiliter le bon vieux temps... Non, il ne s’agit pas de 
savoir s’il y eut des crimes commis en 93 et des fautes impu- 
tsbles aux hommes de 1789, si la longue oppression qui avait 
pesé sur les populations n’explique pas la terrible éruption de 
la révolution. Toutes ces récriminations peuvent satisfaire la 
passion; mais elles jeitent le trouble dans l'esprit et ne résol- 
vent pas la question. Car la seule chose qu’il importe d'établir, 
c’est que la cause de la révolution était légitime et que ses résul- 
tats ont été justes. » | 

Ce n’est pas seulement avec les institutions de la France 
d'autrefois que M. Batbie établit ses instructives comparaisons ; 
c’est aussi avec celles des nations étrangères qui se meuvent 
dans la sphère de la civilisation moderne. Quelques-unes sont 
encore loin derrière nous dans les voies de la liberté et du droit; 
d’autres aussi nous précèdent et sont bien plus rapprochées du 
but. Que de chemin, après une révolution de trois quarts de 
siècle, il nous reste encore à faire! Mais en même temps l’au- 
teur nous encourage par le spectacle de tout ce que nous avons 
d'avance sur les peuples moins favorisés, et de toute la distance 
que nous avons déjà franchie; car il a foi dans l'avenir, et si 
la liberté a reculé en France, il ne désespère pas de nos insli- 


1 Turgot, p. 2 et 4. 


480 BIBLIOGRAPHIE. 

tutions. « La révolution, dit-il, n’est pas encore terminée, et 
depuis que nos pères mirent à la voile le 5 mai 1789, nous 
n’avons fait que des relâches ; nous n’avons pas vu le port où 
doit finir notre voyage. Néanmoins, et malgré les brusques os 
cillations de l’opinion publique, il est des idées, des résultats 
contre lesquels nul homme sérieux ne tentera de réagir, quelles 
ques soient les excitations de ses passions !. » 

Que M. Batbie continue avec le même soin, la même patience, 
l'œuvre si bien commencée, Le succès incontestable et mérité 
qu’il obtient accroîtra ses forces, le soutiendra dans la carrière, 
et lorsqu'il l’aura terminée, il pourra dire aussi qu’il a fait un 
monument. Alors, nous ne saurions en douter, les portes du 
Conseil d’État ne manqueront pas de se rouvrir devant lui, et 
il y reprendra, aux applaudissements de tous ceux qui s’inté 
ressent à la science du droit administratif, La place qu’il y a 
Jaissée vide et qui lui appartient si légitimement à tant detitres, 

FL. MIMEREL, 


1 Ve t. IL, Pe. 288. 


EXAMEN DOCTRINAL. 481 


| EXAMEN DOCTRINAL 
De la Jurisprudence civile et criminelle, 


DANS SES RAPPORTS AVEC LA VIE PRIVÉE. 


Par M. À. ANCELOT, 
docteur en droit, premier avocat général à la Cour impériale de Riom. 


Ce titre est celui même dont s’est servi un savant et très-la- 
borieux professeur de la Faculté de droit de Caen, M. Bertauld, 
en annonçant aux lecteurs de la Revue ! des considérations d’un 
haut intérêt pour tous les penseurs et spécialement pour les 
magistrats. Elles m’arrivent avec une heureuse opportunité 
pendant les vacances. C’est surtout, en effet, dans ce temps de 
repos occupé que l’on peut, avec quelque calme, se rendre 
compte de sa mission sociale, et s'élever de la région des af- 
faires isolément étudiées à la région philosophique qui n’est 
pes pour le magistrat celle des spéculations abstraites, mais 
celle des vues supérieures et des conclusions générales. La 
philosophie pratique doit être la sienne. Après avoir expéri- 
menté beaucoup, il lui faut synthétiser ses expériences, et en 
dégager par induction les révélations qu’elles recèlent. 

Or c'est à un examen de conscience que M. Bertauld nous 
convie tous, moteurs ou dispensateurs de la justice sociale. 
N’avons-nous pas de la meilleure foi du monde outre-passé les 
limites de nos pouvoirs? N’avons-nous pas, en voulant avec 
excès protéger la morale, entrepris sur la liberté des citoyens, 
jeté par là dans la conscience publique une grave cause d'in- 
quiétude et de trouble, et compromis ainsi en ami dangereux 
la sainte cause que nous servons avec fierté? L’honorable pro- 
fesseur croit que nous l’avons déjà fait par malheur et craint 
que nous ne le fassions davantage encore. Il pousse donc un 
cri d'alarme: Caveant consules. Essayons de nous juger nous- 
même après avoir jugé les autres, et que le désir de nous ras- 
surer n’ôte rien s’il se peut à notre impartialité. 

Le critique de l’œuvre judiciaire s’attache d’abord à poser 
sous forme d’antithèse la délimitation de la vie privée et de la 


1 Livraison de juillet dernier. 
XXI. 31 


183 REVUE be LA SURISBKUDENCE. 


vie publique. Dans la première, dit-il, liberté en principe pour 
l'individu ; dans la seconde, prépondérance de l’autorité. — La 
distinction nous paraît juste en soi. Mais dans l'application, 
quelles affinités étroites! quelles insaisissabies huaticex! Quand 
la vie privée rompt son enveloppe et s'échappe au dehors, la 
liberté individuelle rencontre la puissance souveraine et lui 
doit compte de ses actions. Tout dépend ici de la mesure et du 
degré des intérêts mis en jeu. Le législateur ne se fera sans 
doute ni tuteur ni maître d'école; mais il ne peut oublier 
l'énorme influence de la vie privée sur la vie publique. Sans 
verlus domestiques, point de vertus publiques dignes dece non, 
et comme les unes et les autres sont l’essence même de la s0- 
ciété, toutes les législations des peuples policés prennent pour 
base non-seulement les mœurs natiohales, mais en même temps 
et avant out les bonnes mœurs. De là tant de maximes de pure 
morale répandues dans la loi française si tristement dite athée, 
quelque sens qu’on attache à ce mot. 

Ceci nous amène à signaler la tendance funeste de certains 
philosophes et de beaucoup trop de juristes à séparer la morale 
et la loi, non pas sans doute comme étant ennemies, mais 
comme devant régir avec une indépendance absolue leurs em- 
pires respectifs. Ce regrettable entraînement procède chez les 
philosophes (notamment Kant) d’un amour passionné des clas- 
sifications symétriques, en même temps que d’un injusté dé- 
dain pour le droit si peu compris du monde ; chez les juristes 
d’un engoument de la science qui remplit leur vie, et fixe leur 
culte enthousiaste. Sacrifiant avec ardeur à la forme scientifique, 
ils bannissent volontiers le sentiment comme un hôte indiscret, 
el après avoir fait acte de foi et hommage à la morale, la 
laissent habituellement reposer dans les ombres du sanctuaire. 
Ce n’était pas ainsi que les grands esprits de l'antiquité l’en- 
tendäient. La loi pour ces sublimes païens, descendait du ciel, 
Dans les temps modernes, Gravina la définissait sapientia ar- 
mata. Doniai la faisait rayonner du sein même de l’être infini. 
Montesquieu en plaçait le fondement dans les rapports éternels 
des choses, et en animait de son soufile éloquent les formules 
glacées. | 

M. Bertauld, nous le savons, est fait pour monter à ces bau- 
teurs. Il flétrit les turpitudes avec toute l'énergie d’une belle 
âme. Mais nous entendons seulement lui indiquer à notre tour 


 ÉGMEN DOcthinaL. 483 
ét écétiil, Et Févendiquer datis toute luuF étéñdué biénfâisante les 
droité dé la Hiagistrattité. Ellë #’êst bas beulérhént une häüte 
policière, ÿardienné tle la paik publique, fégülatrice du mien ét 
dü tien. It ést vrai dé dire, non pas sans doute dans tin sëns 
absolu toimiie lé fait remiañquér M. Bertauld, qu’éllé à éhérgé 
d'âmes : à elle de sanctiotinéf les ptincipes moraux daïis séé 
décistohs civiles ; à éllé de les venger datis ses ärfêts critnitiels: 
à ellé dinsi d'enseigner aux iässes où de ler rappeler, si l’on 
veut; solenüellererit les premiers devoirs dé la vie publiqüe ét 
privée, Säns doûté ellé ne doit agir due dans le cercle de sa 
coinipétericèé normale. Mais il y 4 toujours éh et ïl ÿ auüra tou- 
jours deux façohs d’ihterprétér et d’appliquer les lois : l’une 
étroitérnent et servilerhent littérale qüi les outrage én lés rape- 
tissant; l’aitre large 6t libérale, suftout duhs le chdmp du 
droit civil, Qui les honore en éntrant jusqu’au fünd dans l’ésprit 
du législäteur pour adapter ses eus aux HARR variables 
de l’état social: 

Ceci posé, est:il donc vrai qué l4 mégisträturé française ac- 
tuelle, en suivant cette grandé voie, ait fait tant de mal à son 
insü, et qu’ellë ne puisse être absouté par un professeur de 
droit et sans doute aussi par les publicites, que grâce à la can- 
deur de ses intentions? Où sont donc ces émpiétements sur la 
liberté individuelle qui est la souveraineté sur soi-mémé? Cofti- 
mént la garotte-t-on sous prétexte de mieux l’assurer bn l’imino- 
lant ? Quelles sont donc ces décisions si téméraires qui soulèvent 
trop facilement lé voile du foyer domestique et s’écartent d'at- 
tributions limitées, sans du’on en ait la cohscience ? Enfin depuis 
quand la conscience publique est-elle remplie d’inquiétide et dé 
trouble par des recherches périlleuses qui n’appartiendraietit 
pas à lä puissance civile? Et d’abord quant à la liberté indivi- 
duélle, celle des honnêtés gens a-t-elle jamais été menacée paf 
nos tribunaux et nos cours ? Il nous semble, au contraire, qué 
l'institution jadiciaire a pour fin ët pour éffet de la protéger dé 
son mieux. Rassurer des bons, faire trembler les méchants, voilà 
son progrärhrne tracé par une auguste parole. Pour ce qui est dé 
la libérté du mal, nous avouons qu’elle nous intéresse assez peur, 
et que tous tenons médiocretment à l'immunité des passions et 
dés vices. Dieu nous garde assurément de demander que lon 
impose la vertu par arrêt de justice. Les billets de confession 
étaiont propres surtout à faire des hypocrites, ïous le savons. 


484 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


Mais, d’une aatre part, nous ne comprenons pas davantage que 
le laissez-faire et le laissez-passer hors du cadre des crimes et 
délits qualifiés, soit un excellent moyen de moraiisation sociale. 

Ah! si tous les désordres privés se dérobaient aux regards 
sous ce que l’auteur appelle le votle du foyer domestique, la pu- 
blicité du remède pourrait être un danger ; car elle serait en 
même temps la divulgation du mal, et l’ordre moral a aussi ses 
poisons volatils et ses pestes contagieuses. Mais qu’y a-t-il donc 
de secret aujourd’hui dans les mœurs privées? Ne vivons-nous 
pas aussi dans des maisons de verre sans le désirer tous comme 
faisait un ancien Romain? Est-ce que tous les yeux ne voient 
pas les scandales qui infecteut tant de familles? On croirait 
vraiment, à l’aspect de ces pudibonds scrupules, que notre s0- 
ciété en soit encore à son adolescence virginale ! Et d’ailleurs 
sagit-il donc pour la jurisprudence de cette intolérable inquisi- 
tion de la vie privée que proscrit si justement la plume élo- 
quente de M. Troplong? Nous nous expliquerons bientôt à ce 
sujet; mais nous montrerons de suite la main tutélaire de la jus- 
tice fouillant jusqu’a la couche nuptiale pour y saisir les atten- 
tats infâmes d’un mari sur sa femme. N'est-ce pas là pourtant 
le plus intime asile du secret? Et cependant la jurisprudence a 
écarté les prétendus périls de cette recherche pour frapper le 
mari criminel, au lieu de se borner à dire : proh pudor ! et de 
se voiler la face devant le lit nuptial souillé. Elle n’a pas craint 
qu’on lui reprochât de légiférer sans mission. 

Tel est, en effet, le reproche que M. Bertauld tient suspendu 
sur les tendances actuelles de la magistrature, et ce n’est pas 
sans étonnement que nous avons lu dans son article l’alinéa 
suivant : | 

« Le pouvoir judiciaire, si dignes que soient les mains dans 
« lesquelles il est en dépôt, est bien trop réparti et présente 
« trop peu de garanties d’unité pour qu’on l’investisse du droit 
« de faire des lois supplémentaires. À quelle incohérence, à 
« quelle confusion, à quel chaos n’aboutiraient pas des inspi- 
« rations sans règles, fatalement contradictoires et pas toujours 
« suffisamment élevées! La liberté civile est sans cesse mena- 
« cée quand le magistrat veut frapper un fait que le silence de 
« la loi absout, puisque la loi-jugement est nécessairement 
« rétroactive. » 


Celui qui lirait ces lignes sans en savoir la place pourrait 


e 


EXAMEN DOCTRINAL. 485 
facilement penser qu’elles furent écrites aux approches de la 
chute de nos parlements qui mêlaient, chacun le sait, une part 
de puissance législative à leurs attributions judiciaires. Mais 
aujourd’hui, comment l’honorable professeur a-t-il pu prendre 
au sérieux jusqu’à la réfuter d’avance, l’idée de tribunaux qui, 
dans notre âge de mœurs démocratiques, sous une législation 
codifiée, et en particulier sous des lois criminelles hérissées 
d’un formalisme trouvé même excessif et appliquées avec une 
fidélité inflexible, de tribunaux, disons-nous, qui s’arroge- 
raient la prérogative, non moins étrangement hybride que le 
mot, de créer des lois-jugements. Outre que notre droit public 
s’y oppose, l'opinion, qui est plus que jamais aujourd’hui la 
reine du monde et dont M. Bertauld fait lui-même une sorte de 
haute juridiction morale, tolérerait-elle un instant de pareils 
écarts? Que font donc nos tribunaux et nos Cours, ces pré- 
tendus usurpateurs? Ils font ce que l’illustre Portalis attendait 
d’eux (V. Discours préliminaires du Code civil), non pas des 
lois supplémentaires, mais le supplément de la législation, la- 
quelle ne peut jamais poser que des règles dominantes, qu'il 
appartient aux magistrats de féconderet d’assouplir en les acco- 
modant aux mouvements si variés des faits et des affaires. Et 
c’est ainsi que les corps judiciaires, bien loin de supplanter 
Popinion publique en substituant leurs jugements à ses juge- 
ments, ne font pas autre chose que ratifier et sanctionner ces 
derniers, | 

Des données générales de la thèse de M. Bertauld, nous pas- 
sons aux spécialités juridiques qu’il a groupées dans son tra- 
vail pour approuver les unes et censurer les autres, 

Etd’abord, dit-il, nos Codes témoignent d’un grandrespectpour 
la pudeur publique et pour l’inviolabiblité des secrets de la vie pri- 
vée. Puisil citeen exempleles conditions du désaveu desenfants, 
les restrictions du droit de dénoncer l’adultère et des moyens 
de le prouver, l'interdiction de la recherche de la paternité, 
l'admission des libéralités entre concubins par nos Codes, er 
l’impunité de l'excitation à la débauche au profit de l’agent qui 
la pratique. — Maïs est-il vrai que les dispositions de loi soient 
uniquement inspirées par Le respect de la pudeur publique ? La 
négative est évidente. Ce motif n’a été que secondaire. — En 
ce qui regarde le désaveu des enfants, il ne fallait pas livrer 
leur sort, non plus que l’honneur de la mère, aux caprices 


486 REVUE DK LA JURISPRUBENCE. 

d’une jalousie maniaque ou d’une avarice impie. Ç’aurait été Ja 
ryine. de la famille et, par canséquent, de la société. — Quant 
à l’adultère, Ja loi s’est inspirée de la partialité indulgante de 
. nos mœurs en faveur de l’hamme, quand elle a exigé pour 
punir qu’il y eût entretien de la concubine- dans Ja maison 
conjugale. Elle à anssi tenu compte, aveg les publiciates et les 
moralistes, des conséquences bien plus redoutables pour Fédu. 
cation des enfants, de l’adultère de la femme. — Pour ce qui 
est de la limitation du mode de preuve à l’égard da complice 
de la femme, il va de soi que la consommation d’un fait ai ft 
gitif ne pouvait être établie suffisamment par des présomption, 
des apparences et des ouï-dire. Ce n’est pas là un de es délita 
ordinaires qu’une série de déductions peut démontrer, un fait 
matériel étant pris pour base. — Au sujet de la-rechsrekhe de la 
paternité, M. Bertauld met en première ligee des raisons d’in- 
terdiction qui nops semblent per trop métaphysiquea paur n’êtra 
pas imaginaires. L'enfant, d'après lui, nlq naaun droit opposable 
à la gaciété parce qu'il ei né au mépris de sos prescriptions ; ai 
la société intervenait, elle ferait un acte affensif pour le,vrai 
droit, le droit de la famille. Maig qu'y a-t-il là de particulier 


au père plutôt qu’à la mère? Impossibla de le voir. Est-ce 


d’ailleurs parçe que la société est intéressée à progurer à l’en- 
fani un appui, qu'on Vautonse à rechercher sa mère? C'est 
encore là une raison trep raffinée. On l’autorise tont simplement 
parce que la maternité se produit sous des formes sessibles 
qui la rendent aisément saisissable, et qu'ainsi l'enfant peut 
souvent, avec sûreté, exercer gon droté d'avoir une mère. A-t-iE 
donc moins le droit d’avoir un père? Nôn, évidemment. Mais, 
comme le disait Bigot-Préameneu cité par. M. Bertauld, la re- 
cherche de la paternité que rien ne révèle aux regards serait 
tellement incertaine qu’elle amènerait les jugements les plus 
arbitraires, la jurisprudence la plus variable, et fournirait ainst 
matière aux spéçulaitons les plus ignobles. Ajoutons encore 
que si l’on avait tout rapporté. à la pudeur publique, il aurait 
fallu surtout empêcher la recherche d’une maternité qui désho- 
nore la jeune fille, tandis que la paternité du jeune homme est 
facilement absoute par la morale mondaine. Relativement: aux 
dons entre concubiss, il est permis de penser que l’ancienne 
jurisprudence, à ce sujet, était assez plausible, et nous avons. 
gardé le souvenir (çar en vacances on est sans livres) d’une. 


oo me mom Ce où sMPOUNMe me 


‘EXAMEN DOCTRINAL. 487 


très-bonne dissertation de Delvincourt en ga faveur. Cependant 
il faut reconnaitre ici que l'enimus donandi parfaitement libre 
peut se rençontrer à la rigueur ay sein du concubinage, at 
que, juridiquement parlant, il doit êtra efficace. Mais d’ailleurs 
quels sont done les rapports intimes, surtout au câs da cohabi- 
tation, qui soient anvelappés d’un ypile assez épais pour âtre 
pceultes? Nous aurions voulu du moins que la liberté du con- 
gubinage na fût pes invoquée comme un des droits de l’homme 
qui s'angartient à luisméme en même temps qu’à la société. 
La liberté de 8e dégradgr noys paraît être bien indigne de tout 
souci. — Enfin, resta l’excitgtion à la débauche pour son propre 
compte, Pourquai est-elle impunie? Parce que le sens de l’ar- 
ticle 836 du Code pépal est exempt d’équivoque réelle. Ft 
paurquai cet article est-il ainsi cançu? Parce que l’excitation à 
la déhauche pour soi-même se confond avec le libertinage ou 
la fornication, pour employer le terme théologique, et que ce , 
sont là des actes qui doivent relever uniquement du for inté- 
rieur et de la juridiction spirituelle. Statuer autrement, ç’aurait 
été avoir l’abanrde ambition de changer la société en un vaste 
couvent, et l’on ne serait arrivé qu'à constater l'impuissance de 
la loi devant pn torrent irrésistible. 

Voilà, ee nous semble, naturellement et raisonnablement 

expliquéesles dispositions légales que M. Bertauld avait trouvées 
Ri démenstratives d’un respeat presque religieux pour l’invio- 
labilité de la vie privée. Entrons maintenant dans la partie 
genpariala de son étude. 
. 11 8 pemgrqué, non sans regret, que quelques tribunaux, 
dans l4 conviction qu'ils sant appelés à venir au secours de ln 
lat morale, a se sont montrés fort enclins à imposer l’accom- 
a plissement de préfendues obligations naturelles. » En premier 
lieu, nous avons répondu que les tribunaux étaient précisément 
instilués pour venir au secours de Ja loi morale qui ne serait 
. Res s&az forte toute seule, apparemment, pour sanvegarder la 
gaciélé. Ils ont charge de la défendre, comme notre héroïque 
armée a celle de défendre notre sécurité intérieure et exté- 
rieura. Seulement, faut-il le dire encore? comme le catéchisme 
n’est pes la loi civile, ils 8e peuvent intervenirque läoùse produit 
au debors un fait, soit constitutif d’un délit ou d’un crime 
sait générateur d’une obligation expresse ou tacite qui puisse 
&rs sanctionnée civilement. | | 


488 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


A ce propos, nous rencontrons cette thèse absolue : « L’o- 
« bligé, et seulement l’obligé, a qualité pour reconnaître soit 
« l'étendue, soit même l’existence de l'obligation naturelle. La 
« société s’accuse quand de vive force elle substitue, par l’or- 
« gane du pouvoir judiciaire, son appréciation à celle de la con- 
« science individuelle. » Rien de plus vrai que cela quand l’obli- 
gation naturelle repose mystérieusement dans les profondeurs de 
l’âme. C’est alors qu’il y aurait une infolérable inquisition à 
l'y chercher. C’est pure affaire du for intérieur. Et cependant 
notre Code, moins respectueux que M. Bertauld pour le secret 
de l’obligation naturelle, permet, que disons-nous ? prescrit aux 
juges de la sanctionner comme obstacle à la répétition (art. 
1235). Pour cela même donc, ils ont à en reconnaître l’exis- 
tence qui peut être déniée. Mais, de plus, est-ce qu’il n’y a pas 
des obligations naturelles vivifiées par la loi, abstraction faite 
de tout aveu? Qu’est-ce donc que l’article 13892, si ce n’est la 
formule légale d’un des premiers préceptes de la morale : Ne- 
minem lædere? Quel champ presque sans limites ouvert par 
cette disposition à l’équité des magistrats ! actions, omissions, 
négligences, imprudences, simples paroles, actes de ceux dont 
on répond, mouvements indélibérés des animaux, chute d'un 
bâtiment mal entretenu (et ce sont là seulement quelques exem- 
ples), quelles sources innombrables et fécondes d’engagements 
souvent involontaires ! Et le maître dont le negofiorum gestor 
a administré les intérêts à son insu, n'est-ce pas encore une 
obligation naturelle de dédommagement que l’articke 1375 lui 
impose? — D’une autre part, on trouve partout l’obligation na- 
turelle en s’occupant du cautionnement; car, en premier lieu, 
une simple obligation de ce genre peut être cautionnée. En 
second lieu, le cautionnement est le plus fréquemment déter- 
miné, non point par la charité pure, mais par un devoir moral 
qni naît des liens du sang, de la reconnaissance, etc. Examinons 
maintenant, à la lumière de ces simples notions, les deux pre- 
mers points qui ont scandalisé M. Bertauld én lui montrant 
compromis quelques-uns de nos intérêts les plus chers. 

I. Ce sont d’abord les procès en indemnité pour violation de 
promesse de mariage. Il nous semble que rien n’est moins 
embarrassant à justifier. La promesse de mariage a-t-elle été 
formelle? La fille ou même le garçon qui l’a reçue (car il y a 
réciprocité parfaite) a-t-elle ou a-t-il compté sérieusement sur 


EXAMEN DOCTRINAL. 9 


les honneurs de l’union conjugale? N’y a-t-il pas eu, des deux 
parts, un jeu d’intrigue et par suite soit un dépit amoureux, 
goit une-vile spéculation poussant à chercher une victime? 
S'agit-il d’une séduction qui faisait miroiter comme une 
‘amorce aux yeux de l’inexpérience un mariage en perspective, 
ou bien d’unelégèreté capricieuse volant de projets en projets? 
Enfin n’y a-t-il pas eu de justes motifs de l’abandon des pro- 
messes ? Nous n’apercevons pas les raisons qui pourraient em- 
” pêcher le plus métieuleux magistrat d’adjuger des dommages- 
intérêts à la personne abusée, et cela à divers points de vue : 
par exemple eu égard au tort fait à.sa réputation et à son ave- 
” nir par une outrageante retraite. Il y a même tels cas où, des 
propos aidant, une poursuite en diffamation pourrait avoir 
lieu. — Dans un ordre d’idées plus infime, on comprend par- 
faitement que le violateur de la promesse soit condamné à rem- 
bourser les dépenses des préparatifs quelconques que la foi en 
un prochain mariage avait occasionnés. Il n’y a dans tout cela 
que des applications directes de l'article 1382. — M. Bertauld 
a-t-il entendu parler de ces situations comme des autres? Nous 
ne savons trop, tant il y a de vague dans ses indications à ce 
sujet. Cependant il signale à plusieurs reprises les femmes qui 
‘ontperdu toute pudeur, ne savent plus rougir, ont peut-être dès 
le principe spéculé sur leur chute. Mais quoi! ce seraient des fem- 
-mes de cette espèce qui obtiendraient, sous forme d'indemnité, 
-Jes sympathies de nos tribunaux et de nos Cours! Ils auraient été 
surpris, est-il besoin de le dire? et dès lors les principes sont 
hors de tout débat. Or. c’est d’une question de principes que 
nous nous occupons après M. Bertauld. 

II. Le second point de vue touché par le savant professeur 
est plus délicat. Nous sommes en présence, nôn plus de fian- 
cées, mais de filles-mères imputant leur chute à des hommes 
mariés, comptant leurs grossesses et leurs enfants et voulant 
faire nourrir, pensionner, doter, leur postérité par des hommes 
qu’elles n’appellent pas pères, mais auteurs de dommages. 
M. Bertauld voit là des recherches de paternité déguisées, et, 
bien plus, la résurrection déplorable de ces procés de séduction 
contre lesquels il évoque les ombres indignées de Montes- 
quiéu, Beccaria, Filangieri et Servan. Puis viennent divers 
passages tirés de la discussion législative du Code ou d’écrits 
-postérieurs, pour mettre en relief le danger des recherches in- 


400 REVUE DB LA JURISPRUDENCE. 


discrètes qui, s’attaquant à la vie intime et divulgyapt des dés- 
ordres cachés, ne blessent pas moins lg spcicié que la texte de 
nos lois. Nous verrons plus tard les antres arguments. . 

Tout d'abord, nous ne savons pourquoi M. Bertauld restreint 
ea critique et son examen à ces filles-mères vivant en concyhi- 
nage adultère avec des hommes mariés. La recherche dg la pa- 
ternité étant dans tous les eas interdite, il fqut généraliser la 
discussion et l’étendre à tout soneubinege. Pourquoi encore 
mettre uniquement en scène, comme dans la précédente hypa- 
thèse, les filles tombées au dernier degré d’abjaction, et nous 
les faire entendre réclamant devant la justice, avc des sue 
pathies auxquelles elles ne tiennent quèse, de l'argent ayquel 
elles tiennent beaueoup À Puisque ce lengage de convention ne 
trompe personne, il ne trompe peut-être pas les magistrais, et 
dès lors ce sombre tableau n’est qu'un hors-d’œuvre, Comment 
d’ailleurs imaginer que de semblablgs femmes psent prétendre 
aux sympathies de leurs juges? Elles aurpient done una bien 
piteuse idée de leur perspicasité?... Nous n’evons du reste 
sous la main, en ce moment, aucun recueil de jurisprudenge. 
Mais M. Bertauld nous dit lui-même qu'il y avait dans les eg- 
pèces jugées des cireonstances de fait encourageants pour la 
prétendue deetrine qu'il combat. Il reconnaît, en outre, que le 
Cour suprême et d’autres Gours se sont tenues fermes eur le 
terrain des prineipes. Ce serait donc syrtout une tendange à 
peine accusée qui a éveillé ses vigilantes alarmes; mais qu’il 
ait un peu plos de confiance en la magistrature de san pays : À 
chacun son œuvre ici-basg. Le professeur met justement son art 
et sa gloire à perfectionner et propager la science. Il en construit 
laborieusement l'édifice et ne veut pas que rien vienue troubler 
la rectitude des lignes et l’harmonie des proportions, Le magis- 
trat, après avoir nourri son esprit, dans sea jeunes années, 
des éléments de eette science et en demeurant toujours fidèle 
à son culte, se mout cependant, non plus dans les régians 
abetraites de l’absolu, mais dans le miljeu virant des réalités 
. dont lui seul peut, après un long exercice, déméler toutes les 
nuances. Il ne refait pas sans doute la loi, mais il en diversifle 
application pour faire face aux faits qui l’assailjent : en tel 
temps il ne lui demande que ses ressources prdinaires ; en tgl 
autre, il en dégage les conséquences dernières, et nous soute- 
nons que, dans l’ordre du droit civil suriont, rien n’est plus 


EXAMEN DOOTRIMAL, | to! 


panforme à la haute miagon de l'interprète militant de la loi. 
L'entondre autrement, ce serait faire de la justice nne serte de 
mécanisme impersonnel sans discernement et sans cœur. 

* -Ceoi posé, est-il dong bien difficile d'imaginer ou de ren- 
centrer des espèces dans lesquelles le juge pourrait, sans faire 
brèche à l'interdiction de rechercher la paternité, infliger au 
séducteur une condamnation. pécuniaire, par exemple à eslui 
qui, ayant entraîné loin de ss famille, sans vialence et sans 
fraude, une mineurs de plus de seise ans, l’aurait délaissé lâche- 
ment, comme cela n’est pas rare, en ua pays étranger pour elle, 
sans aucune ressoures, et cela soit pendant se grossesse, goit 
après son accouehement? Nous ne sammes plus iei dans la ri. 
gueur inextepsible dun Gode pénal. Que la jeune fille ait moine 
de seise ans ou qu'elle en ait dix-sept, qu'importe dans l’ordre 
des appréciations de la faute ot du dammage La lei civile ne 
tient-elle pas les mineurs pour incapables de se défendre dans 
leurs biens et leurs personnes? Qui donc osera dire qu'il y ait 
gonsontement libre de cette paysanne ignorante et crédule 
qu’un libertin de profession se sere fait un jeu cruel de désho- 
aorer et de duper ? — Prenans une autre espèse. Un .enfant 
paturel simple ou adultère est né; le séducteur se montre dis- 
posé d'abord à le placer en nourrice. Il s’en occupe lui-même, 
promet dans des lettres ou déelare devant témoins qu’il sup- 
portera les dépenses; puis (et cela n’est pas rare non plus) ses 
premières dispositions se rpefroidissent ; le teurbilon d’pne wia 
agitée l'emporte ailleurs ; il oublie et la mère et l'enfant, ne 
paye plus et ae vent plus payer. Quelle règle de droit s'oppose 
done à ce qu'il y soit cantraint ? Sera-ce proclamer illicitement 
la paternité ? En aucune façou. On la présumera sans donte 
mentalement: mais sile séducteur avait payé les mois de nour- 
rise, on l'aurait encore mieux présumée. Sera-ce, comme le dit 
M. Beriauld, accorder une sencfian au désordre en le régle- 
menfant ? Non; c'est sanctionner Ja foi promise et réglementer 
la loyauté. — Sera-ce encore garantir par cette ésnction l'in, 
Rissolubilité du concubinage? Non; ce sera garantir une pro 
messe juridiquement saisissable, un cautionnement offert à là 
nourrice. À-t-on à juger les motifs qui font agir une caution? 
Woiei d’ailleurs que notre critique est infidèle à ses idées de 
droit strict, en faisant entrer la morale dans sa solutions car, 
après tout, le coneubinage eat Jicite devant la lai. Et, du reste, 


492 REVUE DE LA JURISPRUDENCF. 


qu’y a-t-il de plus mauvais, du concubinage qui se prolonge ou 
d’une succession de concubinages? — Les gens sans mœurs ne 
s’en passent pas. 

Tout ce que nous venons de dire s’appliquerait nn 
à des frais d'apprentissage qui auraient été garantis dans l’in- 
térêt de l’enfant. Quoi de plus désirable que l'exécution de 
semblables engagements! — Nous ne saurions enfin être d’ac- 
cord avec M. Bertauld quand il écrit à ce sujet : « L’individu a 
« une part de souveraineté sur lui-même. Tant pis pour lui s’il 
« en abuse. Tant pis aussi pour les personnes qui, dans les li- 
« mites de la souveraineté qu’elles ont sur elles, s’associent à 
« des abus dont elles se prétendent ensuite victimes. » Ce tant 
pis nous paraît bien dur quand il est question de mineurs, et 
nous nous demandons si leur souveraineté sur eux-mêmes est. 
autre chose qu’un mot ambitieux. 

III. Il est encore un troisième point contentieux entre nous 
et qui va nous faire passer du droit civil au droit criminel. 
M. Bertauld ne trouve pas la jurisprudence moins envahissante 
de la vie privée dans ce nouvel ordre de décisions; il n’admet 
pas que l’on ait pu légitimement appliquer au libertin qui se 
rend complice de son proxénète, l’article 334 du Code pénal. 
Et pourquoi ? Voici ses raisons : et d’abord, en thèse législative 

.et sociale, M. Bertauld pose pour prémisse qu’on doit être libre 
de faire le mal qui ne nuit qu'à soi-même, Cet axiome ne paraît 
guère à sa place quand on l’applique à ceux qui font des mt- 
neurs leurs instruments de débauche. N'est-ce pas en effet 
porter à leur santé physique et morale, à leur avenir et par 
cela même à la famille et à la societé, les plus funestes at- 
teintes ? 

Passant ensuite aux anxiliaires de ces désonires: l'honorable 
professeur énonce avec John Stuart Mill, dont il a beaucoup 
étudié les doctrines, que l’on peut conseiller tout ce que la société 
laisse faire, se consulter, échanger les opinions, user de récipro- 
ques suggestions sur des intérêts communs. Toutefois, une ex= 
ception est apportée à cette maxime régulatrice pour le cas o8 
l'instigateur a tiré parti de son conseil. Or telle est pour M. Ber- 
tauld l’origine intentionnelle des articles 334 et 335 du Code 
pénal. Suivant lui, que frappent-ils? non pas le vice qui corrompt : 
ou fait corrompre, maïs la spéculation, le trafic salarié, l’igno- 
minieux métier qui consiste à vendre et louer l'innocence ou 


EXAMEN DOCTRINAL. 493 


du moins la jeunesse, enfin la complicité disponible ou habi- 
tuelle du proxénète avec le libertin. — Est-il bien sûr que la 
_ portée de la loi soit si restreinte, et qu’un lucre immonde doive 
seul faire éclater ses rigueurs? Nous ne le pensons pas. Sa lettre 
et son esprit sont plus vastes. Les faits sont aussi plus multiples 
dans leur infamie. Il arrive trop réellement que des parents 
dénaturés ou des chefs d’atelier sans pudeur se fassent un jeu 
criminel, sans aucun marché, de favoriser et faciliter les dé- 
bauches de la jeunesse, soit pour complaire à quelqu’un dont 
ils dépendent, soit même par simple extinction du sens moral. 
_ La justice sera-t-elle donc sans flétrissures pour en marquer au 
front ces misérables ? Seraient-ce là des intérêts prétendus de 
moralité privée, insusceptibles de toute garantie efficace? Ab! 
c’est bien alors que la conscience pubique aurait à se troubler 
et se soulever! | 

Nous nous hâtons d’aborder la question spéciale sur laquelle 
M. Bertauld désaprouve encore la jurisprudence. [l s’agit de sa- 
voir si le libertin, coopérateur actif du proxénète qui travaille 
pour lui, peut être frappé, comme complice, de la même peine, 
. Le savant professeur veut étendre à ce cas ce qu’il appelle, non 
pas l'impunité, mais l’immunité de la passion et du vice. Tout en 
reconnaissant avec ses nobles sentiments que la corruption mé- 
diate ainsi exercée est encore plus repoussante qu’une corrup- 
tion directe, il n’admet pas el ne comprend même pas, en tant 
que jurisconsulte, qu’il y ait là matière à répression. Il n’y 
trouve qu’un objet de police morale relevant uniquement de la 
justice de l'opinion. La loi applaudira la première aux sévérités 
de ce tribunal d'honneur, mais elle ne peut faire autre chose. 
__ Son incompétence est radicale. Le motif ea est que la corrup- 
tion directe pour soi-même étant inviolable, la corruption in- 
directe doit nécessairement l’être aussi, comme ayant égale- 
ment pour excuse l’intérét d'une satisfaction personnelle. 

De tels scrupules ne sont-ils pas excessifs et bien faits pour 
décrier la scignce du jurisconsulte et même la loi auprès de 
cette opinion publique en faveur de laquelle on veut qu’elle 
abdique? De grâce pourquoi s’ingénier à mutiler la loi? S’il ne 
faut pas l’élargir, est-il permis davantage de la resserrer? Qu'on 
le remarque en effet, l'honorable professeur fait ici précisément 
ce qu’il reproche aux tribunaux : de la législation supplémen- 
taire par voie d’induction. Il suspend les règles de la complicité, 


494 REVUE D8 UA SURISPRUDENCE. 

noh pas en vèrtu d’un texte plus ou moins topique, maïs dé paf 
ub raisonnemeht qui certes n’est pas un dogme infaillible. Mt 
eu effet, cette correlusion à puri ou à forfiôri n'est-elle pas pouf 
le mois très-contestable? Quél énormie intervällé entté le liz 
bertin qui; tourraenté par la fièvre des sens, réçoit ce qu’on lui 
procure sas s'occuper des moyehs; ét l’odieux mdchitiateut 58 
méttant de eoinpte à demi avec ses igdobles pottrroÿeurs; Cütit- 
binarit avec eux des piéges; des perfidiës, des surprises, Pehdus- 
sant leur entremise abjecte du prestige de sa personnalité, fai- 
‘sant enfin de eonsetve 66 qu'oft nous pefmettré de nommer |& 
ehasse à une pudeur quelquefois adolescente ! Et ëét Hüditné té 
sèrait pas un complice devatit la loi comrhè il l’est à ses propres 
ÿeux et devant ls eunscietice tniverselle! Bst-e8 qi’il 4 pat 
par don, promesses et surtout pat mésMinalions, par assistance; 
directement et substantiellement concouru au proxénétisiie pu 
nissable? I} n’a pas seulément laissé faife en payant; il a fait 
lui-même en même temps qu'il & payé. Ce n’est pas pour lil 
certes qu'il faudrait voiler la loi, si elle pouvait jémdis être vorx 
lée, Ne confondons pas le libertinage et l’infamiie. 

Plus donc nous entrons dans le süjet remué pat M: Bertauld, 
plus s’dccroît eh nous la éonvictiün que l6 rigorisme du légiste a 
trompé en lui la délicate eonscienee de lPhoriime et la haüte 
sagacité du penseur; Les études abstraites qui sont la gloiré dè 
l’école ont besoin d’une lumière venue dü dehors, de eellë que 
réfléchissent ineessamment les mille et mille aspects de ls scèné 
da monde: Devant ceux qu’elle éclaire s’évanouissént comme 
l'ombre bien des perplexités subtiles qui agitent la pensée 5o= 
litaire. Elle enseigne que la société veut être ét doit être dé: 
fendue de toutes les forces associées de la religioit; de M mo 
rale et de la loi. Ce n’est pas trop de cette trinité sacrée pour : 
refouler les assauts de tant de convoitises ardentes que le mou: 
vement même de la civilisation surexcite: Ne laissons pas lout 

faire à l’opinion. Cette reine du monde a ses courtisans et $es 
idolâtres, mais au-dessus d’elle il y a une directien pour la conc 
duire, une sauvegarde pour en préserver la pureté. La légis= 
lation de la presse a-t-elle une autre fin? Ne déeourageoris 
donc pas les généreux efforts de la magistrature luttant avec le 
mal, critiquons librement sans doute les décisions que peuvent 
désavouer les principes du droit et que, da reste, la jurispru= 
dence elle-même suffit presque toujours à redresser. Mais pa 


LB SONGE DB VERGIBRI 498 
de ërt d’alättiie iniptaëent au nomi dé la Hbérté individuelle 
violée et de là Éünstiénce pübliqué troubléé: Ge fl’est pes du 
côté des excès de pouvoir ou de sévérilé qüe pénétié aujour- 
d’hui la justice. Elle n’a rien de l’ambition des parlements. Il 
ne lui reste qué celle de faire le bien laborieusement et sans 
éclat. Elle ne demande à l# li que ce qui est danè son esprit, 
et s’il advenait que, trompée par son désir dé prôtéger les 
bounes mœurs, elle en forçdi $ur quelques points la portée, 
nous rappellerions, non pour étouifer, mais pour modérer la cen- 
düré, tétte réftéxion si profonde d'un magistrat qui fut un im-° 
tioriel péllie : Pids # Étui ont péri pour avoir violé les mœurs 
que pour avoir violé les lois. 


P. s. En unit depuis Îa eomposition de cet article, 
les arrêts cité$ par M: Bertauld; notis avons eu la satisfaction 
de reconnaître qué la jütispruüderce était flréé darts le sens de 
notre thèse, et qu’il ÿ avait mèmé accord réel (eu égard aux 
espèces) entre toutes les déaisions relevées par le savant pro- 


fesseur. ù Nr 
À. ANCELOT. 


QUESTIONS O6 BROIT PUBLIO ET DE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 
LE SONGE DU VERGIER. 
RÉCHÉROAES SUR L'AUTEUR BE CET OUVRAGE CÉLÈBRE. 
Par M. Léopold Mince (de Lohviers]; notaité honürètre: 
TROISIÈME ARTICLE #; 
X. RAOOL pE PREstrs. 

Raowï dé Presles; né en 1314 où 1315, fils naturel de Raoul de 
- Presles, premier du nom, légitimé par lettres du roi Charles V, en 
1373, fut d’abord attaché au barreau, puis conseiller et avocat du toi 


au parlémént. Il exerçait cette fonction eif 131f, ainsi que le prouvënt 


1%.fe présent ie D: 296. 


496 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


les comptes de Jean Lhuillier, receveur général des aides ; il est pos- 
sible qu’il en ait été pourvu antérieurement à cette époque. 

Raoul de Presles est mort le 10 novembre 1381, selon M. Paris 
(Mémoires, p. 360); 1382, selon Lancelot (Mémoires, p. 622); 1383, 
selon la Biogr. univ. de Michaud. 

Raoul de Presles est auteur des ouvrages ci-après : 

1° Compendium morale Reipublicæ ; 

2° Musa; 

3° Chronique temporisée jusqu'à Tarquin l’Orgueilleuz ; 

&° Traité de l'Oriflamme ; 

5° Traduction d’un ouvrage connu sous le nom de Rex pacificus, 

6° Traité De utraque potestate. Rodolphi Praelli consiliarii 
regit, etc. Tractatus de potestate pontificali et imperialt seu regia. 

« Au commandement de tres hault et tres excellent prince Charles 

par la grace de Dieu, le Quint roy de France de ce nom, maistre 

Raoul de Presles son petit serviteur, conseiller et maistre des re-- 

quêtes de son hostel translata ceste petite euvre; » 

7° Traduction de la Cité de Dieu (parue en 13175); . 
8 Version de la Sainte Bible (parue en 1371); 
œ Opuscules divers sous le nom d'Épistres. 


Dans deux mémoires lus à l’Académie des inscriptions les 
19 avril 1735 et 31 août 1746, insérés au tome XIII des Mémoires 
de cette Académie, l’académicien Ant. Lancelot a donné une 
savante notice sur Raoul de Presles. Conduit à parler du Songe 
du Vergier et des divers écrivains désignés comme auteurs de 
cette composition, Lancelot engage modestement la discussion 
en disant : « Sans vouloir donner à Raoul de Presles plus qu’il 
ne lui convient, je ne sais si l’on ne pourrait point lui attribuer 
plutôt qu’à tous ceux qu’on vient de nommer le Songe du Ver- 
gier. » (P. 663.) 

Lancelot appuie cette attribution sur différents motifs : 

‘1° Charles V chargeait Raoul de Presles d’affaires secrètes. 

2° L'auteur du Songe du Vergier se dit le plus petit des of- 
ficiers domestiques de Charles V, à minimo ex familiaribus, 
« et Raoul de Presles s’est donné dans presque tous ses ou- 
« vrages la même qualité ou d’autres équivalentes. » 

3 C’est Raoul de Presles qui, dans le Traité des deux puis- 
sances (De utraque potestate), a traduit par extrait le Songe du 
Vergier « comme étant le plus apte à faire l’abrégé de son 
« propre ouvrage, » 

4 « On trouve dans le Songe le même goût d’érudition qu'il 
« a employé dans ses autres compositions : Écriture, le droit 
« civil et canonique, les Pères, l’histoire. Il y a des digressions 


, .. . … LE SONGE DU VERGIER. 497 


« sur l'astrologie, sur le pouvoir et les connaissances des dé- 
-« MONS. D 

Voici les objections de M. Paulin Paris contre les deux pre- 
miers arguments mis en œuvre par Lancelot : « Il ne faut 
« pas... conclure des estudes spañeuses et secrèles dont il est 
« parlé dans un acte de donation royale que Raoul de Presles 
«ait jamais été chargé de composer des ouvrages secrets; et 
« dans tous les cas, un livre précédé de la plus pompeuse dé- 
« dicace, un livre dont le but principal est l’apologie de la con- 
« duite publique et particulière du roi ne fut jamais destiné à 
« demeurer secret. Si l’auteur du Somnium Viridarii n'a pas 
« écrit son nom en toutes lettres, c’est parce qu’il croyait 
« s'être assez bien fait connuître dans l’explicit. Ajoutons que 
« le titre qu’il prend dès les première lignes de minimus ex 
. « familiaribus regis, loin de convenir à Raoul de Presles, ne 
« doit s’entendre que de l’un des chevaliers bannerets de l’hôtel 
« du roi. (Voyez Ducange au mot Zamiliaris.) Raoul de Presles, 
-« avocat du roi et maître des requêtes, n'aurait pu sans incon- 
« venance se dire le plus petit des familiers du prince; et l’on 
« peut assurer que dans aucun de ses ouvrages il ne s’est 
« avisé de prendre une pareille qualification. » LME 
p. 368.) 

C’est avec une profonde connaissance des manuscrits de la 
Bibliothèque Impériale que M. P. Paris répond au troisième 
argument de Lancelot : « .... 11 (Raoul de Presles) traduisit, 
« non pas le Somnium firidarui...., mais bien le traité de 
« Gilles de Rome, composé à l’occasion de la fameuse lettre de 
« Philippe le Bel à Boniface VIIL Ce traité, que l’on alléguait 
« constamment dans les écoles depuis plus d’un demi-siècle, 
« a été réimprimé par Goldast (Monarch. Imp. Rom., t. III, 
« p. 106). Nous en avons conservé plusieurs leçons manuscrites 
« (Ms. du roi, n° 4229; fonds de Saint-Victor, n° 895); nous 
« avons donc pu nous convaincre que la traduction de Raoul 
« de Presles était la plus exacte, la plus littérale du monde. 
« Elle a bien cela de commun avec le Somnium Viridaris 
« qu’elle touche aux mêmes questions ecclésiastiques... Lan 
« celot n’est pas le seul qui ait méconnu l’origine de la traduc- 
« tion de Raoul de Presles. Goldast exprime les regrets les plus 
« touchants sur la perte du texte latin en tête de l’édition qu'il 
« donnait lui-même de la traduction et de l'original (Monarch. 

XXI. Ÿ 82 


‘498 Lx proir pubLié #t Lk BROPT UIVIL AU MOYEN AGE. 


à Imp: Rom. t: E, p. 29 et & HI, p. 106). » (Hémoifés, p. 885.) 

Cette explication de M.-Paris est bien conforme à l’idéé qu’on 
doit se faire du livre de Raoul de Presles d’après son titre 
transcrilt dans la notice préliminaire : Est-ce une petite euvre 
qué le Songe du Vergier? L’at-il éranslatés delui qui. a som- 
mairement exposé le débat entre les deux puissances et qui n'a 
pas dit on mot des vingl sujets étrangers à ce débat traités dans 
l'ouvrage qu’on dit hbrégé par Raotl dé Presles? 

M, Päris poussé plus loi ses conjectures 1 « Le livre De 
« wtraque potestate était déjà contu du public quand fut entre- 
« pris le Sommum Piridarii, En effet, c'est à ce livre de Raoal 
“ de Presles que fait allusion l’auteur du Somnium, quand il 
« dit dans #on ptologüe : & Moti très redoubté seigneur, en la 
‘« présence de Votre Majesté, ceste doubte (des duux puissances) 
« à esté äutreffois desputéé par manière d’esbattément ei de 
« collation : c’est assavoir se la puissance espirituellg et ka 
-« puissance séculière sont divisées et toutès séparéés en divers 
" Supports, où 6 les deux puissanées sont sans estre divisées 
« hi aucunement séparées, Et &insi cothme je feusse là présent, 
* ét eusse oy plusieurs ét très fortes faisohs tänt pour l'une 
« partie que pour l’autre... la nuit éhstivant nPaviit telle 
« aventure. » (Mémoires, p. 363.) 

Goldust a perisé, coite M. P. Paris, que le Traité des deux 
puissances (De utraäque potéstale) avait précédé lé Somritth 
Viridark, et la preuvé, e’egt qu’il a platé l’uh ävant l’autre 
‘dans la Monarchia Imperii Romant (t. 1, p. 39 et 58). 

Le quatrième argument présenté par Lancelot mé paraît 
dépourvu dé toute valeur. Est-ce qu'il élait possible de dis- 
cuter la question des deux puissances sahs itivoqtet l'Écritire, 
le droit civil et eaionique; les Pères, l'histoire? On peut affirmer 
. & coup sûr que tous ceux qui ont traité cette question, avant 
eommeé deptis Chätles V, ont eu recours âhx mêmes attorités, 
Quant «ax digressions sur l'astrologie et les démons, Lün- 
celot à grand tort de les prendre pour terme d’ässimila- 
tion, Ces vaines sciences appertiennent au témps et non à 
FDP 

: Raoul de Presles a achevé sa traductioti de là Bible ert 1377, 
#16 artnéé après la publication du Somniuin 'iridart. Suivant 
son usage, il técapitule datis Je prologue dé cette tradticlion les 
cAvrages qu & publiés antérièurement et il #’y coinprend pas 


KE SONGE DU YVERCTÉR, | 


le Somntuni: « Je vonkidère de rechief mou dge’ et l'adrerse 
fortune dé ha maladie et les autres œuvres que j6 avis fuites 
c’est assavoir là translation et exposicion du livre de monsieut 
shint Augustin de la Cfté de Dieu, le livre qui s'appelle 18 Con 
pendieux moral de la chose publique, lé livre qui s’appellé là 
duse avec âucunes F'pttres, » {Lancblot, Hémotres, p. 625! — 
P: Paris, Mémoires, p. 360.) On vbjectera que Raoul de Présles 
n’à pes nôn plus parlé dens ce prologue de la Chronique té po- 
risée, du Traité de l'Oriflamme et du Traité des deux puit 
cancer, Quant à ces deu£ detniers ouvrages de peu d’étentdhte 
dédiés à Charles V, Raoul les comprenait peut-être dans ét 
qu'il appelle ses Épêtres, Quant à ld Chronique temporiséé, elle 
ae présentait pas du foi l'intérêt qu’il devait atticher at Som- 
num F'irédarii composé par son ordre, et tout réderninént is 
au jour, On peut den6 dire que si Ravul de Presles Eût 16 l’att- 
tèur de éétte compesilion capitale, son silenoé serait fibx- 

Lancelot lui-même me fournit uri argument andlogtié: Il & vu 
sur ün exemplaire de la Must une notes... étrit d’une ihhih 
postérieure énviron d’une centaihé d’ahnées à Raoul de Preslés. 
d'en exiraié ce qui suit : « Iste Radulphüs de Pruelis éonsi: 
 liatius et magister requestärutti et hospitiotam regumi Carèli 
_« Quinti et Garoli Sexti scripsit autem Cofipéhdium et huhé 
« libruki quem intitulavit Afusam.: Transtulit étiam dë latiné 
« id ydioma vulgare seu gallicum Bibliam et librutti Augübtini 
« De eivildté Dei: Et decessit Mcéc dctogesimo seéuhdo, fh 
« vigilia saneti Martini, s (Mémoires, p. 622.) Eñcorë le :So- 
niüm omis, et cependant l’auteur de vetté note parait ävoit 
vennu les particularités de la vie de Raoul dé Pfesles; 
puisqu'il indique sa demeute, puisqu'il parle de là pètisiün qui 
lui avait été accordée par le roi, « pro vacändo liberius trans. 
dationi memorafi libri De tivitate Dei guèm dé bfus mandaté 
érénsferendum in gallito susceperat. » | 

Le lecteur a vu que, pout combattte l'opinion de Lahéelot éA 
faveur de Raoul de Presles, j'ai puisé la plus grade partie dé 


- # Raoul de Presles étant né ét 1914 on 1315, h’avait que soitkante-ttvis 
ans en 1377. Aussi je m'étonne que M. Paulin Paris ait atgué plusieurs fois 
du grand âge de Raoul; qui avait tout au plus soixante ans vers 1374, 
aus laquelle l’auteur du Songe du Vergier a dû commencer cette com- 


v 


#00 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


mon plaidoyer dans les mémoires de M. Paulin Paris. Parmi les 
arguments employés par mon savant maître à l’appui de sa cause, 
il en est un que j’ai.omis parce qu’à mon sens, il est susceptible 
de controverse. Je vais soumettre la difficulté au jugement du 
lecteur; il s’agit des enfants naturels. 

Je dois dire tout d’abord que ce sujet entrait de lui-même dans 
la discussion des deux juridictions puisqu'elles se disputaient 
le droit de légitimation. C’est donc seulement dans la manière 
dont la question a été traitée qu’on peut examiner s’il y a ma- 
tière à des applications personnelles. Voici ce que dit M. Paulin 
Paris: «.... Il convient de remarquer la triste part faite aux 
« enfants naturels dans le Songe du Vergier. Bien que l'usage, 
« plutôt que les convenances, leur permit déjà en aucuns pays 
de prendre le nom et de se parer, sauf quelques différences, des 
armoiries de leur père (livre I, chap. 148), on y déclare que la 
« maison de France serait déshonorée si la même tolérance s’é- 
« tendait jamais aux enfants naturels des rois. Oril faut avouer 
« qu’on a peine à reconnaître dans l’auteur de pareilles propo- 
« sitions un homme dont la naissance eût elle-même été illégi- 
time. » (Mémoires, p. 356.) L’auteur du Songe du Vergier ne 
prononce pas une sentence de déshonneur. Il dit même que « la 
coutume de permettre aux bâtards de porter les armes du l- 
naige est assez raisonnable ; » seulement il ajoute: « .. L'on 
pourroit dire que ladite coustume ne seroit pas raisonable en un 
hostel royal comme seroit en l’hostel de France, car nul bas- 
tard ne devroit porter les armes de France ne à différence, ne 
aultrement ; si ne se devroit pas nommer de celluy hostel. » Ge 
qui suit aurait pu être relevé avec avantage par M. Paris : « Car 
ainsi comme dit une loy, c’est une chose si détestable à qui est 
très-noble, soit homme soit femme de estre incontenant et luxu- 
reux et de procréer enfans hors mariage que n’est à ung aultre 
homme de simple estat Lege si qua illustris. Codice adoriamur. » 
Mais un peu plus haut l’auteur se montre bienveïlant pour les 
enfants naturels « On doit, dit-il, avoir pittié de celluy qui a 
aucune inhabileté en soy ou empeschement, lequel empesche- 
* ment lui vient non pas de son vice, mais du vice et de la coulpe 
(faute, du latin culpa) de ses parens..…. et si voyons que plu- 
sieurs bastars ct de nostre temps ont esté sainiz peres de 
Romme. » Dans le chap. 255 du livre IL, l’auteur témoigne plus 
que de l’indulgence pour les enfans naturels. « Selon droit na- 


LE SONGÉ DU VERGIER. 501: 


turel, ils doivent succéder, conjonction d'homme estoit selon 
droit naturel et loisible, la loi reprouve seulement les conjonc- 
tions qui sont adultères et incestueuses. » Le chapitre se ter- 
mine ainsi: « Nous avons une autre conjonction laquelle n’est 
de droit civil approuvée ne reprouvée, comme sont ceulx qui 
sont nez de concubinage sans incest et sans adultère, et telz 
enfans sont appelez naturels et devroyent selon droit. naturel 
primerain succéder, car de celluy droit conjonction n’estoit mye 
d'avance. » . 

Pourrait-on tirer de ces derniers textes une induction favo- 
rable à Raoul de Presles? Je ne dis pas cela; mais d’un autre 
côté, je ne crois pas qu’on puisse se faire contre lui un argument 
de ce qu’il aurait voulu, bien que né hors mariage, conserver 
pures de bâtardise les armes de France. 


En 1747, l'abbé Lebeuf a communiqué à l’Académie des in- 
scriptions un supplément aux Mémoires de Lancelot sur Raoul 
de Presles. À propos d’un vieux mot dont il cherche l'origine, 
le savant abbé dit que « ce mot se trouve dans la traduction 
« française du Songe du Vergier composé en latin par Raoul de 
« Presles. » (Mém. de l’ Acad. desinscript., t. XXI, p. 206.) Dans 
une notice du même écrivain sur les ouvrages de Philippe de 
Maixières insérée aux mêmes Mémores, t. XVI, on lit ce qui 
suit p. 336: « Quelques écrivains, sur cela seul peut-être que le 
« plus considérable des écrits de Philippe de Maizières est le 
« Songe du vieil Pelerin, lui ont attribué le Songe du Fergier, 
« ouvrage fameux qui fit beaucoup de bruit lorsqu'il parut... 
« Mais M. Lancelot a épuisé autrefois cette question, et nous ne 
« pouvons rien faire de mieux que de renvoyer à son second 
« mémoire sur la vie et les ouvrages de Raoul de Presles. » J'ai dû 
rapporter ces deux passages pour faire connaître tout ce qui a 
. été écrit pour et contre; mais en réalité, je considère l’alléga- 
tion de l’abbé Lebeuf comme sans portée, parce qu’il est évi-. 
dent que le docteacadémicien n’avait pas étudié la question. On 
ne peut voir dans l’adhésion qu’il donne à la thèse de Lancelot 
qu’un témoignage d’égards pour son prédécesseur à l’Acadé- 
mie :. 


1 L'abbé Lebeuf avait succédé à Lancelot à l’Académie des inscriptions, 
en 1740. 


+ . 


HOS LE DROIT PUBLIQ FT LA DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


Voici une autre sllégation en faveur de Raoul de Presles s 
« On a plus que des conjeotures + dit M. Dupin aîné, « pour faire 
« hoaneur da get ouvraga à Raoul de Presles..…., » (Notices his= 
doriques, elG,: pe 34 et suiv. -r Prafsasion d’avacat, 5° édit., t. IF, 
p. 516 et guiv.) Gatte allégatian, puisée dans les Mario du 
_ droit publia français (t, 1, p, 388, nofs) n'est sppuyée sur aucun 
motif. . 

Mais ni Lancelot, ni l’abbé Lebeuf, ni les suteurs dea 
Mazximes du droit public, ni M. Dupin n’ont connu l’explicit des 
manuserits de la Bibliothèque impériale, mis au jour pour la 
première fois par M. Paulin Paris, et ce docyment fournit, à mon 
sens, une preuve nouvelle et une preuve péramptoire contre la 
prétention élevée au nom de Raoul de Presles, Est-il possible, 

en effet, que Raoul de Presles, qui ramplissait dès 1471 la fano: 
tion d'avocat du roi au parlement, eût omis ce titre considé- 
rable dans l’erplisitdn Somnium, pour ne rappelerque les faveurs 
dont le roi l’aurait gratifié en 1374? N’est-il pas elair comme le 
jour que l’auteur du Somnium était, au moment dela puhlican 
tion de l’auvrage, un homme ROUVEAU, appelé depyis deux ang 

inter agentes in rsbys domus suœ et in comsiliarium eligendute ? 
Cette interprétation des termes de l’explicit me paraît tellement 
sûre que je n'ai pas besoin d’invoquer contre Raoul de Presleg 
la théorie que j’exposerai dans mon artigle cangprnant Charles 
de Louviers sur le sens qu'on doit atirihner aux mots $8 sois 
ligrium eligendurm. 

M, Geruzez est-il resté attaché à l’apinion émise en faveur de 
Raoul de Presles par Lancelot et les autres écrivains qu'on 
vient de mentionner? 4 De tous les ouvrages écrits sous les use 
+ pises et presque saus la dictée du ri, le plus important est 
« gans contredit le Songe du Pergier, et gi, comme on l’a long- 
« temps pensé, Raoul] de Presles ep eat le principal rédaateur, pa 
“ personnage, serait le plus considérable entra eas hammeg 
« distingués qui ont été les collaborateurs de Charles V, » (Hise. 
de la hifér, frang., t. 1, p. 214). 


Je me suis senti fort tant que j'ai eu à lutter avec les armes fa 
M. Paulin Paris. Mon rôle change: il me faut à présent prouver 
contre M. Paris que Philippe de Maizières n’est pas l’auteyr du 
Songe du nee et opposer à ce prétendant un autre préten- 


LE SONGF DU VERGIFR, 1 


dant, Charles de Louviers. Dans cette double fiche, difficile à 
remplie en fase d’un si puissant antagonistg !, ja ne promgfe 
pas d’être braf, mais je m'elforcerai d'être clair, 


XL. Parure pa Marines, 


- Né en 431? au château de Maizières (om écrit aujourd’hui Mezièrgs, 
arrondissement de Montdidier, département de la Somme), chevalier, 
chancelier du roi de Chypre, conseiller du’roi Charles V, retiré en 
1379 dans la maison des Célestins de Paris, À laquelle il avait légué 
tous ses biens et laissé ses manusorits. 11 mourut dans cette commy- 
nauté, le 28 mai 1405, et y fut inhumé revêtu de l’hahit de l'ordre, 

Philippe de Maizières est auteur des ouvrages suivants : 

1° Nova religto militiæ passionis Jesu-Christi pro acquisitione | 
s, civitatis Jerusalem et Terræ sanctæ ; 

2 Fita B. Petri Thomasii ; 

8° De lauydibus B. Mariæ Virginis super salue sansta parens; 

4 Cy est le livre appelé le Songe du vieil Pélerin, adressant qu 
blane Faucon a bec et pieds dorés; 

5° Orgtio declamatoria et tragedica in quatuor partes divisa; 

6° Le Poirier fleury en favewr d'un grand prince; 

7» Ee Pelerinage du poure Pelerin et le reconfort da son pâre et. 
de #9 mpre : esqucls sont les aventures du paure Pelerin dès sa 

jeunesse, . 

Ces ouvrages sont restés manuscrits, excepté la Vita B. Petri 
Thomasti, imprimée dans les Acta sanctorum. Le Pelerinage du 
peure Pelerin, eité par le R, Becquet, a échappé aux recherches de 

; l'abbé Leheuf. 
Le (V, Bepquet, Gallicæ Falestinarum congre@r, Etc, p. 103 et 
104; — Moreri, — Biogr. univ. de Michaud, et les Mémoires cités 
dans le cours de cet écrit.) | 


« Le but que je me propose, n dit M. R. Paris au commencen 
ment du premier des deux mémoires insérés au t. XV du Recueil 
de l'Académie des insoriptions, « est de ramener l'attention de 
« l'Académie sur un point assez curieux de l'histoire littéraire. 
« Vers la fin du XIV* siècle, Charles V fit eomposer un livre dont 
« nous eonnaissons le titre et l’intention générale, mais dant 
« on a fait bien rarement une étude particulière : c’est la Songe 
« du Vergier. Quel est l’auteur de cet quvrage?.…. Lancelot a 


. 4 Presque ay début de ce travail, j'ai consulté M. Panlin Paris gur diffé- 
rents poipts se rattachant à ma thèse. M. Paris a bien voulu donner à mes 
premiers efforts le plus bienveillant encouragement. Je suis heureux d’avoir 


l'occasion de lpi renguveler publiquement l'expression de ma reronnais- 
sance. 


504 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


« cru l’apervoir dans Raoul de Presle le jeune... L'abbé Le-: 
« beuf n’a pas contredit cette opinion quand il a publié ses re-. 
« cherches sur la vie et les ouvrages de Philippe de Maizières ; 
« c’est pourtant à ce dernier que doit revenir l’honneur d’avoir 
« composé le Songe du Vergier ; nous allons essayer de le dé- 
« montrer. » (Mém., p. 336.) 

Voici le début de M. Paris dans son second mémoire : « Je 
« crois avoir prouvé dans un premier mémoire que Raoul de 
: « Presles n’a pas composé le Songe du Vergier, comme l'avait 
« prétenda Lancelot. Je vais exposer maintenant les raisons 
« qui me font reconnaître l’auteur de cet important ouvrage 
« dans Philippe de Maizières. » 

Le savant académicien commence par regretter «a la perte 
« assez récente de plusieurs manuscrits des ouvrages de Mai- 
« zièreB longtemps conservés chez les célestins, et qu’on ne 
« retrouva pas dans cette abbaye à l’époque de la suppression 
« des ordres religieux. Dans un de ces volumes intitulé le Pe- 
« lerinage du pauvre Pelerin, l’auteur revenait sur les événe- 
« ments de sa vie mondaine, et sans doute y donnait un moyen 
« assuré de résoudre les questions qui font le principal objet 
« de nos recherches. » (Mém., p. 369.) Le témoignage important 
que ce livre aurait fourni, et dont M. Paris regrette la dispari- 
tion n’a pas manqué au célestin Becquet qui avait la garde de 
Ja’ bibliothèque dans la communauté des célestins; en effet, 
Becquet comprend le Pelerinage du pauvre Pelerin dans la no- 
menclature des manuscrits laissés par Maizières, avec tous ses 
biens, à cetie communauté, et cependant il déclare formelle- 
ment que c’est une erreur d'attribuer à Maizières le Songe du 
Vergier. Cette erreur, selon lui, prend sa source, comme depuis 
a fait remarquer l’abbé Lebeuf, dans la similitude du titre d’un. 
ouvrage qui appartient incontestablement à Maizières, le Songe 
du vieil Pelerin avec le titre de l’ouvrage qui nous'occupe : Æx 
titulorum convenientia quidam secuti levem conjecturam, sic- 
que in errorem adducti, etc. Il ne paraît pas que Becquet ait 


1 Est-ce par suite de la même erreur que l'abbé Lenglet-Dufresnoy affirme 
résolèment que le Songe du Vergier appartient à Philippe de Maizières ? On 
lit sur l’exemplaire de la Biblioth. imp. dont j'ai parlé plus haut, édition 
S. D. de Jean Petit: « Philippe de Maizières le composa vers 1374; et plus 
*_ bas, en forme de signature : « l’ab. Lenglet. » On voit, dans la Dissertation 
de Brunet, que cette opinion a été en effet professée par cet abbé, dans un 
ouvrage qui n'est pas indiqué. (Dur. de Maill., p. 509.) 


LE BONGE DU VERGIER. 505 


été amené à cette opinion en haine du sujet traité dans le 
Songe du Vergier, puisqu'il rend justice au mérite de cet ou- 
vrage, in quo de regid el ecclesiastic4 potestate art disseritur, 
(Becquet, Galliæ Cælestinorum congregationis.… de histo- 
rica, 1719, p. 103, 104.) 

A supposer, contre toute probabilité, qu’il ne se trouvât pas 
ou que Becquet n’eût pas trouvé dans le Pelerinage la preuve 
que Maizières avait composé le Songe du Vergier, si en effet il 
en eût été l’auteur, est-il possible de croire que la tradition, 
si fidèle dans les communautés à transmettre les moindres faits, 
n’aurait pas perpétué chez les célestins le souvenir de la plus 
importante des compositions d’un homme considérable, qui 
avait été leur hôte pendant vingt- cinq & ans de sa vie, et lu bien- 
faiteur de la congrégation ? 

Une autre raison capitale à opposer aux conjectures de 
M. P. Paris, c’est l’absence même du Songe du Vergier dans 
la bibliothèque de la communauté qui possédait tous les ma- 
nuscrits des ouvrages de Maizières. 

Plaise à Dieu qu’une main heureuse et intelligente retrouve 
un jour le manuscrit du Pelerinage ! On doit présumer, d’après 
les conclusions de Becquet, que le Songe du Vergier n’y est 
pas mentionné explicitement; mais il est probable que Mai- 
zières y avait consigné des faits qui, mis en regard de l’expli- 
cit latin dont nous devons la révélation à M. Paulin Paris, 
jetteraient un grand jour sur les difficultés que nous voudrions 
résoudre. Au défaut du Pelerinage, M. Paris a cherché dans les 
autres ouvrages de Maizières, des caractères de ressemblance 
avec le Songe du Vergier. Après avoir rapporté un passage du 
traité De laudibus beatæ Mariæ Virginis super salve sancta 
parens (Man. de saint Victor, n° 999, f° 123), voici ce que dit 
M. Paris : « Si l’on compare ce style, ces périodes, ces con- 
« Sonnances gracieuses même dans leur affectation avec tous 
«les morceaux d’apparat du Somnium Viridari, l'on ne 
« pourra s'empêcher de reconnaître entre les deux ouvrages 
« une analogie frappante, et de plus un certain mouvement 
« particulier à toutes les compositions latines et françaises de 
« notre auteur. » (Mém., p. 372 et 373). J'opposerai au savant 
illustre dont j’use combattre l’opinion, non pas quelques lignes, 
mais un fragment considérable de l’un des ouvrages de Mai- 
zières, le prologue du Songe du vieil Pelerin addressant au blanc 


50G LE DROIT PUBLIG ET LH DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


Fausan a bec ef niex darez dont Jean Louis Brunet neus a donné 
l'analyse : « Pénétré de ls parabole des talents que Jésus-Christ. 
« propose dans l'Évangile et de cet ordre du père de famille ; 
« Negotiamias dm venio, il (l'anteur) conçoit un grand désir 
«de prêter à une sainte usure et faire profiter ses deux 
« besans; c'est ainsi qu’il appelle ses deux talents qui sont, 
« comme saint Grégoire l'explique, l’entendement et l'œuvre, JL 
4 veut principalement devenir marchand et les marchander, 
« çe sant ces termes, à un Faucon Pelerin blanç au bec ef piez 
« dorez qu'il à nourri ef apprivoisié duquel il a esté premier 
« faycannier. Cestuy Faucon blanc... aulcune fois est appellé 
« le beau jaur chrestien fils du grand maistre des eaues et farests, 
« et qultres fais fils du seigneur du grand parc des blanches 
a fleurs dorées... Emprez duquel le vieil et très saige Faucon, 
« pére du blanc Faucon, avoit laissé avoler ledit pauvre Pelerin, 
« pt s'en esfoif éloigné pour une dame gracieuse maistresse, soir 
« fude appelée, qu'il avoit prinse a épouse... Et pour finable- 
« ment introduire le blanc Faucon a bien et saigement vauler 
« ef enseigner aussi qu jeune Cerf voulant. (Le bilans Faucon 
« et le Cerf valant c'est Cherles VI, salon la clef qu’en donne 
“ J'ayteur), | 

« Dans les réflexions que ce désir lui pccasjonne, il s’endort 


« et se trouve miraculeusement introduit dans une chapelle de + 


« la Vierge, Une dame vénérahle, ornée de riches atours, soy- 


_. «tesue par deux filles comme Esther, s'appuie sur l'autel, se 


« fait connaître pour la Providenre divine, squtenue à droite 
« par gmayreuss Pitié et à gauche par inflexible Équité, Elle 
« lui dit que Charité et sa sœur Sapience ont abandpnné le 
« monde, paree que les faulx alquemises de fautes generations 
« sé spécialement de chrestienté refuserent les hans besgns qu’elles 
« leur présentaient et qu’ils s’en forgèrent de faux, qu'avec 
selles pertirent Férité et trais sœurs Paix, Miséricorde et 
« Juafice. Que pour présenter un brsanf de bon aloj, il doit 
« aller trouver les trois Roynes de la vraye qlquemie ef s’en 
« faire accampaguer dans son Pelerinage. » (Dissertation, Bru- 
net, Dur, de Maill,, p. 513.) | | 

Brunet analyse ensnite (ib., p. 414 et sniv.) les aptres parties 
de l'ouvrage, On voit figurer ay livre I" le Pelerin appelé 4r- 
dent Désir accompagné de sa sœur gsrmaine Doulce Espérance; 
trois dames : Allégresse, c'est-à-dire yraye paix ; Amoureuse, 


ME SONSE DU VERGIER, .  . . O7: 


q'est-à-dira doulce miséricorde, et Aventure, c’est, selon Ja 
clef qu’en donne l’auteur, vertu nécessaire de vraye justice. — 
Trois reynes : l’aînée Doulce Amour, c’est la charité ; la pui- 
géo Riche précieuse, c'est la vérité; la troisième la Dame des 
œuvres, c'est la sapience. | 
Que pensez-vous de ces mystiques allégories, drapées à 
l’orientgle? Reconpaissez-vous dans ces déréglements d’imagi- 
nation Ja plume ferme et sage, bien que quelquefois railleuse, 
pi. a disgerté sur les limites des deux puissances *? Dans 
l'ample analyse que Brunet à faite du Songe du vieil Pelerin, il 
soutient par de bonnes raisons, en comparant cet écrit au Songe 
du Vergier, que Maizières n’a pas compogé ce dernier ouvrage. 
Je sa 34 le lecteur à sa Dissertation (Durand de Mail, p. 518 
et Su1V.); 


Après la mort de Pierre 1°", roi de Chypre, Ph, da Maizières re- 
vient en France. « Une nouvelle carrière s'offre alors deyant lui, » 
dit M. P. Paris. « Bien différent de la plupart des pèlerins d’ou- 
« tre-mer qui reyenaient en Occident plus orgueilleux et plus 
« incrédules, Philippe rapportait en France une foi sincère et 
« surtout une passion naïye pour les cérémonies extérieures de 
« l’église. La liturgie chrétienne de Syrie admettait depyig 
« longtemps la célébration d’une fête de Ja sainte Vierge que 
« la piété des Français, chose singulière, n'avait pas encpre 
« recupillie, c'était la présentation de Marie au temple... Dèg 


_# En poursuivant l'apalysr du Songe du vie} Pelerin, on vait que l’au- 
vrage n’est pas tout entier de ce style. On y trouve des questions gouyerpe- 
mentales et philosophiques très-sérieusement traitées. Mais Maïzières ne 
- savait pas être naturel, et il a ou le malheur d’encadrer ses propositions 
dans les soixante-quatre cases d'un échiquier fantastique, ce qui fait dire 
à Brunet : « Que de puéril}fés na rentontte<t-pn pas dans Get puvrageà 
çÂté de choses excellentes! » 

Parmi les choses excellentes fl faut mettre an premier rang le cpnseil que 
Maizières donne au roi « d'offrir La confession aux condamnés à mort, » 
Refuser à l'homme qui va mourir frappé par la loi les consolatians de ia 
veligion, s'est certainement l'une des plus atraces harbaries inventées par 
Ja méchangelé humaine qui est gi riche eg inventions de ce genre. Malziores, 
à force de persévérance, a eu la gloire de fajre abolir cetfg coptnme. © 
(Y. Dissertation de Brunet, Dur, de Maiil., p. 517; — Jsambert, Recueil 
des anc. lois, t. V, p. 636; t. VI, p.175, — et tous les dictionnaires his- 
toriques.) La pieuse inspiration de Maisières le place au nombre des hommes 
qui sat regfu aervise à l'humanité. | _— 


OS LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


«la première audience qui lui fut accordée par le pape, il 
« plaida la cause de la Vierge ; il demanda l'admission d’un 
« nouvel acte de dévotion envers elle, et il soumit à l’approba- 
« tiou du saint-père l'office complet de la présentation, écrit de 
« sa propre main, avec la musique notée... Grégoire XI re- 
« çut la proposition de notre chancelier de Chypre avec une 
« froideur inattendue ; il allégua le danger des innovations, la 
« crainte du scandale. Philippe, surpris et peut-être humilié 
« des objections, réduisit enfin ses prétentions, non plus à la 
« sanction formelle, mais à la tolérance de la fête, et ce der- 
« nier point, il ne l’obtint qu'après une nouvelle résistance et 
« de nouvelles importunités. En racontant sincèrement tous ces 
« ennuis, Philippe justifie les scrupules du pape par le peu de 
« confiance que méritait d’inspirer le solliciteur : mais dans le 
« récit de tous les événements auxquels il avait pris part, 
« on sait qu’il avait pour constante habitude de dissimuler ce 
« qui pouvait intéresser sa propre gloire. Voilà pourquoi nous 
« sommes disposés à penser que, sans l’autorité de son nom, 
« sans le secours de son éloquesce, la présentation de la 
« Vierge au temple n’eût jamais été célébrée en Occident... 
« Grégoire voulut bien soumettre l’office & l’examen d’un cer- 
« tain nombre de docteurs et de cardinaux. Cette espèce de 
« commission supprima dans le manuscrit de Philippe de Mai- 
« Zières plusieurs passages ; mais enfin elle déclara que rien dans 
« la nouvelle liturgie n’était contraire aux dogmes de l’Église, 
« et le pape en toléra l’admission dans les paroisses dont les 
« ministres croiraient ainsi mieux honorer la mère du Sauveur. 
« Grâce à cette permission, les frères mineurs d’Avignon, le 
« 21 novembre 1372, célébrèrent pour la première fois dans 
« leur église les nocturnes, vêpres, matines et enfin la messe 
« de l’office apporté par Philippe de Maizières..… 

« Pour terminer l’histoire de l’introduction en France du 
« nouvel office, nous dirons que longtemps après, en 1385, 
« Philippe de Maizières qui n’était pas satisfait de la simple to- 
« lérance de Grégoire, quitta son jardin des célestins et se 
« rendit à Avignon pour y plaider de nouveau la cause de la 
« présentation de la Vierge; il y fut mieux accueilli cette fois; 
« aussi faut-il avouer que le moment était parfaitement choisi, 
« Clément VII devant au clergé de France et aux conseillers de 
« Charles V la confirmation de son élection, longtemps soup- 


LE SONGE DU VERGIER. 509 


« çonnée d’être peu canonique... Clément VIT entra donc par- 
« faitement dans ses pieux sentiments. Il ne se borna plus à 
« tolérer, il créa des indulgences pour ceux qui se montreraient 
« les plus ardents à observer la fête de la: Présentation; il or- 
« donna qu’elle fût à jamais célébrée avec toute la pompe ré- 
« clamée .: par Philippe. Celui-ci tenait aussi beaucoup à la 
« représentation d’une sorte de mystère analogue à la circon- 
« stance : le pape consentit à tout avec une bonne grâce qui 
«ne se démentit pas. Ce fut encore dans l’église des frères 
« mineurs d'Avignon que le sacré collége entendit une seconde 
« fois le nouvel office. Durant la messe, ajoute un témoin ano- 
« nyme dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître l’heureux 
« Philippe de Maizières, il y eut une représentation de quinze 
« petites filles, toutes âgées de trois ans ou de quatre, la plus 
« gracieuse et la plus sage figurant sainte Marie. Elles étaient 
« toutes vêtues différemment; la Vierge entourée ds person- 
« nages bibliques, comme Joachim, Anne et plusieurs anges, 
« fut conduite à l’autel. Elle en monta rapidement les degrés, 
« fut présentée au grand prêtre par ses-parents, puis ramenée 
« dans le chœur au concert des voix de Joachim, d’Anne et 
« des anges. Marie prit alors place au milieu des cardinaux, 
« sur le siége le plus élevé, et ce fut là qu’elle attendit la fin 
« de la messe. » (Mém., p. 376 et suiv.) J'ai voulu reproduiré 
presque tout entière cette gracieuse narration, au risque d’at- 
tirer à la cause de M. Paris plus d'un lecteur séduit par le 
charme du tableau. 


.. Là corre il mondo, ove più versi 
Di sue dolcezze il lusinghier Parnaso. 


«a Comme pour mieux nous montrer, » dit plus loin M. Paris 
(p. 392), « le cachet particulier du chancelier de Chypre, le 
« Songe du Vergier se termine par une thèse en règle en faveur 
« de la pureté immaculée de la sainte Vierge. Le fondateur 
« ardent de la Présentation de Notre-Dame pouvait-il plus heu- 
« reusement conclure ? Remarquez cependant que cette thèse ne 
« tient en rien au sujet principal...» Cette dernière observation 
est juste; mais, comme l'a fait observer plus haut M. Paris lui- . 
même, le Songe du Vergier ne traite pas seulement des deux 
puissances. L'auteur du Songe parle ici de la conception imma- 


#10 ze prorr puëiié wi LÉ PGfY CNIL AU MOYEN ace. 


tcüléé, ébhitné il à parlé prétédeitienit de 1H résidenté du pâpe, 
dés ttlolnes, dû düctié dé Bretagie et des äütres Sujets qüi dc- 
vüpaieñt àl6rs Pésprit publié, 

"M. Paris réconhaît dans la thèse de l'immatulée côtefitioh 
«18 Fofdatèur ätdent dé la fêté dé la préséniation d8 Noite- 
‘« Date. 5 Je vais tiref dé In tränière dont cetié thèse à été 
‘trultée dns lé Songe du Vergier des itidüétièns toût dpposées. 
Voiel eë qué j6 lis ur la fêté dé la Présentatiôn de la Vierge 
ue l’Église célèbte \8 91 tiovéfnbré : « On hë peut doutér 
ä qu’elle (14 sainte Vierge) ne se 8oit offerte & Dieu par ün âcte 
‘a du plus put -atioif et du plus parfait dévouémént, dès le 
« prémier moriént où elle 4 pt faire usage dé sa fhisoh, eh 
« sütte du’il n'ÿ a pas eu üt seul instiht où elle f’ait corisatré 
‘& à Dieu tout cè qu’ellé avuit d’êtré, de señtimietit et de raisbñ. 
« Ce préthiér poittt est uñe toniséqueriéé naturelle du #lorieuk 
‘4 privilégé de son imfiaculéé conception tnivetsellerent ré- 
« connuë dâtis l’Églisé. Lés théologiëtis pehsetit mênie Ebmi- 
% Muhéfnent que cette prertiièré consécration de 14 très-suinte 
« Vierge eul lien dès 18 motent de 84 bienheuréuse Eéntep- 
«tion... Mais indépendatiment de céite prenière offritidé, 
‘« 14 traditiôn notés àppfend qué la trés-salnté Viergé, À péirie 
« âgéé dé trois ahs, seloti le Seritiniéñt commimtünh, 8é consaérä, 
« d’uüüé matière publique ét solennelle, àu sérticé dé Diéu 
a duns 16 tériple dé Jérusalem. 5 Et à appui de cetté tréditiôh 
Ton invoqué l'autorité dé saint Grégoire de Nyse, d8 saiñt 
Épiphane, de saint Jean Damascène, de sairtit Getthairi dé Côri- 
stantinople, de saint André de Crète, de Georges de Nicomédie . 
et de plusieurs autres écrivains grées eités par Baronius (/n- 
structions.… sur les printipdles fêtes de l'Église bar un directeur 
de séminaire. Paris, Lecoffre, 1850, in-12, t. III, p. 360). Ainsi 
paf l'intuition mystérieuse de sa glotieusé déstinée, la eninte 
Vierge $é tohsacte à Dieu à l’âge de trois añiss les théologiens 
pensent même que la consécration eut lieu dès ie homent de sa 
bienheuréuse conception et que tette cünsécratiort éthit we côr- 
sépuenté naturelle du privilége de la conception immaculée: Oh 
. oit que, d’après lés traditions de l'Église d'Orient, le présene 
tation au temiple se lie au dogriie dé la conception immactilée. 
C’est Maizières qui impoñte de l'Orient dans l'Océideht la fête 
@é la Présentation, et dans le long plaidoyer consacré à dés 
fendré 14 pureté originelle de le sainte Viérge, Mairières n'ütte 


| Le sonët po térétéh. D11 
‘tait ps dit tri Môt dé cetté fêté! Une tellé OMissioh péut £e 
‘éompréndte si lo supposé tué l’autéüt n’était pas initié tu 
traditions orientales nouvellement introduites dans l’Église 
Jutines muis fmpütée À Maiziètes, l'étlssion mé parait itiex- 
plicable. 

Je placë iti deux consldérätictis qui hé Pr pas säïis dna- 
Jogie atec l’objéction due jé viëñs de présentet : Cotnménit le 
. télateur ardent du culte de la sainte Viètge aurait-il mis eh 
question lé mérilé dé là virginité? (Liv. Îl, chap. 259.) Est-11 
probable que Maizières se serait attaché à flétrir les mioihés 
‘ediähts (thèthe livré, chap. 263), lorsque lés frèrés iinéurs 
‘d’Avigrioh avaient léé préfhiers, en 1972, célébré la fête, bbjét 
‘de ses vœui lés plis chers? Il me Sémble que éè qui ëst écrit 
dàné lé Songe du Vetgier coïcourt avec te qui ÿ est omis pâtr 
üiré conjecturét que Maizières n’ä pds composé cet otivragé. 


Le roi Châtles Y honôrait Maizièfes d’une estiié toute par 
ticulière. Il avait acheté pour lui des maisons et des jâtdins et 
‘entre autres uit domaitié appelé lé Béau-T'reillis qui 4 dôhné 
ot fiomi à l’une des rüés dé Paris. Îl avait pralifié Maizières 
dé pensions considérables. Maizières est tioitirhé datié lé testa- 
ent du roi èommie l’un des membres du éonseil dé régéhce, 
(Mém., p. 289, 983). Tout céla est inéonitéstable, Muis toni- 
ment efi fairé ressortir qué Maizières soft l’auteur du Soigé du 
Vergiet ? 

On sait qué Charlés Ÿ avait à cœur dé retenir à Avigüon 16 
pape Grégéire XI qui voulait transférer le saînit-slége à Rome? 
le toi députa vers lui lé dué d’Anjot, son frère, M. P. Paris 
conjecture, à l'aide dé quelques faits ingéiieuserent rassem- 
blés, que éë prince était accompagné de Malziërés. « Charles V 
à n’avait-il pas dû choisir, pour lé voyage d’Avigrion, celui de 
« ses conseillers auquel il avait déjà conféré le soir de soutéhit 
« par écrit la mêtne thèse? Si le livré était achévé, quelle meilz 
« leute gatahtie pout uné pareille missioti Que celle de l’hoïhme 
« d'État, dû canonisté qui véhiait de plaider si bien la cause 
« qu'il s'agissait de fairé ttiompher? Ainsi lé voyage d’Avignoti 
« suMrait déjà pour nôùs indiquer Philippe de Maiziètes éorirné 
pr probable du Somniun viridarii. » (Mém., p. 390, 

1, 92.) 
Aümitez avec quel ut sont présentées cès hypothèses; mais, 


812 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


le voyage d'Avignon füt-il prouvé, cet indice serait un bien 
faible appui pour la thèse de M. Paris, si même il n’y était pas 
contraire. 

M. Paris va tout à l'heure aborder des considérations d’un 
ordre secondaire. 

« Les dernières inductlons, » dit M. Paris, « que je vais 
« soumettre à l’Académie, n’auraient aucune force sans le cor- 
« tége des preuves que j'ai précédemment développées. Mais 
« ici elles donnent presque à notre thèse le caractère de l’évi- 
« dence morale. » 

M. Paris répand encore sur ces nouvelles inductions la ri- 
chesse de son imagination, avec l’apparence de la raison sim- 
plement ornée de l'élégance du langage. C’est contre de telles 
séductions que j'ai besoin de prémunir mon lecteur. Il serait 
difficile d'analyser cette dernière partie de la dissertation de 
M. Paris. Je rapporterai, à peu de chose près, le texte tout en- 
tier, en divisant article par article les arguments dont elle se 
compose. 

Premier argument. « Le plus ancien mannscrit conservé de 
« l'ouvrage (man. du roi, n° 7068) contient le texte français 
« et remonte.à l’année 1452. Le volume porte sur ses tranches 
« l’écu de France au lambel à trois pendants ; c’élait déjà l’écu 
« des ducs d'Orléans issus de Charles V, Par la souscription, 
« on voit que le copiste travaillait dans l’hôtel de Jean d’Or- 
« Jéans, comte d'Angoulême et fils de Louis d'Orléans, tué dans 
« la rue Barbette. Ces circonstances ne sont pas indifférentes, 
« car le duc Louis, si l'on s’en rapporte au fougueux défenseur 
« du duc de Bourgogne, Jean Petit, ne passait pas un seul jour 
« sansallerau Beau-TreillisconverseravecPhilippedeMaizières. 
_« Si donc le fils de ce prince fit plus tard transcrire le Songe 
a du Vergier, on doit supposer que ce fut d’après une leçon 
« plus ancienne déposée dans la librairie du duc d'Orléans par 
« Philippe de Maizières lui-même. » (Mém., p. 395.) 

Le duc d'Angoulême faisant exécuter une copie du Songe du 
Vergier, il était naturel que l’enlumineur ÿ peignit les armes 
de ce’prince qui étaient « d'azur à trois fleurs de lys d’or au 

« lambel d’argent de trois pièces chacune chargée d’un crois- 
_ «sant d’azur » (Frères de Sainte-Marthe, Maison de France, 
édition de 1698, t. I, p. 623). Mais dire que cette copie a dû 
être faite sur un manuscrit remis par Maizières lui-même, c’est 


LE SONGE DU VERGIER. 513 


une supposition purement gratuite contre laquelle je n’ai pas 
d’objection à présenter. 

. Deuxième argument. Le manuscrit précité contient une mi- 
nisture. « Quoi qu’il en soit, » dit M. Paris (de la supposition 
qu’une première leçon a été déposée par Philippe de Maizières 
dans la librairie du duc d'Orléans), «c'était l’usage des peintres 
« du XIV° siècle de placer, dans ce qu’on pourrait appeler le 
« champ de leurs miniatures, l'indication plus ou moins re- 
« connaissable des armoiries de l’auteur ou du propriétaire du 
« livre, » M. Paris cite des exemples de cet usage, puis il con- 
tinue ainsi : « Le sujet est l'apparition des deux reines, la 
« puissance temporelle et la puissance ecclésiastique devant 
« l’auteur. Cet auteur n’est pas un clerc ou.bien un docteur 
« comme Nicolas Oresme ou Raoul de Presles; c’est un homme 
« d’armes, la main appuyée sur la garde de son épée : seule- 
« ment un manteau de cendal est jeté sur une partie de son 
« armure, et sa tête est couverte d’un feutre surmonté 
« d'une plume, comme pour indiquer sa double qualité de 
« chevalier et de conseiller du roi. Il est assis contre un arbre 
« Sur un tapis de verdure, et ce tapis est traversé par une large 
« bande fauve comme la fasce des armoiries et qu’il est impos- 
« sible de prendre pour un chemin ou pour un accident na- 
« turel du préau. » (M. Paris a dit plus haut que Maïzières 
portait l’écu de sinople chargé d’une fasce.) « Cette singulière 
« coupure d’un gazon vert est reproduite dans l’initiale tracée 
« au-dessous de la miniature; celle-ci ne représente plus l’au- 
« teur ni les deux puissances, maïs les deux antagonistes, le 
« clerc et le chevalier, disputant encore sur un tapis de ver- 
« dure traversé par la même bande dont il sera difficile de 
« comprendre le motif, si l’on refuse d’y voir l'indication 
« des armes de l’auteur, Philippe de Maizières. » (Mém., p. 396 
et 397.) Je n’attache aucune importance au costume militaire 
dont l’auteur est revêtu dans la miniature. Quand on créa les 
chevaliers ès lois, on leur conserva les prérogatives et les at- 
tributs des véritables chevaliers (Encyc. méth. de Panckoucke. 
Jurisprud., t. VI,au mot Parlement). On lit dans Alain Char- 
tier, année 1451 : « Et après, venoit monseigneur le chancelier 
« à cheval, qui estoit armé d’un corselet d’acier. » (Girard et 
Jolly, Offices de France, t. I, additions, p. CCXLVIIL.) Au sur- 
plus, dans les différentes éditions imprimées du Songe du Ver- 

XXI. 33 


#1£ LE DROIT PUBHIC ET LÉ DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


gier, la planche représente l’auteur en habit civil, et le dessin 
a dû être copié sur un exemplaire manuscrit. Ainsi, que cons 
clure de là, sinon que chaque artiste a cru pouvoir costumer 
l’auteur à sa fantaisie? Quant à la bande dans laquelle M. Paris 
croit reconnaître les armes de Maïzières, je pense que sans 
une idée préconçue, M. Paris aurait pu y voir toute autre chose. 

TYoisième argument. « Le gazon, dans la mitinturé, est ter: 
a iñé par la perpective d’un verger : les fleurs grimpent et 
« s’ehtrelacent sur une treille élégante et dorée. Est-ce encore 
a uni effet du hasard, et cet accident n’a-t-Îl aücune relation 
« avec le célèbre Beau-Treillis habité par Philippe de Mai- 
« zières? Eh bien! convenons en effet que ce manuscrit {le 
« inanuscrit n° 7068) n’est pas original et qu’il ne peut avoir 
à d'autorité que comte copie d’un Manuscrit exécuté sous les 
« yeux de l’auteur : mais nous ne pouvions nous empêcher dé 
« trouver une explication naturelle de ses miniatures dans les 
4 jardins et dans l’écu du véritable auteur de l’outrage. (Mém.. 
p: 397.) : 

Le planche qui ést en tête des éditions imprimées représente 
le roi assis sur son trône, ayant à ses côtés lés deux reines, 14 
ptissäncé spirituelle et la puissance temporelle, et en face du 
roi, l’auteur endormi et révant ; quand l’auteur se réveille, d'est 
pour haranguer le roi et faire parler les deux reines. Selon 
M, Paris, le lieu dé la scène serait le jardin du Beau-Treillis, 
c’est-à-dire que Maizières aurait fait comparaître chez lui et 
devant lui « ja majesté royale » pour entendre le récit du Songe. 
Ge procédé paraît peu conforme aux usages de la cour. On . 
pôutrait affirmef presque à coup sût que la scène se passe dans 
un des jardins du toi. Est-ce au Louvre, à l'hôtel Saint-Pol, à 
Vincennes, à Beauté, châteaux que le roi Charles V habitait 
tour à tour? Ne serait-ce pas plutôt au Palais-Royal, résidence 
habituelle des rois et qui plus tard a pris le nom de palais de 
justice? C'était IA que siégeait le parlement; il y avait dans 
l’ènceinte de ce palais un jardin, préau ou verger qu’on appe- 
lait viridurium et ce nom paraît être resté longtemps vulgaire; 
on s’y assemblait quelquefois pour délibérer *. Les matières 
traitées dans le Songe du Vergier, le titré même du livre sont 


1 « Le roi quitta aux officiers du parlement sa maison et ce palais royal 
. «tel que nous le voyons encore, bâti et édifié (restauré) sous Philippe le 
« Bel…...; et où de présent est la conciergerie, là était son jardin qu'on ap- 


LÉ SONCE DU VERGIER. 515 


deux circonstances favorables à ma supposition. Mais avant tout, 
demeurons convaincus que ce n’est pas dans le jardin dé l’un 
de ses officiers que le roi a tenu l’audience solennelle Imaginée 
par l’auteur du Songe. 

Quatrième argument. « Cé titre de Songe du Vergier est 
« étrange et bizarre, st tout autre que Maizières l’a trouvé; 
« mais il dut venir naturellement à la pensée de celui qui faisait 
« d’un jardin sa demeure habiluélle et qui se plaisait à dater 
« ses autres ouvrages de son jardin ou du Jardin des Célestins » 
(Mém., p. 397.) Ce titre paraîtra plus naturel encore, si l’on 
admet mon hypothèse, que l’auteur du Somnium F'iridarit ét. 
du Songe du Vergier s’est endormi et a rêvé dans le /’ividarium 
du palais, sous les ârbres qui abritaient quelquefois de leur om- 
brage le parlement ou le conseil du roi assemblé. Au surplus 
ilÿ à des titres analogues à celui du Songe du Vergier, qu'on 
trotiverà tout au moins aussi étranges, tels que le Pergier cé- 
leste, le Fergier d'honneur, ouvrages postérieurs de plus d’uñ 
siècle à l’époque de Charles V. De ces Z’ergiers passons dan 
des jardins qui ne sont pas appelés de noms moihs pittoresques : 
Nous avons le Jardin d'honneur, le Jardin de vertueuse conso- 
lacion et le Jardin de dévotion auquel l'âme devote quiert son 
amoureux Jhesus-Christ 1. S'il y a une conséquente à faire res- 


« pelait Viridarium ou le préau, auquel lieu on s'assemblait quelquefois 
« pour conseil. » (Girard et Jolly, Offices de France, in-f°, t. I, p. 2.) 
‘ 4 Si cette pelite nomenclature ne suffisait pas pour prouver avéc quelle 
prétentieuse recherche beancottp d'auteurs anciens ont intitulé leurs livres, 
Je mentionnerais le Rosier historial de France (1522), les Allumettes d'amour 
du jardin délicieux du saint rosaire (1617), le Char sacré de l'aurore de 
grdce (1628), le Coffret spirituel rempli d'épistres melliflues (1619) et, pour 
terminer par un titre qui rappelle celui de notre ouvrage, les Roses de 
l'amour céleste, fleuries au VERGER des méditations de saint Augustin 
(1619). On trouverait, en cherchant, des centaines de titres du même genre. 

IL est de plus à remarquer que le Roman de la Rose a été imprimé denx 
fois avec la synonymie de Songe du Vergier : Sensuyt le Rommant de la 
Rose : aultrement dit le Songe du Vergier. On les veht à Paris, en la rue 
neufve Nostre Dame, à lensoigne de l’Escu de France (à la fin), imprime 
a Paris pour Alain Lotrian, demeurant en la rue neufve Nostrs Dame; in4 
goth. à2col 
. Autre édition sous le même titre (et à la fn} imprime à Paris par Jehan 
Thannot, imprimeur et libraire iuré..., demourant a lymaige Sainct Jehan 
baptiste, en la rue neufve Nostre Dame, pres Saincte Genevieufve des Ar- 
dens ; pet. in-4° goth. à 2 col. 

« On a souvent confondu le Songe du Vergier avec le Roman de la Rose, 


16 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE. 


sortir du titre de notre ouvrage, c’est une nouvelle conjecture 
en faveur de l’opinion énoncée plus haut, que le Songe du Ver- 
gier appartient à un membre du parlement. 


. M. Paulin Paris récapitule à la fin de son second mémoire 
les opinions et les actes qu’il a fait habilement ressortir du 
Songe du Vergier pour les appliquer à l'écrivain qui, selon lui, 
a composé cet ouvrage, et il conclut en disant : « Toutes ces 
« conditions se retrouvent dans Philippe de Maizières, et voilà 
« pourquoi nous ne craignons pas de nous être trop aventuré 
«et d’être démenti par la découverte de nouveaux témoi- 
« gnages, en soutenant que le Somnium Viridarii et le Songe 
« du Vergier sont de Philippe de Maizières et ne peuvent être 
« que de lui. » (Mém., p. 398.) 

Parmi les titres de Philippe de Maizières à cette attribution, 
M. Paris rappelle que l’auteur du Songe du Vergier « devait 
« avoir gardé l’ardeur des croisades dans un temps où personne 
« ne jugeait plus qu’elles fussent possibles. » (Mém., p. 398.) En 
effet, c’est dans la pensée d’exciter les princes chrétiens à se 
croiser que Maizières avait entrepris ses pérégrinations. J’ap- 
pelle l’attention du lecteur sur le zèle mystique dont Maizières 
était animé pour la sainte conquête qui, huit fois déjà, avait 
entrainé les chrétiens vers l’Orient : « Ayant Ju dans l’histoire 
« que c’était Pierre l’Ermite, son compatriote, qui avait déter- 
« miné Godefroi de Bouillon à faire la guerre aux infidèles, il 
« 8e persuada que Dieu exigeait qu’un habitant du même dio- 
« cèse suscitât de nouveaux ennemis aux musulmans. Enflammé 
« par cette idée, il partit, vers 1343, pour la cour de Hugues de 
« Lusignan, roi de Chypre, et parvint à lui communiquer 
« son ardeur guerrière. » (Biogr. univ. de Michaud, article 
Maizières signé de M. Weiss.) Lancelot (Mém., p. 493 à 504) 
exprime en termes analogues le sentiment passionné qui 


mais c'était la faute de ceux qui ne voulaient pas en faire la différence. » 
(Introduction au Roman de la Rose par Lantin de Damerey, édit. publiée 
par Méon, 1813, in-8°, t. [°", p. 15.) Sur l’exemplaire de la biblioth. des 
avocats, dont j’ai parlé à l’article Oresme, se trouve la note suivante : 
« Guillaume de Lori (sic) commenca le roman de la Rose, et Jean de Mehun 
le finit. » 

- de ne puis m'expliquer cette confusion. Il y aurait peut-être quelque parti 


à tirer dans la discussion qui nous occupe du doubie titre que je viens d’in- 
diquer. 


L 


LE SONGE DU VERGIER. 517 


dominait Maizières et raconte ensuite ses efforts multipliés 
pour accomplir la mission à laquelle il se croyait prédestiné, 

« Nul de ses contemporains, » dit M. Paris, « n’avait visité 
« tant de rivages, non pour mieux connaître le monde, comme 
« Marco Polo, mais soutenu par l’unique espoir de contribuer 
« à la reprise du Saint Sépulcre pour les chrétiens, et du 
« royaume de Syrie pour Pierre de Lusignan. » (Mém., p.374.) 
Aussi quand, cet espoir trompé, Philippe revient dans sa patrie, 
quélles lamentations , quel accablement physique et moral! 
« Ecce de quibusdam antris, maceriis et ruinis, quidam pe- 
« regrinus canicie totus aspersus ac senectute curvatus..……. Hic 
« nempe peregrinus baculo se sustentans, habitu humili et : 
« eremetico incedens, bibliotecam suam sub acella (pour as- 
« cella)tenebat et quoddam sigillum magnum in quo crux aurea 
« et leo rubens erant sculpta post tergum quasi omnino ne- 
« glectum dependebat;, venerat enim de sancta civitate Jerusa- 
« lem et de diversis mundi regionibus..…. » (P. 373.) 

« Philippe, » dit un peu plus loin M. Paris (p. 377), « ne 
« gardant plus l’espoir de ranimer les croisades, voulut au 
« moins doter sa patrie de cette nouvelle solennité » (la fête de 
la Présentation), 

Relisez dans l'Analyse ce que j'ai extrait du chap. 154 du 
premier livre et dites s’il est possible que l’ardent instigateur 
d’une nouvelle croisade ait écrit, à son retour en France, le 
cœur navré de l’insuccès de sa pieuse entreprise que « nul ne 
peut faire guerre aux Sarrazins tant comme ils veulent vivre en 
paix... que le nom de Dieu est grant en Orient et en Occident, 
que toutes gens (païens et chrétiens) sanclifient son nom, « et que 
« le pape de Romme ne doit donner pardons ne indulgences a 
ceulx qui vont oultre mer pour querroyer les mescréans. » | 
: Les présomptions graves que j’ai déduites en premier lieu 
suffisaient, à mon sens, pour conduire à la conclusion que 
Philippe de Maizières n’est pas l’auteur du Songe du Vergier. 
Mais pour tous ceux qui seront convaincus avec moi que le 
Chevalier exprime les opinions de l’auteur, mon dernier argu- 
ment fournit contre Maizières une | preuve qui me paraît ee 
cisive. Lu MARCEL. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


518 HISTOIRE DU DROIT. 


DES OONCILES D'ORLÉANS, 


CONSIDÉRÉS COMME SOURCE DU DROIT COUTUMIER 
ET COMME PRINCIPE DE LA CONSTITUTION DE L'ÉGLISE GAULOISE, 


Par M. J.-Eugène BreBENEr. ne 
DEUXIÈME ARTICLE #. 


Mais, avant de se livrer au rapprochement entre ces derniers 
canons et ceux du concile d'Agde, il faut remarquer que, de 
même qu’une grande incertitude règne sur quelques-unes des 
délibérations attribuées au deuxième poncile d’Arles, de même 
uoe grande incertitude règne sur quelques-unes des délibéra- 
tions attribuées au concile d’ Agde. 

Il est certain que ce concile n’a rendu que quarente-huit 
canons ; dans la suite on lui en a attribué vingt-cinq autres, et 
il serait difficile de savoir quels sont ceux qui lui appartiennent 
en réalité. Il faut croire, et cela est nécessaire, que ces vingt- 
cinq canons sont empruntés à des conciles postérieurs à l’an- 
née 506; et ainsi on ne peut se prévaloir de quelques rapports 
entre les canons de ces assemblées pour enlever, en ce qui 
concerne la destination des biens de l’Église, la priorité qui 
appartient aux délibérations du premier concile d'Orléans. 

Cette proposition se justifie d’ailleurs par l'examen des ca- 
nons des conciles d'Orléans mis en regard des canons cités du 
concile d'Agde. 

Le cinquième est ainsi conçu : Il nous a paru très-juste, en 
ge qui concerne les oblations des fidèles et les domaines que 
nous tenons de la munificence de notre seigneur le roi ou da 
feux que nous ne possédons pas encore, mais qu’il lui plaira, 
à l'inspiration de Dieu, de nous donner dans la suite, affran- 
chis de toutes charges, tant pour eux que pour les clercs leurs 
possesseurs, que tous les fruits qui en proviendront soient em- 
ployés aux réparations des églises, à la nourriture des prêtres 
et des pauvres et à la rédemption des captifs *, 

Le quatorzième dit : Renouvelant les anciens canons, nous 


1 V. le présent tome, p. 63, 
3 On ne reproduit pas ici le texte latin de ces délibérations, elles le seront 
ultérieurement. 


| DES CONGILES D'ORLÉANS. 619 


avons arrêté, en ce qui touche les oblations des fidèles dépo- 
sées sur l’autel, que la moitié appartiendra à l’évêque, l’autre 
moitié au clergé pour être distribuée à chacun de ses mam- 
bres suivant leurs grades. Les fonds immobiliers sont conser- 
vés pour l'usage commun sous l’autorité de l’évêque. 

Le quinzième réglant l’usage des oblations faites dans les 
églises paroissiales, distingue ‘entre elles et celles faites sur 
l’autel dont il est parlé dans le canon précédent ; il dispose 
que les oblations que chaque fidèle fait dans les paroisses en 
terres, vignes, domaines urbains ou en argent, resteront dans 
la puissance da l’évêque, mais que pour celles qui sont dé- 
posées sur l'autel, il] en aura le tiers, 

. Le dix-septième place les églises construites et celles qui le 
seront dans la suite sous l’autorité de l’évêque dans la circon- 
scription duquel elles sont situées, 
Le vingt-troisième dispose que si l’évêque, par une consi- 
dération d’humanité, donne à cultiver des vignes ou des par- 
celles de terre aux cleres ou aux moines pour un temps plus 
ou moins long, quand même il aurait laissé passer un long es- 
pace d'années au delà de la tenue ordinaire de ces hiens, l’É- 
glise n’en doit souffrir aucun dommage, 
En d’autres termes, l’Église se réserve ses biens affranchia 
de la prescription résultant d’une longue possession, ainsi qua 
nous l’apprend Sirmond, qui résume ce canon par ces mols : : 
Ut in terris prescriptio locum non habeat. 
Et en effet, le cinquante-neuvième canon s'exprime ainsi : 
Que le prescription séculière ne mette aucun obstacle à la 
jouissance de l’Église et ne puisse lui être opposée, 
Jl suffit de lire cea derniers textes pour que la différence qui 
existe entre eux et çeux appartenant aux çonciles précédents, 
et, particulièrement, au concila d'Agde, se manifesie aveg 
évidence, 
__ On voit que les délibérations des conciles d'Afrique et d'Agde 

s'appliquent à la possession de bians d’une toute autre origine 
que celle des biens dont s’occupe le eoncile d'Orléans ; et si 
* les anciens canons sont invoqués pour autoriser ceux da ça 
concile, onu doit reconnaitre que c’est bien plus dans les parties 
se rapportant à l’état de choses ancien que dans les partie 
réglant un état de choses nouveau que cet appel est fait à l’au- 
torité des conciles antérieurs. 


520 HISTOIRE DU DROIT. 


Et en effet, le cinquième et le quatorzième canon font une 
grande différence entre les offrandes déjà reçues des fidèles et 
celles faites par le roi ou qu’il fera, et les oblations qui seront 
faites dans la suite par les fidèles. 

Dans le premier de ces canons on confond les unes et les 
autres, et l’on n’invoque pas les canons des conciles précédents ; 
on ne les invoque que dans le quatorzième et pour les obla- 
tions à venir autres que celles du roi. 

Cette réflexion bien comprise, tout s’explique avec une 
grande clarté. 

Les conciles d’Afrique et d’Agde ou tous autres ayant réglé 
l'usage, la possession et même la propriété des biens de l'É- 
glise, ne pouvaient $’appliquer qu'aux biens provenant de la 
piété et de la générosité des fidèles. 

Ces biens n’appartenaient à l’Église qu’en vertu des obla- 
tions tolérées par les empereurs ou qu'ils n’avaient pu empé- 
cher; ils n’avaient d’autre origine que le don spontané des 
chrétiens ; jusqu’à Constantin, la fortune de l’Église ne consis- 

‘tait qu’en sommes d’argent, en vases consacrés au culte, et si 

elle avait quelques fonds de terre, ils devaient être peu étendus 
et d’une mince valeur, et possédés, par elle, à un titre précaire et 
dépendant de la volonté du prince; dans bien des occasions, 
en'effet, on voit les biens immobiliers ecclésiastiques confis- 
qués et détruits par l’ordre des empereurs ou des RouNermeurs 
des provinces. 

À partir de l’année 324, époque à laquelle la liberté a été 
donnée au christianisme, enrichi par la générosité de l’empe- 
reur et par les offrandes désormais permises, les choses chan- 
gent, il est vrai, mais il est probable qu’au milieu des troubles 
qui agitèrent la succession de ce prince, et que sous le règne 
de Julien, l’Église, même en Orient et en Afrique, ne conserva 
pas et, en tous cas, et bien certainement ne put augmenter ses 
richesses. | 

Il en fut ainsi en Occident et plus particulièrement en Gaule: 
et ce ne fut pas pour l’Église de cetie contrée que le bienfait 
du règne de Théodose le Grand porta ses fruits. | 

Entre ce règne et l’administration de Gratien et de Valenti- 
nien Il, il existe une telle distance qu’il est impossible de les 
rapprocher ; l’administration de Gratien, le plus inhabile 
des empereurs, fut signalée pendant sa courte durée de huit 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 524 


années, par des troubles qui ne permirent pas à l’Église d’Oc- 
cident de se relevér des maux que le règne de Julien lui avait 
causés; celle à peu près aussi courte de Valentinien II, signalée 
par des troubles semblables, dut avoir les mêmes résultats; le 
premier baissa ces contrées sous la tyrannie de Hazime; le 
second sous la tyrannie d’Arbogast. 

Du règne d’Honorius datent les malheurs qui sont venus 
fondre sur l’Italie et sur la Gaule ; cinq années ne s’étaient pas 
écoulées qu’elles étaient menacées de l’invasion des barbares, 
réalisée de l’année 400 à l’année 407. 

Depuis le commencement du règne d’Honorius jusqu’à 
l’année 453, date de la chute de l’empire, les événements dont 
la Gaule fut le théâtre sont d’une telle nature qu’ils sont abso- 
lument inconciliables avec la conservation de la fortune immo- 
bilière; à partir de cette dernière époque jusqu’au baptême de 
Clovis et jusqu’à la guerre qu’il fit aux Wisigoths ariens, la 
situation de la Gaule ne devint pas meilleure. 

Tout se réunissait donc, alors, pour qu’on repousse aujour- 
d’hui jusqu’à l’idée d’un parallèle entre les délibérations des ca- 
nons sortis des conciles d'Afrique, ou des conciles d'Orient, et 
de celui d'Agde, et celles sorties des cinquième, quatorzième, 
quinzième, dix-septième et viogt- -troisième canons du premier 
concile d'Orléans, en ce qui concerne la næœure des biens 
de l’Église et leur administration. 

Et d’ailléürs qui ne comprend que, de même que la possession 
de la Gaule méridionale per les Goths et les Burgundes avait 
dû apporter une grande modification aux rapports de l’Église 
et de la propriété, de même la conquête des Francs, à quelque 
condition qu’elle ait eu lieu, a dû apporter la même NE 
tion pour la Gaule occidentale. 

À partir de ce moment les institutions ont subi une — 
altération ; le territoire était à un autre peuple; les Gallo-Ro- 
mains cessaient d’être propriétaires du sol, il était passé, pour 
la plus grande partie, en d’autres mains. 

Montesquieu et M. Henri Martin ne vont donc pas assez loin, 
lorsque l’un, qui admet une conquête absolue, sans accord 
et sans transaction entre l’épiscopat et les Francs, combat ce- 
pendant l’usurpation des terres par le vainqueur; et lorsque 
Vautre la circonscrit au domaine impérial et hésite à la recon- 
naître complète. Le cinquième canon du premier concile d’Or- 


522 HISTOIRE DU DROIT, 


Jéens autorise l’affirmative de cette dernière proposition; il 
prouve certainement que l'Église ne possédait plus que le pro- 
duit des oblations des fidèles, ce qui s’explique par la nature 
des événements accomplis depuis le règne de Constantin. : . 

Il n’y est pas question, en effet, des biens immobiliers pos- 
sédés par l’Église au moment de la réunion de ce concile; il] 
n’y est question que des oblations des fidèles et des domaines, 
qu’elle tient déjà et qu’elle tiendra de la générosité du roi qui 
peut attacher et attache à ce bienfait telle condition que bon 
lui semble, et qui, s’il affranchit les biens et leurs possesseurs 
de toutes charges, agit dans l’exercice de sa souveraineté et de 
ga munificence, témoignant ainsi du changement qui va s’o- 
pérer dans la nature des biens possédés par le clergé catho- 
lique; tandis que dans les quatorzième, quinzième, dix-sep- 
tième et vingt-troisième canons du premier concile d'Orléans, 
il s’agit de biens immeubles qui devront, aux termes du qua- 
torzième, être conservés pour l’usgge commun, par l’évêque, et 
rester sous gon autorité; ces canons se réfèrent d’ailleurs au 
cinquième, et tous attestent une concession de terres pour le 
temps présent, et la possibilité d’en augmenter l'étendue pour 
l'avenir, mais dans une proportion tellement restreinte que 
l’évêque devait, dans l'intérêt commun des habitants de sa 
circonscription, en être J’administrateur et le gardien, , 

Gette siluation se révèle, par ces textes, tellement distincte 
de la situation antérieure, qu’il suffirait à la démontrer, quand 
même d’autres délibérations de ce concile ne viendraient pas 
justifier l’interprétation qui vient de lui être donnée et qui 
çancourt, avec les autres, à faire de ce concile un véritable 
traité, intervenant entre les deux puissances se partageant la 
Gaule. 

Ils se la partageaient, en effet, à des conditions plus ou moins 
avantageuses pour le nouveau pouvoir politique qui n’en pre- 
nait possession que parce que le pouvoir spirituel et temporêl 
tout à la fois, avait consenti qu’il en fût ainsi; ce dernier pour 
sauver le christianisme des erreurs de l’arianisme, et l'empire 
romain qu'il espérait encore restaurer, et pour assurer aux 
peuples l’unité de la loi sous l’unité de la foi; les Francs, pour 
s'installer, à l’ombre de l’autorité du clergé catholique, dans 
uns contrée plus vaste et plus féconde, sous un ciel plus clé- 
ment que ceux de leur origine, et s’approprier des richesses 


DES CONCILES D'ORLÉANS. b23 


immenses et une puissance encore inconnue à aucun peuple 
barbare. 

Lo traité recevait sa consommation après l’accomplissement 
de ses conditions ; les Francs avaient adopté la foi orthodoxe; 
ils avaient refoulé les ariens jusqu'aux extrémités de la Gaule 
méridionale; affranchi de leur hérésie la partie la plus consi- 
dérahble de ce vaste territoire; ils menaçaient les Burgundes, 
äls avaient déjà contraint leur roi à se séparer de l’arianisme, 
et se promettaient bien de les asservir quand le moment en 
serait venu, | 

On ne peut donc s’étonner de voir réunis dans une ville dés-, 
ormais centrale de ville frontière qu’elle avait été jusque-là, 
depuis l’ocoupation des Goths et des Burgundes, les prélats 
appartenant à toutes les parties de la Gaule, du nord et du 
midi, de l’est et de l’ouest; le contrat devait comprendre tout 
le territoire de l’ancienne province romaine, et tous ses repré- 
sentants devaient se trouver au même lieu pour donner à 
ce contrat son instrument définitif et sa dernière expres- 
sion. 

Cette démonstration arrivée à son ierme, il reste une der- 
nière observation à produire. 

Les résultats historiques des délibérations des conciles d’Or- 
léans s6 divisent en deux parties principales, n'ayant aucun 
rapport entra elles ; l’une tient à l’ordre légal auquel une grande 
partis de la Gaule allait obéir; l’autre tient à la constitution de 
l'Église gauloise. | 

Le premier de ces deux sujets était le seul que nous ayons 
eu l'intention de traiter en entreprenant ces études, et si nous 
avons abordé le second, ce n’a été que parce qu’il s’est rencon- 
tré sur notre passage, sans autre préoccupation. 

Nous n’avons voulu que constater un fait historique et-resti- 
tuer aux conciles d'Orléans toute l’importance qui leur appar- 
tient. 

D'ailleurs il est sans intérêt de prévoir quelle conséquence 
peut avoir au XIX° siècle l'interprétation donnée à un acte 
quelque solennel qu’il soit, remontant au VI*; pour l’homme 
d'étude, pour celui qui veut faire connaître comme pour 
celui qui veut apprendre, il ne peut s'agir de çe qui résultera 
de ce document à l’époque où il apparaît. 

Il faut accepter les faits tels quo les monuments historiques 


524 HISTOIRE DU DROIT. 


nous les présentent, sans s'informer de l'usage ou de l'abus 
qu'on en pourra faire. 

Dans notre pensée les conciles d'Orléans ont exercé une 
grande influence sur la constitution de l’Église gauloise ; ils 
ont été le principe et la première manifestation de la substi- 
tution du droit coutumier au droit écrit: ils fixent ainsi l’ori- 
gine et la source de la situation religieuse et légale du pays; 
il semble que rien ne doit empêcher de le dire, que rien ne 
s'oppose à ce qu’on restitue à ces assemblées leur véritable 
caractère et à ce qu'on mette un terme à l'erreur qui les relé- 
. guait au nombre des actes de la réglementation la plus vulgaire 
" de la cléricature et des monastères. 

Ce sont ces considérations qui non-seulement, nous per- 
mettent de publier ces études sous les deux aspects principaux 
que ces conciles offrent à l'esprit d'examen, mais encore qui 
nous ÿ obligent : présenter l’un sans l’autre nous aurait paru 
une sorte d’infidélité qu’un écrivain n’a pas le droit de come 
mettre. 

Il convient de ne pas insister sur ces explications : les pro 
longer révélerait, de la part de l’auteur, une inquiétude sur le 
‘jugement dont ses intentions pourraient être l’objet ; il n’en a 
pas eu d’autre que celle d’être utile dans la mesure de ses forces 
et de sa persévérance ; puisse-t-il avoir surtout contribué à 
faire connaître la source d’un système légal auquel pendant 
des siècles la partie la plus populeuse, la plus industrieuse et 
la plus active de la France a été soumise, qui a résisté à la 
civilisation la plus avancée, et qui n’a succombé, après avoir 
bravé les efforts réunis du clergé le plus éclairé, des juriscon- 
sultes les plus célèbres et des rois les plus puissants, que 
sous les coups d’une révolution tout à la fois politique et s0- 
ciale ! 


CONCILE DE 511. 


CBAPrITRE 1°". — 6°, 
État de la Gaule à l’avénement de Clovis. 
Au moment où Clovis 8uccède à Childéric, son père, comme 


chef des Francs, les deux Narbonnaises appartiennent aux 
Wisigoths, qui venaient d'obtenir de Julius Népos les Arvernes 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 595 


que défendait héroïquement Ecdicius, et l'empire de ce peuple, 
dans la province gauloise, comprend toute sa partie méridio- 
pale jusqu’à la Loire ; il étend son pouvoir sur les Burgundes, 
dont le territoire s’appuyant sur la première Germanie enve- 
loppe les campagnes d’entre le Rhin et les Vosges, depuis 
Mayence jusqu’au Jura et l’ancienne Séquanie. 

De ce côté et à la druite de ce peuple, Childéric possédait 
tonte la Belgique jusqu’à Tournay. 

. Un autre chef franc, Ragnacaire ou Raghenaher, possédait 
Cambray ; ; son frère, Ricomer, s’était emparé du. Mans; ainsi 
les Francs s’avançaient jusqu’à la Somme et une de leurs tribus 
avait pénétré dans la partie occidentale de la Gaule. 

L’Armorique, envahie par les Bretons dès l’année 461, était 
devenue une république indépendante ; l'empire avait disparu 
de la province ; il n’en restait plus qu’une trace bien faible 
dans la personne de Syagrius, fils de cet Égidius qui, dit-on, 
avait été élu roi des Francs après la fuite de Childéric, chassé 
par ses compagnons d'invasion. 

Syagrius possédait encore, comme officier de l’empire, dont 
il était le seul représentant dans la Gaule, le territoire de la 
ville de Soissons. 

On comprend le sort du reste de la province ; on voit toutes 
les contrées restées libres fractionnées en gouvernements lo- 
caux, ou, pour être plus exact, en anarchies locales, suivant 
l'expression d’un historien contemporain !. 

Cet état de choses dut être très-favorable au christianisme ; 
les esprits tourmentés par les menaces d’une invasion prochaine 
et par l’absence de toute direction durent adopter avec empres- 
sement le seul pouvoir qui, à l'avantage d’une loi religieuse, 
réunissait celui d’une administration civile ayant déjà succédé 
à l'administration romaine avant qu'elle fût complétement em- 
portée par le torrent qui devait renverser l'empire. 

Ils le durent d’autant plus que l’administration romaine ap- 
paraissait à tous les peuples, malgré ses vices et ses tyrannies, 
avec toute sa grandeur ; que tous y tenaient, les uns pour l’op- 
poser à la barbarie, les autres, quelque barbares qu’ils fassent, 
pour l’imiter. 

Et comme le clergé chrétien était et devait rester, longtemps 


8260 HISTOIRE DU DROIT. 


encore, le seul dépositaire éclairé des traditions romaines, il 
était naturel, et même nécessaire, que les peuples se soumis- 
sent à l’épiscopat qui, par se8 lumières et son courage, devait 
être, pour eux, la seule protection sur laquelle ils pussent comp- 
ter et le seul guide qu’ils pussent suivre. 

C’est cette situation qui explique comment Clovis, malgré 
a bravoure et l’état de désorganisation de ce qui restait encore 
de romain dans la Gaule, n’y put faire de progrès sensibles 
qu’à partir du moment où il se décida à embrasser le christia- 
nisma (496), et comment les évêques et le clergé prirent une si 
grande autorité dans la première race! ; autorité qu’il faut bien 
se garder d'attribuer uniquement, comme Île fait l’auteur de 
l'Esprit des lois, à la religion et à la puissance que chex des 
peuples pareils donne la superstition, mais que l’épiscopat em 
pruntait, même à cette époque, à la grandeur des institutions 
du peuple romain et au souvenir de sa puissance. 

Ce ne fut en effet qu’en 497 que les Franés parvinrent à 8e 
soumettre l’Armorique, et en 498-99 que leur pouvoir Ponant 
jusqu'aux bords de la Loire, 

Il semble que la ville de Genabum, comme celles du littoral 
du fleuve, ait disputé à ce moment même un reste de soumis 
_ sion à l’empire; on cite ce passage de Procope : « Les autres 
« soldats qui étaient chargés de garder les extrémités de lé 
« Gaule, ne pouvant retourner à Rome et ne voulant pas se 
« donner aux ariens, passèrent aux Armoricains et aux Ger+ 
« Mains, » 

Ainsi, déjà, les communications avec Rome étaient tellement 
impossibles que les soldats romains ne pouvaient tenter de re= 
tourner en Italie *. | 

Orléans était alors et depuis l'invasion des Wisigoths, une 
des extrémités de la province, et l’on a généralement vu, dans 
ce passage, qu'il était question de la garnison de cette ville ou 
de quelques autres dans la même situation topographique, telles 
que Nantes ou Angers. 

S’il s’agit d'Orléans, ce fait ainsi raconté nous représente 
sa popalation comme soumise au christianisme, puisque les 


1 Montesquieu, liv. XVIII, chap. 31. | 

? « Alii vero romani milites qui erant in extrema Gallia stationarii, cum 
nec Ramani redire possent, » etc. (Procopius, De beilo Gothico, ib. I«, ch. 12, 
p. 441, 


DES CONCILES D'ORLÉANS. 597 


soldats romains eux-mêmes ne veulent se rendre ni au roi nou- 
vellement converti *, ce qui eût été trahir l'empire auquel ils 
croyaient encore appartenit, ni au roi arien des Wisigoths; il 
hots représente bien plus encore cette cité cornmé étant une 
de celles où l'élément romain s’est maintenu, même après la 
éhute du dernier empereur d'Occident. s: 

Maïs alors qu’il resterait quelque doute à cet égard, il est 
certain qu’à partir de là soumission de toute la contrée come 
prise entre la Seine et la Loire au pouvoir des Francs, la ville 

d’Otléans , prise ici comme terme représentatif de la Gaule 
celtique, est sorlie d’une période de transition pour PAR dans 
üne ère nouvélle. 

La chronologie de ses évêques, Jusque-là incertaine, s'établit 
par la prise de possession de son siége épiscopal ; Eusébius est 
füstitué évêque d'Orléans par Clovis. 

À cé moment le christianisme atteint le derniér de séB pro- 
grès dans les Gaules septentrionales, et Clovis peut, à ce point 
de vue comme à plusieurs autres, mériter lu qualification qui 
lui a été donnée de notiveau Constantin ?, | 

Son intelligence n'avait pas reçu tout le développement que 
la civilisation avait donné à celle de l'empereur, mais elle avait 
plus d’élévation; comme lui il avait conservé des doutes et 
comme lui il était vindicatif ét cruel ; mais, comme lui, il sue 
vait modérer la violence de son caractère et ne lui donner un 
libre cours que lorsqu'elle pouvait favoriser ses projetss et les 
services qu’il a rendus à l’épiscopat orthodoxe peuvent être 
considérés comme un expédient propre à lui ménager les 
moyens de poursuivre, sans obstacles, le but qu’il voulait ate 
teindre, de même que la liberté donnée par Constantin à l’exers 
cice du culte des chrétiens, peut être considérée comme un 
acte de soumission nécessaire à l'influence toujours croissante, 
alors, du christianisme. 

Gepandant, dès les premières années de la prise de posses- 


‘4 Cette circonstance rend non-seulement invraisemblable, mais mêmes 
détruit 14 supposition que Clovis fût un officier de l'empire ainsi que quelques 
écrivains, particulièrement l’abbé Dubos, l’ont avancé. 

* Bossuet et l’abbé Dubos lui donnent cette qualifications mais Bossuet l'A 
également donnée à Louis XIV, à l’occasion de la révocation de l'édit dé 
Nantes (oraison funèbre de Letellier), 


528 HISTOIRE DU DROIT. 


sion des Francs, la province tendait à reprendre ses anciennes 
délimitations. 

Childéric était mort en 481, et dès l’année 488, Syagrius, le 
dernier Romain dans la Gaule, avait disparu de cette contrée ; 
les Wisigoths donnaient un signe sensible d’affaiblissement et 
de décadence, en livrant à son vainqueur, qui le fit périr, ce 
général romain réfugié sous leur protection ‘, et les Burgundes, 
de leur côté, en consentant, après bien des hésitations, à laisser 
la princesse Clotilde s’unir au chef des Francs. 

Clovis souffrait encore auprès de lui dans le Cambrésis 
Raghenaher qui l’avait aidé à combattre Syagrius, et dans le 
Mans Ricomer, frère de ce dernier; mais il méditait sans 
doute déjà la réunion de ces deux fractions de la nee à ses 
possessions. | 

Avant de réaliser cette pensée, il voulut étendre sa domina- 

tion, et il entreprit fa guerre gothique (507) bellum gothicum, 
ainsi appelée par une réminiscence des usages de Rome, dans 
les actes de ce temps, et particulièrement dans les DRPAUARES 
du premier, concile d'Orléans. 
. S'il ne nous est pas permis de suivre ici le conquérant dans 
cette entreprise, il nous est impossible de nous séparer de son 
retour, afin de déterminer et le caractère que tendait à prendre 
alors la monarchie franque, et les conséquences attendues de 
la victoire qu’il venait de remporter. 

On doit admettre, comme certain..que Clovis eut un instant la 
pensée de continuer l'empire ; que l’empereur Anasthase espéra 
pouvoir se servir utilement de son épée pour restaurer l'autorité 
romaine en Italie et dans la Gaule ; qu’il envoya au roi frank 
un diadème, la tunique de pourpre et la chlamide consulaire, 
et que non-seulement Clovis accepta ces insignes impériaux, 
mais qu’il se donna les honneurs du triomphe dans la ville de 


1 Sismondi s'exprime ainsi à ce sujet : « Grégoire de Tours contre toute 
« vraisemblance attribue cette lâche action à la peur que Clovis inspirait aux 
-&<- Wisigoths; il est plus probable que ceux-ci voulurent se défaire du seul 
« guerrier qui défendit encore contre eux les provinces romaines. » Cepen- 
dant ce guerrier était en fuite, et la suite a bien démontré que les Wisigoths 
avaient intérêt à se réunir au chef romain qui ne pouvait plus rien seul, et 
à mettre aux prises deux ennemis qui auraient pu réciproquement s’affai- 
blir avant de les attaquer; c’est ce que font très-bien remarquer l’abbé Dubos 
et Fleury. 


DES CONCILES D'ORLÉANS. * 5% 


Tours, suivant les rites de l’ancienne Rome et enfin qu'il 
prit les titres d’empereur et d’Auguste!. 

Ces détails acquièrent une bien grande importance lorsqu'on 
les considère comme un moyen employé par le vainqueur pour 
se concilier le suffrage du clergé chrétien et celui de tous les 
habitants des cités qui, certainement, à cette époque, se ratta- 
chaient à l’administration et à la civilisation romaines, si 
même les premiers n'étaient pas tous romains, comme l’en- 
seigne Montesquieu *, et qui tous ne se livraient au chef bar- 
bare que parce qu’ils espéraient l’engager dans cette voie. 

Ces teutatives pouvaient séduire et dominer un chef, surtout 
lorsqu'il était douéd’un esprit supérieur; mais elles devaient être 
impuissantes sur ses compagnons qui persistèrent àse teniréloi- 
gnés des populations subjuguées et se maintinrent dans tous 
les droits qu'ils tenaient de la loi du plus fort. | 

La soumission de la Gaule méridionale, qui d’ailleurs ne fut 
pas entière, ne devait pas changer la situation politique de la 
ville d'Orléans; celle-ci resta longtemps encore la frontière mé- 
ridionale de la Gaule franke; Clovis fut beaucoup plus le maître 
nominal que le maître en réalité de ces contrées dans les- 
quelles sut se consolider Théodoric, roi des Ostrogoths en 
Italie ; celui-ci conserva Arles et tout le pays entre la Durance 
et la mer, tandis que les Burgundes, en reprenant leurs pre- 
mières possessions, rentraient dans Avignon, et que les Wisi- 
goths conservaient la‘ Narbonnaïse, moins Toulouse. 

Si nous passons de l’examen de la situation intérieure de la 
Gaule, à cette époque, à l'examen de ses rapports avec l'Italie, 
depuis l'invasion germanique jusqu’à la célébration du premier 
concile d'Orléans et à celui de son régime légal, nous pourrons 
facileinent atteindre le but que nous nous proposons. 

Eucèxe BIMBENET. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


1 Sismondi pense que ces ornements consulaires ne constituent pas le 
consulat, mais Montesquieu et Henri Martin pensent le contraire avec Gré- 
goire de Tours. 

4 Liv. XXX, chap. 32, sur le Tribut d'une pinte de vin par arpene: 


XX, . : # 


30 ANSTRUCÉION CRIMINELLES, 


RECHERCHES SUR LA MISE EN LIBÈRTÉ SOUS GAUTION. 
Pur M. Geotgts Pot, avobat à Ia Cout fmpétinlé de Paris. 
raté Antièté 1. 

BeMqque : 

En Belgique, nous trouveus le Code français modifié succes- 
sivement par des leis partielles, mais conservaat encore les 
principes généraux qui eat dirigé le législateur de 1808. À 
ce titre, nous devons étudier, avant toute autre, cette législa- 
tion : elle nous indiquera les améliorations tentées par an peu- 
ple qui a la même langue et le môme caractère que nous, et 
qui depuis plus de trente ans marche, en évitant les secousses 
qui nous ont parfois arrêtés, dans da voie du plus sage progrès, 

Ce fut en 1851 que fut présenté aux chambres belges un 
projet de réforme du Code d'instruction criminelle modifant 
spécialemeat les chapitres des mandats et de la liberté provi- 
soire, Le gouvernement faisait remarquer dans l'exposé des , 
motifs « qu’un pouvoir à peu près diserélionnaire était ac 
cordé au juge d'instruction en ce qui concernait la détention 
préventive. Les mandats de dépôt et d'arrêt qu'il avait toujours 
le droit de décerner étaient irrévocables ; leur effet devait se 
prolonger jusqu’à ka da de l'instruction, à moias que le cham- 
bre du conseil n’accordât la œise en liberté provisoire sous 
£aulion, et encore cete mesure était-elle toujours interdite en 
cas de poursuites à raison d’un fait pouvant entraîner l'appli- 
cation d’une peine aflictive ou infamante. Dans eette situation 
le gouvernement pensait qu’il était possible de mieux concilier 
les garanties de la liberté individuelle avec celles que réclament 
les nécessités de l'instruction judiciaire. » Le projet de loi qui 
consacrait ces espérances fut définitivement adopté par le sénat 
le 10 févrièt 1832 après une diséussion approfondie qui 86 ter- 
infha dans les deux châämbres par un vote unanime, 

La loi belge* conserve les quatre mandats de notre Code, 


1 V. le présent tome, p. 143. 


* Loi sur la détention préventive, promulguée le 18 février 1852, insérée 
le 20 au Moniteur Belge. | 


DE LA MKÆ ÆN LIBERTÉ SOUS CAUTION. sat 
mais elle prescrit leur usage avec plus de précision: après 
l'interrcgaioire de l’inculpé, le mandat de eomperution ou 
d'amener est converti ex mandet de dépôt où mandat d'arrêt 
suivant les cas que nous allons examiner : lorsque l’inculpé est 
domicilié et que le fait donne lieu à un empriscanement cor- 
rectionnel, le juge d'instruction ne peut décerner un mandat 
de dépôt que dans des eirconstances graves el anerptionnelles 
(art. 2) : la liberté de l’inculpé doit être la règle, la détention 
préventive l’exception, Get artiele contient ea outre uns im 
portante innovatioë : en matière correctionuéile le juge ne peut 
plus décerner de mandat d'arrêt : le mandat de dépôt parait 
suffisant; dans ce dernier cas même, le mandat de dépôt dé 
cerné par le juge d’iostruction n’a que des effels provisoires 3 
si cinq jours après avoir été exécuté il n’a point été confirmé 
par dla chambre du conseil, il tombe de plein droit. Ainsi non 
seulement la chbembre du conseil a un droit de contrôle sur leg 
actes du juge d'instruction qui commet une erreur ou exkagère 
la gravité des circonstances, mais son absteation pendant cinq 
jours enlève toute valeur au mandat décerné par luis de telle 
sorte qu’aussitôt ce délai écoulé le juge d’instruction ou le pro- 
cureur du roi devront immédiatement ordonne? la levée de 
lécrou; et si cette mesure n’esi pas prescrite, les magistrats 
supporteront la responsabilité de leur négligence. 

Si le fait est de nature à emporter une peine seulement infa- 
maate, la reclusion ou des travaux forcés à temps , le juge d’in- 
struction peut encore ne décerner qu’un mandat de dépôt. Mais 
ici uous ne rencontrons plus tous Les caractères du mandat de 
dépôt dont on use contre Îles prévenus de simples délits; avee la 
gravité de l’inculpation, l’intérêt de le société à s'assurer de l’in. 
çuipé s’eccroîit, l'arrestation provisoire devient la règle ; aussi le 
mandat n'a-t-il plus besoin, en pareil cas, d’être confirmé dans 
les cinq jours; le juge d'instruction seul lui imprime toute sa 
valeur. Il peut d’ailleurs, après s'être mis d'accord avec le 
procureur du roi, laisser l’inculpé en liberté. Cette innovation 
en matière criminelle n’est pas aussi hardie qu’elle peut sem- 
bler au premier abord, puisque la loi ne donne au magistret 
qu'une faculté dont il ne doit user que fort rarement et avec 
l’assentiment du ministère public {ert. 3). 

Enfin, si le fait emporte une peine afflictive etinfamante autre 
que celles que nous venons de voir, le juge d'instruction n'a 


532 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


plus à hésiter; il est lié par le texte de la loi; après avoir 
entendu le ministère public, il doit décerner un mandat 
d’arrêt qui a, comme en France, un caractère irrévocable - 
(art. 4). 

Pour l’étude de la liberté provisoire, nous ne devons donc 
nous occuper que du mandat de dépôt. La loi de 1852, précé- 
dant en Belgique notre loi de 1855, a tranché la question, long- 
temps débattue, de savoir si le juge pouvait pendant l’instruc- 
tion lever ce mandat. Ces deux lois lui ont donné son véritable 
caractère en en faisant une mesure provisoire : l’inutilité peut 
en être démontrée pendant l’instruction. Dès lors pourquoi le 
maintenir, si la partie poursuivante est d’accord avec le juge 
d'instruction? (Rapport au sénat belge.) Mais cet élargissement 
n’a lieu qu’à la charge pour l’inculpé de se représenter à tous 
les actes de la procédure aussitôt qu’il en sera requis et sans 
préjudice d’un nouveau mandat à décerner, s’il y a lieu 
… (art. 5). 

Si le juge d'instruction et le procureur du roi persistent à main- 
tenir le mandat de dépôt, l’inculpé peut s’adresser à la chambre 
du conseil. Nous allons voir comment la loi règle l’exercice de 
ce recours. La requête doit être communiquée au juge d’in- 
struction qui a décerné le mandat de dépôt. Dans le cas prévu 
par l’article 2, c’est-à-dire quand le mandat doit être confirmé 
dans les cinq jours de sa délivrance par la chambre du conseil, 
le juge d'instruction ne doit faire un rapport sur la requête que 
dix jours après la décision sur le maintien du mandat de dépôt. 
Dans le cas prévu par l’art. 3 (reclusion, travaux forcés à temps), 
le rapport doit être fait dix jours après l’exécution du mandat. Il 
était indispensable d’accorder un délai au juge; s’il avait dû 
faire son rapport immédiatement après la remise de la requête, 
c’eût été l’obliger à exposer les détails d’une procédure incom- 
plète. Après un intervalle de dix jours, les renseignements au- 

ront dans la plupart des cas été recueillis, et la chambre du 
_ conseil pourra statuer en pleine connaissance de cause. On ne 
pouvait pas permettre qu’un individu vint, par une nouvelle 
requête adressée immédiatement après le rejet de la première, 
entraver la marche de la procédure. Une nouvelle demande 
n’est recevable que dix jours après la décision de rejet; dans 
cet intervalle, des circonstances peuvent se présenter qui jus=- 
tifient la seconde requête. La chambre du conseil a en outre le 


DE LA MISE EN LIBERTÉ. SOUS CAUTION, 533 


_ droit dans tous les cas, en statuant sur l’inculpation, d'accorder 
d’office la liberté provisoire. C’est la conséquence des prin- 
cipes qui précèdent. (Rapport au sénat.) 

L’élargissement provisoire peut toujours être subordonné à 
l'obligation de fournir caution (art. 9). Ainsi la loi belge, à côté 
de la mainlevée pure et simple du mandat de dépôt, permet à 
la justice d'exiger une garantie accessoire qui puisse assurer la 
représentation de l’inculpé. Le montant de cette garantie reste 
indéterminé ; tout est laissé à l'arbitrage du juge. Il est de l’es- 
sence du cautionnement de varier suivant la position de l’in- 
culpé, la nature du délit, le dommage qui en est résulté, la 
peine à encourir ; c’est sa mobilité qui fait son égalité et son 
efficacité. (Rapp. de la commission.) 

La mise en liberté peut être demandée en tout état de cause ; 
mais la juridiction varie suivant les progrès de l'instruction. 
_ En effet, en pareille matière, l’autorité qui a sous les yeux toutes 
les pièces du procès doit être seule compétente. Aussi la loi 
ordonne-t-elle de demander l’élargissement — à la chambre 
des mises en accusation, lorsque cette chambre est saisie de 
l'affaire, — au tribunal correctionnel, si l'affaire y est pen- 
dante, — à la Cour d'appel, si appel a été interjeté, — à la 
Cour ou au tribunal qui a prononcé la peine d’emprisonnement, 
lorsque le condamné, pour rendre son pourvoi admissible, 
voudra 8e faire autoriser à rester en liberté. Si la condamnation 
a été prononcée par la Cour d’assises, la demande doit être 
portée devant le tribunal correctionnel du lieu où siégeait cette 
Cour. 

On statue, sur ces requêtes, par une ordonnance ou un arrêt 
rendu en chambre du conseil, le ministère public entendu 
(art. 8). D'ailleurs la loi veut entourer la justice de toutes les 
lumières; la partie civile est toujours appelée et elle peut 
adresser ses observations sur le montant du cautionnement à 
exiger aussi bien que sur le fond même de la mesure (art. 11). 

D’après la loi belge, qui conserve en cela le système du Code 
d'instruction criminelle, l'individu mis en liberté sous caution 
prend deux engagements : il s’oblige à se représenter à tous 
les actes de la procédure .et pour l’exécution du jugement; une 
partie du cautionnement garantit l'exécution de cette promesse. 
Il doit en second lieu, en cas de condamnation, payer les frais, 
les amendes et les réparations dues à la partie civile ; le reste 


HA INSTRUCTION CRIMINELLB. 


du cautionnement recoit cette destination. Cette division du 
cautionnement est non-seulement indiquée par les deux para- 
graphes de l’article, mais la loi dispose expressément que l'or. 
donnance ou arrêt de mise en liberté doit déterminer spéciale- 
ment la somme affectée à chacune de ces garanties. 

De même que sous le régime du Code, la nature de la caution 
est fort limitée; une somme déposée par l’inculpé ou toute autre 
personne , ou bien la justification d'immeubles libres pour le 
montent du cautionnement et une moitié en sus, sont les sens 
gages acceptés par la loi. La section centrale de la chambre 
des représentants avait proposé de permettre de discuter la 
solvabilité de la eantion par tous les moyens de droit : c’était 
permettre à un homme solvable de s'offrir comme garant sans 
effectuer un dépôt réel. Cet amendement n’a pas été admis ; on 
a pensé qu’en autorisant à fournir toute preuve de la solvabilité, 
on ouvrirait la porte à des difficultés de tous genres; on « 
craint les preuves légèrement données et inconsidérément ad- 
mises. (Rapp. au sénat.) Est-ce à tort qu’on a refusé de laisser 
discuter la solvabilité des cautions, et qu’on a décidé de n’ac- 
cepter comme telles que les personnes qui consigneraient la 
somme prescrite? Nous sommes tenté de le penser. Les len- - 
teurs et les incertitudes que redoutait la chambre nous psa- 
raissent peu à craindre; les enquêtes contradictoires eussent 
été rares, et la parole d’un chef de maison ou d’un patron venant 
réclamer l'inculpé employé par eux n’aurait pas eu besoin d’être 
longtemps pesée. 

L’inculpé seul jouit du privilége d’être sa propre caution et 
de ne rien déposer; l'article 17 a voulu que le jage prit en 
grande considération la moralité de l'individu, ses ressources 
de fortune et la nécessité pour sa famille de la continuation de 
son travail où de son industrie. (Rapp. à la chambre.) Ainsi il 
peut, suivant les cas, élargir sans caution celui dont la moralité 
antérieure garantit la représentation. 

Les sommes déposées sont affectées par privilége : 1° aux 
frais avancés par le Trésor; ® au payement des réparations 
civiles et des frais avancés par la partie civile; 3° aux amen- 
des. Si le cautionnement est fourni en immeubles, ces immen- 
bles sont affectés hypothécairement aux trois ordres de créan- 
ces que nous venons de citer, et en second lieu aux droits de 
YÉiat jusqu’à concurrence de la somme déterminée pour le ga- 


+ 


DE LA MIE EN LIBERTÉ SOUS @AUTION. Sat 


rantie de la représentation de l'inculpé (art. 18). Le ministère 
public et la partie civile peuveni prendre isseription hypothé- 
caire sans attendre le jugement définitif (art. 90). Quant à im 
- pêt du timbre, on a pensé avec raison qu’il serait peu équitable 
de le faire payer à Finculpé innoeent. Pour obtenir la Liberté 
. provisoire dont il n'aurait pas dù être privé, cet individu na 
doit pas être tenu de supponter des frais qui auraient ün earac- 
tère frustratoire : aussi les actes sont-ils enregistrés ai visés 
pour timbre en déhet. Les draïta ne sont dus que si lin. 

oulpé a été frappé d'una candamnation définitive (art. 19}. 
Eaoñin il n’est mis en liberté qu'après avoir, par acte reçu a 
greffe, élu domicile dans l'endroit où se fait l'instruction, si 
elle dure encore, sivon au siége du tribunal au de la vont qui 
doit ponnaître de l'infraction (art. 31) 

- Voyons maintenant €e qui se passe quand Vaccusé fait dés 
faut : il est immédiatement saisi ou écroué en exéeution d’un 
mandat d'arrêt décerné par le juga d'instruction ex d'una or 
donaance de prise de cerps rendue par le, tribunal ou ka Cour 
(art. 25). Le président de la chambre ou du trihunal qui & stas 
tué sur la mise en liberté provisoire rend, sue la réquisition 
du ministère public ou sur ka demande de la partie civile, una 
endonnamee poun la payement de la sammea cautioanée. Leg 
sommes ainsi recouvrées sont versées à la caisse des dépôts 
et consigeations (art. 2). Nous avons wu que tout cautionner, 
ment comprenait deux partiea distinctes afleotées à dea butg 
spéciaux. En cas de condamnation, la première partie eat ac+ 
quise à l'État du moment que, sans motifs légitimes d’exçuse, 
l'ineuipé est resté en défaut de se présenter à un ou plusieura 
actes de la procédure ou s’est souatrait à l’exéontion du juge- 
ment. La deuxième partie demeure destinée à payer lea fraia, 
les amendes et les réparations civiles : le surplus est resiitué. 
à la eaution. Si au contraire l’inculpé est acquitté, il en est tout 
autrement : non-seulement la secoade partie da cautionnement 
lui ést rendue, mais la première partie elle-même, celle qui 
avait garanti la promesse qu’il avait trahie, peut lui êtra 
restituée par le jugement ou lParrêt qui le renvoie des pour-. 
suites. | 

C'est là une eontradiction qui nous choque et dont la causa 
remonte au poipt de départ errend du législateur belge sur 
tout ce qui touche au eautiennement. Autant sont Jlanges lea 


536 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


principes qni ont dicté les articles sur la liberté provisoire, 
autant le système des cautions est étroitement conçu. La loi 
belge confond les idées les plus distinctes : assurer la repré- 
sentation de l’inculpé, indemniser le Trésor, empêcher la fuite, . 
garantir les dommages-intérêts, le payement des frais et des 
amendes, lui paraissent les divers emplois de la somme ver- . 
sée ou de l’hypothèque inscrite. Forçant la caution à payer 
l’amende et les frais, elle est arrivée à faire dépendre la peine 
qui doit frapper l’absent de celle qu’on infligera au coupable. En 
effet, quel est le système de la loi? Un accusé a été élargi sous 
caution ; il a promis de se présenter devant le tribunal; au jour 
dit il manque à la parole donnée. Va-t-on saisir immédiatement 
Je gage qui, dès lors, appartient à l'État? Non. Si on le saisit, 
ce ne sera qu'à titre provisoire, et la somme ne sera acquise 
défiitivement au trésor que dass le cas où l’inculpé aura été re- 
connu coupable. Que vient faire ici la culpabilité ? Il y a un: 
fait indépendant du délit, un fait spécial qui doit empürter une 
peine accessoire et qui n'a aucune liaison avec le fond même 
de la poursuite; qu’il soit absous ou condamné sur le fait prine 
cipal, l’accusé a trahi dans les deux cäs sa promesse, il doit 
une réparation. Ce point est plus important qu’on ne le pense, 
car ce système met obstacle à l’élargissement ; il contraint le 
juge à exiger une garantie plus considérable qui assure toutes 
les conséquences de la condamnation : un ami, certain de la 
présence de l’accusé au jour du jugement, consentirait à verser 
la somme fixée, mais il n’est pas disposé à répondre d’un 
acquittement, et il s'arrête, craignant de perdre en frais et en 
amendes l’argent qu’il consignerait. On arrive donc fatalement 
à demander que l’inculpé fournisse une caution qui réponde 
également de sa représentation et de son innocence. C’est là 
une déplorable confusion de principes que nous avions à cœur 
de relever, parce que nous la retrouverons malheureusement 
ailleurs que dans la loi belge. 

En résumé, malgré ses incorrections, la loi du 18 février 1852 
a heureusement modifié le Code en accordant au juge une double 
latitude qui lui faisait absolument défaut en 1808 : d’un côté, il 
peut mettre en liberté sans aucune espèce de caution; d’autre 
part, quand il en exige, il n’est limité par aucun minimum. Ce 
sont deux progrès dont la France jouit depuis quelques années; 
1l nous reste à envier à la loi de 1852 l'esprit libéral qui l’a dic- 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 537. 


téet, la rareté de la détention préventive, le mandat de dépôt 
provisoire qui ne porte son effet qu'après une confirmation 
expresse de la chambre du conseil; et, par-dessus tout, ces 
voies de recours si facilement ouvertes à l’inculpé détenu et 
ce renouvellement de la requête de dix jours en dix jours qui 
éclaire d’une lueur salutaire, en créant un contrôle, les ténè- 
bres d’une instruction jusqu’alors secrète et irresponsable. 


Suisse. 


Pour donner rapidement une idée de la législation qui régit 
la Suisse, il nous suffira de faire ressortir les dispositions des 
Codes des deux cantons les plus voisins de nos frontières. 

Canton de Genève. — Les lois que la conquête française 
avait imposées sont restées jusqu'ici en vigueur à Genève s il 
ne faut pas croire cependant que les Godes de l’empire aient 
pu s’accommoder complétement aux mœurs de ce pays, depuis 
si longtemps libre, et qu’ils soient demeurés intacts au milieu 
de leur indépendance recouvrée : le développement progressif 
de leurs institutions devait les transformer pour les rendre 
conformes à leurs souvenirs * et à leurs besoins, 


1 On peut consulter les circulaires ministérielles des 21 février 1852 et 
9 septembre 1858, comme le meilleur commentaire de la loi et le plus sûr 
témoignage des vues généreuses du législateur. 

3 Dans le plus ancien document qui fasse connaître l’organisation crimi- 
nelle de Genève (Libertés, franchises, immunités, us et coutumes de la cité 
de Genève, rédigées par Adh. Fabri, évêque, le 23 mai 1387), nous trouvons 
mentionnée la liberté sous caution; elle était de droit dans tous les cas de 
délits non flagrants. Ces délits devaient être poursuivis à requête particulière, 
et l’accusateur devait donner caution (V. [premier article, t. XX, p. 81, 
note 3] les cautions exigées à la même époque, en France, de l’accusé et de 
laccusateur) ou être incarcéré pour être puni si la poursuite était jugée 
téméraire. Les seuls cas où la liberté provisoire ne pouvait être accordée 
étaient le vol public, l’homicide manifeste, la trahison notoire ou autres 
crimes publics (flagrants délits). 

Restreints par l’édit de 1568, qui établit une procédure secrète tout en 
laissant subsister plus de garanties qu’en France, les droits des accusés se 
relevèrent deux siècles plus tard sous l'influence des écrits de Rousseau 
(Lettres écrites de la Montagne), et l’édit de 1768 éclaircit la matière des 
emprisonnements d'office. Sauf le cas de flagrant délit, aucun citoyen ou 
habitant ne pouvait être emprisonné d’office sans avoir été mené devant le 
magistrat qui avait ordonné son arrestation. 

Le Code génevois de 1791 maintint toutes les garanties de l’édit de 1768, 


na INSTRUCTION GRIMINELLE: 


Pendant trente ana les Codes français ne aubirent tautefoia 
que de faibles altérations; on n'osait pas briser L’uniié de 
le législation impériale : où sentait l’imperfection des dé. 
tails, mais on reapectait l'ensemble: Enfin la eonstitution de 
1847, où posant des principes très-larges, vint nécessiter 
une modificetion au moins partielle, et, deux ans après, 
la loi constitutionnelle du %3 avril 1849 aur La liberté indivie 
duelle et Pinviolabilité du domicile, organisait un système . 
complet de garanties. Ce qui doit nous frapper particulièrement 
dans cette réforme, c’est que rien ne fut changé aux bases 
fondamentales de l'instraction criminelle étahlie en 1868. C'est 
ua exemple d'autant plus intéressant à étudier, que l'intention 
du législateur génevois a été, non paa de faire beeuceup d'in : 
novations au Code francais, mais de donner, avec les éléments 
qu’il fournissait, de sages garanties à ja liberté. 

Trois mandats sent organisés par la loi, ausai différents par 
leur durée et leur but que par l’autorité qui les décerne à 

1° Le mandat d'amener est celui par lequel bn magistrat 
compétent ordonne d'arrêter l'individu prévenu d’un erime ou 
d'un délit. Dans les poursuites ordinaires il n’y a que trois 
autorités qui peuvent lancer ce mandat : le juge d'instruction, 
le conseiller d’État chargé du département de la justice et le 
directeur de la police centrale; dana le cas de flagrant délit, le 
procureur généra}, les juges de paix, les commissaires de police 
et les maires. L’arrestation prescrite par ce mandat ne peut être 
maintenue plus de vingt-quatre heures; ce (emps expiré, auçur, 
magistrat ou directeur de prison ne peut garder le prisaanien 


et régia en outre que nul ne pourrait être arrété que dans le cam où le débit 
dent il serait prévenu mériterait nne peine plus forte qua celle d’un mois 
de prison, en ehambre close, am pain et à l’eau. Dans lea huit jours de 
Fervestation, le juge informateur devait offrir au prévenu de faire décider 
sur le validité onu la continuation de l'emprisonnement. On exposait alors 
les causes de Purrestation devant treisa notables ; le prévenu atiéguait sex 
moyens de défense de vive voix ou par écrit, et les notables prononçaient : 
i* si ke délit était de la nature de ecux pour lesquels l’emprisonnement 
préalable était autorisé; 2° s’il était néeessaire que cette mesure füt conti. 
muée où s'il y avait lieu de libérer le prévenu sans caution ou sous serment 
de se représenter. 

La constitution génevoise de 1790 eréait douze grands jurés chargés de 
statuer pendant un an sur le sort des prévenus. Elle précéda de quatre 
années la conquête. Ce fut la dernière let qui porta un caractère absolument 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 530 
sans se roudre passible des peines édictées per la loi. La prés 
venu, qui demeure quarante-huit heures en prison sous mandat 
d'amener est victime d'une détention arbitraire. | 

2° Le mandat d'arrét est celui par lequel ow ordonna d'arc 
rêter ot de maintehir en prison, pendant haif jowrs au plus, un 
individu prévenu d’un crime où d'en délit. Le juge d'instruction 
peut, seul, décerner ce mandat. Si le prévenu est détenu sous 
le coup d’un mandat d'amener, le mandat d'arrêt ne vaut que 
comme prolongation de la détention préventive durant ur terme 
de huit jours. | 

3° Le mandat de dépôt est celui par lequel ka nie d'in- 
struetion ordonne de retenir en prison un individy arrôté sous 
}e prévention d’'an crime ou d’un délit. . 

Ainsi ces trois mandats so suivent et se complétent; un 
bomme est arrêté en vertu d’un mandat d'amener; interrogé 
dans les vingt-quatre heures, il est de suite mis en liberté ou 
renvoyé devant le juge d'instruction ; celui-ci décerne ke man 
dat d’arrêt ou prononce la mise en liberté. Ce n’est qu’à partir 
du mandat d'arrêt que commence l'instruetion, ce n’est qu’à da- 
: ter de cemoment quele prévenu est en état de suspicion légale ; 
mais dans, le cas où la chambre d'instruction à laquelle a été 
fait le rapport n'aurait pas décerné dans les huit jours le man- 
dat de dépôt, le juge d'instruction, pour couvrir sa respansabt 
Hté, serait obligé d’ordonner FAR eent de la personne 
détenue. 

La loi reconnaît à tout individu, arrêté em vertu d'in des 
trois mandats que nous venons de voir, le droit de de- 
mander sa mise en liberté sous caution. La liberté pro- 
visoire doit toujours être accordée, selon la loi de 1850, lors- 
qu'il s’agit de délits correctionnels ; aucun juge ne peut la 
refuser au prévenu qui le demande, à moins qu'il n’ait déjà 
subi une eondemnation pour crime om qu'il ait laissé eon- 
traindre sa caution. Quand à} s'agit d’un erime, le juge est 
maître de la refuser, Comme l'élargissement peut être ordonné 
en tout état de cause, non-seulement le juge, mais la chambre 
d'instruclion, quand Île juge est dessaisi, sont compétents pour 
l'accorder. Quant au montant du cautionnement, la chambre 
d'instruction peut seule le fixer en ayant égard aux circon- 
stanees du fait et au préjudice présumé. 

Il peut s'effectuer de trois manière»: par le dépôt de le somme 


(A 


540 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


fixée, par une hypothèque sur biens suffisants ou per le cau- 
tionnement solidaire de trois personnes solvables, Ce dernier 
mode, qui constitue une des innovations de la loi, est de nature 
à simplifier le cautionnement, car un ami n’epgageant en pareil 
cas que sa solvabilité future, la promesse peut être donnée 
une beure après l’arrestation, tandis que le dépôt réel et l’hy- 
pothèque exigent de longues formalités. L'engagement éven- 
tuel auquel se soumet la caution est alors limité à la somme 
promise ; la contrainte par corps étant détruite ‘, on ne peut 
procéder contre elle pour le recouvrement par aucune voie 
d'exécution corporelle, 

Cette loi, qui fonctionne depuis treize ans à Genève, a amené 
d’excellents résultats. Les lacunes qui frappent au premier 
abord sont en effet plus apparentes que réelles. Dans la pra- 
tique, la liberté provisoire accordée aux prévenus de délits 
correctionnels n’ébranle pas la répression. La loi ne dit pas 
que le droit absolu à l’élargissement force le juge à accepter le 
cautionnement offert quel qu’il soit; dégagé des liens d’un 
maximum et d’un minimum, le juge peut fixer à un chiffre 


élevé la caution d’un homme sans domicile* ou d’un voleur : 


dangereux, et assurer ainsi, en maintenant la détention pré- 
ventive, la répression du délit. Mais c’est le système des man- 
dats qui doit spécialement appeler notre attention. Rendre 
l'arrestation facile en l’entourant cependant de garanties suff- 
santes, et la détention difficile à mesure qu’elle se prolongerait, 
tel a été le double but de la loi, Elle l’a atteint en créant ces 
mandats à échéance fixe, perdant toute leur valeur après un 
temps donné, et forçant le juge à ne jamais oublier dans la 
prison le prévenu qu’il y fait détenir. 

Canton de Vaud. — Dans le Code de procédure pénale, pro- 
mulgué à Lausanne par le grand conseil le 1° février 1850, 
l'organisation des mandats n’offre rien de particulier. « La 
liberté provisoire est accordée au prévenu lorsque, prenant en 


1 Loi du 23 avril 1819, art. 20. : 

2 D'ailleurs il est rare qu'un vagabond soit remis à l’autorité judiciaire : 
l’article 7 porte... toutefois les individus arrétés pour mendicité, vagabon- 
dage ou contravention aux lois sur la police des étrangers, peuvent ne pas 
être remis à l’autorité judiciaire, mais être, dans les vingt-quatre heures de 

leur arrestation et par ordre du département de justice et de police, mis en 
liberté ou conduits hors du canton, s'ils sont étrangers. | 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 54i 


considération la nature du délit et les circonstances de la cause, 
le juge estime : 1° qu’il n’en résulte pas d’inconvénient pour 
l'instruction du procès; 2° que la fuite du prévenu n’est pas à 
présumer ; 3° qu’il n’est pas à craindre que le prévenu abuse 
de sa liberté pendant l’information ; 4 que la mise en liberté 
n’est pas de nature à produire un fâcheux effet sur l’opinion 
publique. Le juge peut d’ailleurs, si les garanties personnelles 
du prévenu ne lui paraissent pas suffisantes, exiger un caution- 
nement » (art, 77). On le voit, l’arbitraire le plus absolu est 
laissé au juge de paix qui est chargé de l’enquête ; il est maître 
du sort de l’inculpé ; c’est à sa conscience que la loi remet la 
décision. Dans tous les cas il peut faire arrêter le prévenu, sauf 
en matière de presse et de contravention du ressort de la police 
municipale {. Avant de statuer sur la mise en liberté sous cau- 
tion, le juge peut aviser le procureur général et la partie civile, 
qui, soit verbalement, soit par mémoire, peuvent présenter 
leurs observations dans les quarante-huit heures. Dès que le 
juge a rendu sa décision sur le chiffre du cautionnement, la 
solvabilité de la caution et la validité du titre remis, elle est 
communiquée immédiatement au ministère public, à la partie 
civile et au prévenu, qui peuvent recourir au tribunal d’accusa- 
tion dans les trois jours. Le tribunal rend, dans le plus bref 
délai, un arrêt motivé, après avoir examiné les pièces et les 
explications qui lui sont adressées: Le recours ne suspend pas 
l’exécution de la décision du juge informateur. La liberté pro- 
visoire peut être demandée en tout état de cause et déploie 
ses effets jusqu’à l'exécution du jugement, à moins de décision 
contraire; mais la valeur des motifs qui engagent à mettre en 
liberté peut varier si facilement que le Code a également per- 
mis au juge d'élargir après avoir d’abord refusé l'élargissement, 
ou de faire incarcérer le prévenu qui jouissait d’une décision 
favorable. La caution elle-même peut solliciter sa décharge, 
mais elle n’est libérée que si l'arrestation du prévenu a pu 
être effectuée. Toutes ces décisions provisoirement exécutées 
peuvent donner lieu à un appel au tribunal d’accusation, qui 
est chargé des recours contre tous les actes du juge informateur. 


Le tribunal de police municipale peut prononcer au maximum : 1° Ja 
reclusion ou l'emprisonnement n’excédant pas cent jours; 2° l'amende n’ex- 
cédant pas 400 francs ; 3° la réprimande. Il a la connaissance de toutes les 
infractions qui sont punies de ces peines (art, 24). 


543 | INSTRUCTION GRIMRMELLE | 


Dans tous les cas où le prévenu demeure en liberté provisoire, 
il doit faire élection de domicile dans le ressort du juge de paix 
manti de l'affaire, à moins qu'il n’y soit domicilié. (Sect. à de 
La Liberté provis., art. 77 à 84.) 

Le cautiounement est géaéralemont une promesse rédigée 
on la forme authentique, ou sous seing privé, de payer une 
somme fixée d'avance, au delà de laquelle la cantion ne peut 
être tenue, Ge maximum est déterminé par le juge, qui ne peut 
toutefois exiger plus de 4,060 francs. Ce cautionnement peut 
être remplacé par un dépôt en argent ou par le remise d’une 
créance. Le gage est destiné à garaatir le payement : 1° des 
frais judiciaires; 2° des amendes ; 3° d’une somme représenta- 
tive de la peine da la détention, calculée à raison de 2 franes 
par jour. Que signifie ce dernier paragraphe? D’après le Code 
vaudois, l'engagement de la caution ne produit son effet que 
daus le cas où le prévenu se soustrairait par la fuite, soif avant, 
soit après le jugement, aux suites de la condamnation, D'où il 
résulte que le cautionnement n’est poiat un gage qui assure la 
présence de l'accusé aux débats, mais une garantis de la peine 
et de toutes ses conséquences. Cela est si vrai que, pour ne pas 
ouvrir aux recours contre la caution ua champ illimité, la loi 
« pris soin de dire que le cautionnement serait dieint six mois 
après le jugement définitif, où dès que le condamné aurait com 
mencé à subir la peine de la prison, Ainsi ce système va jus- 
qu’à mettre à la charge de la caution la fuite d’un condamné, 
ciaq mois après l’arrèt, quand il n'aurait dû sa liberté qu'à 
l'autorité qui aurait négligé de le faire iacarcérer. C'est là une 
siogulière déviation du principe même de l'élargissement pro- 
yisoire. Aussi n’a-t-on pas osé pousser à l'extrême cette appli- 
cation nouvelle du cautionnement, et le législateur a eu soin 
d'ajouter que si ke condamné vient à être saisi après le paye- 
ment par la caution de la somme représentative de la délention, 
i n’en subit pas moins sa peine; æais alors l’État devra rem- 
bourser cetle somme à la caution qui l’e versée sans cause, 
D’après le Code de 1850, le cautionnement ne paraît pas devoir 
s'appliquer aux dommages-intérêts qui étaient mentionnés ex- 
pressément dans le Code de 1836, où ils figuraient en première 
kgne. | 
En résumé, ce qui parsit le plus pratique dans la procédure 
pénale du canton de Vaud est, sans contredit, l’organisation de 


DE LA MSK EN LIBERTÉ EOUS CAUTION. LT, | 


le détentièn préventive, Aussiiôt que te prévenu èst mis tn état 
d’arrestation, là responsabilité du juge de paix est engagées 
entre le détenu et lui, personne me s'interpose ; non-seulement 
l’interrogatoire immédiat est exigé, maïs le geôlier te reçoit 
d'ordres que du juge; aucune mesure de rigueur me péat être 
employée contre des détenus; le jugé informeteur conærve 
l'inspection de la prison et la surveillance de l'accusé jusqu'aa 
moment où le président du tribunel est santi des pièces ; veluis 
ei exerce, dès lors, ces attributions jusqu’eu nroment où le 
préfet est chargé de l'exécution de la peine ; ainsi c’est toajours 
un magistrat qui prescrit les mesures provisoïres, et qu’on né 
_ troie pas à une vaine responsabilité garantie paf ün texte, 
mais eu fait impossible à saisir, Si le prévenu a dos plaintes & 
faire au sujét de sa détention, le juge ne peut lui en refuser 
l'inbertion au procèe.verbal, et fl peut, d'ailleurs, adrosser 
diféctement sa plainte hu tribunal d'accusation. Eufit, pour 
compléter ce système, le prévenu libéré qui a été mis en état 
d'érrestation et qui estime avoir droit à une indeinnité, peut 
s'adresser par requête au tribunel d'accusation, daaë les quinsé 
jours de l'ordonnance de nomieu, L'indemnité doit être acte». 
dée, à l’unanimité des éuffrages, après avoir entemdu le pros 
eureur général. 

De l’ensemble de tes dispositions on pout done vonclure que 
ve Gode, bien imparfait en ce qui touche ia liberté provisoire, 
a néanmoins entrévu quelques-unes des ghranties protectrices 
de l'accusé, Ou retrouve à des degrés divers, dans les deut 
tégielutions Suisses que nous venons de parcourir, des mermes 
féconds qui peuvent se développer sous l'influence généreusé 
d'un sel libre ; par eltes-mêmes, les lois que nous avons expo: 
s6es sont peu de ehoëe : suivant le caractère des hommes qui 
les appliquent et des institutions qui des font vivre, elles pen | 
vent devenir de puissantes garanties d’erdre et de liberté. 


Angleterre. , 


Que be passe-til en Angleterre? Sur quelque objet qu'elle 
porté, celte question à pari nous l’heureux privilége de pas 
sionner les esprits. On në trouvera ici ni attaques intéressées nl 
ârdents panégyriques; uous nous bornerons à indiquer ce qué 
devient l’accusé avant le jugement. Cependant, il ne faut pas s’y 


p4A4 ‘INSTRUCTION CRIMINELLE. 


tromper, ce n’est pas seulement un droit que nous allons tron- 
ver dans ce pays, c’est une suite d’usages profondément enra- 
cinés, intimement liés aux mœurs, et dont l’histoire elle-même 
vient éclairer l’origine. 

1° rue: 

Les uns‘ ont prétendu que l’Angleterre avait reçu des Ro. 
mains l’usage des cautions; d’autres*, plus préoccupés de 
J’honneur national que de la stricte vérité, ont affirmé que 
cette loi, si vantée dans la jurisprudence anglaise, était plu- 
sieurs siècles auparavant dans la nôtre et que les Anglais nous 
l’avaient empruntée. Nous ne nous mêlerons point à ces discus- 
sions stériles; nous avons vu qu’elle était partout au moyen 
âge; aucun peuple ne peut donc se vanter d’en avoir joui. à 
l'exclusion de ses voisins. Mais comment l’Angleterre a-t-elle 
su garder ce droit au milieu de la réaction du XV° siècle? ce 
serait là le seul point intéressant. L’histoire de sa constitu- 
tion nous l’apprendrait; nous verrions lès Saxons, impuissants 
à chasser les vainqueurs, chercher la consolation de leur dé- 
faite dans la conquête des institutions politiques, puis, de la 
lutte constante des deux races avec des forces presque égales, 
naître et se consolider les libertés publiqnes ; nous lirions dans 
la Grande Charte, qui contient les principes encore respectés 
depuis six cents ans de la constitution anglaise, la consécration 
de la liberté individuelle. En défendant toute arrestation ou 
toute atteinte à la liberté du citoyen, quand elle ne serait pas 
la conséquence d’un jugement par jurés * ou d’un usage consa- 
cré par les coutumes locales, elle établissait de fait la liberté 
provisoire. En effet, voyez la situation des accusés : le roi ne 
pouvait légalement les faire arrêter avant qu’une décision de 
leurs pairs n’eût statué sur leur sort, et cependant le crime 
soulevait l’indignation de tous; on connaissait le coupable ; il 
faisait partie de.la centenie dont tous les membres étaient liés 


4 Filangieri, iv. III, chap. 6. 

2 Pastoret, Ordonn. des des rois de France, t. XVI, p. 421, note 1. 

8 Magna charta 1215, art. 46. « Nullus liber homo capiatur, vel impriso- 
netur, aut dessaisietur, aut utlagetur (outlawed) aut exsuletur, aut aliquo 
modo destinatur ; nec super eum ibimus, nec super eum mittemus, nisi, 
per legale judictum parium suorum, vel per legem terræ. » Le document 
original (texte anglais), conservé au British Museum, donne à cet article le 
n° 43. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. D45 


par une responsabilité commune, chacun avait intérêt à le gar- 
der;s’il fuyait,ses voisins, ses amis étaient frappés d’une amende; 
il fallait donc à tout prix le représenter à la justice, sinon on 
aurait dû une somme au roi. Dans cette expiation mutuelle si 
conforme au génie saxon, ne découvre-t-on pas l’origine des 
cautions si fréquentes en Angleterre, et particulièrement de l’é- 
largissement provisoire ? Les amis qui répondent, l'engagement 
éventuel, le payement subordonné à la fuite, toutes ces formes 
ont subsisté jusqu’à nous. Aussi haut que nous remontions dans 
l'étude des lois anglaises, nous retrouvons ainsi les traces de ce 
droit. Ilest inutile dele suivre pas à pas : ce serait une recherche 
aussi longue que vaine; il vaut mieux voir de suite dans l’étude 
de la législation contemporaine l’alliance des anciens usages 
religieusement conservés et des nécessités nouvelles. 

2° Quel est le pouvoir qui met en liberté sous caution ? 

Presque tous les magistrats de l’ordre judiciaire pouvaient au- 
trefois élargir sous caution un accusé jusqu’au jour du juge- 
ment. Peu à peu cette faculté fut restreinte ; aujourd’hui ce sont 
les juges de paix dans les comtés et les magistrats de police 
à Londres, qui exercent le plus ordinairement ce pouvoir {. 
Leur fonction les investit naturellement de cette compétence. 
Un homme vient d’être arrêté; il est immédiatement amené 
devant le juge de paix ; il est interrogé; le magistrat reconnaît 
qu’il ne lui appartient pas de juger l'affaire , il doit renvoyer 
devant le jury ; il ordonne que l'accusé sera enfermé jusqu’à 
son jugement dans la maison de détention; ou bien l'affaire eat 
de sa compétence, mais il faut citer un témoin et jusqu’au len- 
demain l’arrestalion est maintenue. Dans ces deux cas, c’est 
depuis la sortie de l’audience du juge de paix jusqu’à la com- 
parution devant la juridiction de jugement que l’aceusé peut 
réclamer sa mise en liberté sous caution (bail). Généralement 
celui-ci demande au juge, avant d’être remmené en prison, de 
vouloir bien fixer le montant du cautionnement qu'il devra 


1 Les magistrats de police, qui sont de création récente, ont les mêmes 
attributions judiciaires à Londres et dans les grands centres de population 
‘que les juges de paix dans les comtés. Aussi employons-nous indifféremment 
ces deux termes pour signifier le juge chargé de la première information 
dans toutes les affaires criminelles et correctionnelles, Au point de vue de 
la procédure, ils ne diffèrent que par la nécessité pour les juges de paix de 
faire tous les actes à deux, tandis que le magistrat de police peut agir seul. 

XXI. | 35 


546 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


fournir pour vaquer à ses affaires personnelles jusqu’au juge- 
ment. Quelquefois le magistrat s’adressant le premier au pri- 
sonnier offre de le mettre en liberté, mais il n’agit ainsi que 
dans les affaires où les charges sont douteuses; le magistrat 
craint alors d'envoyer le prévenu en prison et il s'efforce d’al- 
léger sa responsabilité en atténuant les conséquences d'une 
erreur: 

Le juge de paix peut élargir les accusés de délits {(misde- 
meanors) et de crimes (/elontes), mais il ne peut jamais con- 
paître d’une accusation de haute trahison ‘; en pareil cas, toute 
demande de liberté provisoire doit être adressée à un secré- 
taire d’État ou à un juge du banc de la reine*?. 

Le constable et à plus forte raison l'inspecteur de police qui 
commande la station où est amené, le soir ou pendant la nuit, 
l'individu arrêté ont le droit, quand il s’agit d'un petit délit ou 
d’une contravention, de mettre en liberté provisoire l’inculpé 
“en lui faisant prendre l’engagement de se présenter à dix heures 
du matin, c’est-à-dire dès l’ouverture de l’audience, devant le 
magistrat, Cette promesse est inscrite sur le registre de la sta- 
tion de police et reportée sur la feuille volante qui constitue le 
seul dossier remis au magistrat et qui contient le nom de l’in- 
culpé, sa demeure, le motif et l’heure de son arrestation, les 
témoins du fait, l’engagement pris par lui de comparaître, la 
somme promise en garantie, ou le nom des amis qui l’ont cau- 
tionné. Cet engagement a la même valeur au point de vue du 
recouvrement que s’il était pris devant le magistrat, mais le 
prévenu ne peut jamais l’exiger. C’est une faveur que le con- 
stable accorde dans la pratique sous sa responsabilité person- 
nelle. | 
Un acte voté dans la session de 1859 a investi les co- 
roners du droit de mettre en liberté sous caution : ces ma- 
gistrats, chargés par la couronne de diriger une enquête dans 


1 Autrefois les accusés de meurtre ou d'incendie ne pouvaient être élargis 
par le juge de paix. « In omnibus placitis de felonia solet accusatus per ple- 
gios dimitti, præterquam in placito de homicidio. » « Sciendum tamen 
quod in hoc placito, non solet accusatus per plegios dimitti, nisi ex regiæ 
potestatis beneficio. » (Glan., liv. XIV, c. 1 et 3.) Vid. Stephen’s commen- 
taries, IV, p. 406, ou BI. comm ., IV, p. 299. 

? Sous le règne de la reine Élisabeth cependant, l’opinion unanime soute- 
pait qu'aucune Cour ne pouvait élargir un accusé de hante trahison, em- 
prisonné par ordre d’un conseiller privé. 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 647 


tous les cas où il y a mort d'homme et de présider le jury 
chargé de décider en fait quelle est la cause de la mort, 
n'étaient pas compétents pour mettre en liberté sous caution; 
c'était une lacune regrettable qui entrainait de fort longs re- 
tards en obligeant l'accusé à se présenter ensuite devant un 
juge de paix: l’acte de 1859 a donné le droit au coroner de 
* mettre en liberté, après le verdict du jury d'enquête, les accusés 
de meurtre ou de coups et blessures ayant entraîné la mort 
sans intention de la donner (manslaughter), 

Quand un juge de paix a refusé de mettre en liberté un pri- 
sonnier ou lui à demandé une caution trop élevée, celui-ci a 
ne voie de recours contre cette décision ; il peut s'adresset à 
un juge du banc de la reine, le magistrat prévenu de l'appe. 
envoie son greffier (clerk) avec les dépositions auprès du juge 
qui statue aussilôt et.ne réforme que très-rarement la décision 
du juge de paix. Si le juge du banc de la reine conçoit des 
doutes sur la solution à donner, il peut porter l'affaire à l’au- 
dience pour avoir l’avis de ses collègues. Au-dessus de l’autorité 
du jugé du banc de la reine, nous ne trouvons aucun tribunal, 
car le recours à la Chambre des lords ne peut être considéré 
comme un appel régulier ; c’est une juridiction tout exceptiori- 
nelle t, | | 
- 8° Dans quel cas.les accusés jouissent-ils de ce droit ? 

L’acte du 14 août 1848 (11 et 12 Victoria), qui a réorganisé 
_les juges de paix et fixé leurs droits, règle ce point avec la plus 
grande précision ; toutes les infractions sont divisées au point de 
vue de la liberté provisoire en deux classes’: dans l’une, le juge 
de paix a un pouvoir absolument discrétionnaire?, il peut mettre 
en liberté l’accusé qui offre une garantie suffisante ou rejeter 
sa demande; dans l'autre classé, il est contraint par la loi d’é- 


4 Les personnes arrêtées par ordre d’une des deux Chambres du Parlement 
ne peuvent être élargies sous caution que par la Chambre elle-méme. 

2 La section 23 du statut énumère les faits dans lesquels le juge de paix a 
le droit d'accorder ou de refuser l'élargissement provisoire : ce sont tous 
les crimes (felonies), les tentatives de crimes, escroqueries, recels, parjures, 
subornation de témoins, dissimulation de naissance, outrage public à La pu- 
deur, émeute, violences à la suite d’une coalition d'ouvriers, coups à un agent 
de la force publique dans l’exercice de ses fonctions ou à toute personne 
lui venant en aide, négligence eu indiscipline d’un agent. 

Il est curieux de remarquer que la loi proposée en 1843, aux Chambres 
françaises, rangeait dans la catégorie d'exception tous les mêmes délits, 


548 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


largir l'accusé détenu ‘. En résumé, pour tous les crimes et les 
plus graves délits la liberté est une faveur; pour toutes les au- 
tres infractions, elle est un droit. Tel est le principe général 
qu’on peut faire ressortir des textes; l’acte de 1848 donne 
une idée exacte de la jurisprudence; quand le statut a été 
rédigé, il venait convertir en lois une série d’usages ; il n’a 
donc rien innové, et il est entièrement conforme à la pra- 
tique. | 


1 Cet article était déjà sous presse quand une brochure de M. Bertrand, 
juge d'instruction au tribunal de la Seine, a été publiée traitant de la déten. 
tion préventive en Angleterre. Cette distinction des prévenus en deux classes, 
dont l’une implore une faveur et l’autre réclame un droit, y est niée de la 
manière la plus formelle. Il est donc nécessaire de mettre les textes sous les 
yeux du lecteur pour faire cesser tous les doutes et établir définitivement 
la vérité. 

L'acte du 11 août 1848, qui organise la compétence des juges de paix, s’oc- 
cupe, dans le chapitre 43, des crimes et des délits qui doivent être jugés par 
le jury (indictable offences). La section 23 de ce chapitre règle ce qui est rela- 
tif à la liberté sous caution, qu'aucune loi plus récente n’a modifiée. Voici 
les termes mêmes de la loi : « Dorénavant, toutes les fois qu’une personne com- 
« paraitra ou sera amenée devant un juge de paix sous l’accusation de crime, 
« de tentative de crime, etc... (V, dans la note précédente la liste com- 
« plète), le juge de paix pourra, à sa discrétion, la mettre en liberté sous 
« caution si elle offre des sûretés qui paraissent suffisantes pour assurer sa 
« comparution devant le jury..…, et, quand une personne sera accusée de- - 
« vant un juge de paix de tout délit de la compétence du jury autre que 
« ceux mentionnés plus haut, le juge, après avoir noté les dépositions, au lieu 
« de renvoyer le prévenu en prison, DEVRA le mettre en liberté sous caution; 
« mais si le prévenu a déjà été renvoyé en prison, il aura le droit de s’adres- . 
« ser au juge de paix qui visite la prison ou à tout autre du même comté. » 
Sect. 23 : And be it enacted, that where any person shall appear or be 
brought before a justice of the peace charged with any felony..… such 
justice of the peace may, IN HIS DISCRETION, admit such person to bail, upon 
his procuring and producing such surety or sureties as in the opinion of 
such justice will be sufficient to ensure the appearance of such accused 
person... and where any person shall be charged before any justice of the 
peace with any indictable misdemeanour other than those herein before 
mentioned, such justice, after taking the examinations in writing as 
aforesaid, INSBTEAD OF COMMITTING HIM TO PRISON FOR SUCH OFFENCE, SHALL 
ADMIT HIM TO BAIL ir manner aforesaid, or if he have been committed to 
prison, and shall apply to any one of the visiting justices.… Ce serait 
affaiblir le témoignagne d’un texte aussi positif que de citer les commenta- 
teurs de la loi, qui, loin d’élever une controverse sur le sens qu’elle présente, 
ont tous affirmé le droit à la liberté sous caution d’une classe nombreuse 
de prévenus (V.. le manuel qui est entre les mains des magistrats de Lon- 
dres : Jervis’s acts, p. 41). 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 549 


Le juge peut encore mettre en liberté provisoire quand il ren- 
voie l’affaire à une autre audience : souvent l’absence d’un té- 
moin ou quelques recherches rendues nécessaires par le pre- 
mier débat motivent une remise de deux ou trois jours ; en 
pareil cas, si le juge n’a pas de raison de craindre la fuite de 
l'accusé, il peut le laisser libre purement et simplement ; sou- 
vent il lui fait prendre un engagement, mais l’emprisonnement 
provisoire est fort rare. 

Le prévenu auquel on refuse injustement sa mise en liberté 
a trois moyens de se faire rendre justice. Nous avons vu plus 
haut l’appel à un juge du banc de la reine; la seconde voie de 
recours est ouverte quand le refus d'élargir a été fait mécham- 
ment: le prévenu peut alors poursuivre directement le juge 
devant les Cours supérieures. Enfin, quand ni l’usage ni la ju- 
risprudence n’ont suffi à lui faire rendre justice, il peut invo- 
quer l’acte d’Habeas corpus qu’il n’est point permis de passer 
sous silence. 

L'acte d’AÆabeas corpus qui passe, après la grande Charte, 
pour le fondement des libertés anglaises, permet au prisonnier 
d'éviter toute détention contraire aux règles que nous avons 
énoncées plus haut’. Tout homme arrêté peut exiger du gar- 
dien de la prison yne copie du mandat et le forcer à le lui re- 
mettre dans les six heures”. Muni de cette pièce, le prisonnier 
adresse une requête au chancelier ou à tout autre juge de la cour 
du banc de la reine qui devra délivrer immédiatement un ordre 
d’Habeas corpus *. Le détenu sera alors extrait de la prison”, 
amené devant le juge qui pourra maintenir sadétention ou bien, 
si la loi permet son élargissement, Je mettre en liberté en exi- 
geant des sûretés qui garantissent sa présence devant le jury. 
Une personne délivrée par l’acte d'Habeas corpus ne peut plus 
être arrêtée de nouveau pour le même fait, à peine de 500 livres 


1 L'acte d'Habeas corpus fut voté par le Parlement, sous le règne de 
Charles II, 31° année, 1680. 11 a été confirmé et augmenté sous Georges III. 

3 Tout gardien négligeant de donner, dans les six heures de la demande 
par le prisonnier, une copie du mandat d'arrêt, sera condamné à 100 liv. 
de dommages-intérêts pour un premier refus et à 200 Liv. pour un second 
(Act., S 4). 

3 Les ordres doivent porter la mention « Habeas corpus, » et étre signés 
par le juge qui les délivre (Act., $ 2). 

* L'ordre doit être exécuté, et le prisonnier ramené dans un délai propor- 
tionné à la distance, et qui n’excédera jamais vingt jours (Act., 6 3). 


850 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


de dommages-intérêts. La loi ne s’est pas bornée à protéger les 
victimes d’arrestations arbitraires, elle a cherché à imposer un 
terme aux détentions avant le jugement. C’est pourquoi le même 
acie établit en principe que toute personne poursuivie devra 
être jugée dans la plus prochaine session ou admise à fournir 
caution, et que si un prisonnier n’est pas jugé dans la seconde 
session qui suit son crime, il aura le droit d'attendre en liberté 
sa comparution devant le jury. 

Telles sont les dispositions du statut que les Anglais consi- 
dèrent comme un des plus puissants remparts de leurs vieilles 
libertés. Confondant facilement l’effet et la cause, la nation s’est 
fortement attachée à la liberté provisoire et à ce système de 
cautions qu’elle voyait appliqué comme un remède partout où 
la liberté individuelle était menacée. La Charte la plus ancienne, 
la loi la plus populaire, la déclaration solennelle des droits : re- 
connus au peuple par une dynastie nouvelle parlent également 
de liberté du citoyen et des cautions qu’il devra fournir comme 
des deux termes d’une même idée: c’est le moyen pratique 
que le bon sens du législateur ne sépare jamais du but à at- 
teindre. 

4° Quelles sûretés exige-t-on ? 

- En France, tout cautionnement se produit sous forme d’un 
dépôt d’une somme d'argent; en Angleterre, au contraire, ce 
moyen n’est jamais employé, et nous voyons presque partout 
une promesse éventuelle de payement remplacer notre système 
de consignation. 

La personne qui se présente comme caution s'engage à ver- 
ser au trésor, si la condition se réalise, une somme fixée 
d'avance. Par exemple, un ami prend l’engagement solennel et 
par écrit (recognizance) de payer à la reine 10 livres si le 
prévenu fait défaut au jour du jugement. Jamais une caution ne 
dépose une somme d'argent; c’est une promesse pour l’avenir 
et qui ne sera exigible que dans le cas de la non-comparution 
du prévenu élargi. Ainsi, pour la caution tout est plus simple 


4 Lorsque le Parlement appela au trône d'Angleterre le prince et la prin- 
cesse d'Orange (Guillaume et Marie), le 13 février 1688, il vota une sorte de 
Charte (Bill of rights) en treize articles; le dixième contenait ces mots : 
“That excessive BAIL ought not to be required, nor excessive fines imposed."” 
On n'exigera ni cautions trop élevées ni impôts trop lourds ; — tant ce droit 
semblait résumer en lui la liberté même du peuple anglais! 


DE LA MISE EN LIBBRTÉ SOUS CAUTION. 201 


qu’en France ; les risques sont bornés, la responsabilité limitée 
au cas de fuite de l’accusé. Il n’y a pas d’argent à consigner, 
enfin la caution est assurée que la somme promise ne sera ja- 
mais employée à payer les amendes et les frais, puisqu'elle sera 
déliée de tout engagement avant l’ouverlure des débats, dès 
l’instant où le prévenu se sera présenté devant le jury. Il y a là 
une précision et une certitude qui doivent faciliter les caution 
nements; parmi nous que d’embarras peur verser une somme Î 
que de lenteurs et de délais pour la retirer du greffe! Ici tout 
est rapide; la eaution n’a qu’à faire sa promesse devant le mas 
gistrat ; elle ne signe même pas : le juge de paix donne à l'acte 
son caraclère solennel ‘, Plus tard, si l'accusé se présente au 
jour dit, l’obligation est nulle et n’emporte aucun effet. S'il fait 
. défaut, le juge constate son absence par une mention inscrite 
au dos de l’acte de: cautionnement transcrit sur parchemin. En 
déclarant que l’accusé a forfait à sa promesse, il donne force 
exécutoire à l’obligation *. Il décerne en même temps un 


? Voici d'ailleurs le texte de l'acte de cautionnement : Le 1° juin de Jan 
de N. S. 1682, Jean, ouvrier brasseur; Pierre, épicier, et Paul, boucher, 
se sont présentés en personne devant nous, juge de paix de Sa Majesté pour 
le comté de..…, et ont reconnu successivement devoir chacun, à la reine ou 
à ses successeurs, les sommes suivantes : Jean, la samme de 10 livres: 
Pierre et Paul, celle de 20 livres de bonne et loyqle mannaïe d'Angleterre, 
à recouvrer et liquider sur leurs biens meubles ou immeubles si ledit Jean 
manque à la condition ci-jointe. Engagement pris et reconnu lesdits jour et 
an, devant nous, juge de pair. — La condition est ainsi conçue dans les 
cas ordinaires : La condition de la reconnaissanee ci-jointe est que Jean. 
prévenu devant moi d'avoir commis... (on rappelle sommairement le fait}, 
paraitra devant la Cour de..……, à la prochaine session qui se tiendra dans 
le comté de..……; qu'il se remettra à la garde du geôlier de la maison de 
justice; qu'il acceptera le débat sur le fais ci-dessus rappelé tel qu'il sera 
qualifié par le grand jury, et qu'il ne quittera pas l'audience sans la per: 
mission de la Cour. S'il remplit ces conditions, l'engagement ci-joint est 
nul; s'il y manque, l'obligation portera son plein et entier effet. De plus, 
om remet à l'accusé et à ses cautions l’avis suivant : N'oubliez pas que vous 
Jean, vous êtes engagé pour la somme de 10 livres, ef que vos cautions, 
Pierre et Paul, se sont engagées pour celle de 20 livres ; que vous, Jean, de- 
vex compuraître (énumérer les eonditions de l'acte) devant la Cour, et que, 
faute de ce faire, l'obligation souscrite par vous et vos cautions sera pour- 
suivie par loutes voies de droit. Signé : le juge de-paix. Cet avertissement 
donné sans frais, comme tous les actes relatifs à la liberté sous caution, 
rend inutile les citations dont il évite les frais, 


2 Je certifie que ledit Jean ne s'est pag présenté à l'heure at ay lieu men 


552 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


_warrant pour arrêter le prévenu et prescrit la poursuite des 
cautions qu’il aurait le droit de faire saisir, car elles sont con- 
traigoables par corps. Toutefois elles ne subis$ent pas de 
jugement et ne peuvent être frappées d’aucune peine à moins 
qu’elles. n’aient favorisé la fuite du coupable, manœuvre que la 
loi anglaise punit sévèrement. Du moment que le défaut da 
prévenu est certain, la somme promise par lui et ses amis est 
acquise à la reine; c’est une dette envers le Trésor de même 
nature que celle résultant de toute autre amende et dont le 
recouvrement sera poursuivi par les voies d’exécution ordi- 
paires. 

La loi anglaise n’a négligé aucun moyen de faciliter la liberté 
provisoire. Souvent le juge voudrait élargir un prévenu qui ne 
peut fournir de caution; en pareil cas, le magistrat, en l’en- 
voyant en prison, mentionne au dos du mandat qu’il ne s’op- 
pose pas à l’élargissement et que si une caution venait à s'offrir, 
elle devrait fournir une somme qu’il fixe. Lorsque plus tard un 
ami se présente, le juge qui visite la prison peut, sur la produc- 
tion du mandat, mettre en liberté le détenu *?. 

Quelquefois il arrive qu’un ami éloigné ne peut se transporter 
pour garantir la présence de l’accusé; on fait alors un double 
du certificat de consentement donné par le magistrat®. On l’ex- 
pédie à la caution; celle-ci le porte au juge de paix de son do- 
micile et prend devant lui l’engagement solennel, puis on ren- 
voie les pièces au gardien de la prison et le juge ordonne la 
mise en liberté du détenu après lui avoir fait prendre l’engage- 
ment de se représenter. 


tionnés dans la condition ci-contre, ee a fait défaut, et qu’en conséquence 
il a forfait à la promesse. 

1 Comme conséquence de l’immunité dont jouissent les membres du Par- 
lement, il a été décidé qu’ils ne pourraient servir de caution; n’étant pas 
soumis à la contrainte par corps, on n’aurait pas le droit de les poursuivre 
dans le cas où le prévenu trahirait son engagement. (Aff. de M. Feargus 
O’Connor, qui s'était spontanément offert pour cautionner M. Ernest Jones, 
le 11 juin 1848, devant le magistrat de Bow-street.) 

2 Consentement à l’élargissement donné par le juge au dos du mandat 
d'arrêt : Je certifie que je consens à l'élargissement du nommé Jean qui faïît 
l'objet du mandat ci-contre, s’il promet une somme de 10 livres, etses deux 
cautions chacune une somme de 20 livres. Signé : le juge de paix. 

. + Double du certificat de consentement : Attendu que le... Jean a été 
renvoyé par moi dans la maison de justice de..…., sous l’inculpation de..…., 
je certifie que je consens à son élargissement (à telles conditions). 


DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION. 5#3: 


- Si une caution, après s'être engagée à garantir la comparution: 
du prévenu, et avoir obtenu son élargissement provisoire, con- 
cevait quelques inquiétudes sur sa conduite, elle pourrait se 
présenter devant le juge de paix pour implorer sa décharge : 
elle exposeräit ses craintes et les raisons de croire à un projet 
de fuite : le magistrat chargerait alors un constable d’arrêter le. 
prévenu. Dès que celui-ci serait remis sous la main de la jus- 
tice, l’ancienne caution serait déchargée et le magistrat ren- 
verrait le prévenu en prison à moins que de nouvelles sûretés 
ne soient offertes. 

En donnant au juge une grande latitude, la loi et plus encore 
Ja jurisprudence a pourvu à toutes les difficultés. Le magistrat, 
dégagé des entraves qui resserraient jadis son action, a aujour- 
d’hui toute liberté pour fixer la nature et le montant des sûre- 
tés qu’il exige. Il peut exceptionnellement se contenter d’une 
simple promesse de se représenter de même qu’il a le droit 
d’exiger des sommes qui nous paraîtraient excessives. Il n’a 
d’autre règle que son appréciation ‘, seulement il ne doit ja- 
mais accepter pour cautions que des personnes domiciliées 
(householder) et présentant quelques garanties personnelles. 

En résumé, nous ne trouvons pas seulement en Angleterre 
le meilleur mode de cautionnement et l’application la plus pra- 
tique du système, mais un usage qui a pris place au premier 
rang parmi les lois de la nation. Grâce à la liberté provisoire et 
à l’organisation si simple et si puissante des juges de paix 
dans les comtés, des magistrats de police à Londres, la déten- 
tion préventive a disparu pour la plupart des délits ?; elle n’existe 


4 Un magistrat de Londres m’a dit avoir exigé et obtenu, dans une affaire 
grave, une somme de 5,000 livres (125,000 francs). 

? Depuis que l’étude de la procédure criminelle anglaise est à l'ordre du 
jour, la plupart des auteurs se sont attachés à démontrer que la liberté indi- 
viduelle était plus respectée chez nous que chez nos voisins. Pour arriver à 
prouver ce fait, qui avait tout au moins le mérite de Ja nouveauté, on a 
mis en regard des chiffres qui, n’ayant pas la même signification, ne sau- 
raient être comparés. M. Bertrand a commis sur ce point une grave erreur 
que nous hésitons d'autant moins à relever qu’elle est une des rares inexacti- 
tudes qui déparent la sérieuse étude qu’il vient de publier. Il a rapproché 
(p. 29) des 74,360 arrestations opérées en 1858, à Londres, les 13,106 faites 
dans le même temps à Paris, et il en a conclu qu’on avait arrêté, à Londres, 
29 personnes sur 1,000, tandis qu’à Paris la modération de la police avait 
réduit ce chiffre à 7, 5 sur 1,000. La différence serait saisissante et le calcul 
juste si le chiffre de 13,106 indiquait, dans la statistique française, le nombre 


h1, 74 INSTRUCTION CRIMINELLE. 


plus que pour les faits les plus graves. Là encore, elle est res- 
treinte par l’usge dans de sages limites qu'on ne saurait fran 
chir sans risquer d’affaiblir la répression ; aussi peut-on répé- 
ter avec tous ceux qui ont étudié de bonne foi la justice 
criminelle anglaise, et vu fonctionner dans le pays même le jeu 
de ses institutions, que nulle part la liberté du citoyen n’a été 
de nos jours mieux respectée et plus efficacement garantie. 
Gzonces PICOT. 


( La suile prochainement. ) 


des personnes arrêtées; mais il ne représente que le chiffre, bien autrement 
restreint, des gens déférés par le substitut aux juges d'instruction du petit 
parquet (stat. de 1858, tabl. cxxxrv). Tandis que le chiffre de 74,360 publié 
par le gouvernement anglais comprend le nombre total des personnes ame- 
nées à la station de police ou devant le magistrat permanent, quel que soit le 
motif ou la brièveté insignifiante de leur arrestation. Nous allons rappeler 
rapidement les quatre catégories négligées par M. Bertrand, et cette omission 
nous prouvera qu’on ne saurait s'arrêter aux conclusions qu'il prétend tirer 
de ces chiffres. 

je Nous savons par une note mise au bas do la page 245 (compte gén.) que 
le nombre des personnes mises en liberté au petit parquet, par le ministère 
public seul, avant leur comparution devant le juge d'instruction, a été à 
Paris de 2,200. Il y a donc eu 15,306 personnes arrètées, livrées en 1858 au 
petit parquet, et non 13,106, comme on l’affirme. 

2° Ce chiffre do 15,306 ne comprend que les arrestations sans mandat 
de juge d'instruction; en effect, tous les prévenus arrêtés en vertu d’un man- 
dat décerné par le juge, étant’amenés directement au cabinet du magistrat 
déjà saisi de l'affaire et ne passant point au petit parquet, ne sont pas 
portés au tableau cxxx1v. C’est au tableau cxx11 que nous les trouvons ; à la 
colonne 81 on lit: 11,274 détentions préventives pour Paris, c'est-à-dire 
11,274 mandats de dépôt ou d’arrêt ; or comme le petit parquet n’en décerne 
que 9,248, nous devons ajouter 2,026 au nombre total des individus livrés 
à la justice par la préfecture de police, ce qui campose un chiffre officiel 
de 17,332. 

8° Cela ne suffit pas pour établir le nombre des personnes arrêtées chaque 
année dans Paris, puisque nous avons absolument négligé les individus mis 
en liberté ou détenus administrativement par la préfecture, qui ne sont 
jamais livrés à la justice. Si l’on songe qu'il y a d’abord les filles soumises 
détenues à Saint-Lazare par mesure administrative, puis les vagabonds 
relâchés parce qu'ils sont réclamés ou arrêtés pour la première fois, les 
ouvriers sans ouvrage, les mendiants ou infirmes auxquels la préfecture 
accorde un secours de route pour retourner dans les départements, on devi- 
nera quel chiffre atteint cette catégorie qui ne se trouve point mentionnée, 
comme en Angleterre, dans les statistiques judiciaires ni dans aucun docu- 
ment officiel. | 


4° 11 ya enfin la classe Ja plus importante: cslle des individus amenés ehes le 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE. pan 


commissaire de police et relâchés après.un premier interregatoire, On appré- 
ciera quel en peut étre le nombre en pensant que tout individu pris en 
contravention qui ne justifie pas au sergent de ville de son identité, touta 
personne domiciliée, prévenue du plus léger délit, est amenée au bureau de 
police, et que ces individus relâchés quelques heures après ne sont jamais 
envoyés à la préfecture, 

Si nous osions fixer un chiffre qui maintenant se rapprocherait sensibles 
ment de celui de Londres, nous ne voudrions pas encore les comparer. Pour 
établir un rapport numérique, il faut des institutions presque analogues; 
ici tout diffère, les mots comme les idées qu'ils représentent : arrestation, 
magistrat de police, comparution forcée, rien ne peut être mis en regard de 
oe que nous avons. Il faut n'avoir jamais assisté À une audience du magis- 
trat anglais pour eroire que l'arrestation ait Ja même valeur à Londres et à 
Paris. Peut-on sérieusement comparer une arrestation d’une heure ou deux 
aussitôt suivie d’une comparution devant un magistrat de l’ordre judiciaire, 
qui pour tous les petits délits mettra immédiatement l’inculpé en liberté, et 
l'arrestation d’un prévenu qui n’obtiendra, qu'après deux interrogatoires 
administratifs, d’être amené au plus tôt dans les vingt-quatre heures devant 
son juge P 


BIBLIOGRAPHIE. 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE, 


Ou COLLECTION DES OUVRAGES PUBLIÉS SUR LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF, 
par Benjamin ConsranT, avec une introduction et des notes par Édouard 
LABOULAYE, membre de l'Institut ; 1861. 


Compte rendu par M. À. BrrTAULD, 
avocat À la Cour impériale et professeur à la Faculté de droit de Caen. 


Les écrivains, même ceux qui ont conquis la célébrité, n’ont 
pas toujours la bonne fortune d’attacher leur nom aux idées 
qu’ils ont le mieux défendues. La vérité à quelquefois besoin 
de rencontrer des dispositions d'esprit, des préoccupations qui 
en facilitent l’intelligence et en assurent la popularité. L’hon- 
neur de la thèse, lorsque, réduite À ses propres forces, elle n’a 
obtenu ni le crédit ni même l'attention, appartient en général 
aux auteurs qui disent avec à-propos, qu’ils connaissent ou ne 
connaissent pas leurs devanciers, ce qui a été jai dit dans 
des conditions moins favorables. 


856 _ BIBLIOGRAPHIE. 


L’une des questions qui, dans ces derniers temps, ont paru 
exciter le plus d'intérêt de la part des esprits sérieux, c’est 
incontestablement la question des limites à assigner à la sou- 
veraineté sociale. Je n’ai plus à prouver qu'il s’agit d’un pro- 
blème de très-sncienne date, qui, s’il n’a pas à toutes les 
époques inspiré le même degré de sollicitude, n’a cependant 
jamais été oublié. Je veux seulement rappeler qu’un publiciste, 
qui a rendu de grands services à la cause de la liberté en 
France, l’avait jugé bien digne d'étude et l’avait présenté sous 
son véritable jour. Je parle de Benjamin Constant, dont le Cours 
de politique constitutionnelle vient d’être réédité sous la direc- 
tion et avec une introduction de M. Laboulaye. 

Benjamin Constant a réagi avec beaucoup de vigueur contre 
la théorie qui accorde à la souveraineté sociale un pouvoir sans 
bornes, sous la seule condition que cette souveraineté appar- 
tienne au peuple. Il a signalé, avec autant d’exactitude que 
d'énergie, la méprise d’une école, malheureusement encore 
trop nombreuse, qui ne songe qu’à déplacer l’autorité, et se- 
rait même plutôt disposée à l’étendre qu'à la limiter. C’est, 
a-t-il très-sensément dit, contre le degré de force, et non contre 
les dépositaires de cette force, qu’il convient de lutter; c’est 
contre l’arme, et non contre le bras, qu’il faut sévir. Il y a une 
partie de l'existence humaine qui doit rester indépendante et 
qui est, de droit, hors de toute compétence sociale. La souve- 
raineté de la société et la liberté individuelle ont chacune une 
sphère, un domaine à part, et les usurpations de l’une sur 
l’autre sont des actes ou de tyrannie ou d’anarchie. Il est des 
droits individuels inviolables pour la société, parce qu’elle ne 
saurait y attenter sans manquer à son but essentiel, qui est 
d’assurer leur libre et pacifique développement, 

« La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple 
« n’augmente en rien la somme de liberté des individus, et, si 
« on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit 
« pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe ou 
« par ce principe. » 

L’assentiment de la majorité ne suffit pas pour légitimer les 
excès de pouvoir, les empiétements de la société, Lorsque 
l'autorité sociale franchit le cercle de sa juridiction, il importe 
_ peu de quelle source elle se dise émanée ; s/ importe peu qu’elle 
se nomme individu ou nation ; elle serait La nation entière moins 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE. 557 

de citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime. 

Benjamin Constant explique très-bien comment les hommes 

de parti, quelque pures que leurs intentions puissent être, sont 

peu enclins à limiter la souveraineté. Ils se regardent comme 

des héritiers présomptifs, et ménagent, même dans la main de 
deurs ennemis, leur propriété future. 

L'école doctrinaire, qui. a témoigné quelques dédains pour 
notre publiciste, s’est bien aussi attachée à démontrer qu’il n’y 
a pas en ce monde de souveraineté sans borne; mais elle a 
cherché cette borne dans la raison et la justice, c’est-à-dire 
qu’elle a essayé, non de déterminer l’objet du pouvoir et la 
matière de son exercice, mais de trouver la règle à laquelle il 
doit obéir ou dont au moins son devoir est de s’inspirer. | 

La souveraineté terrestre, suivant M. Royer-OCvllard et 
M. Guizot, a une mission : c’est d’imposer le bien et le juste 
par ses lois. Le législateur ne crée pas le droit, il le découvre. 
La volonté du grand nombre, la volonté même de tous a, au- 
dessus d’elle, une loi non écrite qui la juge, la condamne ou la 
justifle, suivant qu’elle s’écarte ou se rapproche d'un type dont 
l'empreinte reste toujours dans la conscience humaine. 

Le vrai, le durable titre de l’école doctrinaire, cette école 
essentiellement spiritualiste, c’est d’avoir mis en lumière l’idée 
d'obligation planant sur la tête des pouvoirs, quels qu'ils soient, 
et les primant moralement au moment même où ils comman- 
dent. Mais cette école nous semble avoir négligé la question 
d’attributions de la souveraineté; elle recommande au souverain 
de ne pas abuser de sa toute-puissance, mais elle ne la lui 
conteste guère, peut-être parce que, en fait, elle voit trop de 
difficultés à faire respecter les restrictions qu’elle voudrait ap- 
porter. | 

Mais est-il donc plus aisé de faire respecter au pouvoir social 
la loi de la raison et de la justice qu’une loi de compétence? 
L’embarras de la sanction n’existe-t-il pas pour l’une comme 
pour l’autre loi? Ne serait-ce point aussi que l’école doctrinaire 
ne voudrait laisser aux gouvernés que la liberté du bien, en 
leur déniant la liberté du mal? Dans ce système, le pouvoir 
social aurait une compétence absolue, sous la seule condition 
dé n’en user qu’au profit de la loi morale. 

Benjamin Constant, lui, a placé en première ligne la ques- 
tion de la compétence de la souveraineté et de sa limitation 


658 S BIBLIOGRAPHIE, 


ratione maferiæ, s’il m'est permis d'employer des mots du vo- 
cabulaite juridique. — « Avant d'organiser une chose, dit-il, 
« il faut en déterminer la nature et l'étendue. Il est des objets 
« sur lesquels le législateur n’a pas le droit de faire une loi. » 

Cependant Benjamin Constant n’a pas perdu de vue la ques- 
tion à laquelle M. Guizot accorde une attention presque exclu- 
sive. Il n'affranchit pas le pouvoir, même dans la sphère qui 
lui appartient, de Ja domination de l’idée du bien et du juste. 
« Le souverain a le droit de punir, mais seulement les actions 
« coupables. 11 a le droit de faire la guerre, mais seulement 
« lorsque la société est attaquée. Il a le droit de faire des lois, 
« mais seulement quand ces lois sont nécessaires et en tant 
« qu’elles sont conformes à la justice. » 

Toutefois, Benjamin Constant a le tort de définir la loi lex- 
pression de la volonté du peuple ou de la volonté du prinee. Sans 
doute, il corrige cette définition, puisqu’il ajoute qu'il y a des 
volontés que ni le peuple ni ses délégués n’ont le droit d’avoir. 

Pour nous, la loi est un jugement, qu’elle soit l’œuvre d’une 
démocratie, d’une aristocratie ou d’une monerthié, La loi, en 
effet, n’est pas seulement une force, elle est une règle, présu- 
mée raisonnable et sage, qui a pour elle l’appui et la garantie 
de la force. Cette règle est, comme le dit l’école doctrinaire, 
trouvée plutôt que créées elle n’est pas mobile comme les vo- 
Jontés ; elle est ce qu’elle est par la nature des choses ; elle 
n’est pas subordonnée aux passions et aux intérêts qui peuvent 
bien exercer une trop considérable influence sur sa traduction, 
mais qui ne la détruisent ni ne la métamorphosent. La volonté 
de l’individu n’est pas sa seule règle, au moins en ce qui con 
cerne autrui; comment la volonté d’une majorité serait-elle la 
seule règle d’un peuple? Les peuples, comme les individus, 
sont soumis à une loi, à une loi qui les oblige parce qu'ils ne 
l'ont pas faite. On ne s’oblige pas envers soi-même, 

La proposition inverse est pourtant la base d’une argumen- 
tation que je n’invente point ; je la puise dans un ouvrage très- 
estimé et très-digne de l'être, et j'essaye d'en reproduire la 
substance. | | 

— La volonté nationale est pour un peuple ce qu’est pour l’in- 
dividu le libre arbitre, Elle peut osciller entre le bien et le mal, 
La raison la conseillé, mais ne l’enchaîne pas. Comment la 
liberté nationale serait-elle plus restreinte que la liberté indivi- 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE. GN9 


duelle? Une nation a le droit de se nuire à elle-même, puis- 
qu'aux individus qui la composent on ne dénie pas le droit de 
se nuire à eux-mêmes, pourvu qu’ils ne nuisent pas aux droits 
d'autrui, La volonté populaire est donc la vraie loi, puisque la 
volonté particulière est la loi de chaque individu. — 

Ua pareil raisonnement ne saurait soulever trop de protesta=" 
tions : l’assimilation entre une nation et un individu est pleine 
d’inexactitude, | 

L’individu a une vie propre. Il est un agent libre et respon- 
sable devant Dieu. La nation n’a pas, elle, une liberté et une 
responsabilité distincte de la liberté et de la responsabilité des 
individus, La nation ne peut pas se nuire, comme nation, sans 
nuire à ses membres, ei le mal que, dans son aveuglement ou 
de parti pris, la majorité se fait, atteint du même coup la mino- 
rité. L’abus du libre arbitre que la loi sociale absout de la part 
de l’agent qui ne préjudicie qu’à ses intérêts, revêt un caractère 
absolument différent, un caractère véritablement offensif de la 
part d'une nation qui entraîne avec elle, dans les épreuves de 
sa destinée, les innocents avec les coupables. Si la liberté du 
mal existe dans une certaine mesure pour l'individu, elle 
n'existe pas pour une société ou plutôt pour le pouvoir qui le 
gouverne. Je ne puis m’accoutumer à parler de la liberté d’une 
société, parce qu’une société ce n’est que la réunion des per- 
sonnes soumises à un même pouvoir; parce qu'une société n’a 
pas de réalité indépendante de celle des gouvernés et des gou- 
vernants, Or, entre les sujets et le pouvoir, il y a une différence 
essentielle et fondamentale qui reste encore malheureusement 
enveloppée de trop d'ombre. Les sujets ont d’abord des droits; 
leurs devoirs qui dérivent de leurs droits ne sont que la recon- 
naissance des droits d’autrui, Le pouvoir, au contraire, a d’a- 
bord des devoirs, et ses droits ne sont que les moyens néces- 
saires à l’accomplissement de ces devoirs. Comment donc 
argumenter avec confiance de la souveraineté individuelle à la 
souveraineté populaire? Entre un être vivant soumis à une res- 
ponsabilité adéquate à sa liberté, et une abstraction qui engage 
des intérêts étrangers aux actes faits en son nom, il n’y a pas 
de comparaïson possible. On ne peut davantage assimiler les 
gouvernants aux gouvernés. Faut-il démontrer que les gouver- 
nants ne sauraient, dans aucun cas, avoir légitimement la 
liberté de faire du mal aux gouvernés? L’individu n’a pas la 


560 | BIBLIOGRAPHIE. 


liberté d’attenter au droit d’autrui. Eh bien! le gouvernement 
ne viole-t-il pas le droit d’autrui, le droit qui est confié à sa 
garde, quand il est infidèle à sa mission tutélaire? 

_ La souveraineté nationale se réduit au droit de choïsir ou 
seulement au droit soit d’accepter, soit de répudier le gouver- 
nement. Une nation dispose d’elle en ce sens que la majorité 
laisse ou livre à telles ou telles mains le pouvoir, c’est-à-dire 
le droit d’écrire les lois auxquelles elle sera tenue d’obéir. Elle 
est, comme nation, sujette de la raison qui lui sera plus ou 
moins imparfaitement traduite par son législateur. L'individu 
est, sans doute, libre de rompre avec la raison pour ce qui ne 
concerne que lui; mais la nation, représentée par le pouvoir 
qui la dirige, ne saurait rompre avec la raison, parce qu'elle 
se rendrait nécessairement coupable d’un attentat aux droits 
d'autrui. La loi doit être l’expression, non d’une volonté quel- 
conque s’imposant à ce seul titre de volonté, mais de la justice 
recherchée avec loyauté, avec intelligence, et proclamée avec 
autorité. 

« La loi est l'expression de la volonté générale, » dit l’arti- 
cle 6 de la déclaration des droits de l’homme. Benjamin Con- 
Stant a trop subi la domination de ce souvenir. 

La définition de la Constituante est plus encore la traduction 
d’un principe matérialiste que du principe de la souveraineté 
populaire. On peut, en effet, accepter le suffrage du plus grand 
nombre comme loi, non pas parce qu’il emporte avec lui l’idée 
d’une force supérieure, mais parce qu’il s’y attache une pré- 
somption de raison et de vérité. La souveraineté populaire n’est 
pas exclusive de la suprématie du devoir. Au contraire, l’auto- 
rité de la volonté, à ce seul titre de volonté, implique la supré- 
matie d'une puissance physique. 

L'article 6 de la déclaration des droits de l’homme se conci- 
liait très-bien avec le système qui dérivait toute pensée de la 
sensalion et assignait à la société pour unique but le bien-être. 
Elle se conciliait avec le principe du contrat social et le point 
de départ utilitaire; elle n’est pas en harmonie avec la supré- 
matie de la loi morale, devant laquelle doivent s’incliner toutes 
les volontés. | 

À vrai dire, cette définition, préparée ou plutôt déjà formulée 
par Rousseau, n’était guère plus en barmonie avec le système, 
qui attribuait la dépravation de l’homme à la société, puisqu’il 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE.  D61 


semble que, plus la société était suspecte de faire tort à l’indi- 
vidu, plus on devait amoindrir le lot social pour grossir le 
lot individuel. Cependant Roysseau absorbait l’individu dans 
l’être collectif, et sacrifiait les volontés particulières à la vo- 
lonté générale, quelle qu'elle fût, si grande que püût être sa 
contradiction avec la justice et même avec l’intérêt bien en- 
tendu de tous. 

Malgré le vice de la définition qu il avait adoptée, Benjamin 
Constant s’est bien rendu compte de la double limite de la sou- 
veraineté sociale. Il indique deux bornes : « Ces bornes 
« sont tracées par la justice et par les droits des individus. » 

Par la justice, c’est la borne dont parle sans cesse l’école 
doctrinaire ; 

Par les droits des individus, c’est la borne à laquelle s’est 
surtout, et plus tard, attaché John Stuart Mill. 

Par la justice : ces mots ne sont pas un accident, Benjamin 
Constant a développé sa pensée : « La volonté de tout un peu- 
« ple ne peut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants 
« d’une nation n’ont pas le droit de faire ce que la nation n’a 
« pas le droit de faire elle-même. Aucun monarque, quelque 
« titre qu'il réclame, soit qu’il s’appuie sur le droit divin, sur 
« le droit de conquête ou sur l’assentiment du peuple, ne pos- 
« sède une puissance sans borne. Dieu, s’il intervient dans les 
« choses humaines, ne sanctionne que la justice. Le droit de 
« conquête n’est que la force, qui n’est pas un droit, puisqu'elle 
« passe à qui s’en saisit. L’assentiment du peuple ne saurait 
« légitimer ce qui est illégitime, puisqu’un peuple ne saurait 
« déléguer une autorité qu’il n’a pas. » 

Benjamin Constant croit tout à la fois aux droits naturels 
des individus, comme limite de la souveraineté sociale, et 
à la justice, comme règle de l’exercice de cette souve- 
raineté,. 

Je soupçonne l’école doctrinaire de n’avoir point foi dans les 
droits naturels des individus. Elle n’accepterait pas seulement, 
elle imposerait au besoin le despotisme du bien. Je ne dis pas 
qu'elle avoue, ni même qu’elle s’avoue que ses théories ont 
cette portée ou, au moins, cette tendance; je lui reproche uni- 
quement d’être plus morale que libérale. 

La formule de cette école, sous sa meilleure plume, est celle- 
ci : « Nulle volonté, soit de l’homme sur l’homme, soit de la 

. XXI. 36 


862 | BIBLIOGRAPHIÉ. 
« société sur l'individu, soït de l'individu sur la sociéié, ne 
« doit s'exercer cotitre là justice et la raison. 5 

Je crains que celte forinule n’imipliqüé la légitimité dé touté 
äction de la société sur l'individu qui ne $’exerce pas contre la 
taisoii et là justice, bafcé qu’elle a le bien pouf ébjet. je crains 
qu’elle n’implique la légitimité de la répression du mal moral 
qui ne serait pas un mal social. | 

Je ne suis nullemerit rassuré pat cétte autre formule de l’é- 
winent publiciste : « Le droit, considéré en lui-mêmé, est là 
& règle que l'individu ëst moralement teriu d’observer et de 
« respecter dans ses relations avec un âutre itidividu, c’est-à- 
« dire la limite morale à laquelle s’ärrête et césse sa liberté 
« légitime dans son action sur cet individu; c’est-à-dire qué 
«le droit d’un homime est la limiite au delà dé laquellé la vo- 
« lonté d’un autre Hommie sut lüi ne saurait moralemeïñt s'é- 
« tendre dans la relation qui les unit, » 

Si je rapproche dé ces formules la définition de la libérté, {4 
puissance pour l’homme de se conformer à là raison, mes 
inquiétudes augmentent, parcé que je ne me contenterais pas 
d’üne liberté qui ne serait que la servitude du devoit. La libetté 
n’est pas, sans doute, le droit de ne fairé que sa propre voloïté, 
de n’obéir qu'à son caprice; mais elle est ati inoins Île droit 
pour chacun de faire ce qui lüi plaît, rnêméë aux dépens et en 
violation de la loi moräle, si cette violatioh ñ’Eést päs une 
älteinte aü droit d’auttui, | 

La grände répugnance que l’école dotrinaire professé pour 
l’'énumératioh à priori des droits sociaux me cause aussi quel- 
que alarme. Sans doute, les applications du droit varient 4vec 
les vicissitudes dés relations sociales; chaque relation, paï sa 
nature, pat son cäracière, est soumise à une règle qu’il incortibé 
de découvrir et qui n’apparaît guère qu’autant que le fait qu’elle 
gouverne se produit, c’est-à-dire que sous l’inspiration dé $à 
nécessité. Mais de la diversité, de la complexité des rèlätiüns, 
des révolutions dans les situations, est-il permis de conclure 
qu’en étudiant bien l’homme, ses facultés, ses aptitudes, sés 
besoins, il est impossiblé d’arriver à.démèler, dans son indi- 
vidualité, des éléments qu’au nom de la société, le pouvoir, SouB 
le prétexte d'utilité ou dé discipline moräle, n’a jamais lé doit 
de confisquer ou d’enchaîner ? 

Le droit dont voudrait se saisir le socialismé, en promettant 


Û 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE. 563 
& tous le bien-être, jé le dénierdis à une école qüt me promet: 
trait, er mêlé temps que plus de Bonhebr, plus dé moralité ét 
de dignité. 

M. de Barante est, Sur la prétention dé limiter la souveraineté 
sociale pat les droits naturels des individus, beaucoup plus ëx- 
plicite que M. Guizot. Il ne véüut pas qu’on oppose les droité 
naiürels des hommes aüx droits dont jouiséént les hommeék 
d’un paÿs comme citoyëhs, en vertu d’une constitution déteb< 
ininée. Il né veut pàas davantage qu’on oppose le droit nâtirèl 
au droit qui régit un certain peuple. o 

Si nous saisissons bien ses raisons, elles 8e réduisent à ceci : 
l’homrie en société n’a pas de droits absolus, illimités; les loiê 
Ont justement pour but d’apporter aux droits dés individus déé 
restrictions, des bornes, et le droit positif est blen moins l’éx- 
pression que la modification du droit daturel. Comimehl, pour 
juger la société, commeticer par prendre un criferiim qüi 
exclut son existence? 

L’objection de M. de Barante suppose qué les puübliciètes, 
qui recherchent, au seul point de vue de la raison ët eh dehors 
du droit positif, quels sont les droits qui doivent être reconnüé 
à uh homme par cela seul qu’il est homitie, fnutilent la naturé 
Humaine et ne tiennent pds compte de l’élément de Ï4 sociä- 
bilité. 

E’objection suppose aussi que les publicistes qui parléht di 
droit naturél entendent parler d’un drôlt qui serait applicablé si 
la société n'existait pas. | 

La double idée sur laquelle repose l’argdmentätion de M. dé 
Barënte est erronée. Le droit individuel de chacun est ndrurel- 
lement limité par le droit similaité des äbtres hommes, et là 
société, c'est-à-dire l'existence de rapports ; est la condition 
gine qu non d’une règlé qui les gouvérne. Isblé, l'individu tié 
relèverait que de lui-même ; il n’aurait ni droits ni devoirs; Îl 
n’obéirait pas même à sa hälure qui l’äppelle à des rélations 
soumises à dés lois dont le caractère n’a rien d’arbitraire ël 
peut par conséquent être cherché. 

M. de Barante a fait une autre objection qüé jé veux brièvé- 
ment résumer. En stüippüsant que les droits individuëls ët le 
droit naturel soient compätiblés avec la société, eët-il biëf 
prudent d’esquisser en tête He Codes toujours impdtfaits, üñ 
type idéal qui soit tommé uni témoignäges dé létirs défauts Et 


564 BIBLIOGRAPHIE 


de leurs lacunes? Pourquoi fournir une base aux critiques, aux 
accusations? Pourquoi le législateur déprécie-t-il lui-même son 
œuvre ? 

Cette seconde objection a plus de gravité. 

Mais d’abord la déclaration abstraite et philosophique qu’elle 
interdit à la prudence du législateur pour le garantir contre des 
comparaisons accusatrices, elle ne la défend pas aux publi- 
cistes qui jugent et ne peuvent bien juger qu’autant qu'ils s’in- 
spirent de principes rationnels, et qu’ils ont l’idée, sinon de la 
perfection, au moins du mieux. 

En second lieu, pourquoi le législateur n'attesterait-il pas 
lui-même sa confiance dans son œuvre en inscrivant au fron- 
tispice les droits qu’il tient pour inviolables et qu’il entend 
sauvegarder ? Pourquoi serait-il dispensé d'une profession de 
foi? Serait-ce sous le singulier prétexte qu’il peut y être infi- 
dèle? Sans doute, il ne faut pas transporter le citoyen sur une 
haute montagne et lui montrer un empire sans limites, parce que 
l'illusion serait courte et la tentation dangereuse ; force serait 
de le faire promptement descendre pour laisser sa souveraineté 
individuelle en face de la souveraineté sociale. Mais que le 
législateur n’affirme que les droits auxquels il croit et qu’il 
veut faire respecter; qu’il s’abstienne de tout prospectus men- 
teur; qu'il déclare avec simplicité et sincérité le but qu’il s’est 
proposé. 

Le bill des droits de 1688, la déclaration d’indépendance de 
1776 des États de l'Amérique du Nord, sont des précédents 
historiques qui, malgré les diversités de caractères et de cir- 
constances, absolvent le préambule de nos constitutions. Je 
ne dis donc pas avec un jeune et brillant publiciste : « Faites 
des lois dont on puisse logiquement déduire vos principes, et 
gardez-vous d'établir des principes qui vous exposent à rougir 
de vos lois... » 

Ma conclusion, c’est celle de Benjamin Constant. La souve- 
raineté sociale a deux sortes de limites : des limites de compé- 
tence, des limites de raison et de justice, dans le cercle même 
où elle est compétente. 

Quels seront les juges et quelles sont les sanctions des limites 
de compétence? Je ne réponds pas; j'interroge à mon tour : 
quels sont les juges et quelles sont les sanctions des limites de 
raison et de justice? La difficulté est identique pour les deux 


COURS DE POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE. 565 


sortes de limites, et les garanties ne sont pas différentes. Les : 
droits de l’individualité n’offrent pas plus d’embarras de vérifi- 
cation que les lois de la raison et de la justice. Pour les deux 
sortes de limites, de vérification officielle, il ne saurait y en 
avoir, puisque le souverain cesserait d’être souverain, s’il y 
avait sur terre un pouvoir au-dessus de lui. Mais il y a le con- 
trôle de l’opinion, la puissance de la conscience publique ; il y 
a aussi la ressource de la division des pouvoirs, du partage et 
de la bonne distribution de la souveraineté. A vrai dire, ces 
deux garanties sont tellement liées qu’on pourrait affirmer 
qu’elles se confondent : le jeu de pouvoirs bien distribués qui 
se surveillent sans s’entraver, qui se limitent sans se paralyser, 
n’est qu’un moyen de faire prévaloir la raison générale, ou au 
moins de lui assurer sa bonne part d'influence. 

Benjamin Constant paraissait attendre beaucoup moins de la 
bonne pondération des pouvoirs que de l'influence de l'opinion : 
« Vous avez beau diviser les pouvoirs, si la somme totale du 
« pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n’ont qu’à former 
« une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous 
« importe, ce n’est pas que nos droits ne puissent être violés 
« par tel pouvoir sans l’approbation de tel autre, mais que cette 
« violation soit interdite à tous les pouvoirs. » 

Il y a une objection qui n’a pas échappé à Benjamin Con- 
stant : comment borner le pouvoir autrement que par le pou- 
voir? La limitation qu’il cherche, il la trouve surtout dans la 
force qui garantit toutes les vérités reconnues par l'opinion. Il 
pousse le respect pour l'opinion jusqu’à l’exagération. C'est 
pour lui une souveraine qui est l’objet d’un véritable culte, 
d’un culte allant jusqu’à la superstition. 11 veut que le pouvoir 
suive l'opinion, qu’il ne la devance pas, qu’il l’attende, sauf 
sans doute au moins à l’éclairer. Dans ce système, l’autorité 
n’imprime pas le mouvement, elle le reçoit; elle n’a pas de 
spontanéité, d'initiative d'action, elle n’est presque qu’un agent 
d'exécution ; elle ne mérite guère le nom de pouvoir, elle res- 
semble plutôt à un instrument. Sans doute, il faut qu’elle ait 
assez d'intelligence et de sagacité pour bien interpréler la vo- 
lonté publique ; mais elle relève de cette volonté, et n’a pas le 
droit d’avoir de volonté propre. 

« Quand l’autorité dit à l'opinion comme Séide à Ma- 
homet : 


966 BIBLIOGRAPHIE. 


4 J'ai devaucé jon prdre, l'opinion lui répond comme Maho- 
a met à Séide ; 

a .…. 11 eùf fallu l'attendre ; et si l'autorité refuse le délai, 
« l'opinion se venge..…. Unè améliorations une réforme, l’abo- 
« lition d’un abus, toutes ces choses ne sont salutaires que lors- 
« qu’elles suivent le vœu national; elles deviennent funestes 
_ «lorsqu'elles le précèdent. Ce ne sont pas des perfectionne- 
ç ments, mais des actes de tyrannie, » 

Je ne saurais me résoudre à ne voir dans le pouvoir que ke 
ministre de l’opinion. Placé à la tête de la société pour la diri- 
ger, pour lui tracer sa voie, il ne doit pas, sans doute, prendre 
trop les devants; il faut qu’il ait la légitime espérance de se 
faire suivre, et pour cela il ne doit pas laisser entre l’apinion 
et ses actes, entre l’idée générale et ses lois, nne distance qu'il 
ne soit pas sûr de faire ! franchir. Il ne doit pas condamner le 
public à la fatigue, à à la secousse d’une marche trop préciptée; 
mis il est au moins un guide; il montre et éclaire la route; il 
n’est pas le pupille, il est le tuteur. Il ne peut faire le bien qu’à 
la condition d'obtenir l’acquiescement ( des jugements et des 
consciences auxquels il s’adresse; tontefois, il n’a pas de mot 
d’ ordre à recevoir. L'opinion, c’est l'appréciation des intelli- 
gences et des moralités moyennes; elle a une grande valeur 
comme puissance de contrôle et même de résistance en cas de 
flagrantes déviations ; ; elle est bien rarement Ja vive lumière 
qui signale le progrès ; elle se contente trop volontiers du bien 
pour rechercher le mieux. 

C’est peut-être par ce côté que péchent les théories de Ben- 
jemin Constant sur la souveraineté. Pour nous, la légitimité du 
pouvoir n’est pas nécessairement subordonnée à à la condition 
qu’il ait telle ou telle origine, et notamment qu ‘il soit issu du 
suffrage universel. Il est légitime si, par l'élévation de son sens 

moral et de sa raison, il découvre bien la vraie loi des rapports 
sociaux. Il est légitime, non-seulement quaud il proclame avec 
exactitude le résultat de cette découverte, mais ençore et aur- 
tout quand il sait faire la découverte lui-même. 

A. BERTAULD. 


TABLE DES MATIÈRES 


PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE. 


Pages. 


Actes de commerce. V. Sociétés. 
Alignements. Ÿ. Droit administratif. 
BtbJhographie. — Examen du régime de la propriété mobilière en 
France, par M. Rivière; compte rendu par M. Lé- 
VOQUES 25 a ea re 0 ne Dre Dre ere ee 
— Leçons élémentaires de droit commercial, par 
M. Bonne; compte rendu par M. Lombard. . .. 
— Théorie du Code pénal , par MM. Chauveau et 
F. Hélie; compte rendu par M. Alauzet. SE 0e 
— La justice révolutionnaire à Paris at dans les dépar- 
tements, par M. Ch. Berriat Saint-Prix ; compte 
rendu par M. L. Bonneville. ..,.......... 
— Études sur la procédure civile, par M. Lavielle; 
compte rendu par M. À. Ancelot. . . ... 
_— Traité théorique et pratique du droit publie & ‘ad- 
ministratif, par M. A, Batbie ; compte rendu par 
M. Mimerel.. . ... ....... idee sie 
— Cours de politique constitutionnelle ; compte rendu 
par M, A. Bertauld. ,:...........". 
€hambres correctionnelles. V. Législation. 
Complicité. V. Droit criminel. 
Code pénal. V. Bibliographie. 
Conciles d'Orléans. V. Histoire du droit. 
Contrats de mariage. V. Droit civil. 
Crimes commis en pays étranger. V. Droit criminel. 
. Demandes en pension alimentaire. V. Droit civil 
Déténtion préventive. V. Législation. 
Discours sur l’enseignement du droit... ....... ss. 
Domaine congéahfe. V. Histoire du droit. 
Ds administratif. — Voirie urhaine, Rues des villes et villages. 


92 
188 


358 


362 


460 


471 


655 


80 


568 TABLE DES MATIÈRES PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE. 
Pages. 
Alignements individuels en l’absence de plans généraux. Pouvoirs 
du maire. Limites de ces pouvoirs. . . . . . . ns ee is 97 
Droit civil. — Procès en indemnité pour cause de séduction. De- 
mandes en pension alimentaire par les filles-mères. 1 
— De la séparation des patrimoines. . . . . . . . . . 10, 405 
— Dissertation sur l’article 2064 du Code Napoléon. . . . 110 


— De l'’inviolabilité de la réserve. . . .. . . . . . 169, 350 

_ Revue critique de la jurisprudence sur les nullités des 
contrats de mariage. . . . . . . . . . . . . ss ex 103 

— Étude sur les priviléges et les hypothêques. . . . . .. 280 


— Examen doctrinal de la jurisprudence en matière de 
sociétés. . . . ... oo ce. ++. 885 

— Examen doctrinal de la jurisprudence dans ses rap- 
ports avec la vie privée. ............... 481 
Droit commercial. — Questions sur le prêt à la grosse. . . . . . . . . 123 


_ Examen doctrinal de la jnrisprudence en ma- 
tière de sociétés. . . . . . . . . és ses se 085 
Droit criminel. — Complicité d’excitation à la débauche. . ...... 1 
—_ Recherches sur la mise en liberté sous caution. 143, 530 

— De la prescription de Certaines infractions à la loi 
Dénalés ne sé du des stere- dus des à 001 

— De la position des on au jury en matière 


criminelle. .................. 340, 445 
— Droit de poursuite des crimes commis en pays 


v, étranger. 0 00e 0 0 0 © © e + © © © e CCR) 437 
— Examen doctrinal de la jurisprudence dans ses rap- 
ports avec la vie privée. . ...,.......... 481 


Droit pénal allemand. V. Partie étrangère. 

Droit public et administratif. — V. Bibliographie. 

État de la femme. V. Histoire du droit. 

Excitation à la débauche. V. Droit criminel. 

Filles-mères. V. Droit civil. 

Forme commerciale. V. Sociétés. 

Histoire du droit. — Le Songe du Vergier. Recherches sur l’auteur de 

cet ouvrage célèbre. . .. ..,..... ‘34, 296, 495 

_— Des conciles d'Orléans... .......... 63, 518 
— De la propriété littéraire chez les Romains, ... 85 
— De l’usement de Rohan ou du domaine con- 


géable. e e ee «e CR . +0 2 © + + + + ee ee 229 
—_ Recherches sur l’état de la femme, l'institution du 
mariage et le régime nuptial.. . ..... +. 260 


Hypothèques. V. Droit civil. 

Indemnité. V. Droit civil. 

Infractions à la loi pénale. V. Droit criminel. 

Institution du mariage. V. Histoire du droit. 

Jury. V. Droit criminel. 

Justice révolutionnaire. V. Bibliographie. 

Leçons élémentaires de droit commercial. V. Bibliographie. 


TABLE DES MATIÈRES PAR ORDRE: ALPHABÉTIQUE, 569 
Pages. 
Législation. — De la création de chambres correctionnelles d’un seul 
juge, à l'effet d’abréger la détention préventive. . . ....,.,... 201 
Mines. V. Sociétés. 
Mise en liberté sous caution. V. Droit criminel. 
Nullité. V. Droit civil. 
Partie étrangère. — Précis de l’histoire du droit pénal een, °…. 367 
Pension alimentaire. V. Droit civil. 
Politique constitutionnelle. V. Bibliographie. 
Pouvoirs du maire. V. Droit administratif. 
Prescription. V. Droit criminel. 
Prêt à la grosse. V. Droit commercial. 
Priviléges. V. Droit civil. 
Procédure civile. — V. Bibliographie. 
Propriété littéraire chez les Romains. V. Histoire du droit. 
Propriété mobilière en France. V. Bibliographie. 
Questions. V. Droit criminel. 
Régime nuptial. V. Histoire du droit. 
Réserve. V. Droit civil. 
Rues des villes et villages. V. Droit administratif. 
Séduction. V. Droit civil, 
Séparation des patrimoines. V. Droit civil. 
Sociétés. V. Droit civil et Droit commercial. 
Songe du Vergier. V. Histoire du droit. 
Vie privée. V. Droit civil et Droit criminel. 
Voirie urbaine. V. Droit administratif, 
Usement de Rohan. V. Histoire du droit. 


TABLE DES ARTICLES 


PAR NOMS DES AUTEURS. 


.. MM. Pagéi. 

ALAUZET : Bibliographie. — Théorie du Code pénal, par MM. Ghauveän 
ét Hélié. ss ss ésveecsumues sc iii 4 

ANCELOT : Bibliographie. — Études sut la procédure civile ; pat 
M. Lavielle. .....iissisouvee.ee.c:ié:t 4600 

— Examen doctrinal de la jurisprudence civile et criminelle 
dans ses rapports avec la vie privée. ; ,.....64:3: 481 

L. Aucoc : Examen doctrinal de la jurispradencé éh matière admi- 
nistrative. .........,.. rose sh ss ‘91 
BATBIE : Discours sur l’enseignement du droit. ..,......+.+ 80 

Th. Bazor : De la position des questions au jury eu matière crimi- 
nOlé. ss sioss sense ess se... 340 
=. : Suiltés de Lie ed ses es TS des asée 440 
P. BERNARD : De la prescription de certaines infractions à la loi pénale. 321 

A. BERTAULD : Examen doctrinal de la jurisprudence civile et crimi- 
nelle dans ses rapports avec la liberté de la vie privée. .. 1 

— Examen doctrinal de la jurisprudence sur les nullités des 
contrats de mariage. .......... +... + . + 193 
— Bibliographie. — Cours de politique constitutionnelle. +. . 555 
BIMBENET : Des conciles d'Orléans. ................. 63, 518 

— Recherches sur l’état de la femme, l'institution du ma- 
riage et le régime nuptial.. ......,...... «+ 260 

L. Boxnevizee : Bibliographie. — La justice révolutionnaire à Paris et 
dans les départements, par M. Ch. Berriat Saint-Prix. , . 362 

— Traduction. — Précis de l’histoire du droit pénal allemand, 
par M. Levita. . ......,.........,...... 861 
A. BREULIER : De la propriété littéraire chez les Romains. , . . ... 85 
Coin-DELISLE : Dissertation sur l’article 2064 du Code Napoléon. . . . 110 
Th. DEeroE : De l’usement de Rohan ou du domaine congéable. . . . 229 
DouuiNGER : De la séparation des patrimoines. ............ 10 
= SUÉ séss sursis nas esse Lasers ss css 408 


TABLE DES ARTICLES PAR NOMS DES AUTEURS. 571 
MM. Pages. 
FRETEL : De l’inviolabilité de la réserve. . . ... ........ 169, 350 
LEvÊQUE : Bibliographie. — Examen du régime de la propriété mobi- 
lière en France, par M. Rivière. ........,.... 92 
LeviTA : Partie étrangère. — Précis de l’histoire du droit pénal alle- 
MAN L'ussieieuiteas ee be cu ss Laos: 001 
LowBanp : Bibliographie. — Leçons élémentaires de droit commercial, 


par M. Bonne. ............... se . . 158 

L. MARCEL : Le Songe du Vergier. Recherches sur l'auteur de cet 
ouvrage célèbre. . . ,....... eee 2 OA 
=. SIG ussus sieges ses: sn so eee 296, 495 


MimEREL : Bibliographie. — Traité théorique et pratique du droit pu- 
blic et administratif, par M. A. Batbie. . . . . . . . . . . 471 
DE NEYREMAND : Examen doctrinal de la on regie en matière de 


SOCICLES. ms Lis din ae Ses N SE NI éreRsSe . 385 
G. Picor : Recherches sur la mise liberté « sous cbtions A ds as 148 
ad Suite. . . ». ee + » . 4. ee 8 + + . + + 530 


PobGREt : Droit de poursuite dés crimes coms en päys Étränger. . 437 
G: Rousskr : Dé la ctéationi de chatibres currectionnelles d’un seul 
juge, à l'effet d’abréget là déterition ns ss due 207 
SÉviN : Étude sur les priviléges et lés hypothèques. . : : ... ... 280 
L. M. DE VALROGER : Questions sur le prêt à là groëse. . . . : . . . . 123 


ERRATA. 


Page 44, lig. 9. Cette réimpression contient cent cinquante-trois pages. 
__ JLy a une pagination distincte pour chacun des deux livres du 
Songe du Vergier. C’est le second livre seulement qui contient 
153 pages ; le premier se compose de 249 pages, ce qui fait en 
tout 402 pages, sauf les titres et la planche. . 
Page 310, lig. 15. Sur Philippe de Maizières, lisez : sur Raoul de Presles. 


Page 320, lig. 20. À l'article ORESME, lisez : d l’article LEFEVRE. 


Paris. — Imprimé par E. Thunot et Ce, 26, rue Racine. 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


Librairie COTILLON, à Paris. 


BOURDON. Choix de dissertations sur des questions de procédure civile 
-et de droit pénal avec un travail d’histoire. 1861, brochure in-8°. — . 
PHILS SU M Sen Gas ess sos dé ete Lee SSP US tee 2f. 50 


LANGLOIS. Des ateliers dangereux, insalubres ou incommodes. 1861, brochure 
in 8°. — Prix. ee 0 0e 0 © 0e ee e = ee . 6 0 0 © 0e © « © © 1 50 


MOLINEAU. Législation comparée. Des ventes forcées d'immeubles en Belgique 
et en France. Renvois de ces ventes devant notaires. Imperfection de la loi 
française. Statistiques. 1862, brochure in-8°. — Prix. . ...... 1 50 


MOLINIER. Études juridiques et pratiques sur le nouveau Code de justice 
militaire pour l’armée de terre. 1860, brochure in-8° — Prix. . . . 83 pp» 


PUJOS. De la lédslation civile, criminelle et administrative des États ponti- 
ficaux. 1862, 1 vol. in-8°. — Prix. . 0.0 0e ee CRC 4 » 


Librairie COSSE et MARCHAL, à Paris. 


AUDIER. Revue sommaire de jurisprudence et de doctrine sur la transcription 
hypothécaire, suivie des lois et décrets sur la matière, et notices des instruc- 
tions de la régie. 1862, brochure ih-8°. — Prix. ......+.++ 1 » 


JOSSEAU. Le crédit foncier de France; son histoire, ses opérations, son 
avenir. 1861, 1 vol. in-8°. — Prix. ...........0... 2 9» 


RIVIÈRE. Revue doctrinale des variations et des progrès de la jurisprudence 
de la Cour de cassation en matière civile et dans l’ofüre du Code Napoléon. 
RUN in-8°, — Prix. CCC CC 0 + ° : 10 » . 


Librairie. Aucusre DURAND, à Paris. 


BONNIER. Traité théorique et pratique des preuves en droit civil et en droit 
criminel. 3° édition, 1862, 2 vol. in-8°. — Prix... .......,. 1b >» 


_ CAILLEMER. Des intérêts. Thèse pour le doctorat. 1861, 1 vol. in-8°. — 
PRILS 4 sas se ... SA SN Nas A NÉS Se di se » 


CHEVILLARD. Études d'administration. De la division administrative de ia 
| France et de la centralisation. 1862, 2 vol. in-8°. — Prix, . . . . .. 15 » 


COUTEAU. Des rapports à succession. De la collation en droit romain. 1861, 
1 vol. in-8°. — Prix. D 0 da de ed AUDE 2 “2 


 DEMANTE. Exposition raisonnée des principes de l'enregistrement en forme 
de commentaire de la loi du 22 frimaire an VII. 2° édition, 1862, 2 vol. 
in-8°. — Prix ose . * = ss «+ CR 12 » 


DESJARDINS. De l’aliénation et de la prescription des biens de l’État, des 
départements, des communes et des établissements publics dans le droit 
ancien et moderne. 1862, 1 vol. in-8°. — Prix. ,.,......... 5 


entrent e 
OP Ce Se OS Se Re ee ed Ze eee teen ee ee 


TRAITÉ 


THÉORIQUE ET PRATIQUE 


DE DROIT PUBLIC 


ET ADMINISTRATIF 


CONTENANT 


L'EXAMEN DE LA DOCTRINE ET DE LA JURISPRUDENCE ; 
LA COMPARAISON DE NOTRE LÉGISLATION AVEC LES LOIS POLITIQUES ET ADMINISTRATIVES 
” DE L’ANGLETERRE, DES ÉTATS-UNIS, DE LA BELGIQUE, DE LA HOLLANDE, 
DES PRINCIPAUX ÉTATS DE L’ALLEMAGNE ET DE L’ESPAGNE: 
LA COMPARAISON DE NOS INSTITUTIONS ACTUELLLES AVEC CELLES DE LA FRANCE 
AVANT 1789 : 
ET DES NOTIONS SUR LES SCIENCES AUXILIAIRES DE L'ADMINISTRATION, 
L'ÉCONOMIE POLITIQUE ET LA STATISTIQUE : 


PAR A. BATBIE, 


ANCIEN AUDITEUR AU CONSEIL D'ÉTAT, 
PROFESSEUR SUPPLÉANT A LA FACULTÉ DE DROIT DE PARIS, 
AVOCAT A LA COUR IMPÉRIALE, 


7 vol. in-S. — Prix : 56 fr. 
En vente : tomes KI, IX et II, — Prix : 24 fr. 


N. B. Letome IF paraîtra en novembre 1862, et les autres volumes 
de trois mois en trois mois. | 


TOME I, | TOME HE 
Introduction générale. Droit publie (Suite). 


TOME Il - [Liberté religieuse. — Appel comme d’a- 

: bus. — Liberté de réunion et d’associa- 

Sciences auxiliaires. tion. — Liberté d'enseigner. — Liberté 

de l’industrie. — Vote de l'impôt. — 

Gratuité de la justice. — Responsabilité 

Droit publie. des fonctionnaires. — Séparation des 

| pouvoirs. — Corps législatif, — Loi 

Égalité civile. — Liberté individuelle. — électorale. — Sénat. — Conseil d’État. 

Inviolabilité du domicile. — Inviola-| — Empereur. — Ministres. — Haute 

bilité de la propriété. — Secret des| cour de justice. — Droit constitution- 
lettres. — Liberté de la presse. nel comparé. 


Économie politique et Statistique. 


{ 


nets 
Paris. — Imprimé par E, THUNOT et Ce, rue Racine, 26. 


Ge 
ee 


CODES 
3 


+ r 

VAN 
LÉ fe Œr 
Le] Ÿ WU 4 


L 1 
‘ 
é 
“ v NN. # 1157 4 
LAS AA ANT "Se La & ET AT ) Le FRE ONE NP Ze CE CR r LE, Ash, APE 
da DES UT ARE Er EE a ARE AL VE RENS RTL ANT RP TAN 
| N # h # de ; L° 1 + J k 


“ 
Der 


Æ. C "8 Ÿ- 
Vs ae